Kenneth White et la France
p. 115-145
Texte intégral
Peut-être suis-je un écrivain scotto-français, ou franco-écossais.
Peut-être suis-je un écrivain européen, de cette Europe culturelle qui reste à créer. Peut-être suis-je un écrivain du monde ouvert dont je parle depuis longtemps.
Kenneth White, conférence de Stockholm, 14 mai 1997.
1Né en 1936 à Glasgow, Kenneth White a passé son enfance et son adolescence à Fairlie, petit village de la côte sud-ouest de l’Ecosse, où il a pu arpenter à son aise le rivage peuplé d’oiseaux de mer et « chamaniser » sur les collines de l’arrière-pays, avant de retrouver Glasgow et les « fournaises de la ville1 » pour quatre années (1954-1958) d’études littéraires et linguistiques à l’université (français et allemand avec philosophie et latin) ; quatre années entrecoupées par une année d’étude de la philosophie (allemande et orientale) à Munich, suivies par quatre ans d’un séjour d’études à Paris (1959-1963), (consacré théoriquement à la préparation d’une thèse sur le surréalisme : « Poetry and politics in the context of surrealism » centrée sur Eluard, mais dans les faits mis à profit pour vivre, amasser, et « enformer » le matériau d’un livre qui, écarté2 par ses éditeurs londoniens, paraîtra en 1976 en français sous le titre Les Limbes incandescents. Ces quatre années parisiennes sont entrecoupées de retraites ardéchoises, dans un hameau des Cévennes entré dans le patrimoine littéraire par la grâce des Lettres de Gourgounel. De 1963 à 1967, White est de retour à Glasgow ; il y enseigne à l’université la littérature française (poésie moderne et les encyclopédistes) ; il se livre aussi à des activités para-universitaires pérennisées par les Jargon Papers3 ; il traduit Daumal (travail inédit à ce jour) et André Breton4. En 1967, pour des raisons d’ordre culturel, il reprend, définitivement semble-t-il, et en coupant temporairement les ponts avec son pays, le chemin de la France avec son épouse française Marie-Claude, se fixant d’abord à Pau dans les Pyrénées-Atlantiques (1967-1983), puis à Trébeurden dans les Côtes-d’Armor (naguère Côtes-du-Nord), tout en assurant un enseignement universitaire à Paris (1970-1996). De ce parcours biographique succinct il ressort que la France intervient par sa culture, sa littérature, ses penseurs, sa langue, dans la formation intellectuelle et dans la pensée de Kenneth White. Elle intervient aussi, comme pensée géographique et culturelle, dans sa vie, donc dans sa pensée et ses écrits : chacun des lieux où il a vécu – Paris, Gourgounel, Pau, Trébeurden – se manifeste dans sa thématique mais aussi dans sa poétique. Pour commencer nous examinerons sa situation, son attitude vis-à-vis de « ses » deux pays, et de leurs cultares qui, par delà des différenciations individuelles, peut-être s’intégrent dans un plus grand mouvement.
Entre deux pays, entre deux langues
2Quand, en 1969, Samuel Beckett reçut le prix Nobel de littérature, deux pays inscrivirent cette récompense à leur palmarès national. Pourtant, malgré son long séjour parisien et bien qu’il écrivît et s’auto-traduisît dans l’une et l’autre langue, bien que ses personnages, ses paysages aient un caractère abstrait, dépouillé, Beckett, par son humour, son tempérament, reste un écrivain irlandais, à l’égal de Joyce qui a passé sa vie d’exilé semi-errant à recréer Dublin et l’âme mythique de sa race. Kenneth White n’a pas vécu son départ d’Ecosse comme un exil :
Je me sens absolument chez moi en France, peut-être surtout en ce moment (je parle de la deuxième moitié du xxe siècle) où les modèles flanchent. J’ai trouvé ici le terrain culturel et intellectuel qu’il me fallait, et que je ne trouvais pas en Grande-Bretagne... (Le Poète cosmographe, p. 165)
3À ce jour, il a vécu plus longtemps en France que dans son pays de naissance. Bilingue lui aussi même s’il ne s’auto-traduit pas, il y a exercé de hautes fonctions universitaires. Il s’est vu conférer, en 1985, l’une des plus hautes distinctions à laquelle puisse aspirer un écrivain de langue française : le Grand Prix du rayonnement français de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre – outre plusieurs autres prix littéraires prestigieux (parmi lesquels aussi, en 1983, le prix Médicis étranger pour Fa Route bleue). Pourtant, jusque dans les motivations, plus intellectuelles qu’affectives, qui l’ont poussé à quitter l’Écosse, White s’inscrit dans la tradition, qu’il revendique, du Scotus vagans. Sans renier en rien son origine glaswégienne (il cultive plaisamment la rivalité avec l’« Athènes du Nord » toute proche), il ne manifeste aucune nostalgie pour sa ville, son pays ni pour sa langue d’origine, car ils restent comme un principe au cœur de sa pensée et de sa « prose du monde ». Il est facile de montrer5 combien les concepts-clés de son monde s’originent dans le pays de son enfance, la dialectique du « monde blanc » et du « monde flottant » dans celle de Fairlie (le rivage atlantique) et de Glasgow (la ville grouillante de vie), tout comme le « nomade intellectuel » conjugue activement l’« antisyzygie » du tempérament écossais. L’Écosse, mais une Ecosse première, primordiale, paradigmatique, Alba, reste au cœur de la pensée de Kenneth White et de sa poétique : « Je dirais qu’il s’agit d’une lutte entre l’esprit archipélagique et l’esprit institutionnel » (FD, p. 217.) En France, et dans les pays francophones, sa « scotticité » fondamentale a été immédiatement reconnue, saluée par les spécialistes les plus éminents. Depuis la France, Kenneth White a beaucoup écrit sur l’Écosse, à l’incitation de plusieurs éditeurs : un magnifique volume, Écosse, où les photographies d’Erwan Quénéré précèdent le texte de White, en 1988, chez Arthaud, qui, cette même année (et sous ce même intitulé Écosse), reprend un livre publié en 1984 par Flammarion sous le titre L’Écosse avec Kenneth White. En 1988 il dirige un numéro hors série de la collection Autrementintitulé L’Écosse : pierre, vent et lumière. En 1991 il fut l’invité d’honneur du Centre d’études écossaises de Grenoble qui tenait son premier congrès international sur le thème « Ecosse, regards d’histoire ».6 Il donne, en France et les pays francophones limitrophes, mainte conférence (ainsi que des émissions radiophoniques) sur le thème « Énergies celtes » ou « L’Écosse, paysage physique, paysage mental »... Certes, l’originalité et la hardiesse de son projet ontologique (après Breton, qui parlait déjà de « changer de monde ») n’y ont pas toujours été compris ni admis. Mais il a ressenti surtout l’incompréhension de certains critiques écossais déroutés par son approche, autre, plus abstraite et plus essentielle, de la scotticité.7
4Donc il ne s’agira ici d’aucune tentative pour inscrire Kenneth White dans une tradition ou un parcours français quels qu’ils soient – ou l’y rattacher ; ni de faire de lui, comme naguère ses pairs français le firent d’un illustre prédécesseur, David Gascoyne alors activement surréaliste, « le plus français des poètes anglais ». Il est en revanche une fonction, entre bien d’autres, qu’il assume et assure avec une avidité érudite que ne ralentissent pas les années : celle de messager entre les cultures des deux pays, qui œuvre à faire connaître en France (avec possible réciprocité) les savoirs et les énergies écossaises qui, du Moyen Âge à nos jours, ont affecté la culture française voire celle du continent, parfois après des détours planétaires.
5La vie et les publications de White jouent un chassé-croisé entre les deux pays ; les deux cultures, les deux géographies s’entrelacent au départ dans sa vie : c’est en Ecosse, à l’école, à l’université, chez les libraires et les bouquinistes, qu’il découvre Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Breton, Reverdy, en même temps que des ouvrages de philosophie et d’histoire des pays celtes... Au musée municipal de Glasgow, il découvre et contemple longuement les impressionnistes et les post-impressionnistes ; au musée d’Edimbourg, le portrait de Rousseau par Ramsay et Le Port de Bordeaux peint par Boudin... En 1963 ses étudiants d’anglais de la Sorbonne impriment Wild Coal, son premier volume de poèmes, tous inspirés par le paysage écossais ; lorsqu’une édition bilingue, En toute candeur, paraît, un an plus tard, en 1964, au Mercure de France, à l’initiative de Pierre Leyris qui présente et traduit ces poèmes, White a regagné sa ville natale et y enseigne la littérature française à l’université ; en revanche, lorsque paraissent à Londres, en 1969, ses traductions de poèmes d’André Breton, il a regagné la France. Les Lettres de Gourgounel, vécues et composées dans les Cévennes, paraissent en anglais dès 1966 en Grande-Bretagne, bien avant de connaître une édition française (en traduction) en 1980. Invité à l’automne 1996 par l’Institut français d’Edimbourg à exalter la nouvelle (et l’ancienne) alliance, il confiait qu’il avait composé Le Grand Rivage (Walking the Coast), son « testament écossais », dans une petite chambre qu’il occupait alors, dans les années soixante, à l’Institut.
