Chapitre VII. Magistra vitae : histoire et exemplarité chez Machiavel, Guichardin et Bodin
p. 143-164
Texte intégral
Arnold I. Davidson : Vous avez montré qu’en réalité la frontière entre le théorique et le pratique passe à l’intérieur de chaque partie ou discipline de la philosophie. C’est un élément capital de votre interprétation que d’établir que la logique, la physique et l’éthique sont toutes les trois pratiques aussi bien que théoriques.
Pierre Hadot : Je pense que ce que vous venez de dire est très important. La chose m’est apparue clairement à propos des Stoïciens, mais je me suis rendu compte que c’était un phénomène général dans toute l’antiquité.
Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001, p. 154.
1L’historia magistra vitae est le topos sans doute le plus représentatif de la conception humaniste de l’histoire et de son rapport à ses sources antiques. On examinera ici ses postulats et sa mise en œuvre à un moment particulier de sa longue histoire – si nous suivons Reinhardt Koselleck qui en atteste la « durée pratiquement ininterrompue jusqu’au xviiie siècle »1 – ; au début du xvie siècle donc, chez deux représentants de ce que l’on pourrait désigner comme le réalisme politique moderne, Machiavel et Guichardin, et dans la seconde moitié du xvie siècle, chez leur lecteur Jean Bodin. Sur toute la réflexion plane la présence de Montaigne, lecteur des trois auteurs précédents. « Montaigne n’utilise pas lui-même pragmatiquement la matière qu’il trouve chez les historiens », précise Hugo Friedrich ; « la formule de Cicéron, historia magistra vitae, n’est plus chez lui qu’un “vestige” »2. Elle reste pourtant bien présente, fût-ce à l’état de trace, et ce que Koselleck désigne comme l’amorce de la dissolution du topos dans les Essais peut aider à mettre en évidence, rétrospectivement, plusieurs de ses traits distinctifs. On tentera d’abord de dégager quelques postulats sur lesquels repose l’idée selon laquelle l’histoire éduque à la vie.
Topos
2Dans l’article qu’il consacre à l’historia magistra vitae, Reinhardt Koselleck attribue la longévité du topos à « sa souplesse, qui permet les conclusions les plus diverses » :
Il suffit, pour s’en convaincre, – dit-il – de voir comment deux contemporains manient les histoires comme des exemples : Montaigne vise à peu près le contraire de ce que Bodin veut en faire. Pour l’un, les histoires montrent comment elles ont battu en brêche toute généralisation ; pour l’autre, elles servent à trouver des règles générales. Mais aux yeux de tous deux, les histoires proposent des exemples pour la vie. La tournure est donc essentiellement formelle ; comme l’exprime un mot célèbre : on peut tout démontrer à partir de l’histoire3.
3La caractéristique de notre topos serait donc, selon Koselleck, de garder sa part d’enseignement, indépendemment de sa capacité à formuler des règles générales de conduite. Des auteurs pour qui l’histoire défie toute généralisation, il dit encore :
Le pessimisme fondamental dont se nourrissent de telles perspectives n’a pas réussi à détruire la part de vérité propre à notre formule, pour la simple raison que lui aussi a ses racines dans le même champ d’expérience. Car affirmer que l’on ne peut rien apprendre à partir des histoires reste une certitude acquise par expérience, une leçon de l’histoire, qui peut rendre celui qui sait plus lucide, plus intelligent ou plus sage4.
4Où se situe donc la « part de vérité » propre à la formule cicéronienne de l’historia magistra vitae ? Dans son aspect formel, cette vérité résiderait dans le caractère polyvalent de l’histoire qui fait d’elle le réservoir inépuisable de tous les enseignements, des plus oiseux aux plus utiles, voire aux plus honnêtes. Comme le dit Montaigne, l’histoire est « la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure (…). À d’aucuns c’est un pur étude grammairien ; à d’autres l’anatomie de la philosophie »5. Dans ce matériel historique informe où tout un chacun peut puiser, on retrouve l’histoire au sens du mot allemand « Geschichte », comme « ce qui est arrivé ». On reconnaît surtout l’objet qu’Aristote attribue à l’histoire au chapitre ix de la Poétique : le singulier (« hè d’historia ta kath’ekaston legei »), « ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé », placé dans un rapport chronologique et contingent avec les autres actions ou événements se produisant pendant la même période (chap. xxiii), par opposition à la poésie, qui a pour objet le général (to katholou), rendu vraisemblable ou nécessaire par l’unité de l’intrigue.
5De l’histoire ainsi comprise, on peut tirer n’importe quel enseignement, parce qu’elle n’en formule aucun par elle-même. En effet, le caractère singulier de la matière historique qui fait d’elle la matière première de tous les savoirs ne structurant, par elle-même, aucune connaissance, pose le problème de la possibilité de passer du singulier au général, de l’exemple à la règle et de l’historique au normatif : comment l’histoire, considérée comme un trésor de faits singuliers, peut-elle faire l’objet d’un art (ars historica), et par conséquent, recevoir des règles, pour à son tour, donner des règles de conduite ?
6Or ce que nos auteurs entendent par « l’histoire » est loin de se restreindre à la définition qu’en a donnée Aristote dans la Poétique. Celui-ci a du moins l’avantage d’attirer l’attention sur le fait que nos auteurs définissent l’histoire comme un récit, et plus exactement, comme un récit vrai (vera narratio). Et par conséquent, en qualité de récit, elle est toujours déjà informée par l’esprit de l’historien. D’où la définition de la vérité de l’histoire non comme technique d’établissement des faits, mais comme résultant de l’ethos de l’historien. Cette idée selon laquelle l’histoire n’est jamais une matière informe, parce qu’elle est structurée dans un récit, est mise en œuvre par Machiavel et Guichardin en tant qu’historiens et reprise par Bodin et Montaigne en tant que lecteurs d’histoires. Elle est une condition essentielle de la prétention de l’histoire à donner des leçons.
7Friedrich von Bezold relève une autre condition dans un article qui remonte à 1918 : il montre à quel point restreindre la notion d’histoire en vigueur à la Renaissance à celle de singularum rerum cognitio empêche de considérer toute une catégorie d’historiens et de lecteurs d’histoires qui prétendent traiter de l’histoire universelle, en prenant le terme d’universel dans le sens d’ensemble du connaissable6. Où se situe alors la « part de vérité » propre à la formule cicéronienne de l’historia magistra vitae ? Elle semble résider dans le caractère exemplaire d’une antiquité considérée comme productrice de norme, et non seulement comme lieu du particulier, matière dépourvue de déterminations, passive, et pour cela susceptible de toutes les utilisations.
8L’histoire est porteuse de norme, dans le sens très général où elle est la somme de toute l’expérience humaine, entendue comme savoir accumulé. Elle est la norme de tous les savoirs, parce qu’elle en est la mémoire (Machiavel, Bodin). Cela suppose, d’une part, une continuité historique qui rend le présent homogène au passé et au futur et rend possible la comparaison et l’imitation. La référence à l’histoire repose sur l’idée selon laquelle tout ce qui se trouve sur la terre et sous le ciel (et donc aussi les hommes) est soumis à des processus constants, ce qui autorise à faire de l’histoire (l’histoire des actions humaines en l’occurrence) l’objet d’une imitation.
9Sur ce point, tous nos auteurs s’accordent : Machiavel, le premier, répond à ceux qui lisent les histoires pour en retirer seulement du plaisir et non de l’utilité, parce qu’ils en « jugent l’imitation non seulement difficile, mais impossible : comme si le ciel, le soleil, les éléments, les hommes, eussent changé de mouvement, d’ordre et de puissance, à l’égard de ce qu’ils étaient dans l’antiquité »7. Guichardin, son contemporain et ami, affirme que « tout ce qui a été dans le passé et est à présent sera encore dans le futur »8. Et Bodin critique la théorie des quatre monarchies en ces termes : « si quelqu’un essaie de comprendre les historiens et non les poètes, il jugera certainement que la révolution des choses humaines est la même que celle de toute la nature, et comme le dit le maître de sagesse, rien de nouveau sous le soleil »9. Chez Montaigne, enfin, la référence à l’Ecclésiaste – « tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille »10 – se double de celle à Lucrèce, dans la seconde rédaction des Essais.
10Que l’histoire soit la norme de tous les savoirs parce qu’elle en est la mémoire suppose, d’autre part, la permanence de comportements humains qui, comme la nature dans laquelle ils s’inscrivent et le temps astronomique que cette nature génère, se répètent selon un nombre limité ou non de possibilités (Koselleck). La connaissance – fût-elle partielle – de ce faisceau de possibilités constitue un formidable instrument pour régler la conduite, notamment dans le champ politique.
