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Histoire d’Arthur et de Merlin

p. 27-166


Texte intégral

1Jésus-Christ, le Roi du Ciel, nous donne à tous une bonne fin, et sainte Marie, cette douce créature, soit de même présente à notre commencement, qu’elle nous vienne en aide dans notre besoin et nous accorde d’achever avec succès tout ce que nous avons jamais à faire, qu’elle nous protège de nos ennemis ! Les enfants qui ont reçu une bonne éducation en retirent un grand avantage dans leur maturité car ils connaissent et perçoivent davantage des secrets de Dieu afin de se garder et de se protéger du péché et des soucis du monde, et ils voient bien, s’ils le désirent, qu’il ne leur est jamais nécessaire de périr – en ce domaine ils ont de toutes parts des avantages, c’est-à-dire leur connaissance du français et du latin. Je ne veux pas parler davantage du français ni du latin, mais je parlerai en anglais pour la raison suivante : il est juste que chacun comprenne l’anglais, qui est né en Angleterre. Ces nobles personnages emploient le français, mais chaque Anglais connaît l’anglais, et j’en ai vu beaucoup de bonne naissance qui ne connaissaient pas un mot de français. Au gré de Jésus qui siège là-haut, je commence donc pour l’amour d’eux mon conte en anglais – Dieu nous envoie le salut de notre âme !

2Maintenant je vous raconte cette histoire, à propos d’un roi nommé Constant qui régnait autrefois en Angleterre. [1C’était un homme de grande valeur et de bon conseil, un roi très honoré, un prince puissant et un conquérant, car sans faille le roi Angys de Danemark, ainsi que bien des Sarrazins forts et redoutables, lui firent la guerre, et il remporta la victoire sur eux au combat, les chassa hors de sa terre aussitôt, sans qu’ils puissent lui tenir tête. Ce roi avait trois fils, les plus beaux enfants qui puissent être ; l’aîné qui devait être roi s’appelait] Constantin2. Le nom du second frère était sire Aurilis Brosias3 et le troisième, très renommé, s’appelait Uter Pendragon4. Mais l’aîné, Constantin, [50] était un clerc noble et très sage, il aimait Dieu et la sainte Église, et accomplir de saintes œuvres. C’est pourquoi il supplia son cher père qu’il lui accorde sa prière et le laisse devenir moine à Winchester, la bonne cité, et fasse roi Brosias son frère, ou Pendragon, non un autre ; le roi n’avait pas envie d’y consentir, néanmoins contre son gré le prince devint moine à Winchester – sans l’approbation de son père le roi.

3Peu de temps après, selon ce que je trouve dans le livre, une grave maladie s’empara du roi, de sorte qu’il lui fallut quitter ce monde. Il envoya chercher ses barons et lorsqu’ils furent tous rassemblés, le roi leur dit directement : « Seigneurs, bon gré mal gré je dois m’en aller de ce monde ; c’est pourquoi je vous prie, pour l’amour de moi, au nom de Dieu et par charité, quand je serai mort et retourné à la poussière, aidez mes enfants à votre pouvoir, et prenez Constant [in] mon fils aîné, donnez-lui à la fois le titre et la couronne, et considérez-le à jamais comme votre seigneur. » Tous promirent qu’il en serait ainsi.

4Il se trouve que ce roi, comme vous pouvez l’entendre, avait un sénéchal nommé Fortiger ; il était fort et puissant, certes, mais faux et plein de convoitise. Il avait servi le roi longtemps, et celui-ci, précisément à cause de sa force et de sa puissance, plaça en lui toute sa confiance dans son besoin et lui confia sa terre et son royaume, pour qu’il vienne en aide à ses enfants après son temps ; et souvent il le pria de les guider de tout son pouvoir : il lui en fit prêter le serment – et quand le roi eut perdu la vie, ce traître ne tarda guère à se parjurer et à causer du tort aux princes, quelle pitié !

5Le roi quitta ce monde et fut enterré, en vérité – à Winchester, sans mentir, il fut mis en terre.

6Comtes et barons, tous [100] se consultèrent bien vite et sans retard firent de Constance leur roi ; et parce qu’il était moine à ce moment, on l’appela désormais, pour toujours, le roi Moine. Et le sénéchal, sire Fortiger, en fut très courroucé et s’y opposa de tout son pouvoir dans la mesure où il osa le manifester.