6En pays francophone mais aussi en Ecosse au cours de la dernière décennie, il lui a souvent été demandé d’illustrer ce thème des relations culturelles, généralement peu connues, entre les deux pays. Il se plaît alors à rappeler que Pierre de Ronsard, jeune page de la reine Marie Stuart, fit à la cour d’Ecosse son apprentissage de poète ; que Rousseau persécuté sur le continent se vit offrir l’hospitalité en son pays par le philosophe écossais David Hume dont la pensée, qui a marqué celle de Kant, éclipse tous les amateurs anglais en ce domaine – une petite pique en passant aux voisins du sud de l'île... Dans son essai, Sur Ernest Renan, White rappelle – ou révèle – que l’anthropologue écossais Sir James Frazer tenait le penseur français ancêtre du comparatisme en haute estime, et loue la « combinaison si complète, si harmonieuse de l’esprit littéraire avec l’esprit scientifique » et, résume White, « la conjonction entre “l’historien” et le “poète” » (cité dans PA, p. 141). Nul n’ignore l’origine celte, écossaise, des poèmes qui, repris même affadis en plein xviiie siècle par MacPherson, déclenchèrent le raz de marée romantique qui allait recouvrir l’Europe entière et une partie du continent américain. On connaît moins les composantes celtes de ce mouvement cosmopolite, plus parisien que français, que fut le surréalisme – André Breton saluant fraternellement le moine « hérétique » Pélage, ennemi de saint Augustin. Tout un champ occulté d’influences, toute une culture aussi, se révèlent ainsi à la curiosité d’un public francophone cultivé.
7Dans ce vaste territoire qui s’ouvre aux explorateurs des cultures, White s’intéresse tout particulièrement à un itinéraire mental qu’il adopte comme le sien propre, celui de l’« Ecossais extravagant », de ce Scotus vagans à la forte personnalité, tels les moines celtes chrétiens du Moyen Âge bâtisseurs de monastères, missionnaires érudits invités à la cour de France (tel Érigène par Charles le Chauve) ou dans les universités (Buchanan, maître de Montaigne, à Bordeaux)... Plus près de nous dans le temps, White s’intéresse à des errants à la forte et originale personnalité, tel Stevenson sillonnant le nord de la France, les Cévennes8 avant de s’embarquer pour les mers du Sud, et surtout un Patrick Geddes9 invitant à l’université d’Édimbourg, où il occupait la chaire de biologie, son collègue Elisée Reclus, après avoir lui-même étudié au Centre de biologie marine de Roscoff, et, grand voyageur, allant jusqu’en Inde avant de fonder le Collège des Écossais à Montpellier.
8Reste la question de la langue, anglais, français : White utilise l’une ou l’autre langue dans son enseignement et ses écrits ; avec, pour ces derniers, une coutume sinon une règle : ses essais, son œuvre critique, sont produits directement en français ; sa prose (itinéraires, autobiographie) et ses poèmes sont composés dans sa langue maternelle (les éditions françaises de sa poésie sont toujours bilingues). Après avoir confié au départ ses textes à des traducteurs, universitaires ou non, souvent excellents, Kenneth White, depuis de longues années, tant pour la prose que pour les poèmes, a pour traductrice son épouse Marie-Claude elle-même angliciste, enseignante et aussi artiste10 ; et de son travail, où se révèlent de profondes affinités intellectuelles avec le sien, naissent d’authentiques recréations.
9La traduction, par la relation théorique et pratique qu’elle implique entre les deux langues, ressortit pour lui d’une dynamique d’ouverture linguistique et culturelle propre à dépasser les blocages nationaux.11 S’exprimant tantôt en anglais, tantôt en français, White dit expérimenter un entre-deux linguistique stimulant. En tant qu’écrivain de langue française, il œuvre à réduire l’écart, plus considérable qu’en anglais, qui sépare le parlé de l’écrit ; sa prose et sa poésie fourmillent de tournures et d’expressions familières idiomatiques qui leur confèrent vie, énergie, saveur. Conscient par sa longue expérience de lecteur des qualités propres de chacune des deux langues, White refuse de les opposer en suivant les critères habituels d’un sens poétique du concret opposé à un goût de l’abstraction conceptuelle. Comme il le souligne souvent en prenant des exemples, le français lui aussi sait dire simplement les choses les plus simples de la vie ; ainsi Montaigne : « Quand les vignes gèlent dans mon village » - une phrase parfaite, un français parfait, commente White. Autre « phrase parfaite » : « L’océan ronge nos côtes », qui ouvre Les Travailleurs de la mer. Impossible, après Rimbaud et son « aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes », d’ignorer la capacité « poétique » de notre langue ; et on peut enrichir le français par des emprunts subtils. Le clivage entre les deux langues se situe pour lui sur un autre plan, d’ordre plus syntaxique que lexical : le français est plus précis, plus ferme, plus énergique ; plus rigide aussi, alors que l’anglais, plus mou, plus flou, permet une plus grande souplesse et rapidité de l’expression. Aux poètes, véritables ouvreurs de mondes, d’ouvrir également la langue pour permettre à l’être humain de sortir de son ego et reprendre contact avec son origine cosmique :
Que l’homme connaisse la nudité. Menez-le à l’océan gris et à la terre nue. Révélez-lui les arcanes du langage. Montrez-lui qu’« homo » est « humus » et que le mot soul (âme) vient d’un mot gothique qui signifie « la mer ». Apprenez-lui que la nudité de la nature doit briller à travers les mots de ses poèmes et que par conséquent ses mots doivent être clairs, transparents... (En toute candeur, p. 70)
10White, dans une image puissante, propose de rapprocher les deux langues comme se rencontrent Garonne et Dordogne pour former une Gironde large, majestueuse, paisible, qui s’en va vers l’ouverture océanique. Kenneth White et sa traductrice, chacun dans son champ d’activité propre mais dans une même visée d’ouvrir le langage à une relation cosmique et aux nouvelles logiques découvertes et développées par la pensée scientifique contemporaine, œuvrent – « œuvrer-ouvrir » – (TD, p. 11) à assouplir la langue française, entre autres à la sortir de son enfermement grammatical dans la personne :
La ligne côtière
Écrire des poèmes ?
plutôt suivre la côte
fragment après fragment
ça avance
ça respire
ça se déploie.
Coastline
Write poetry ?
rather follow the coast
fragment after fragment
going forward
breathing
spacing it out. (TD, p. 120-121)
11Sa traductrice n’hésite pas à assouplir grammaticalement la syntaxe comme le fait naturellement l’anglais : « Last thing I saw in Havre-Saint-Pierre was a little maple-tree, blushing autumnly for all it was worth » (The Blue Road, p. 105) devient : « La dernière chose que j’ai vue à Havre-Saint-Pierre, c’était un petit érable tout automné, qui rougissait de toutes ses feuilles. » (RB, p. 146)
Le champ du grand travail
12Quand Kenneth White quitta le contexte britannique en 1967, ce fut avec le refus d’une littérature qui tournait autour des mêmes topiques limités et d’une poésie qui, tout en étant « bien faite », formellement correcte, était complètement dépourvue d’énergie mentale, totalement incapable d’ouvrir un monde. En France, il s’est rapproché d’écrivains qui, d’une manière analogue, s’élevaient contre le « bien écrire » français, à commencer par les surréalistes qui, dédaigneux du roman routinier et d’une poésie « comme au ruban, à tant le mètre », cherchaient à ouvrir des « champs magnétiques ». Est-ce à dire que White ne s’intéresse pas à l’écriture proprement dite ? Loin de là. Si une esthétique formaliste ne se situe pas parmi ses premières préoccupations, c’est qu’il a été avant tout à la recherche de champs d’énergie d’où pouvaient surgir de nouvelles forces, de nouvelles formes. Le premier poète dont la poétique lui ait vraiment excité l’esprit était Walt Whitman, accusé de manquer d’art par des artistes aujourd’hui tombés dans l’oubli. Whitman a été pour White un point de départ : il y a du whitmanisme chez lui, mais en plus dense. Il a beaucoup appris des whitmanophiles Ezra Pound et William Carlos Williams — là encore avec des nuances. En France, si le surréalisme l’a attiré par son mouvement général, il n’a jamais été surréaliste (sauf, peut-être, passagèrement, dans les premières pages des Limbes incandescents). Il essaie de reprendre là où Rimbaud a laissé les choses, intéressé entre autres par le refus du « vers » chez l’homme aux semelles de vent et par son recours à la prose « illuminante ». Il a côtoyé aussi un certain temps Cendrars (étudiant, il a traduit La Prose du Trans sibérien), et il s’est trouvé une certaine parenté avec Saint-John Perse. Si White a peu exprimé ses recherches dans ce domaine, des références explicites à l’écriture parsèment son œuvre (que l’on songe, par exemple à la préface des Limbes incandescents), et quiconque lit de près ses écrits (vers ou prose) découvre vite les éléments d’une poétique très particulière. Ce n’est ici ni le lieu ni le moment pour entreprendre une telle étude. Mais, pour résumer, on pourrait dire que White a en lui des éléments de poétique anglo-saxonne et celte, qu’il a développé sa poétique au contact de ce qu’il y a de plus vivant dans la littérature des xixe et xxe siècles ; qu’il a affiné sa pratique du côté de l’Orient ; et que de tout cela résulte un accent whitien évident, qui frappe par sa force, sa fraîcheur et son ouverture. Ici, dans les pages qui suivent, il s’agira moins de description stylistique, d’analyse de textes que de configuration d’un contexte. Pour White, justement, se plonger dans un contexte est le début de toute poétique puissante.