11Chez Machiavel, les vicissitudes des régimes politiques s’inscrivent dans le cycle universel :
Tel est le cercle, – écrit-il – dans lequel toutes les républiques se sont gouvernées et se gouvernent tour à tour ; mais il est rare qu’elles retournent dans les mêmes gouvernements, parce que presqu’aucune république ne peut avoir une longévité telle qu’elle puisse connaître plusieurs fois ces mutations et rester sur pied. (…) Mais en admettant que cela ne soit pas, une république serait capable de passer d’un gouvernement à l’autre pendant un temps infini11.
12On entrevoit ici ce qu’Eugenio Garin identifie comme une des « conséquences du « cercle » fatal, cher à de nombreuses thèses de l’aristotélisme plus ou moins radical condamnées à Paris en 1277 » : l’éternité du monde12.
13Ainsi, l’histoire romaine est un véritable laboratoire de tout ce qui est possible en politique pour Machiavel, alors qu’elle n’est plus pour Montaigne qu’un motif d’espérer que l’État français de son temps ne va pas à sa ruine. Mais tous les deux s’accordent pour la considérer comme « exemplaire » dans le même sens. Montaigne écrit :
Les astres ont fatalement destiné l’état de Rome pour exemplaire de ce qu’ils peuvent en ce genre. Il comprend en soi toutes les formes et aventures qui touchent un état : tout ce que l’ordre y peut et le trouble, et l’heur et le malheur. Qui se doit désespérer de sa condition, voyant les secousses et mouvements de quoi celui-là fut agité et qu’il supporta ?13
14« Exemplaire » est ici synonyme de totalité historique des possibilités, dans un monde soumis à la nécessité astrale qui prend, aux yeux des hommes, le visage de la Fortune. Mais on comprend qu’à moins de privilégier une époque (l’histoire romaine de préférence à l’histoire grecque, comme le fait Machiavel, ou ici, Montaigne), close sur elle-même parce que révolue, la continuité historique fait que la totalité des possibilités peut aussi être considérée comme ouverte, et par conséquent, sans cesse révisable. Dans cette perspective, le recueil méthodique du passé constitue une activité essentielle dans la mise en œuvre du topos. Cette activité n’est plus celle des historiens qui écrivent l’histoire, mais celle des lecteurs qui veulent en tirer les leçons. Elle donne lieu à des tentatives de classification susceptibles de faciliter le stockage de l’information et sa préparation pour une utilisation efficace.
15Pour autant, le terme d’« exemplaire » ne signifie pas la supériorité du passé sur le présent. Pour Machiavel, dans l’avant-propos au second livre des Discours, « les hommes louent toujours les temps antiques, mais pas toujours à bon escient ». Et son argument principal, que l’on retrouvera chez Francesco Patrizi, est la falsification faite par les historiens, en général au service des vainqueurs. Guichardin suit Machiavel sur ce point dans ses Considérations à propos des Discours : « La conclusion selon laquelle les temps anciens sont souvent plus loués qu’ils ne devraient l’être est très vraie »14. Bodin fait de même, dans la Methodus, où, à la suite de considérations très proches de Machiavel sur « une certaine loi éternelle de la nature » qui dicte le retour du même, il conclut qu’« ils se trompent, ceux qui pensent que le genre humain empire »15. Enfin Montaigne assume la même position, dans l’essai « Des coches » :
Comme vainement nous concluons aujourd’hui l’inclination et la décrépitude du monde par les arguments que nous tirons de notre propre faiblesse et décadence (…), ainsi vainement concluait cettuy-là [il s’agit de Lucrèce, cité dans la suite] sa naissance et jeunesse, par la vigueur qu’il voyait aux esprits de son temps, abondants en nouvelletés et inventions de divers arts16.
16C’est dire que le passé n’a pas de valeur intrinsèque par rapport au présent. Lui attribuer une valeur supérieure au présent, c’est, comme le dit Machiavel, tomber dans l’erreur de ces vieillards qui regrettent le passé parce que c’était le temps de leur jeunesse. Attribuer au passé une supériorité, c’est attribuer au temps une faute qui n’est imputable qu’à nous-mêmes, c’est-à-dire à notre responsabilité d’hommes du temps présent. Ainsi Machiavel se défend-il du reproche que l’on pourrait lui faire de « se tromper en louant trop, dans [s]es Discours, les temps des anciens Romains et en blâmant les nostres. Et vraiment, » poursuit-il, « si la vertu qui règnait alors et le vice qui règne aujourd’hui n’étaient pas plus clairs que le soleil, je modèrerais mon langage »17.
17Ce n’est donc pas la supériorité des temps antiques sur les temps présents qui motive l’imitation, mais la supériorité de la virtù des hommes du passé. Chez les uns comme chez les autres, le temps est éthiquement neutre ; c’est la réaction des hommes du passé aux circonstances des temps qui appelle l’imitation et aiguise le jugement. Si l’historia magistra vitae a pour postulat de base une constance des processus naturels et humains qui tendent vers le nécessitarisme, elle a pour motif essentiel, chez ces auteurs, l’affirmation de la liberté humaine, sinon toujours comme virtù effective, du moins comme capacité de jugement.
18Tel est le cadre commun dans lequel nous pouvons dire que nos auteurs évoluent : une vision de l’histoire universelle, moins fondée sur une théologie de l’histoire que sur une naturalisation de celle-ci, qui peut aller jusqu’au nécessitarisme et à l’affirmation de l’éternité du monde. Ce monde, sinon éternel, du moins toujours identique à lui-même, qui se conserve identique dans les changements de ses éléments composants, selon qu’il se révèle de façon plus ou moins claire sous le masque du temps, autorisera la formulation de règles de conduite ou la constatation de l’échec d’une telle formulation. C’est entre ces deux extrêmes que se meuvent les auteurs dont il sera question ici, à commencer par Machiavel.
Machiavel et le problème de l’imitation dans Le Prince
19Dans deux de ses œuvres majeures, Le Prince (écrit en 1513) et les Discours sur la première décade de Tite-Live (écrits entre 1513 et 1517), Machiavel se propose de prendre appui à la fois sur la « lecture » de l’histoire et sur sa propre « pratique » politique (il fut secrétaire de chancellerie, pour ainsi dire au service du ministre des affaires étrangères de la république florentine)18, pour, dans Le Prince, « examiner et régler les gouvernements des princes »19, et dans les Discours, tirer de ce qui nous est parvenu de l’œuvre de Tite-Live :
Ce que, selon la connaissance des choses antiques et des modernes, je jugerai nécessaire pour une majeure connaissance de celles-ci, de telle façon que ceux qui lirons mes déclarations puissent plus facilement en tirer cette utilité pour laquelle il faut rechercher la connaissance des histoires20.
20Le Prince s’adresse à un prince ; les Discours, « à ceux qui (…) mériteraient de l’être »21. Autant dire que ce sont des leçons politiques que Machiavel recherche dans l’histoire, en vue d’énoncer des règles d’action pour les gouvernants, dans le cadre étroit du principat d’un côté ; dans celui, général, de toute république (respublica), qu’elle soit gouvernée par un prince ou par le peuple, de l’autre. Dans les Discours, il présente sa démarche, qui consiste à faciliter l’utilisation des histoires, comme une démarche nouvelle, voire dangereuse, qui doit répondre à un oubli, celui des leçons politiques des Anciens.
21L’oubli des leçons politiques des Anciens vient essentiellement de ce que Machiavel désigne comme une « erreur » de méthode qui consiste à ne pas avoir su appliquer à « l’art de l’état »22 un procédé pourtant commun à des savoirs établis et à des disciplines universitaires aussi reconnues que le droit et la médecine – application et généralisation à laquelle la peinture a donné la première impulsion, dans sa tentative pour passer du statut d’art mécanique à celui d’art libéral23 : l’imitation de l’antiquité. Ce procédé consiste à substituer à une lecture stérile et esthétisante de l’histoire une imitation active de la Rome républicaine antique et de ce que Machiavel appelle sa virtù. La référence à l’antiquité romaine est aussi motivée par la constatation d’une mutation fondamentale qui sépare les hommes de l’Antiquité des contemporains de Machiavel. Cette mutation porte sur deux points, étroitement liés entre eux : d’une part, l’oubli de la virtú antique et des leçons politiques des Anciens, et de l’autre, la perte de l’amour de la liberté et la vie dans l’esclavage24.