7Le roi Angys5 entendit parler de ces événements, il rassembla son peuple au complet, de Danemark et de Saissoigne6, pour engager la guerre contre Moine ; il remplit bien des navires de rois, de comtes et de barons : ils dressèrent les mâts, levèrent les voiles et cinglèrent vers l’Angleterre (mais à l’époque celle-ci était appelée Grande-Bretagne7 il n’y a pas à le nier). Les Bretons, qui sont nommés Anglais désormais, apprirent la nouvelle de l’arrivée de la flotte conduite par Angys. Le roi supplia Fortiger de reconnaître son pouvoir et d’être sénéchal comme auparavant, pour l’aider jour et nuit à combattre ses ennemis ; mais lui refusa, disant qu’il n’en ferait rien, ni pour or ni pour argent, et feignit de ne pouvoir venir combattre – et c’était haute trahison, son intention était de devenir roi.

8Angys avait abordé avec beaucoup d’hommes ; le roi Moine marcha contre lui, il vint à sa rencontre, en vérité, et la bataille ne tarda pas à s’engager : il y eut là bien des lances brisées et des boucliers percés, bien des chevaliers désarçonnés, mais nos hommes, avec le roi Moine, furent vaincus sans aucun doute ; ils s’enfuirent vers Winchester au milieu des soupirs et des plaintes, déplorant qu’un tel massacre ait eu lieu en Angleterre – de nombreux chevaliers y furent tués en effet, et de nombreux écuyers privés de vie. Angys s’empara en peu de temps de beaucoup de châteaux et de villes, y plaça ses hommes [150] pour tenir tête aux nôtres, et envoya chercher jeunes et vieux en renfort.

9Il y avait alors de mauvais princes sur la terre que Constant avait soumise à sa loi : beaucoup de ceux-là, navrés de cette défaite, supplièrent à mainte reprise Jésus-Christ de leur venir en aide comme Il les avait rachetés8 et de les délivrer de leur angoisse pour autant qu’ils le méritent.

10Un jour, je vous le dis, ces princes prononcèrent des paroles détestables, disant que leur roi n’était qu’un minable, et que si Fortiger était leur seigneur, ils ne seraient pas dans une telle angoisse : ils ne souhaitaient rien tant que de le voir choisi comme roi – ils comprenaient bien que c’était ce que lui-même désirait au fond de son cœur. Par conséquent, ils lui envoyèrent douze des leurs (ils avaient choisi les douze plus sages du pays) pour trouver au fond de son cœur les vraies raisons pour lesquelles il ne voulait pas se joindre à eux comme il l’avait fait auparavant.

11Ainsi, ces douze vinrent à lui, conformément à la décision qui avait été prise, et ils le saluèrent et lui firent grand honneur, et en retour il les pria de s’asseoir – ils devaient juger par ses réponses de ce qu’il désirait faire. Il leur demanda ce qu’ils voulaient, et ils lui annoncèrent de mauvaises nouvelles : Angys les avait vaincus et avait pris beaucoup de leur terre, il avait tué de nombreux barons et chevaliers et mis à mort leur lignage. C’est pourquoi le conseil du pays le priait de se revêtir de tout son pouvoir pour porter remède à ces malheurs au plus vite de sorte qu’ils n’en souffrent pas de nouveaux.

12Fortiger, bon chevalier hardi – mais aussi félon fieffé –, leur parla ainsi : « Je ne suis ni votre duc ni votre roi, pourquoi me demander conseil ? J’avais prêté serment au roi Constant, j’étais alors toujours devant vous et je vous protégeais de tout mon pouvoir, [200] de près et de loin ; maintenant il n’en va plus de même pour moi : allez donc trouver votre roi, suppliez-le qu’il vous secoure, à charge pour vous de l’honorer en retour. »

13Alors un baron s’adressa à lui en ces mots : « Seigneur, notre roi n’est qu’un imbécile ; quand il voit tirer l’épée, il est bientôt tout prêt à s’enfuir : il ne peut donner aucun conseil valable, il a si peur qu’il en devient presque fou. Pendant que vous étiez de notre compagnie, nous n’étions jamais vaincus ; notre défaite lors de cette attaque, nous lui en attribuons tous la faute – et tous nos pairs en disent autant. — Je veux bien le croire, dit Fortiger, mais je ne souhaite pas me mettre en aventure pour procurer un grand honneur à un fou. Si Moyne votre roi était mort, je vous aiderais à vous sortir de ce mauvais pas. — Seigneur, lui dirent-ils alors, veux-tu que nous tuions Moyne ?

14— Non ! Mais laissez-moi à l’instant : aussi longtemps que je le saurai vivant, vous n’aurez pas conseil de moi. » Les barons partirent de là, ils s’en allèrent, tous, pour s’emparer de leur souverain et ils trouvèrent le roi Moyne dans sa salle ; il était assis à son repas. Ils se jetèrent sur lui avec fureur et lui coupèrent la tête d’un coup d’épée avant même de dire un mot. Et ceux qui cherchaient à s’y opposer, ils leur donnèrent aussitôt de grands coups ; ils s’enfuirent en hâte par la porte et s’échappèrent tous. Cela causa bataille et conflit, que beaucoup achetèrent de leur vie, mais en définitive le roi était tué, et ils se trouvaient devant le cas de figure suivant : ils devaient absolument avoir un roi pour apaiser tous leurs chagrins, un roi qui puisse les protéger à l’avenir contre Angys, cet homme puissant.