13Kenneth White découvre la littérature française, parallèlement aux transcendantalistes américains et à Whitman, à l’âge du lycée, mais son initiation se fait moins à l’école que chez les bouquinistes de Glasgow à qui il consacre tout son argent de poche. La découverte-choc est celle des Travailleurs de la mer, dans la collection Nelson ; dans son enthousiasme, l’adolescent obtient de ses parents que son premier voyage à l’étranger soit pour Guernesey et la maison de Victor Hugo. Dès l’université, son panthéon triadique, composé de Whitman, Nietzsche et Rimbaud, résume les trois cultures étrangères qui l’ont aidé à forger sa propre pensée ; les choix qu’il effectue dans chacune d’elles visent la même finalité de retrouvailles avec un « monde » mais par des cheminements plus ou moins différents.
14Du côté de l’Allemagne, Humboldt, parisien d’adoption, réintroduit le concept de cosmos dans la pensée occidentale ; dans le sillage de la « Naturphilosophie » (avec référence particulière à Novalis) et, en opposition à l’« autoroute hégélienne », Hôlderlin, Nietzsche, Rilke, Trakl, Husserl, Heidegger conjuguent à des degrés divers poésie et pensée philosophique pour retrouver un lien existentiel entre cette pensée et l’intimité de la terre, profondeur intérieure et profondeur du monde. Par ailleurs, White emprunte à Spengler sa vision planétaire des civilisations et le terme de « nomade intellectuel » dont il modifie en le dynamisant le contenu conceptuel.
15De Thoreau ou Melville à Oison ou Snyder, les poètes américains, dont White retrace le parcours dans sa thèse, ses cours et ses émissions de Radio-Sorbonne, disent l’immensité d’un espace physique et mental encore ouvert aux explorations de la pensée et de l’écriture.
16La culture française, comme le constatait Deleuze, est plus « humaniste », plus centrée sur l’humain, moins ouverte sur un espace sauvage que l’anglo-saxonne. Quelle qu’ait été au cours des décennies la familiarité de White avec la France, il n’était pas question d’y sacrifier à un nationalisme qu’il refusait de servir en Ecosse :
Étudiant en littératures étrangères et en philosophie, à Glasgow, mon idée du mouvement littéraire français me venait surtout à travers Montaigne, Diderot, Rimbaud et Breton. J’étais aussi grand lecteur de Goethe qui, dans ses essais, proposait un dépassement des littératures nationales, qu’il appelait Weltliteratur (littérature mondiale). Nietzsche allait aussi dans ce sens, parlant de la nécessité de devenir « supra-national » et « bon européen », et déclarant que prononcer ensemble les mots « nation » et « culture » était commettre une flagrante contradiction dans les termes – sauf peut-être, précisait-il, dans le cas de la France.12
17En troisième partie, cet essai examinera comment les divers lieux de séjour en territoire français ont pu affecter ou conforter la pensée et l’écriture de White. Mais dans les pages qui suivent nous allons étudier comment le paysage culturel français, dans sa diversité et sa diachronicité, a pu affecter, nourrir, orienter cette pensée et cette écriture.
18La culture française, telle que la perçoit, la reçoit White, se manifeste de manière non linéaire comme un champ référentiel constellatoire de moments privilégiés à travers le temps depuis le Moyen Âge (Rutebeuf, Villon « cette énergie de la parole et de l’existence ») jusqu’à nos jours, et comme un réseau de genres qui exclut totalement le théâtre, mais comprend des essayistes de premier plan (Montaigne, le Rousseau des Rêveries, jusqu’à Bataille, Caillois...), des penseurs de sciences très pluridisciplinaires (de La Pérouse ou Buffon à Bachelard ou Poincaré...), des romanciers (de Rabelais ou du Hugo des Travailleurs de la mer à MacOrlan, Céline, Giono, Delteil, le Camus de L’Étranger éponyme de notre époque) et bien sûr nombre de poètes depuis Rimbaud et la fin du xixe siècle (nous allons y revenir) dont la plupart ont fait l’objet d’études dans La Figure du dehors, Une apocalypse tranquille, L’Esprit nomade, ou Le Plateau de l'albatros. Rebelles, anarchistes, individualistes dans la lignée d’un Rabelais ou d’un Montaigne, tous ces auteurs s’écartent de l’intelligentsia parisienne et de ses valeurs, pour souvent évoluer hors cadre et d’une manière isolée, et ils ont tous un rapport à la terre (Giono, Delteil, Perros, MacOrlan, Montaigne...) sans qu’il soit envisageable de les inscrire dans le triple déterminisme élaboré par Taine (le terroir, le moment, la race) car ils sont aussi souvent de grands voyageurs (Rimbaud l’Ardennais, Segalen le Breton, Cendrars..., même Montaigne et Rabelais) ; ils sont souvent des Celtes, plus gaulois que français, liés à la Bretagne (Renan, Segalen, Corbière...). White discerne aussi cette dynamique tellurique chez des peintres abstraits (Tanguy, Atlan, Fagniez — dans l’essai qu’il consacre à ce peintre aux éditions Art’Poche en 1992 il définit implicitement les principes de la géo-poétique appliquée aux arts plastiques) et chez des écrivains ou des penseurs apparemment autrement motivés : ainsi chez le Gide des Nourritures terrestres, qui écrit : « Je vous ai vus, grands champs baignés dans la blancheur de l’aube » ; ou chez Bergson, par ailleurs rarement évoqué, qui écrit dans Le Rire : « Notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. » (cité dans PA, p. 145)
19Même Descartes, père de cette modernité « humaniste » dont White place le rejet au fondement de la pensée géopoétique, intervient a contrario dans la gestation de cette nouvelle autre manière d’appréhender le monde. Tout en écartant le cartésianisme, White, lui-même épris d’une rationalité lucide et ouverte, se dit fasciné par la pensée claire, l’évidence incisive du philosophe du xviie siècle – « Descartes a dressé des cartes, mais la carte, on le sait, n’est pas le territoire » (FD, p. 41) :
Depuis que je les avais rencontrées, à l’âge de dix-huit ans à Glasgow, les méditations de prima philosophia de Descartes m’avaient fasciné. Mais après m’être posé de plus en plus de questions sur la nature de l’« essence » et de l’« essentiel », j’en étais arrivé à l’idée d’une primapoesia, peut-être plus élémentale qu’essentielle. (Le Livre des abîmes et des hauteurs)
20Le Rimbaud qui fascine White, lui aussi un « horrible travailleur », est tout autant le voyageur-géographe de la fin que celui qui s’écrie : « Si j’ai du goût, ce n’est plus guère que pour la terre et les pierres », tout en évoquant le murmure des ruisseaux ardennais. Pour White, la véritable connaissance, le vrai savoir n’est plus d’ordre « objectif », mais passe par une intuition, une immédiateté fulgurante : ainsi Rousseau, à la faveur d’un accident (et dans la plus pure tradition du satori bouddhique) s’éveille-t-il à cette vérité que l’individu est un élément dans un tout qui l’entoure et ainsi il ouvre la voie à Novalis et Musil. Ces retrouvailles avec le monde, White les découvre chez les essayistes et les romanciers comme chez les poètes, car la coupure ontologique est désormais abolie entre des genres ou des véhicules linguistiques que seule sépare la fréquence de procédés linguistiques. Tous les poètes auxquels s’intéresse White sont des penseurs du monde, d’un nouveau cosmos, d’un « chaosmos ». White cite, dans nombre de ses exergues, ces auteurs attirés par le « nord cosmique » étudié par Henry Corbin dans L'Homme de lumière dans le soufisme iranien (cité dans RB, p. 47), qui « nomadisent » loin de la modernité dualiste : Blanchot (FD, p. 149), Céline (RB, p. 69), Rabelais (RB, p. 187), Delteil (FD, p. 125), Michel Serres (FD, p. 9), Annie Lebrun (RB, p. 13) ; et Camus qui s’écrie : « Jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde » (RB, p. 83) ; White cite aussi Cendrars, pour qui « l’écriture est une révélation du monde » (PA, p. 242). Pour Saint-John Perse, dans Exil, « lointaine est l’autre rive où le message s’illumine » (cité dans FD, p. 119). Pour Artaud, il s’agit de « retrouver le paysage archaïque, sortir de l’ère de la névrose et de la séparation » (cité dans FD, p. 42). Pour White lui-même « il s’agit, en quittant toute orthodoxie et tout esprit de système d’arriver, à travers une fusion d’idées, à une lumière, à un rayonnement » (FD, p. 109), et d’accomplir le souhait exprimé par Manuel de Dieguez : « Puissè-je remonter au désir originel qui anime ma raison » (RB, p. 147). Un désir, précisons-le, qui anime tout autant outre-Rhin Heidegger, qui œuvre à retrouver « ein anfänglisches Denken », qu’outre-Adantique un William Carlos Williams remontant « through to the white » – et bien des Indiens tant d’Amérique que d’Asie.