22Dans Le Prince, la motivation semble à première vue plus ponctuelle : il s’agit d’exhorter un prince « à prendre l’Italie et à la délivrer des barbares » (c’est le titre du dernier chapitre de l’ouvrage). En réalité, elle est tout aussi large que celle des Discours et repose sur une réponse énergique, de la part de Machiavel, à ceux qui « se laissent gouverner par le sort », « à cause des grandes variations des choses que l’on a vues et que l’on voit tous les jours, hors de toute conjecture humaine »25. Il s’agit donc d’une réponse à ceux qui pensent que l’histoire est devenue incompréhensible, du fait des guerres d’Italie qui ont bouleversé le théâtre de la politique italienne et de ses interprétations. Machiavel répond que, même dans ce cas, l’imprévisible n’existe pas, pour l’homme prudent qui sait faire varier son action en fonction de la variation de la Fortune. Cela suppose que l’on accorde au libre arbitre « la moitié de nos actions », en laissant le reste à la Fortune, sachant que « si l’on changeait de nature avec les temps et avec les choses, on ne changerait pas de fortune »26. Telle est la leçon que Machiavel entend donner aux princes, dans l’ouvrage du même nom.
23Nous avons déjà énoncé les conditions de possibilité de l’imitation de l’antiquité : le caractère cyclique des temps et la constance des humeurs des hommes. Machiavel les formule très clairement dans un passage des Discours, en y ajoutant l’élément qui va l’autoriser à formuler des règles d’action :
Celui qui considère le présent et l’antiquité sait bien que, dans toutes les cités et dans tous les peuples, il y a les mêmes désirs et les mêmes humeurs, et qu’ils y ont toujours été. De sorte qu’il est facile, à celui qui s’applique à examiner le passé, de prévoir, dans toute république, le futur, et d’y appliquer les remèdes qu’ont utilisés les Anciens, ou, s’il n’en trouve pas qui aient été utilisés, d’en penser de nouveaux, pour la similitude des accidents27.
24La politique, pensée sur le modèle de la médecine, ne trouve pas nécessairement dans l’histoire romaine toutes les solutions – il faut traduire : tous les remèdes – à toutes les maladies des corps politiques. Mais dans ce cas, le raisonnement par analogie supplée à l’absence d’identité des situations. C’est que le cycle du temps ne se répète pas toujours à l’identique, mais que l’on peut compter sur ce que Machiavel appelle « la similitude des accidents », c’est-à-dire des circonstances qui composent une situation, pour créer de nouveaux médicaments, non pas à partir de rien, mais de réponses passées à des situations similaires. C’est à cette condition – que le présent ressemble suffisamment au passé – que Machiavel peut articuler « une véritable connaissance des histoires » et son projet de « trovare modi ed ordini nuovi », « trouver des manières [d’agir] et des institutions nouvelles »28.
25Un passage très connu du Prince, le début du chapitre vi, permet de préciser la véritable nature de l’imitation pour Machiavel, dans son caractère polémique à l’égard d’une approche philosophique traditionnelle :
Que nul ne s’étonne si, dans ce que je dirai des principats nouveaux en tout, pour le prince et pour l’état, j’ajouterai de très grands exemples. Parce que les hommes marchent presque toujours sur les voies frayées par d’autres et procèdent dans leurs actions par imitation, et qu’il n’est pas possible de se tenir tout à fait dans les voies d’autrui ni de parvenir à la virtù de ceux que l’on imite, un homme prudent doit toujours s’engager dans des voies frayées par des grands hommes et imiter ceux qui ont été très excellents ; de sorte que, si sa virtù n’y parvient pas, elle en exhale quelque odeur29.
26Machiavel fait ici la théorie d’un décallage – celui qui existe entre la copie et le modèle –, qui ne repose pas, on le rappelle, sur une différence de nature des temps, mais sur une différence de degrés de virtù – même si, dans le cas envisagé de la fondation de cités entièrement nouvelles, il est difficile de trouver des situations équivalentes de son temps… Il explicite sa pensée par l’image traditionnelle de l’archer qui, pour atteindre son but, doit viser plus haut que la cible, en jouant sur les mots, puisque la virtù du sage est ici représentée par la portée limitée de l’arc – en italien, virtù :
Et faire comme les archers prudents qui, le lieu où ils veulent frapper (desegnano ferire) leur paraissant trop éloigné, et connaissant la portée (virtù) de leur arc, placent la mire beaucoup plus haut que le lieu visé, non pour atteindre une telle hauteur avec leur flêche, mais pour pouvoir, à l’aide d’un point de mire aussi haut, parvenir à ce qui était leur dessein (pervenire al desegno loro)30.
27La leçon est claire : le décalage entre la cible et le point de mire plus élevé indique la supériorité inaccessible des grands exemples choisis ; cependant, elle permet à une virtù médiocre d’atteindre l’objectif qu’elle s’est désigné et qui paraissait dépasser sa portée. Il y a donc une réelle efficacité de l’imitation des grands exemples qui produit des effets concrets, sans doute en référence aux discours philosophiques sur le souverain bien, puisque c’est dans ce contexte que l’on trouve la comparaison avec l’archer. Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini rappellent, dans leur commentaire de ce chapitre, que « la figure de l’archer est un topos bien connu de la renaissance italienne », présent chez Castiglione et Speroni. Mais ils relèvent la difficulté d’identifier, ici comme ailleurs dans « l’usage des classiques chez Machiavel », des références textuelles précises31.
28On proposera néanmoins une hypothèse, guidée par la constatation que l’image de l’archer intervient dans des textes où il est question du souverain bien et de la possibilité de l’atteindre, en consonance avec la recherche, par Machiavel, de l’attitude que doit adopter « un homme prudent » (un uomo prudente). Ainsi, au début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote écrit : « N’est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie, la connaissance de ce bien [sc. le souverain bien] est d’un grand poids, et que, semblables à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient »32 ? Mais dans un passage du livre III du De finibus, Cicéron reprend l’image de l’archer avec une précision selon nous propre à éclairer la lecture de Machiavel :
Mais d’abord, il faut détruire une erreur, pour que l’on ne pense pas qu’il suit de ce que j’ai dit qu’il y a deux souverains biens : supposons qu’on ait l’intention d’atteindre un but avec un javelot ou une flêche ; c’est en ce sens que nous parlons d’un terme suprême dans les biens ; dans cette comparaison, le tireur doit toujours tout faire pour atteindre le but (skopos) ; et pourtant, tout faire pour l’atteindre, c’est là en quelque sorte sa fin suprême (telos) ; c’est ainsi que nous parlons du souverain bien dans la vie ; frapper le but, c’est là ce qui est à choisir de préférence, mais non pas à rechercher33.
29On a des raisons de penser que Machiavel, comme ses contemporains, connaissait l’œuvre de Cicéron34. Il semble reprendre ici la hiérarchie stoïcienne des biens (entre le telos, fin suprême qui ne dépend pas de la réussite de l’entreprise et se caractérise par la bonté de l’intention, et le skopos, qui est seulement le préférable), mais pour la renverser, puisque la visée véritable de l’imitation est maintenant l’efficacité. L’imitation se définit alors comme prudence, c’est-à-dire comme décallage réglé entre les modèles anciens et l’objectif visé qui rend une virtù limitée efficace.
30On examinera maintenant quelques aspects du recours aux exemples historiques dans Le Prince. Le cadre que se donne Machiavel dans cet ouvrage est strictement historique : « Tous les États, toutes les puissance qui ont eu et ont une autorité sur les hommes, ont été et sont soit des républiques, soit des principats ». C’est donc exclusivement sur une matière historique qu’il se propose de raisonner. Il le fait selon une série de catégories dont les principales, pour nous, seront celles de la conquête du pouvoir, « soit par les armes d’autrui, soit par ses armes propres, et soit par la fortune, soit par la virtù »35. Le véritable objet de l’ouvrage est alors la recherche de ce qui est possible, dans une situation de nécessité qui consiste à accéder et à se maintenir au pouvoir, en fonction des cas de figure énoncés et de leurs combinaisons.
31Dans un tel cadre, les exemples passés et présents interviennent donc exclusivement en fonction de ce que l’on pourrait appeler une logique de la nécessité. Machiavel allègue aussi bien des exemples contemporains (Francesco Sforza, César Borgia, Ferdinand d’Aragon) que des exemples antiques. Mais il ne se limite pas à imiter les « si hauts exemples » dont il était question précédemment : à la fin du chapitre vi, il ajoute celui de Hiéron de Syracuse, qui est selon lui « mineur, mais aura bien quelque proportion avec » les précédents36. Les exemples allégués le sont indépendamment des considérations morales. Ainsi, dans le chapitre viii du Prince, Machiavel prend deux exemples, l’un ancien (Agathocle de Sicile) et l’autre moderne (Liverotto da Fermo), d’accession au principat par des scélératesses. Son commentaire est laconique :
Pour ce qui est du premier mode [d’accession au pouvoir par voie scélérate et impie], on le montrera par deux exemples, l’un antique, l’autre moderne, sans entrer plus avant dans les mérites de cette partie, parce que je juge qu’ils suffisent à celui qui serait dans la nécessité de les imiter37.