21On l’aura compris, White vise au-delà, plus loin que la littérature de quelque pays qu’elle soit, à quelque nation qu’elle appartienne :
22En fait, ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce n’est pas ce qui se passe à l’intérieur de la littérature (depuis le gros roman jusqu’à la déconstruction), c’est ce qui se passe au bord de la littérature, là où la poétique (que ce soit en prose ou en vers) rencontre la philosophie et la science. (Coast to Coast, p. 60)
23Il situe délibérément son « champ du grand travail » hors de ce qu’il considère comme les deux courants majeurs, opposés et complémentaires, de notre littérature, qu’il résume avec une lumineuse sobriété comme « Versailles et 1789 ». Il récuse une littérature « engagée » socialement et politiquement, comme il refusait le nationalisme étriqué, intellectuellement et esthétiquement médiocre, de son propre pays :
Quelque part quelqu’un
doit apprendre à vivre serein
Somewhere somebody
bas to reach the cool
(« Nouvelles d’un Coin du Sud-Ouest », TD, p. 245)
24Mais il rejette tout autant, à l’inverse, une « sur-écriture », un « sur-classicisme », une « versaillisation », une « goncourtisânerie » de l’écriture, face à un « avachissement populacier ».13
25Au fond, White renoue avec l’esprit de Montaigne, « le premier homme libre qui ait paru en Occident, le premier à être autonome » (White cite ici Élie Faure), érudit du « gay savoir », curieux du monde qui l’entoure, essayiste mêlant autobiographie et pensée, plus cher à son cœur encore que ne l’est un Rabelais « qui allie tout le savoir de la Renaissance à un humour extravagant » :
Mes premières lectures de Montaigne remontent à Glasgow [...] J’avais commencé à le lire par devoir [...] Mais le sens du devoir a vite cédé la place à une sensation de plaisir, et celle-ci a considérablement augmenté quand je me suis rendu compte un jour que l’auteur que je lisais avec ferveur à l’époque, Friedrich Nietzsche, avait une admiration sans borne pour le même Montaigne [...] J’ai continué à lire Montaigne, et Nietzsche, en Allemagne [...] Par la suite, les essais de Montaigne faisaient partie des quelques livres que j’avais rassemblés à Gourgounel [...] Et je l’ai beaucoup fréquenté aussi à Pau, autour de 1969 (oui, en effet, juste après 68)...14
26À maintes reprises, White a rendu hommage à ses frères en poésie : « À part Montaigne, l’homme d’Aquitaine, ma famille française commence avec Rimbaud et va jusqu’à Michaux, en passant par Breton, Artaud et René Daumal » (Coast to Coast, p. 60). C’est à Rimbaud que White emprunte la définition éminemment géopoétique avant la lettre, « le lieu et la formule » (Mahamudra, p. 36 : « the place and the formula, the essential locality and the few necessary words »). Un très bel essai de La Figure du dehors, « Après Rimbaud », place la période glaswégienne de la vie de White sous l’invocation d’Une saison en enfer et fait du poète ardennais (qu’il rapproche fondamentalement de Nietzsche) son guide vers l’Orient du vide et du haïku15 :
Rimbaud, au fond, n’est pas français. Il est beaucoup trop rude et abrupt pour être français. Il vient de plus loin. Gaulois ? Peut-être. Il trouve mal sa place dans la littérature française. En fait, dans le voisinage d’un Rimbaud avant la chute (quelle dérision qu’après celui qui se voulait « fils du soleil » ait été reconnu « chef de l’école symboliste et décadente »), la notion même de littérature française, avec son histoire, ses écoles, ses réputations, semble frappée d’insignifiance. (FD, p. 64)
27Rimbaud, « horrible travailleur », « un piéton, rien de plus », énergique dans sa vision des erreurs de l’Occident, est plus radical que Baudelaire pour qui aussi le poète est « le suprême savant », plus radical aussi que Mallarmé, ce « bouddhiste figé » dont White malgré tout apprécie qu’il ait voulu « spatialiser » la poésie sur la page blanche :
Géopoétique
Une version
plus près
de l’os, de l’aile
de la vague
de la pierre
de ce que Stéphane
appelait naguère
« l’explication orphique
de la terre »16
28Segalen, Cendrars, Corbière, Michaux, poursuivent l’exploration ontologique entreprise par Rimbaud ; ils mènent plus effectivement que lui leur rencontre avec une terre planétaire, mais sans doute moins radicalement leur révolte...
29Victor Segalen apparaît comme l’alter ego le plus proche de Kenneth White bien que professionnellement (et ils n’ont laissé le choix de leur métier ni l’un ni l’autre au hasard) ils s’opposent : un médecin naval et un professeur, mais au fond, chacun d’eux, à sa manière, est un medecine man. Kenneth White croise à plusieurs reprises mentalement, imaginativement, et presque physiquement, la trace du Breton, aux abords de la Chine puis en Bretagne. Segalen est le créateur sur qui il a le plus écrit à ce jour17 :
Suivre [...] les traces obscures de ce Celte en Chine, c’est entrer dans un autre espace, une autre logique, une autre histoire que ceux dans lesquels le christianisme et ses succédanés nous ont enfermés
[...]
Il est concret et abstrait à la fois [...], coincidentia oppositorum [...], union du concret et de l’abstrait, de l’immédiat et du transcendant. (FD, p. 199 et 205)
Il a ce goût de l’errance et de la découverte dont nous avons parlé : « Je suis né pour vagabonder, dit-il, voir et sentir tout ce qu’il y a à voir et à sentir au monde. » Il a une énergie intellectuelle sans bornes. Il remonte jusqu’à l’archaïsme, afin de recommencer. Il sait allier une vie de sensation (dans son itinéraire, c’est Tahiti) à l’activité de l’esprit (c’est la Chine), et aux envolées de l’imaginaire (c’est le Tibet). Il pousse sa vie et sa pensée jusqu’aux limites. Et il dit tout cela au moyen d’une parole dense, d’une écriture à la fois souple et tendue dont il a continué à développer la pratique jusqu’à la fin de sa vie. Il cherche aussi d’autres formes de littérature. C’est un des premiers à vouloir sortir de ce qu’il appelle « la forme puérile du roman » et à cheminer, écrivant et pensant, d’une manière tout à fait différente. Équipée, notamment, va dans ce sens. (Le Poète cosmographe, p. 188)
30White se dit « fasciné par la géométrie analytique de la pensée chez Valéry » (Atlantica, p. 59) et lui a consacré récemment un essai où il reconnaît entre autres préférer le penseur des Cahiers au poète épris de perfection classique :
Si Valéry accompagne volontiers Descartes, Nietzsche et Léonard de Vinci, il accompagne aussi volontiers Faraday (en physique), Riemann (en mathématiques) et Pasteur (en biologie). Son action est analogue à celle de ces scientifiques par le désir à la fois de creuser les relations fondamentales et de rendre plus connexes les branches pratiques [...] Il pratique une « physique de l’esprit », son système est basé sur une sélection nouvelle de variables et, si Russell et Whitehead ont pu écrire Principia mathematica, lui a peut-être écrit au moins les prémices d’un Principia poetica...18
31On s’attendrait à ce que White ait consacré plus d’espace au surréalisme français, qu’il présentait en 1964, dans les Jargon Papers, comme l’un des deux phares ontologiques, avec le bouddhisme, de son projet de « révolution culturelle ». Par la suite, il a paru faire marche arrière en récusant à plusieurs reprises – pour éviter une étiquette abusive de plus – tout engagement formel dans un mouvement dont il estime qu’il a fini par se figer dans un dogmatisme politique et esthétique et aussi qu’il s’est trop peu préoccupé de donner une dimension cosmique à sa révolte. Réservant son intérêt et ses études aux dissidents du mouvement, Daumal, Artaud, Bataille, Delteil, Caillois voire Char, qui ont poussé plus radicalement leur révolte ontologique, à part Breton il ne mentionne aucun des membres du groupe parisien à l’exception, et négativement, d’Éluard ; d’Aragon, il ne cite que Le Paysan de Paris, en rapport avec la poétique de la grande ville. White, s’il ne ménage pas son admiration à la haute figure intègre, intransigeante, de Breton, lui reproche aussi de réduire dans Arcane 17 l’ouverture cosmique de sa pensée par des métaphores d’ordre domestique. Pourtant, ce serait commettre un contresens que de déchiffrer dans ces réserves un reniement ou même un relâchement des liens qui unissent White à la dynamique unitive de la révolte surréaliste contre l’esprit scientiste et la mentalité institutionnelle où avait fini par s’enliser la pensée « humaniste ». À cet élan premier du surréalisme White reste indéfectiblement attaché ; il ne cesse de l’actualiser dans sa vie et son œuvre tout en mettant en relief le travail des dissidents plus fidèles à la révolte première :
Je suis venu en France, attiré par le Surréalisme. Car le Surréalisme me semblait une théorie-pratique qui, ne se contentant pas de « produire de la poésie » (comme du ruban, au mètre, disait Breton), essayait d’ouvrir un champ. J’ai travaillé dans ce champ-là. Le tout début du livre de mes années parisiennes, Les Limbes incandescents, est en grande partie surréaliste. Dans l’idée d’animer ou du moins d’inquiéter la scène britannique confite dans son effort intellectuel, j’ai traduit Breton en anglais : un choix de ses poèmes plus courts, et L’Ode à Charles Fourier en entier... Et j’ai prolongé le Surréalisme vers des champs qu’il avait à peine abordés, très partiellement explorés, mais où il me semblait, logiquement, mener : je pense à la culture archaïque de l’Europe (celte d’abord, mais on pourrait aussi remonter plus loin), et aux théories-pratiques orientales : yoga, tao, zen. Ce faisant, j’avais l’impression de suivre une des recommandations de Breton qui n’avait rien à voir avec son rôle « papal » ou avec l’accumulation de bric-à-brac surréaliste, pour moi, sédiment secondaire. Dans Pont-Levis il parle de « cette ouverture sur de grands espaces où chacun ne peut plus, pour soi-même, qu’avancer sans bruit ».19
32À qui ne se contente pas de faire une lecture linéaire des essais de White, la figure altière, et pourtant amicale, de Breton apparaît en filigrane au centre d’un réseau d’affinités indépendantes. Il y a Delteil, Michaux, Char, mais aussi Bataille, Caillois, Leiris, un temps réunis pour fonder un Collège de sociologie « qui restera, avec le groupe surréaliste et le Grand Jeu, un des plus intéressants foyers d’intelligence et de création du xxe siècle [...] Loin d’être les statisticiens d’un état de choses, ils se voulaient les medecine men d’une société qu’ils estimaient malade, sinon à l’agonie... » (Le Monde d’Antonin Artaud, p. 70-71)
33Bien que White ne rapproche pas directement Breton et Valéry, il apparaît clairement à le lire que les deux poètes exprimaient la même analyse de la civilisation occidentale au sortir de la Première Guerre mondiale : là où Breton voulait « changer de monde » Valéry insistait sur la seule chose à faire : « se refaire » (« Tradition, modernité et au-delà », Une apocalypse tranquille, p. 14-15). Les deux poètes se rejoignent aussi dans un même rejet du roman, genre artificiellement réaliste.
34De Daumal20 White (tout en regrettant que l’auteur de La Grande Beuverie et Le Mont analogue ait montré trop de respect pour l’orthodoxie bouddhique) salue la définition d’une « poésie blanche » dépouillée jusqu’à l’essentiel pour redonner aux mots leur énergie première. Surtout il y a Artaud, le « vieux chaman sans tribu », « prince d’Aquitaine à la tour abolie », dont White, dans le magnifique et chaleureux essai qu’il lui consacre, rappelle qu’il tenta d’introduire plus de lucidité, plus d’organisation dans les diverses activités du groupe surréaliste. White salue surtout la radicalité d’Artaud qui développe une logique non aristotélicienne, inscrite dans le devenir et la vie multiple, telle qu’à la même époque la suggérait Bertrand Russell et l’intégrait dans son Institute of General Semantics et dans son livre Science and Sanity (1933) le sémanticien Korzybski (Le Monde d’Antonin Artaud, p. 24-25) pour dépasser la coupure entre art, religion, science : Comme on a déjà pu le constater, Artaud parle de « science » – tout en ne manquant pas une occasion de pester contre les savants.
Qu’est-ce alors que cette science que ne connaissent pas les savants ? [...] Malgré un système discursif moins précis, la culture orientale, première grande référence d’Artaud dans sa tentative pour devenir « autre », contient donc une notion d'unité [...] qui fait défaut au savoir occidental, éparpillé à travers des disciplines séparées, ne s’occupant jamais d’un ensemble, toujours d’une partie. Mais on trouve aussi en Occident des traces de cette vision unitaire. Artaud les voit dans l’alchimie, dans l’ancien théâtre [...] et dans la peinture d’avant la Renaissance : « Les visages ont peut-être quelque chose d’un peu mort pour la psychologie, mais c’est que l’art réputé primitif a de tout temps été la manifestation surnaturelle d’une science. »
Ce qui peut se lire sur de tels visages, ce n’est pas une psychologie personnelle [...], c’est « la vibration de l’âme, les profonds efforts de l’Univers » [...]. Ce n’est plus par le mysticisme, dit Artaud, c’est par des chemins intellectuels que nous serons introduits dans « la reconquête des signes de ce qui est ». Disons, les chemins poético-intellectuels, car la pratique consiste à « attendre et fixer les images qui naîtront en nous nues, naturelles, excessives, et aller jusqu’au bout de ces images ». (Le Monde d’Antonin Artaud, p. 172-175)
35Il n’y a rien de surprenant à ce que White inscrive Breton dans le sillage de Rimbaud, et aussi de Fourier. Alors qu’il traduit l’Ode à Charles Fourier au début des années soixante, le jeune universitaire glaswégien n’a pas encore rejeté le mirage de l’utopie pour l’« ici-maintenant » de l’« atopie » ; il ne cache pas son intérêt pour l’utopiste bisontin qui, par delà des extravagances propres à faire fuir d’éventuels mécènes, assurait le bonheur de sa société phalanstérienne en mettant l’accent sur l’épanouissement individuel des divers tempéraments.21 On ne s’étonne pas non plus qu’il inscrive le mouvement situationniste (avec lequel il était entré en relation depuis Glasgow par l’intermédiaire de l'Underground londonien – il rend compte de sa rencontre dans les premières pages de Dérives) dans l’héritage socio-culturel du surréalisme.
36Toujours dans le domaine contemporain, on sera sans doute plus étonné que White, « Dans l’atelier atlantique » (PA, p. 57-71), associe Breton et Bachelard, dans une perspective il est vrai de vaste envergure intellectuelle et même géographique où les deux auteurs représentent des étapes sur le chemin des retrouvailles avec le monde. En donnant libre cours à un foisonnement désordonné d’images, les surréalistes cherchaient à recréer, comme l’explicitait Breton dans La Clé des songes, « un monde complet », malheureusement « trop ipseiste » aux yeux de White (PA, p. 59). Bachelard, lui, rend à « l’image rêveuse » un statut « épistémologique » refusé par la modernité (PA, p. 60) : « On peut très bien concevoir une activité poétique relevant à la fois de l’animas et de l'anima » (pour une fois White recourt au lexique jungien),
mais cela ne pouvait être le fait de Bachelard - tout simplement parce qu’il n’était pas poète [...] Mais [...] il ouvre des perspectives que beaucoup de poètes « procréateurs » (enceints de leur personne) n’entrevoient jamais [...] Il y a chez Bachelard une pédagogie poétique, une formation de l’esprit poétique qui pourrait jouer un rôle important dans un système éducatif radicalement repensé. (PA, p. 61)
37Tout un réseau culturel, donc, littéraire et pictural, français et américain, de Kérouac à Pollock, rayonne autour du surréalisme en sa révolte existentielle et conceptuelle ; mais la dynamique de dépassement du dualisme métaphysique plonge ses racines dans un passé très lointain de l’Occident et les étend dans un espace culturel géographique majeur, l’Asie tao-bouddhique dont White l’avait rapproché dès son pamphlet glaswégien de 1964 sur une Révolution culturelle qu’il voulait taoïste et non maoïste. Quant aux cultures aujourd’hui enfouies de l’Occident :
Malgré les apparences qui font de lui un phénomène purement moderne et artistique, le surréalisme, lui aussi, dans le sillage de Rimbaud, fut une tentative pour retrouver la racine archaïque, le paysage fondamental [...] Quant à la théorie du surréalisme, [...] Breton la trouve chez les « primitifs » [...]
Si Breton (d’origine celte, son nom l’indique assez clairement) peut se référer aux Indiens de l’Amérique du Nord, c’est que, archaïquement, il appartient à la même culture. Et s’il pouvait se reconnaître chez les Indiens d’Amérique, combien plus allait-il pouvoir se reconnaître chez les « Indiens » de nos contrées. La poésie celte lui fut une révélation... (FD, p. 46)
38Dans le « désir-de-monde » manifesté par les surréalistes, et dans leur révolte et leur élan pour sortir du conditionnement métaphysique occidental, White avait reconnu, même par eux déformée et vouée à l’échec, sa propre volonté « an-archique » (« ni Je ni Être ») de retrouver, sans commettre l’erreur de recourir à des « paradis artificiels » d’un René Daumal, une relation première, immédiate, entre la pensée et le corps, le « neuro-physiologique ».
39D’autres penseurs contemporains cités par White – Michel Serres, Edgar Morin, Manuel de Dieguez, et surtout Kostas Axelos inlassable explorateur d’une « panlogique » –, cheminent eux aussi en direction d’une ontologie unitive « archaïque », en direction de cette Anfänglisches Denken encore présente chez les présocratiques et que Heiddeger pensait retrouver chez des poètes tels que Hölderlin, Rilke, Trakl et Char. Le terme de « phénoménologie » est beaucoup plus rare sous la plume de White qu’on ne pourrait s’y attendre. En 1985 une très importante conférence à la Maison de la poésie de Paris rendait un hommage indirect à Husserl dès son intitulé : « Crise et création dans la pensée contemporaine ». White rend aussi hommage à Maurice Merleau-Ponty (à qui il emprunte pour un séminaire le titre de son ouvrage La Prose du monde) qui l’a orienté vers les philosophes allemands précités. 11 fait aussi sien le programme du philosophe français pour qui il s’agit de « réveiller un rapport charnel au monde et à autrui, qui n’est pas un accident survenu du dehors à un pur sujet de connaissance... mais notre insertion première dans le monde et dans le vrai » (Merleau-Ponty, La Prose du monde, cité dans PA, p. 240).