32Il s’agit, ni plus, ni moins, d’une leçon sur l’exercice de ce qu’il appelle « le bon ou le mauvais usage des cruautés »38, les termes de « bon » et de « mauvais » se référant exclusivement à la considération de la conservation par le prince de son statut (stato).
33Enfin, du fait que la virtù, dans le sens de ce qui est en notre pouvoir (en l’occurrence, au pouvoir du prince), n’est pas le seul élément en jeu (il y a aussi la fortune et les armes), les exemples allégués peuvent être des exemples d’échecs. C’est le cas de César Borgia, au chapitre vii sur « les principats nouveaux que l’on acquiert par les armes d’autrui et par la fortune ». Du strict point de vue de ce qui a dépendu de lui, c’est-à-dire de sa virtù, l’action de Borgia est exemplaire, mais il n’a pas rencontré les conditions propres à pérenniser son action (entendre : la Fortune ne lui a pas été favorable) :
Si l’on considère donc toutes les avancées du duc, on verra qu’il a jeté de grands fondements à sa future puissance. Et je ne juge pas superflu de m’y étendre (discorrere), parce que je ne saurais pas, pour ma part, quels meilleurs préceptes donner à un prince nouveau que l’exemple de ses actions : et si ses institutions ne lui profitèrent pas, ce ne fut pas sa faute, car cela vint d’une extraordinaire et extrême malignité de fortune39.
34La leçon de Machiavel dans Le Prince est donc que l’imprévisible n’existe pas, mais que tout n’est pas possible pour autant.
35Je citerai un dernier cas d’exemplarité qui porte cette logique à sa limite, et par la même occasion, aux limites du topos de l’historia magistra vitae. Il s’agit de « ce qu’il convient au prince pour être estimé excellent (egregius) » (chap. xxi). « Rien ne fait tant estimer un prince », dit Machiavel, « que les grandes entreprises et donner de soi de rares exemples »40. Comment comprendre l’expression ? L’exemple contemporain le plus représentatif est celui de Ferdinand d’Aragon, roi d’Espagne, qui pratique l’action perpétuelle, à l’extérieur comme à l’intérieur de son royaume : guerres, expulsion des Marranes, etc., en s’ingéniant à « donner de soi, dans toute son action, une réputation de grand homme et d’esprit excellent »41, propre à laisser supposer une intelligence politique supérieure qui engendre, chez ses sujets comme chez les observateurs étrangers, un respect mêlé de crainte. Dans sa correspondance avec Vettori, à propos d’une action particulière du même Ferdinand d’Aragon, Machiavel développe l’analyse qu’il reprend, dans Le Prince, sur la nature particulière de cette exemplarité.
36Machiavel résume ainsi l’analyse de Vettori :
(…) Dans votre lettre du 21, vous voudriez savoir ce qui a poussé, selon moi, le roi d’Espagne à faire cette trève avec le roi de France, parce qu’il vous semble qu’il n’y avait là rien qui fût à son avantage. De sorte que, jugeant d’une part le roi sage et pensant de l’autre qu’il a commis une erreur, vous êtes forcé de croire qu’il y a là dessous quelque chose de grand, que ni vous, pour le moment, ni personne ne comprend42.
37Après une longue analyse, Machiavel conclut, pour sa part :
Si vous avez remarqué les décisions et les progrès de ce Roi catholique, vous vous étonnerez moins de cette trève. Ce Roi, comme vous le savez, s’est élevé, d’une fortune modeste et fragile, à cette grandeur, et a toujours eu à combattre contre des États nouveaux et des sujets peu fiables. Or l’un des moyens par lesquels les états nouveaux se maintiennent et les esprits peu fiables sont ou arrêtés, ou tenus en suspend et dans l’irrésolution, est de donner de soi de grandes espérances, en tenant toujours l’esprit des hommes en suspend, à se demander quelle fin visent ses partis et ses nouvelles entreprises. Cette nécessité, ce Roi l’a bien connue et bien utilisée (… )43.
38La nécessité qui dicte leur logique aux actions du roi d’Espagne est donc bien celle qui dicte sa logique à l’écriture du Prince : celle de la conquête et du maintien du pouvoir. Cette logique est celle de l’agitation et du mouvement perpétuel, auquel le roi assigne une finalité a posteriori, selon les besoins : dans ses diverses entreprises, le roi a agi
Sans en voir la fin, parce que sa fin est moins cette conquête ou cette victoire, que de se donner une réputation auprès des peuples et de les tenir en suspend par la multiplicité de ses actions. Et pourtant, ce roi a toujours été un grand initiateur d’entreprises, auxquelles il donne ensuite la fin que le sort lui présente, ou que la nécessité lui enseigne. Et jusqu’à présent, il n’a eu à se plaindre ni du sort, ni de son esprit44.
39« Donner de soi de rares exemples » consiste donc à mettre en scène une logique de l’action qui ne se définit plus par le rapport entre la poursuite d’un but et la mise en œuvre d’une action en vue de ce but, mais par un changement perpétuel qui mime celui de la fortune. « Si l’on changeait de nature avec le temps et les choses », écrit-il au chapitre xxv, « la fortune ne changerait pas ». Il s’agit d’inscrire son action dans le cycle perpétuel d’une fortune qui semble agir en fonction d’une finalité dont les motifs restent impénétrables aux hommes. Pourtant, dans les Ghiribizzi a Soderini, Machiavel explique en quoi cette capacité à naviguer à vue relève, selon lui, d’une certaine définition de la sagesse :
Et vraiment celui qui serait assez sage pour connaître les temps et l’ordre des choses, et qui s’y adapterait, aurait toujours une fortune bonne ou se garderait toujours de la méchante et il finirait pas être vrai que le sage commande aux étoiles et aux destins. Mais puisque de ces sages-là on n’en trouve pas, car, d’abord, les hommes ont la vue courte et qu’ensuite ils ne peuvent commander à leur nature, il s’ensuit que la fortune varie et commande aux hommes et les tient sous le joug45.
40La reprise par Machiavel de la formule attribuée à Ptolémée et devenue « le mot d’ordre et le modèle de l’astrologie divinatoire : “le sage dominera les étoiles” »46, atteste que, pour lui, ce type de sagesse relève bien de la connaissance du passé, dans sa capacité à donner des éléments pour prévoir l’avenir. Mais il s’agit d’un passé élargi qui suppose une véritable vision de l’histoire universelle, adossée aux cycles des astres – ce qui est le cas chez Machiavel47. La capacité à « tirer des histoires leur sens et à en goûter la saveur », qu’il veut promouvoir dans l’avant-propos des Discours, est le moyen d’élargir l’horizon des hommes à la vue courte, mais elle n’a pas la capacité de les faire changer de nature, c’est-à-dire d’humeur, dans le sens médical du terme. Par conséquent, la connaissance et l’utilisation judicieuse de l’histoire ne peut pas tout, mais elle peut remédier en partie à l’incapacité des hommes à échapper à une fortune qui, en fin de compte, finit par avoir raison d’eux parce qu’elle les fait mourir, en rendant leur action transitoirement efficace et plus durablement mémorable.
41Tels sont les traits principaux de l’historia magistra vitae dans Le Prince. Machiavel trouve un héritier en France, dans la seconde moitié du xvie siècle, en la personne de Jean Bodin. Je me bornerai ici à esquisser la manière dont celui-ci tente de systématiser, dans la Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566), l’héritage machiavélien, sur des bases similaires à celles de Machiavel, soit l’idée du caractère répétitif de l’histoire.
Bodin et l’héritage de Machiavel
42À Machiavel, qu’il reconnaît comme « le premier qui ait écrit » sur les Républiques « après environ 1200 ans de barbarie universelle », Bodin reproche de n’avoir pas su « unir à la pratique (usu) les écrits des philosophes et des historiens anciens »48. Par ailleurs, comme il le dira dans la République, c’est un athée, et, comme il le dit ailleurs dans la Methodus, il se limite à l’histoire romaine. L’objectif de Bodin dans la Methodus, qu’il désigne comme une méthode pour « cueillir les fleurs des histoires et en récolter les fruits très doux »49, sera donc, d’une part, d’élargir le champ de l’investigation historique par rapport à Machiavel à d’autres peuples anciens et contemporains, dans un cadre géographique élargi aux dimensions de la terre, et d’autre part, de donner un cadre juridique à sa réflexion sur les Républiques. Pour lui, en effet, reprenant une formule de Vivès, « la meilleure part du droit universel se cache dans l’histoire »50.