40Il est tout aussi rarement question d’existentialisme, même si « son néant-vacuité ontologique, prélude à la liberté, est voisin (par la porte de derrière, certes) du Vide asiatique ».22 White dit adhérer aux prémisses non idéalistes, non essentialistes de la pensée sartrienne et regrette que le philosophe n’ait pas réussi à pousser, par un saut dans le « vide », jusqu’à l’existentialisme joyeux du bouddhisme, au lieu de rebrousser chemin pour « s’engager ». Le personnage de La Nausée, comme celui de L’Étranger, illustre la perte des valeurs métaphysiques et éthiques de l’anthropologie occidentale moderne, mais on reste sur la même rive du fleuve... White salue la rigueur logique de « Jean-Paul Sartre, qu[’il] lisai[t] quand [il] étai[t] étudiant en lettres françaises en Écosse, qu[’il] ne li[t] plus depuis longtemps, mais qui constitue malgré tout une référence ».23 II avoue être plus attiré par Camus, par la « sensation de vie » présente dans ses célébrations de la beauté du monde - telle la blancheur printanière des amandiers en fleur.
41Mai 68, qu’il vécut de plein fouet en France, à Pau, put un instant apparaître à White comme un moment important mais sans qu’il pût vraiment croire à la possibilité de voir se réaliser son projet de vie et de « révolution culturelle ». Il se plongea dans la lecture de sociologues américains et britanniques (L.L. Whyte, Needham, Marcuse), allemands (en particulier Mannheim qui distingue l’élan utopique de l’utopie institutionnalisée), de sociologues et autres penseurs français (Francis Jeanson, Henri Lefebvre, Deleuze, Guattari, Sartre, Levi-Strauss et même Rousseau), d’idéologues euro-communistes italiens (Togliatti...), pour comprendre très vite que le « phénomène de Mai »24, où s’illustrait une révolte existentielle annoncée par Nietzsche, était voué au chaos et à l’échec, tant par son impréparation que par l’inertie dogmatique des partis politiques concernés. Il ne lui restait qu’à entreprendre en profondeur sa propre « révolution culturelle », indépendamment des agitations socio-politiques, en « subvertissant » pacifiquement de l’intérieur l’institution universitaire pour éclairer des esprits susceptibles par la suite d’« archipelliser » le mouvement.
42Son indépendance affichée vis-à-vis des mouvements tant sociaux que littéraires ne l’a pas empêché de suivre activement l’actualité culturelle, entre autres comme critique littéraire à La Quinzaine littéraire de mars 1978 à avril 1981, et de porter un jugement distancié et parfois ironique sur les mouvements et les hommes à la mode (Barthes, Lyotard, Derrida...) ; la plupart de ses articles (concernant aussi des poètes majeurs de notre temps) ont été repris dans Une apocalypse tranquille.
43Malgré un respect professé pour Claude Levi-Strauss, dont il salue surtout l’intuition d’une civilisation circumpolaire, et au néolithique d’une ère chamanique d’équilibre harmonieux entre l’homme et le cosmos (une vision partagée par Leroi-Gourand), White n’est attiré ni par le structuralisme ni par les dogmatismes peu ou prou scientistes qui l’ont accompagné et suivi :
En bas, le siècle avançait vers un état de nullité avancée [...] Le mot « culture » en venait peu à peu à couvrir « tout ce qui se fait pendant les heures de loisir » [...] Nous entrions dans les temps de la linguistique : tout se réduisait au discours et au signe – et le résultat était une logorrhée illimitée. Cette logorrhée se présentait, dans le domaine des sciences humaines, qui avait pris la relève de la politique et qui envahissait librairies, bibliothèques et universités, sous la forme de tranches kilométriques d’histoire, de masses indigestes de psychanalyse lacanienne, de doses répétées d’ethnologie, sans parler de traités innombrables de linguistique pure et appliquée. Après quelques décennies de bruit et de fureur, les sciences humaines allaient fondre, telle une banquise au soleil, pour laisser place aux avalanches d’information de l’informatique, qui allaient occuper l’esprit sans le nourrir... (Le Livre des abîmes et des hauteurs)
44Pendant tout ce temps, parfois au centre, parfois à l’écart, parfois dans la montagne, parfois sur le marché, White poursuivait son propre travail, en élargissant et en approfondissant son champ.
La France, paysages physiques, paysages mentaux
45Sur le territoire français, Kenneth White va mener une politique, voire une économie, existentielle et culturelle d’ermite et d’errant : des errances très sélectives ; ses déplacements à l’intérieur du pays répondent souvent à des invitations en provenance d’universités, de centres culturels, de bibliothèques, pour donner naissance à des textes qui seront ensuite repris en des volumes d’essais.
46Abordant maintenant un autre aspect de la relation entre le poète et la France, nous allons suivre Kenneth White en quatre lieux, villes ou régions où il a vécu, pensé, écrit — des lieux qui furent, pour au moins trois d’entre eux, des « lieux de l’esprit, ces foyers d’images et d’énergies qui existent à côté de l’autoroute de l’histoire ». (Lettres de Gourgounel, p. 20)
Paris
47Kenneth et Marie-Claude y séjournent de 1959 à 1963 ; il est boursier de thèse puis lecteur à la Sorbonne. En 1963 ses étudiants du Club d’anglais impriment son premier volume, Wild Coal, des poèmes qui seront repris, présentés et traduits un an plus tard par Pierre Leyris au Mercure de France sous le titre de En toute candeur (et, pour certains, repris dans son premier volume publié en Grande-Bretagne en 1966, The Cold Wind of Dawn). White donne aussi des cours à l’Institut britannique dont le directeur, Francis Scarfe, naguère l’un de ses professeurs à Glasgow, préface Wild Coal avec Jean-Jacques Mayoux.
48White enseignera à nouveau à Paris, de 1970 à 1996. En 1979 il soutient à la Sorbonne sa thèse sur le Nomadisme intellectuel (Gilles Deleuze fait partie de son jury). En 1983 on lui offre la chaire de poétique du xxe siècle à la Sorbonne ; il y crée un séminaire de recherche et axe ses cours (diffusés par Radio-Sorbonne) sur deux topiques majeurs : la poésie anglo-américaine des xixe et xxe siècles et l’espace américain. C’est à la Sorbonne aussi que se tiennent en 1991 les premières conférences de géopoétique, reprises dans le premier volume des Cahiers. Mais c’est à la Maison de la poésie, sise alors tout en haut du « trou des Halles », qu’il donnera ses conférences les plus remarquables : en 1983, « Hautes lumières : Segalen » ; en 1984, « Les chemins de la pensée poétique » ; en 1985, « Crise et création dans la pensée occidentale ». La Maison de la poésie lui consacre une exposition de janvier à mars 1987, accompagnée de conférences et de lectures.
49Paris est l’une de ses incarnations du « monde flottant », lieu de culture ; en dehors de son enseignement universitaire, il fréquente les musées et les galeries de peinture, dont l’une, proche du centre Pompidou, place aujourd’hui ses expositions sous le signe de la géopoétique. C’est à Paris qu’il reçoit de prestigieux prix littéraires, rencontre Michaux, Cioran... et fuit l’intelligentsia et toutes les manifestations à la mode.
50Les Limbes incandescents est le seul livre que Kenneth White ait conçu à partir de son vécu à Paris au début des années soixante ; ce livre est censé s’y dérouler intégralement selon un double agencement, linéaire (une alchimie mentale plus que spirituelle qui mène lentement vers une lumière intérieure) et dialectique (alternance de paragraphes courts, parfois des aphorismes, qui rapportent la vie quotidienne de l’auteur, et de citations empruntées pour la plupart aux lectures tantriques qui sont alors les siennes). Cette structure « discrète » progresse par « paquets d’énergie » (plus tard, dans L’Esprit nomade, il parlera d’« abruptitudes » et évoquera le fonctionnement quantique de la matière) ; elle s’accorde avec un personnage autobiographique impliqué dans une ascèse qui consiste, pour reprendre les termes appliqués à la pédagogie de Bachelard dans Le Plateau de l’albatros) à « se désocialiser », « se dépsychologiser », et « se déphilosopher » pour devenir une sorte de « Je-Il » errant qui rappelle au départ, mais en plus énergique, le « nomade intellectuel » décrit par Spengler dans Le Déclin de l’Occident. White emprunte à Nietzsche, à l’Antiquité grecque, et à des lectures scientifiques d’alors, la métaphore de « monde hyperboréen », et au surréalisme comme à Rimbaud une poétique du rêve et de la « déréalisation » du moi ouvert sur des « champs magnétiques » ; ces diverses influences s’estompent au fil du livre (soigneusement charpenté sous son aspect de notations au jour le jour) pour être remplacées par une dialectique de sutras et de tantras qui illustrent métaphoriquement l’évolution du mental vers l’état « diamantin ».
51White n’est pas « le paysan de Paris » ; même s’il hante leurs lieux de prédilection, « de Saint-Michel à la porte des Lilas et de Montparnasse à Pigalle », il reproche aux surréalistes de n’avoir pas dépassé leur attachement à la ville pour aller vers des espaces moins calfeutrés, plus exposés.
L’Ardèche
52Même si l’atmosphère est moins sombre, moins lourde à Paris qu’à Glasgow25 White ressent la nécessité de renouer avec la solitude et le silence d’un « paysage premier ».