43À la question de la possibilité de faire de l’histoire un art (n’ayant pas pour objet seulement le singulier), Bodin répond en faisant d’elle non pas une histoire singulière (par exemple l’histoire d’une cité, de la même façon que le droit romain a pour objet le droit de la seule cité de Rome), mais l’histoire universelle, ayant pour objet l’ensemble du connaissable. En effet, rappelle-t-il au dédicataire de la Methodus, « tu sais très bien que les arts et les sciences ne portent pas sur les choses singulières, mais sur les universelles »51. Universelle, l’histoire peut être à son tour le siège du droit universel, élaboré empiriquement par une confrontation entre les mœurs des différents peuples et les conversions des États politiques, qui met en jeu le jugement du juriste et celui de l’historien. Cette réflexion est, de l’aveu de Bodin, l’objet principal de la Methodus. Quant à l’élargissement du champ de l’investigation historique, il relève directement du cadre de l’historia magistra vitae :
Nombreux sont ceux qui ont fait l’éloge de l’histoire, – dit Bodin – mais personne ne l’a fait mieux et plus véritablement que celui qui l’a appelée « maîtresse de vie ». Par ce terme qui embrasse l’utilité de toutes les vertus et de toutes les disciplines, il signifie que la vie des hommes tout entière (hominum vitam universam) doit être dirigée par les lois sacrées de l’histoire52.
44L’histoire a donc un caractère normatif, dans le sens où, comme on l’a vu, elle est non seulement dépositaire du droit universel, mais aussi de tous les enseignements moraux et théoriques. « C’est pourquoi il m’a semblé étonnant », poursuit Bodin, « que, dans une si grande multitude d’auteurs, dans une époque si érudite, il ne se soit trouvé personne pour comparer les histoires célèbres de nos ancêtres, entre elles et avec les grandes actions des anciens ». Sa réponse est la suivante :
On pourrait pourtant le faire facilement, si, après avoir rassemblé tous les genres d’actions humaines, on y rapportait la variété des exemples adéquatement, chacun dans son lieu. De sorte que ceux qui se seraient adonnés profondément à des actions infamantes, encourraient de très justes malédictions, et que ceux qui se seraient distingués par quelque vertu seraient loués selon leur mérite53.
45Ce qui pourrait apparaître ici comme une sorte de tribunal de l’histoire, devient, au chapitre iii de la Methodus, un recueil de lieux communs à visée essentiellement mémorative qui permet de classer le matériel historique en vue d’une utilisation54. Bodin en donne des exemples particulièrement clairs, pour ce qu’il appelle « l’histoire humaine », lorsqu’il assortit telle ou telle action humaine, classée préalablement sous les rubriques d’origine juridique (paroles, actions ou intentions), de notations marginales laconiques telles que : « C.H., c’est-à-dire conseil honnête », ou « C.D.U. », c’est-à-dire conseil déshonnête mais utile »55. Mais il ne se limite pas à appliquer ce type de classification à l’histoire humaine, dans le sens d’histoire des actions humaines ; il l’étend à l’histoire naturelle et à ce qu’il appelle l’histoire divine. On comprend alors que cette systématisation de la lecture de l’histoire comme exemple correspond, en réalité, à la mise en place d’une dispositif de savoir dont l’ambition transforme complètement la signification de l’historia magistra vitae, tout en prétendant continuer de s’inscrire à l’intérieur de son cadre.
46Pour le dire en quelques mots, Bodin semble tirer les conséquences de la réflexion de Machiavel sur l’échec de l’analyse des motivations humaines, en proposant une solution qui reste dans le cadre de notre topos, élargi. Pour lui, donc, la connaissance historique, en tant qu’elle a pour objet les volontés humaines, se trouve confrontée à une causalité volontaire inconnaissable en son principe et dans ses motivations56. La connaissance de l’histoire ne portera donc pas sur les actions des hommes en tant qu’elles résultent de volontés libres et inconnaissables, mais sur ce qui en elles relève du « naturel » de ceux qui les accomplissent, défini par leur appartenance à un peuple.
47Il n’est pas question de nature humaine ni de nature individuelle, mais de nature des peuples : la nature est une notion dont l’extension est géographique, elle correspond à un lieu. Les lieux sur la terre étant mesurés par leur position sous le ciel, la nature des peuples correspond à cette double localisation. Elle entretient avec les volontés humaines un rapport d’influence, mais non de nécessité. La connaissance de la nature des peuples est un critère qui permet de juger de la véracité des récits des historiens, en définissant les conditions de possibilité – disons naturelles – de leurs affirmations : si tel peuple a telle conformation, on pourra faire sur lui ou ses ressortissants seulement un nombre limité d’affirmations compatibles avec son naturel. La connaissance de la nature des peuples permet aussi de faire des hypothèses sur la nature des changements à l’œuvre dans l’histoire et de les penser autrement que dans les termes d’une varietas foisonnante et impossible à rationaliser57.
48Bodin partage donc avec Machiavel un cadre de réflexion strictement historique ; un cadre élargi géographiquement et historiquement, mais, comme chez Machiavel, pensé comme l’expression, dans les actions humaines, des cycles naturels. Le caractère naturel des hommes (par leur constitution physique et leur soumission à une humeur dominante) et celui de l’histoire (faite de cycles réguliers) permettent de formuler les éléments de compréhension d’une action humaine qui reste fondamentalement libre, et pour cela, en partie insondable dans ses motivations et imprévisible dans ses décisions. Mais Bodin, beaucoup plus que Machiavel, recherche les enseignements de l’histoire en dehors du récit historique proprement dit, c’est-à-dire en dehors de l’intrigue qui constitue l’unité épique des histoires. Il les recherche en effet dans des classifications générales, définies comme aides pour la lecture, qui l’éloignent des cas particuliers. Chez les deux auteurs, l’élaboration de règles de conduite résulte de la confiance dans la capacité de l’histoire à produire du général, au service d’une telle connaissance. C’est cette capacité que Guichardin met en doute, entraînant dans sa critique la validité du topos de l’historia magistra vitae.
La critique de l’exemplarité dans les Ricordi de Guichardin
49Francesco Guicciardini, représentant de la noblesse florentine, contemporain et ami de Machiavel, est l’auteur d’une Histoire d’Italie qui fait de lui, pour Bodin, rien moins que « le père de l’histoire », et pour Montaigne, un excellent historien, avec quelques réserves sur sa faculté de jugement. Je n’évoquerai pas ici Guichardin historien, mais l’auteur des Ricordi (qu’il a rédigés entre 1512 et 1530). Il s’agit moins de « souvenirs » que d’« avertissements » ou de « conseils » politiques, ce qui correspond au titre sous lequels ils seront imprimés pour la première fois en 1576, à Paris, après sa mort. Guichardin est aussi l’auteur de Considérations à propos des Discours de Machiavel (Considerazioni intorno ai Discorsi di Machiavelli), qu’il a rédigés en 1530, et c’est de son dialogue avec Machiavel sur l’exemplarité de l’histoire dans ces deux ouvrages qu’il sera question ici.
50Dans le passage des Ricordi précédemment cité58, Guichardin reprenait à son compte un postulat fondamental de la vision de l’histoire comme magistra vitae, celui de la continuité historique qui fait le présent homogène au passé et au futur et rend possible la comparaison et l’imitation. La lecture de l’ensemble du ricordo met en évidence qu’à ses yeux, c’est peut-être là une condition nécessaire, mais non suffisante :
Tout ce qui a été dans le passé et est à présent sera encore dans le futur ; mais les noms et les surfaces des choses changent, de sorte que celui qui n’a pas une bonne vue ne les reconnaît pas et ne sait pas tirer une règle ou porter un jugement à partir de cette observation59.
51Dans une formulation précédente du ricordo, il avait écrit, en référence cette fois directe aux Discorsi de Machiavel dont il reprenait presque littéralement les termes : « Les choses passées éclairent les futures, parce que le monde a toujours été d’une même manière ». Guichardin écrit : « perché el mondo fu sempre di una medesima sorte ». Machiavel avait écrit, dans l’avant-propos au livre II des Discorsi : « il mondo sempre essere stato ad uno medesimo modo ». Guichardin poursuit : « et tout ce qui est et qui sera a déjà été dans d’autres temps, et les mêmes choses retournent, mais tout le monde ne les reconnaît pas, sinon celui qui est sage et les observe et les considère avec diligence »60. Il reprend ici l’Ecclésiaste : « Qu’est-ce qui a été autrefois ? C’est ce qui doit être à l’avenir. Qu’est-ce qui s’est fait ? C’est ce qui se doit faire encore. Rien n’est nouveau sous le soleil »61. Mais pour lui, la sagesse qui démasque le temps, ou ce qu’il appelle « une bonne vue », ne s’acquiert pas, comme le pensait Machiavel dans les Ghiribizzi a Soderini et Bodin dans la Methodus, par la connaissance des histoires :
Comme ils se trompent, – écrit-il dans un autre ricordo – ceux qui, à tout propos, allèguent les Romains ! Il faudrait avoir une cité organisée comme la leur, et ensuite se gouverner selon leur exemple : ce qui, quand on n’a pas les qualités en proportion, est aussi disproportionné que de vouloir qu’un âne coure comme un cheval62.