Au printemps [1962], je fis un voyage dans le Sud. J’avais entendu dire qu’on pouvait acheter, pour presque rien, des maisons dans l’Ardèche, et j’avais mis un peu d’argent de côté, grâce à des traductions et à divers autres petits travaux. Parti par la gare de Lyon, je débarquai un beau matin d’avril à Montélimar. Là, je louai un vélo [...] et je me mis en route... (Lettres de Gourgounel, p. 23-24)
53C’est ainsi que fut trouvée la maison de Gourgounel « dans la vallée de la Baume », au cœur de la montagne ardéchoise ; Kenneth et Marie-Claude y passeront des étés à explorer à mobylette la région, vaste, majestueuse, dominée par le mont Tanagre et « les crêtes du tonnerre », jusqu’à Mende et aux Causses, comme narré beaucoup plus tard dans « La grande promenade cévenole ».26
54L’ouvrage majeur, né dans cette cohabitation temporaire avec une nature presque primitive placée toponymiquement sous l’invocation du dieu Thor et du tonnerre, est Lettres de Gourgounel – où White reconnaît s’être inspiré de Daudet en ses Lettres de mon moulin (Le Poète cosmographe, p. 12) –, son premier livre de prose publié en Grande-Bretagne (en 1966), dont la version française dans la traduction de Gil et Marie Jouanard manqua d’une seule voix le prix Médicis étranger en 1980. Lettres de Gourgounel est d’une facture plus classique que Les Limbes incandescents, car la dialectique, ici plus étroitement complémentaire, entre l’ici-maintenant du quotidien et la référence culturelle tao-bouddhique, passe, non plus par l’alternance des paragraphes, mais par celle des chapitres (eux-mêmes assez courts), toujours dans une structure conceptuelle « discrète ». Le « Je-Il » autobiographique dont nous suivons les faits et gestes quotidiens, travail de la terre, déplacements utilitaires, lectures et traductions de textes orientaux, a déjà accompli son cheminement mental alchimique, mais l’œuvre au noir est présente au départ en la personne fantomatique du « fada », précédent propriétaire de la maison, prêt à tomber dans tous les pièges d’un faux Orient de pacotille, qui constitue une sorte de double inversé de la personnalité de White.
Les Pyrénées-Atlantiques
55À l’automne 1967, Kenneth et Marie-Claude quittent l’Écosse pour retrouver la France. Écartant Paris et Rouen, ils s’installent à Pau27, où White, redevenu lecteur dans ce qui n’est encore qu’un collège universitaire, lance la revue Feuillage (ainsi intitulée en hommage à Whitman), traverse « le phénomène de Mai » 68, connaît une intense activité créatrice, et à partir de 1976 éditoriale, voyage en Asie pour en ramener Le Visage du vent d’est et Scènes d’un monde flottant... Il est attiré par cette région excentrée et par 1’
Aquitaine, pays d’eau, pays à part, qui a longtemps gardé en mémoire des traces archaïques (pistes de transhumance, écriture des pierres), ainsi que des traces de culture ancienne, gréco-romaine en l’occurrence, et cela malgré l’oubli croissant... (Le Festin, no 8-9)
56Il s’intéresse aux cultures locales, aux parlers régionaux : au gascon cher à Montaigne, à l’occitan, au basque sonore, énergique ; et bien sûr, comme toujours, aux toponymes et patronymes liés à la topographie locale.
57La géologie et la géographie de la région, montagne, océan, forêt..., informent sa thématique, et même « l’enforment » : la montagne, proche, où il monte en été, et marche en hiver avec des raquettes, éveille en lui un minéralogiste :
58J’étais chez moi dans les sédiments primaires, les séries hercyniennes, les intrusions magmatiques et les complexes morainiques. J’entends « chez moi » dans un sens profond [...] J’aime pousser la sensation (de l’être) jusque dans le sol, dans la pierre... (Le Livre des abîmes et des hauteurs)
59Plusieurs poèmes disent son attirance pour la roche, l’altitude, le silence que perce un cri d’oiseau,
la ligne des montagnes précise et vigoureuse
pour que poésie et pensée restent sur les hauteurs
clean hard line of the montains
to keep verse and thought high and in order
(« Étude dans la montagne en hiver », Terre de diamant,
p. 208-209)
60mais aussi pour la forêt des Landes :
Pins,
pins aux troncs élancés
pins élancés aux touffes sombres
pins élancés aux touffes sombres luisants de pluie
Pinetrees
slender- trunked pinetrees
slender dark — tufted pinetrees
slender dark — tufted rain glistening pinetrees
(Mahamudra, p. 28-29) ;
61mais aussi pour la côte Basque :
À Saint-Jean-de-Luz, d’une fenêtre de cristal
le regard tourné vers les mers occidentales [...]
j’écoute les vents [...]
et pense à la mer des philosophes
mais aussi aux baleines et aux baleiniers...
Front a crystal window at Saint-Jean-de-Luz
I look out on the western seas [...]
listening to the winds [...]
thinking of the sea of the philosophers
but also of whales and whalemen...
(Atlantica, p. 64-65)
Armorica
62En 1983, Kenneth et Marie-Claude quittent Pau et sa région pour s’installer en Bretagne du Nord, dans les Côtes-d’Armor, près du petit port de Trébeurden en retrait à l’intérieur des terres.
63À Trébeurden, White est le voisin de Loti, qu’il lui arrive d’évoquer à propos... du Japon ; de Corbière, dont il traduit Le Casino des trépassés-, de Renan, né dans le Trégor, cette « Attique française » (Coast to Coast, p. 15), avec qui il ne peut que partager « un goût vif de l’univers » (cité dans PA, p. 161) et pour qui « combien vaste est le monde » (PA, p. 160). Proches sont aussi les îles anglo-normandes, lieu des Travailleurs de la mer, proche Le Huelgoat où mourut, âgé à peine de 40 ans, Segalen. Mais le poète se sent proche aussi d’Eliot, rencontré à Glasgow en son Waste Land (En toute candeur, p. 53), retrouvé ici pour un « cinquième quatuor » (Atlantica, p. 123).
64Au cœur de « l’arc atlantique », le poète progresse encore dans sa recréation d’un monde total. Il est allé au Québec puis au Japon explorer les passages du nord-ouest et du nord-est, et en a ramené des waybooks (La Route bleue et Les Cygnes sauvages), où la carte devient asymptote au paysage. Sur son propre rivage au gré des vagues et du vent éternels et planétaires, il efface la coupure ontologique millénaire entre la pensée et le « dehors » :
Marchant sur l’étendue du sable autour de ce « complexe centré », je pense souvent à la fin de la pièce nô Suma Genji, où Genji, portant un vêtement gris-bleu, marche le long de la plage et devient la plage. (Une apocalypse tranquille, p. 36)
65Il atteint ce que deux décennies plus tôt il intitulait avec provocation la « mahamudra », puis, parmi de nombreuses appellations souvent empruntées à d’autres cultures, à d’autres auteurs, « Ozeanisches Gefühl », « monde hyperboréen », « monde blanc »... ou plus simplement encore, « Ahhh... » (L’Esprit nomade, p. 293).
66Mais le voisinage n’est pas seulement d’ordre culturel. Il y a la côte, les rochers, le vent, dont la dialectique anime l’esthétique du poète. Déjà la côte déchiquetée et le vent dictaient le vers dépouillé et la structure discrète, espacée, de l’« Ode fragmentée à la Bretagne blanche ». L’identification se précise entre géologie et créativité :
Pour nous aujourd’hui qui avons envie de commencer quelque chose, l’Armorique, c’est avant tout un paysage géologiquement puissant, un promontoire projeté vers le dehors, et il y a de l’énergie archaïque dans l’air [...] Je suis venu ici vivre une certaine vie et faire un certain travail ; un travail cosmopsychologique, géopoétique [...] qui mènera sans doute à un livre. Parce que, dans l’état confus et confusionniste actuel, nous avons grand besoin de livres-de-vie, de livres-de-monde [...] La Bretagne, l’Armorique me semble particulièrement propice à ce travail géopoétique, parce que c’est un paysage élémentaire qui nous fait remonter jusqu’aux sources de notre être et notre pensée. (Géo, no 61, mars 1984)
67Et quand White découvre que le phénomène géologique le plus manifeste de la côte où il est se trouve un « complexe centré », il se sent encore plus chez lui.
68En 1989, son message et sa mission se sont actualisés dans la fondation de l’Institut international de géopoétique, dont il existe à ce jour plusieurs centres en France et qui s’est rapidement « archipellisé » à travers l’Europe et les Amériques. Le Plateau de l’albatros (1994), à travers une collection d’essais où sont évoqués des thèmes ou des créateurs individuels, explicite concrètement le concept de géopoétique, que le poète illustre plus concrètement encore dans ses poèmes :
île de Bréhat
C’est un homme d’ici
a appris à Colomb
comment aller au Nouveau Monde
je marche entre les pierres grises
et pense à une chose sans nom
It was a man from here
told Christopher
how to get to the New World
I walk among the grey stones
thinking of something without a name (TD, p. 118-119)
*
69Kenneth White, nous l’avons dit, a vu sa pensée, sa poésie, reconnues avec enthousiasme par la France dès ses premières publications. L’Écosse a été plus lente à reconnaître ce fils prodigue, « extra-vagant », qui ne lui a jamais ménagé ses critiques. La dernière décennie du millénaire a néanmoins vu la publication dans son pays de l’intégralité de ses poèmes et de la quasi-totalité de sa prose biographique. Son travail de penseur y est reconnu lui aussi avec la publication en 1998, par l’éditeur d’Édimbourg Polygon, de On Scottish Ground, qui reprend la quasi-totalité de ses conférences et de ses essais consacrés à son pays natal. L’œuvre de Kenneth White est aujourd’hui reconnue dans de nombreux pays mais, écrit-il :
Mon ambition n’a jamais été d’appartenir à l’histoire de la littérature, de quelque nation que ce soit, mais plutôt de révéler le paysage cataclysmique de la terre dans toute son étrangeté et dans toute sa beauté. (PA, p. 15)
70De ce paysage physique et mental qui est celui de l’Écosse première, longtemps enfoui sous les strates d’une histoire pleine de bruit et de fureur, il œuvre depuis des décennies à retrouver la topographie dans les grandes cultures de l’Ancien et du Nouveau Continents pour, peut-être, faire advenir une politique autre. Depuis sa « Maison des marées » au milieu de l’Arc atlantique, il travaille à « renouveler le contact avec les choses, le rapport à la Terre, entre la pensée et la nature d’où pourrait surgir, éventuellement, un “nouveau monde” » (LP, p. 72).