52La différence qui existe entre l’allure d’un âne et celle d’un cheval fait certainement référence à la disproportion entre l’antiquité et ce que Machiavel appellerait le temps de « corruption » extrême « de la matière » qui est le leur63. Mais ce que Guichardin met en cause ici n’est pas une supériorité intrinsèque des Romains sur les hommes de son temps que lui-même conteste, dans les Commentaires sur les Discours de Machiavel, lorsqu’il déclare que la « conclusion [de Machiavel] selon laquelle les temps anciens ne doivent pas toujours être préférés aux temps nouveaux est donc vraie »64. Il faut prendre ici le terme de disproportion au sens fort, c’est-à-dire comme une incommensurabilité entre le passé et le présent qui rend l’imitation des Romains tout simplement impossible. Cette incommensurabilité n’est pas le fait des temps, dont l’homogénéité est parfaite, mais celle des capacités humaines, incapables d’y avoir accès.
53L’impossibilité de l’imitation porte avant tout sur l’impossibilité de recourir aux exemples :
Il est très fallacieux de juger à partir des exemples, parce que, s’ils ne sont pas semblables en tout et pour tout, ils ne servent à rien, du fait que la moindre variété dans le cas peut être cause de très grandes variations dans l’effet ; et discerner ces variétés, lorsqu’elles sont petites, requiert un œil bon et perspicace65.
54Guichardin met ici directement en doute la possibilité envisagée par Machiavel de passer d’une imitation directe des Anciens à une imitation indirecte, fondée sur la similitude des situations, lorsqu’il écrivait : « Qu’il est facile, à celui qui s’applique à examiner le passé, de prévoir, dans toute république, le futur, et d’y appliquer les remèdes qu’ont utilisés les Anciens, ou, s’il n’en trouve pas qui aient été utilisés, d’en penser de nouveaux, pour la similitude des accidents »66.
55Mais il met aussi en cause la possibilité de construire des raisonnements qui prennent modèle sur des enchaînements d’actions passées, comme le fait couramment Machiavel dans le Prince et dans les Discours :
Certains, en s’appuyant sur ce qui arrive, font par écrit des discours sur le futur qui, quant ils sont faits par quelqu’un qui s’y entend, paraissent très beaux à qui les lit ; ils sont néanmoins très fallacieux, parce qu’une conclusion dépendant de l’autre, et ainsi de suite, qu’une seule vienne à manquer et toutes celles qui s’en déduisent deviennent vaines ; et la moindre particularité qui varie est susceptible de faire varier une conclusion. C’est pourquoi on ne peut juger les choses du monde de si loin, mais il faut les juger et les résoudre au jour le jour67.
56Guichardin met ici en question la possibilité même d’établir des règles d’action tirées de la lecture de l’histoire. Est-ce mettre en question toute forme de recherche des règles ? La chose est d’autant plus importante qu’elle met en cause la nature même des Ricordi, puisqu’il les définit comme « des règles que l’on peut écrire dans des livres »68. Mais il dit aussi :
C’est une grande erreur que de parler des choses du monde sans faire de distinctions et dans l’absolu et, pour ainsi dire, par règle ; parce que presque toutes connaissent des distinctions et des exceptions, du fait de la variété des circonstances que l’on ne peut arrêter avec une même mesure : et ces distinctions et exceptions ne se trouvent pas écrites dans les livres, mais c’est le discernement (la discrezione) qui doit les enseigner69.
57Pour Guichardin, il faut donc établir une distinction entre un enseignement que l’on trouve dans les livres, qui est de l’ordre du général et de la règle ou des préceptes, et un enseignement qui ne peut pas être écrit, parce qu’il se formule « au jour le jour » et ne vaut qu’une fois. Il caractérise aussi cet enseignement non écrit, synonyme de « bonne vue », d’« œil bon et perspicace » et de « discernement », comme une opération de jugement.
58On le sait, il est de la nature de la loi, comme le dit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, d’être générale et de ne prendre en considération que les cas les plus fréquents. C’est là qu’intervient l’interprète de la loi qui supplée au législateur et juge en équité70. Mais Paolo Carta a montré que, pour le juriste qu’était Guichardin, le discernement par lequel le politique accomplit son propre choix en toute responsabilité n’est pas très éloigné de la conscience du juge appelé à juger les cas particuliers. En effet, ils ne sont pas compris dans la loi, qui par définition, ne porte que sur « ce qu’il arrive la plupart du temps » (quod plerumque accidit, D., 1, 3, 10)71.
C’est une erreur de croire, – écrit Guichardin – que la loi remet jamais quoi que ce soit à l’arbitre – c’est-à-dire à la libre volonté – du juge, parce que jamais elle ne le rend maître de donner ou d’ôter : mais comme il y a des cas que la loi n’a pas pu déterminer par une règle certaine, elle les remet à l’arbitre du juge, c’est-à-dire que celui-ci, après avoir examiné toutes les circonstances et toutes les qualités du cas, tranche comme meilleur lui semble, selon la syndérèse et sa conscience personnelle72.
59Il faudrait donc comprendre le discernement comme l’acte du juge lorsqu’il décide, en conscience. « La syndérèse », commente Paolo Carta, « la conscience signifie, pour un juriste du xvie siècle, fondamentalement religio, aequitas, ratio, c’est-à-dire la rationalité propre au droit, par laquelle il est possible de parvenir à un jugement, même dans des circonstances particulières entièrement neuves en regard des précédents, des exempla »73. C’est donc au nom de la tradition juridique que Guichardin critique la validité des exemples, lorsqu’il s’agit de juger d’un cas qui n’est pas prévu par la loi. Et Paolo Carta rappelle l’avertissement de Justinien : « il ne faut pas juger par les exemples, mais par la loi » (non exemplis sed legibus iudicandum est. C. 7, 45, 13), dans le sens d’une dévaluation du précédent, dans le procès. Montaigne adopte la même position sur les exemples historiques74. Il reconnaît néanmoins aux lois la capacité à s’appliquer aux cas, même si ce n’est jamais de façon droite, mais toujours par quelque biais75.
60Chez Guichardin, le discernement n’en demeure pas moins une faculté naturelle, attachée à la personne : puisqu’« en effet, on ne peut pas toujours procéder avec une règle absolue et fixe », comme il le dit encore, « il faut s’appliquer à bien distinguer les qualités des personnes, des cas et des moments, et pour cela le discernement est nécessaire. Et si tu n’as pas reçu de la nature le discernement, il est rare que l’expérience suffise à te l’apprendre ; les livres, jamais »76. C’est donc un espoir vain et une erreur de croire que l’on trouvera dans les livres de droit de quoi suppléer au discernement et dans les livres d’histoire, des jugements ou des décisions susceptibles d’éclairer le politique par l’analogie des situations.
61Enfin, il ne faut pas confondre le discernement avec le simple procédé de division dichotomique largement utilisé par Machiavel lorsqu’il raisonne sur les événements politiques et tente d’en anticiper le cours. Guichardin le précise dans un ricordo plusieurs fois reformulé :
Celui qui veut faire quelque délibération pour juger du futur se trompe souvent lorsqu’il calcule : telle chose ira de telle façon ou de de telle autre, et qu’il prend son parti sur ce raisonnement ; parce que, du fait de la variation des choses et des accidents dans le monde, se produit souvent un troisième ou un quatrième cas qu’il n’a jamais considéré et qu’il aurait difficilement imaginé pouvoir arriver77.
62Dans la dernière formulation du ricordo, Guichardin attribue ce raisonnement aux « hommes les plus sages » et généralise sa portée en ne la faisant plus porter sur le futur, mais sur toute « question importante » à résoudre78. L’allusion probable à Machiavel s’est effacée, mais la leçon est claire : le futur ne se réduit pas à de simples alternatives, n’en déplaise aux logiciens. Et dans un autre ricordo, Guichardin se réclame d’Aristote : « Comme le philosophe parle bien quand il dit : « De futuris contingentibus non est determinata veritas ! Tourne-toi autant que tu veux, plus tu te tournes et plus tu trouves vraie cette sentence (questo detto) »79.
63En fin de compte, si Guichardin ne met pas en cause la prétention à régler l’action dans l’absolu, il ne lui reconnaît une valeur que générale et ses Ricordi entrent dans cette catégorie. Quant à Machiavel, il le critique tant sur le plan du procédé de raisonnement dichotomique que sur le recours à l’histoire pour régler l’action politique. On trouve d’ailleurs quelques conseils de lecture dans les Ricordi, mais peu de références aux historiens, remplacés par l’expérience directe de Guichardin lui-même. Il le fait au nom d’une conception du futur qu’il emprunte à Aristote, mais qui semble révéler une modification dans la vision du temps qu’il formule plus clairement dans les Considérations sur les Discours de Machiavel.
64Guichardin commente en ces termes l’avant-propos de Machiavel au livre II des Discours :
La conclusion selon laquelle les temps anciens sont souvent plus loués qu’ils ne devraient l’être est très vraie (…). Je ne suis pas cependant d’accord avec lui quand il dit qu’il y eut toujours dans le monde autant de bien à une époque qu’à une autre, bien que cela ne soit pas dans les mêmes lieux (…). Certaines époques ont vu le monde rempli de guerres, d’autres ont connu la paix et en ont joui ; dans cette variation des arts, de la religion, des mouvements des choses humaines, il n’est pas étonnant qu’aient varié aussi les mœurs des hommes qui, souvent, prennent leur mouvement de leur institution, des occasions, de la nécessité. La conclusion selon laquelle les temps anciens ne doivent pas toujours être préférés aux temps nouveaux est donc vraie, mais il n’est en revanche pas vrai que l’on puisse nier qu’une époque est parfois plus corrompue ou plus vertueuse que les autres80.
65Machiavel et à sa suite Bodin81, postulant une quantité constante de bon et de mauvais se déplaçant géographiquement à la surface de la terre, rendait possible la lecture de l’histoire universelle projetée dans l’espace de son développement. Ce postulat rendait la constance du monde discernable et à certains égards prévisible. Mais il rendait aussi possible à un auteur comme Machiavel de se situer soi-même dans l’histoire comme appartenant à une époque décadente et de régler son discours en fonction de cette place. C’est la connaissance de sa propre position dans le cycle historique qui l’autorisait à mesurer la véracité de son jugement, c’est-à-dire à déterminer s’il louait à juste titre le passé de préférence aux temps présents, ou l’inverse :
Et l’on voit une cité ou un pays ordonné à la vie politique par quelque homme excellent et pour un certain temps qui, du fait de la virtù de ce législateur, va toujours vers le mieux. Celui qui naît alors dans un tel état, et qui loue plus les temps anciens que les modernes, se trompe ; et son erreur est causée par ce que l’on a déjà dit. Mais ceux qui naissent, dans cette cité ou ce pays, après qu’est advenu le temps qui la fait descendre vers sa partie la plus sombre, alors il ne se trompent pas82.
66Guichardin remplace cette image du monde par celle, plus complexe, des vicissitudes, qui rend impossible de discerner, sous le masque du temps, la constance de processus dont il persiste à reconnaître le principe. Tout en partageant les présupposés qui rendent possible la conception de l’histoire comme magistra vitae, il renonce, dans les Ricordi, à recourir à ses leçons : l’histoire n’enseigne rien, puisque le discernement ne peut être enseigné. Elle ne peut donc ni éclairer le présent, ni règler les conduites. Incapable de produire du général, elle n’est intelligible que pour une faculté de juger dont les jugements ne sont valables que dans des cas et des circonstances particulières.
67Dès lors, la seule histoire que l’on puisse écrire est l’histoire contemporaine – comme le pensera aussi Montaigne –83, et son intelligibilité n’est plus d’ordre historique, mais géographique. En effet, dans l’Histoire d’Italie, Guichardin fait démarrer son récit par une rupture de la continuité historique, l’invasion française de 1494 qui brise l’unité de l’Italie : « J’ai décidé, quant à moi, d’écrire les choses advenues de notre temps en Italie, après que les armes des Français, appelées par nos princes eux-mêmes, eurent commencé, non sans très grande agitation, à la troubler », annonce-t-il dans les premières lignes du livre I84. Ce faisant, « il rompt, le premier, avec la vision municipale de l’histoire, en pensant de façon nouvelle le temps et le lieu du récit historique »85. Il n’adopte pas non plus l’attitude des historiens qui reprennent le modèle polybien d’unité du récit pour unifier géographique le théâtre de l’histoire, comme ce sera le cas de Paolo Giovio. Dans l’Historia sui temporis (1550), qu’il fait lui aussi commencer en 1494, Giovio n’échappe pas au paradoxe, déjà présent chez Polybe, qui consiste à faire reposer l’unification de l’histoire comme intrigue, sur un conflit86. Guichardin, pour sa part, pense la division de l’Italie ; et les seules leçons qu’il propose de tirer de l’histoire, dans la suite du passage que nous avons cité, sont dès lors l’instabilité des choses et l’inconséquence des hommes :
La connaissance de ces cas si variés et si considérables permettra à chacun de retirer, pour lui-même et pour le bien public, maints enseignements salutaires ; et grâce à des innombrables exemples, il apparaîtra, à l’évidence, combien les choses humaines, comme une mer agitée par les vents, sont soumises à l’instabilité, combien sont pernicieuses, presque toujours pour eux-mêmes et toujours pour leurs peuples, les résolutions inconsidérées de ceux qui dirigent, lorsque – n’ayant d’yeux que pour de vaines erreurs ou pour leurs convoitises présentes, ne se rappelant pas les fréquentes variations de la fortune et tournant au dommage d’autrui la puissance qui leur a été conférée pour le salut commun – ils sont, par manque de prudence ou exc ès d’ambition, fauteurs de nouveaux troubles87.
68La réflexion sur l’historia magistra vitae trace donc bien un cadre commun : celui de processus historiques gouvernés par des processus naturels, à l’intérieur desquels la volonté humaine s’exerce librement, mais non de façon toujours intelligible. L’histoire se répète, mais non de façon identique ; il s’agit d’une certaine constance des processus historiques qui donne l’idée d’une signification d’ensemble. La mise en œuvre du topos nécessite donc une certaine universalité de l’histoire ; pas nécessairement une philosophie ou une théologie de l’histoire, mais une vision de celle-ci non entièrement dominée par les vicissitudes. Nos auteurs se trouvent tous confrontés au problème de l’articulation entre le singulier et l’universel, l’exemple et la règle, en vue de formuler ce qui est moins une science historique ou politique, qu’un art du temps. Guichardin met cette capacité en doute ; Montaigne ne l’évoquera même plus.
Notes de bas de page
1 Reinhart Koselleck, « Historia magistra vitae. De la dissolution du topos dans l’histoire moderne en mouvement », dans LeFutur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduction J. et M.-C. Hoock, Paris, EHESS, 1990, p. 37-62 ; p. 38 (à l’origine, dans Natur und Geschichte, Karl Löwith zum 70. Geburtstag, Stuttgart, 1967, p. 196-218).
2 H. Friedrich, Montaigne, op. cit., p. 214.
3 R. Koselleck, « Historia magistra vitae », art. cit., p. 38.
4 Ibid., p. 42.
5 Montaigne, Essais, éd. cit., I, 26, p. 156.
6 F. von Bezold, « Zur Entstehungsgeschichte der historischen Methodik », dans Id., Aus Mittelalter und Renaissance. Kulturgeschichtlische Studien, München-Berlin, 1918 (p. 362-457), p. 366-367.
7 « (…) Come se il cielo, il sole li elementi, li uomini, fussino variati di moto, di ordine e di potenza da quello che gli erono antiquamente », Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, dans Il Principe e altre opere politiche, Milano, Garzanti, 1981, l. I, Proemio, p. 104 (trad. fr. par A. Fontana et X. Tabet, Paris, Gallimard, 2004).
8 F. Guicciardini, Ricordi, R. Spongano (ed.), Firenze, Sansoni, 1951, C 76. Voir Guichardin, Avertissements politiques, trad. par J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, Le Cerf, 1988 ; F. Guichardin, Ricordi, conseils et avertissements politiques, trad. par A. Pons, Paris, Ivrea, 1998.
9 Bodin, Methodus, éd. cit., chap. viii, p. 226 a.
10 Montaigne, Essais, II, 12, éd. cit., p. 459.
11 Machiavel, Discorsi, éd. cit., I, ii, p. 112.
12 Aristote, Du ciel, 283 b ; Eugenio Garin, Machiavelli tra politica e storia, Torino, Einaudi, 1993, p. 4 (trad. fr. par F. Del Lucchese et F. Gabriel, Paris, Allia, 2006).
13 Montaigne, Essais, éd. cit., III, 9, p. 960. C’est nous qui soulignons.
14 F. Guicciardini, Considérations à propos des Discours de Machiavel sur la première décade de Tite-Live, trad. L. De Los Santos, Paris, l’Harmattan, 1997, p. 116.
15 Bodin, Methodus, éd. cit., chap. viii, p. 228 a.
16 Montaigne, Essais, éd. cit., III, 6, p. 908.
17 Machiavel, Discorsi, éd. cit., p. 244.
18 On constate la différence de formulation entre l’épître dédicatoire du Prince : « la connaissance des actions des grands hommes, apprise par une longue expérience des choses modernes et une continuelle lecture des anciennes » (Machiavelli, Il Principe, G. Inglese (ed.), Torino, Einaudi, 1995, p. 4) et les Discours : « ce que je sais et ce que j’ai appris par une longue pratique et une lecture continuelle des choses du monde » (éd. cit., p. 101).