Donc, je continue à marcher le long du grand rivage, avec une multiplicité de projets en cours, travaillant à un monde plus vivant et plus éclairé.
So, I keep walking the long coast, with all kinds of work in progress, making for a livelier and more enlightened world. (On Scottish Ground, p. 219)
Notes de bas de page
1 En toute candeur, p. 41-53. Voici la liste, par ordre alphabétique, des principaux ouvrages de Kenneth White cités dans cet article : Atlantica, Paris, Grasset, 1986 ; Coast to Coast, Glasgow, Open World, 1996 ; En toute candeur, Paris, Mercure de France, trad. Pierre Leyris, 1964, nouvelle édition 1989 ; L’Esprit nomade, Paris, Grasset, 1987 ; La Figure du dehors (FD), Paris, Grasset, 1982 ; Lettres de Gourgounel, Paris, Presses d’aujourd’hui, 1980 ; Les Limbes incandescents, Paris, Denoël, 1976 ; Le Livre des abîmes et des hauteurs, Pau, Covedi, 1996 (non paginé) ; Mahamudra, Paris, Mercure de France, 1979 et 1987 ; Le Monde d’Antonin Artaud, Bruxelles, Complexe, 1989 ; Le Plateau de l’albatros (PA), Paris, Grasset, 1994 ; Le Poète cosmographe, Presses universitaires de Bordeaux, 1987 ; La Route bleue (RB), Paris, Grasset, 1983 ; Terre de diamant (TD), Paris, Grasset, 1983 ; Une apocalypse tranquille, Paris, Grasset, 1985 ; Une stratégie paradoxale, Presses universitaires de Bordeaux, 1997. Kenneth White a également collaboré à la revue Le Festin, revue d’art en Aquitaine, 6, Place de Lerme, Bordeaux.
2 White s’est expliqué à plusieurs reprises (voir, parmi d’autres, Le Livre des abîmes et des hauteurs ou l’interview avec Paul Mirat publiée par Le Festin en juin 1997) sur le rejet (la « mise au frigidaire »), par les éditeurs londoniens qui venaient de publier trois de ses ouvrages (Letters from Gourgounel, The Cold Wind of Dawn, The Most Difficult Area), de ce qui deviendrait en France en 1976 Les Limbes incandescents, le motif invoqué étant la trop grande originalité de ce livre par rapport aux critères frileux des années soixante. Une autre cause de son départ d’Ecosse, développée dans « The Phoney University » (publié en anglais dans Les Langues modernes de janvier-février 1966, repris en traduction comme « L’université bidon » dans Une stratégie paradoxale) est la dégradation à ses yeux de l’université britannique devenue « usine à diplômes ».
3 Voir « Révolution culturelle », dans Une stratégie paradoxale.
4 André Breton, Selected Poems, Londres, Cape, 1969, et Ode to Charles Fourier, Londres, Cape Goliard, 1969.
5 White lui-même reconnaît cette filiation à plusieurs reprises dans Coast to Coast. Voir aussi : Tony McManus, « Kenneth White, l’Ecosse et la géopoétique », dans Le Monde ouvert de Kenneth White, Presses universitaires de Bordeaux, 1995 ; O. Delbard, « L’Écosse de Kenneth White », dans Modernité de l’Écosse, Centre de recherche bretonne et celtique de l’université de Bretagne occidentale, Brest, 1996 ; M. Duclos, « Kenneth White, de Glasgow au Monde blanc », Études écossaises, no 4, 1997.
6 Kenneth White, « Scodand, history and the writer », Études écossaises, no 1, 1992.
7 « Il y a quelques années, en Écosse, un critique a écrit un article pour démontrer que je faisais partie d’un certain contexte français bien établi. C’est complètement faux. Les représentants de ce contexte français établi me détestent. Bref, je n’occupe pas du tout une position confortable, privilégiée. Je vis et je travaille au contraire dans un poste avancé, exceptionnellement exposé... La France elle aussi a des blocages. Dont le plus gros est sans doute l’excessive politisation de la littérature... Les choses changent un peu, mais lentement... Les gens de la droite savent très bien que je ne rentre pas dans leurs schémas. Mais j’ai été ostracisé aussi par la gauche. Heureusement, il y a de plus en plus de gens, à la fois à gauche et à droite, qui transcendent ce clivage. Le contexte général évolue... En attendant, je reste, sur tous les plans, un outsider... C’est simplement que la France me semblait le meilleur endroit pour être un outsider. » (Coast to Coast, p. 106)
8 Néanmoins Stevenson n’a pas influencé White dans son choix d’une retraite à Gourgounel dans les Cévennes.
9 Voir numéro spécial de The Edinhurgh Review, Patrick Geddes, Ecologist, Educator, Visual Thinker, été 1992.
10 Ses photographies illustrent plusieurs ouvrages de son mari, entre autres L’Écosse avec Kenneth White, Paris, Flammarion, 1980, et les couvertures de Autour de Kenneth White, Presses universitaires de Dijon, 1996, et de Le Lieu et la parole, Cléguer, Scorff, 1997. Elle a exposé ses œuvres à plusieurs reprises, entre autres à Paris à la galerie Bellint.
11 Voir « De la traduction comme nomadisme intellectuel », entretien avec Gilles Farcet, Meta XXXI, 3, 1986 (Canada) ; « Voix d’ailleurs et d’ici, poètes étrangers à Paris », Poésie 96, no 64, octobre 1996. Voir également l’émission de France-Culture « Entre deux langues » du 9 septembre 1989. Outre deux volumes de poèmes de Breton (voir note 4), Kenneth White a publié dans la collection Bibliothèque internationale de poésie, Paris, La Tilv, 1994, une version en anglais du Casino des trépassés de Tristan Corbière, et en français, de Spoon Rivers, d’E. Lee Masters, Champ libre, 1976.
12 Kenneth White, « La France, la littérature et moi », Poésie 96, no 64, octobre 1996.
13 Kenneth White, « Le mouvement transculturel », dans Aux limites, Paris, La Tilv, 1993, p. 10-11.
14 Kenneth White, « Montaigne, la montagne, l’océan et moi-même, ou affinités aquitaines », dans Ee Monde ouvert de Kenneth White, op. cit., p. 13.
15 Je me permets de renvoyer à mon essai, « Après Rimbaud », dans Autour de Kenneth White. Espace, pensée, poétique, Presses universitaires de Dijon, 1996.
16 Kenneth White, Éloge du livre, Fumel, La Barbacane, 1993, p. 43.
17 En particulier un long essai, Segalen : théorie et pratique du voyage, Lausanne, Eibel, 1979, repris dans L’Esprit nomade.
18 Lettres actuelles, no 10, janvier-février 1996.
19 Kenneth White, « Poetry, anarchy, geography », Open World., no 3, 1993. White définit longuement son rapport au surréalisme et à la dynamique ontologique qu’il se trouve momentanément incarner dans une interview donnée à David Kinloch dans Coast to Coast, p. 59-60. Signalons que Breton écrivit à White pour le remercier de lui avoir fait parvenir En toute candeur et l’inviter à publier dans la revue La Brèche, Action surréaliste, où le jeune poète fit paraître un texte, « Dix mille boutons jaunes », en novembre 1965. Une rencontre proposée par Breton ne put avoir lieu parce qu’alors White avait regagné l’Ecosse.
20 Voir Kenneth White, « Le grand jeu », dans La Figure du dehors, et « Rendez-vous avec René Daumal », dans René Daumal, Lausanne, L’Âge d’homme (Dossiers H), 1993, repris dans « Un humanisme extrême », dans Une stratégie paradoxale.
21 Voir la longue introduction à Ode to Charles Fourier, reprise en traduction française dans « Un dernier regard sur l’utopie », dans Une stratégie paradoxale.
22 Kenneth White, « Une vision d’Asie », dans Frontière d’Asie, Paris, Imprimerie nationale, 1993.
23 « La France, la littérature et moi », Poésie 96, no 64, octobre 1996.
24 « The Phenomenon of May », Feuillage (revue des étudiants de l’université de Pau), repris comme « Mai 68 : une analyse », dans Une stratégie paradoxale.
25 Sur Glasgow, voir En toute candeur et Dérives, Paris, Laffont, 1978.
26 Kenneth White, « La grande promenade cévenole », dans Cévennes, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1990.
27 Sur le séjour de White à Pau et le travail qu’il y a accompli, voir le bel essai d’Olivier Delbard, « Les cimes bleues des Pyrénées », dans Autour de Kenneth White, op. cit.
Auteur
Université de Bordeaux
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