19 Machiavelli, Il Principe, éd. cit., p. 5.
20 Machiavel, Discorsi, éd. cit., p. 104.
21 Ibid., p. 103.
22 Machiavel, lettre du 10 décembre 1513 à Francesco Vettori ; voir aussi la lettre du 9 avril 1513 au même, dans Niccolò Machiavelli, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, (1513- 1527), G. Inglese (ed.), Milano, Rizzoli, 1989 ; 1996, p. 196 ; p. 110.
23 Sur cette question, voir Leon Battista Alberti, De la peinture (De pictura, 1435), trad. J.-L. Schefer, Paris, Macula, 1992 ; 1993. Le texte de Machiavel se situe dans l’avant-propos au livre I des Discours, éd. cit., p. 55-57 et 59-60.
24 Voir la distinction entre le « vivere libero allora » et le « vivere servo » de maintenant dans Niccolò Machiavelli, Discorsi, éd. cit., II, ii, p. 253.
25 Machiavel, Il principe, éd. cit., chap. xxv, p. 162.
26 Ibid., p. 166.
27 Machiavel, Discorsi, éd. cit., I, xxxix, p. 195-196. C’est nous qui soulignons.
28 Ibid., Proemio I, p. 103.
29 Machiavel, Il principe, éd. cit., p. 32.
30 Ibid.
31 Machiavel, Le Prince, éd. cit., p. 269-270.
32 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094 a 20-25, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1972, p. 34.
33 Cicéron, De finibus, III, vi, 22, trad. par É. Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, t. I, p. 269.
34 Voir Marcia L. Colish, « Cicero’s De officiis and Machiavelli’s Prince », Sixteenth Century Journal, ix, 4, 1978, p. 81-93. On note en particulier l’identité des questions posées par Machiavel dans Le Prince et Cicéron dans le livre II du De officiis. Voir également Virginia Cox, « Machiavelli and the Rhetorica ad Herennium : Deliberative Rhetoric in The Prince », Sixteenth Century Journal, xxviii, 4, 1997, p. 1109-1141.
35 Machiavel, Il Principe, éd. cit. chap. i, p. 7.
36 Ibid., p. 37. C’est nous qui soulignons.
37 Ibid., chap. viii, p. 54-55.
38 Ibid., p. 61.
39 Ibid., chap. vii, p. 40-41.
40 Ibid., chap. xxi, p. 146.
41 Ibid., p. 149.
42 Lettre de Machiavel à Vettori du 29 avril 1513, dans Niccolò Machiavelli, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, éd. cit., p. 124. On trouvera une analyse minutieuse et inspirée de l’épisode dans John N. Najemy, Between Friends. Discourses of Power and Desire in the Machiavelli-Vettori Letters of 1513-1515, Princeton University Press, Princeton N. J., 1993, passim.
43 Ibid., p. 130.
44 Ibid.
45 Machiavel, Ghiribizzi a Soderini, dans Le Prince, trad. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, éd. cit., p. 515.
46 Ibid., p. 524.
47 Voir Anthony J. Parel, « Ptolémée et le chapitre xxv du Prince », dans L’Enjeu Machiavel, G. Sfez et M. Senellart (éd.), Paris, PUF, 2001, p. 15-39.
48 Bodin, Methodus, éd. cit., chap. vi, p. 167 a.
49 Ibid., épître dédicatoire, p. 107 a.
50 Ibid., p. 109 b. « Jus totum manat ex historia », disait Vivès (cité par F. von Bezold, « Zur Entstehungsgeschichte der historischen Methodik », art. cit., p. 370).
51 « Sunt enim artes ac scientiae, id quod tu minime ignoras, non singulorum, sed universorum ». Methodus, éd. cit., épître dédicatoire, p. 107 b. « L’expérience est une connaissance de l’individuel, et l’art, de l’universel ». Aristote, Métaphysique, A, 1, 981 a 15, trad. par J. Tricot, Paris, Vrin, 1974, t. I, p. 6.
52 Ibid., Proemium, p. 112 a.
53 Ibid.
54 H. Friedrich fait remarquer que Montaigne renonce à ce type de répertoire et à la vision de l’histoire qui l’accompagne : « Cette idée fondamentale que des notions typiques peuvent rendre exhaustivement compte des faits n’était plus utilisable dans les Essais. Aussi n’y a-t-il que très peu de passages où l’on trouvera que Montaigne a lu un historien selon la recette de Bodin ». Id., Montaigne, éd. cit., p. 214.
55 J. Bodin, Methodus, éd. cit., chap. iii, p. 112 a.
56 Ibid., p. 115 a.
57 Voir M.-D. Couzinet, Histoire et méthode à la Renaissance, op. cit., chap. vii, p. 163-187.
58 Voir supra, p. 146.
59 Guicciardini, Ricordi, éd. cit., C 76, p. 87. Voir A. Pons, trad. cit., p. 138.
60 Ibid., B 114.
61 Ecclésiaste, I, 9-10, dans La Bible, trad. L.-I. Lemaître de Sacy, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 788.
62 Guicciardini, Ricordi, éd. cit., C 110, p. 121. A. Pons, trad. cit, p. 152.
63 Machiavel, Discorsi, éd. cit., I, xviii, p. 156.
64 Guichardin, Considérations à propos des Discours de Machiavel, trad. cit., p. 116.
65 Guicciardini, Ricordi, éd. cit., C 117, p. 128. Voir A. Pons, trad. cit., p. 155.
66 Machiavel, Discorsi, éd. cit., I, xxxix, p. 195-196. C’est nous qui soulignons.
67 Guicciardini, Ricordi, éd. cit., C 114, p. 125. Voir A. Pons, trad. cit., p. 153-164.
68 « Questi ricordi sono regole… » Ibid., A 11, p. 11.
69 Ibid., C 6, p. 11. Voir A. Pons, trad. cit., p. 108.
70 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 14, 1137 b.
71 P. Carta, « Guicciardini scettico ? », dans Bologna nell’età di Carlo V e Guicciardini, a cura di E. Pasquini et P. Prodi, Bologna, Il Mulino, 2000 (p. 265-281), p. 270.
72 Guicciardini, Ricordi, éd. cit., C 113, p. 124. Voir A. Pons, trad. cit., p. 153.
73 P. Carta, « Guicciardini scettico ? », art. cit., p. 271.
74 « La conséquence que nous voulons tirer de la ressemblance des événements est mal sûre, d’autant qu’ils sont toujours dissemblables il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété ». Montaigne, Essais, éd. cit., III, 13, p. 1065.
75 « Toutes choses se tiennent pas quelque similitude, tout exemple cloche, et la relation qui se tire de l’expérience est toujours défaillante et imparfaite ; on joint toutefois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les lois, et s’assortissent ainsin à chacun de nos affaires, par quelque interprétation détournée, contrainte et biaise ». Ibid., p. 1070.
76 Guicciardini, Ricordi, éd. cit., C 186, p. 198. A. Pons, trad. cit., p. 183.
77 Ibid., A 155, p. 194.
78 Ibid., C 182.
79 Ibid., C 58, p. 87. A. Pons, trad. cit., p. 131.
80 Guichardin, Considérations à propos des Discours de Machiavel, trad. cit., p. 116.
81 « Quoi qu’il en soit, et puisque, par une certaine loi éternelle de la nature, la conversion de toutes choses semble retourner en cercle, de sorte que les vices succèdent aux vertus, l’ignorance à la science, le déshonnête à l’honnête et les ténèbres à la lumière, ils se trompent, ceux qui pensent que le genre humain empire ». Bodin, Methodus, éd. cit., chap. viii, p. 228 a.
82 Machiavel, Discorsi, éd. cit., l. II, proemio, p. 242.
83 Montaigne, Essais, éd. cit., I, 21, p. 106.
84 F. Guicciardini, Histoire d’Italie (1492-1534), I. 1492-1513, trad. par J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, Robert Laffont, 1996, l. I, chap. i, p. 3.
85 J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, dans F. Guicciardini, Histoire d’Italie, éd. cit., « Introduction », p. xix.
86 M.-D. Couzinet, Histoire et méthode à la Renaissance, op. cit., chap. viii, p. 191-204. Voir Paolo Giovio, Historiarum sui temporis vigintiquatuor libros complectens, Paris, M. Vascosan, 1553, p. 1 (1re éd. : 1550 ; 1re éd. complète : 1552).
87 F. Guicciardini, Histoire d’Italie, éd. cit., t. I, l. I, chap. i, p. 3.
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