15Et puisqu’en ce temps-là Uter Pendragon ne pouvait pas porter les armes, non plus qu’Aurilis Brosias, son frère9, ils devaient choisir quelqu’un d’autre ; par conséquent, ils déclarèrent que dans ce besoin [250] ils ne pourraient réussir à moins de choisir Fortiger pour roi désormais. Il n’y eut pas beaucoup de gens pour s’y opposer, car ils dirent qu’il devait en être ainsi ; que ce soit par loyauté ou par crainte, personne n’osa dire non, mais jeunes et vieux, ils choisirent Fortiger pour roi.

16Joyeux est le mois d’avril, quand éclosent nos plaisirs : dans les champs et les prairies jaillissent les fleurs, dans les bois verdoyants chantent les oiseaux ; les jeunes gens deviennent bien gais, maris et femmes se parent fièrement.

17Les barons viennent à Fortiger et le saluent avec un visage riant ; ils lui disent qu’ils avaient perdu par la faute de méchants hommes leur soutien, à savoir Moyne, leur roi, et que ses frères étaient trop jeunes : « Et parce que nous savons que tu es fort et digne de confiance, que parmi tous les hommes tu peux le mieux nous défendre contre nos ennemis, comme tu l’as fait par le passé, nous t’avons choisi pour roi, et donné et la couronne et l’anneau – les grands affirment, et le petit peuple aussi, qu’il n’y a rien de mieux à faire. »

18Fortiger aussitôt les remercia et fut fait roi sans opposition ; mais à son couronnement, il y avait deux nobles barons qui comprirent toute la trahison, déclarèrent qu’ils avaient grande pitié du sang royal ainsi répandu, et décidèrent ensemble d’emmener les deux enfants par-delà la mer. Ils partirent avec eux, sans mentir, et personne n’était au courant de leur plan si ce n’est eux deux seulement.

19Le roi a donné une grande et noble fête, et ensuite il a assemblé son conseil au cours duquel il a demandé qu’on lui amène les enfants sans délai ; on les chercha, mais on ne les trouva pas. Quand il comprit ce qui s’était passé, Fortiger se tint pour bien trompé ; il devint presque fou de colère – et ce n’était pas merveille, en vérité, [300] car par la suite ils lui causèrent beaucoup de mal.

20Fortiger oublia tout cela ; sans tarder, princes, ducs, hommes libres et serfs, écuyers et chevaliers, tous se préparèrent au combat, afin de parvenir à chasser du pays Angys et tous leurs ennemis mortels. C’est ce qu’ils firent, il n’y a pas à le nier : ils étaient tous prêts à marcher contre leur ennemi Angys, certains sur de bons chevaux de prix, certains sur des palefrois ou des destriers et certains sur leurs deux pieds, qui ne leur faisaient pas défaut dans ce besoin, armés d’arcs et de flèches et brûlants du désir de terrifier leurs ennemis.

21Ils se mirent en marche et rencontrèrent Angys, avec beaucoup de Sarrazins de valeur ; il y eut bien des flèches décochées, et bien des carreaux en travers des gorges, bien des lances brisées, bien des boucliers fendus, bien des chevaliers tombés sur le champ de bataille, des heaumes brisés, des hauberts rompus, bien des chevaux de bonne race mis à mal, mais nos hommes se comportèrent très bien. Avec leurs brunes10 épées d’acier trempé, ils livrèrent bien des riches Sarrazins aux tourments de l’enfer.

22Angys vit que les siens avaient le dessous, et s’enfuit très vite à cheval vers un château proche, bien fortifié, où se trouvait une bonne partie de ses troupes. Ceux qu’il laissait derrière lui étaient dans une bien mauvaise situation ; ni le silence ni les cris ne pouvaient les aider, ni combattre ni crier « merci » ne leur servait à rien. C’est à coups de haches, de lances, de couteaux et d’épées que tous ces hommes se les conciliaient, et tous ceux qui traînaient à l’arrière étaient aussitôt abattus : pas un ne put échapper sans être mis à mort. Ainsi, les nôtres remportèrent la victoire, puis s’en allèrent assiéger Angys. À l’issue d’un long siège, il leur envoya dire que, s’il pouvait11 partir en paix, il prendrait toute son armée et l’emmènerait dans son pays, et ne leur causerait plus jamais de tort. Fortiger, avec l’accord de ses conseillers, [350] les laissa partir sains et saufs (mais d’abord ils lui jurèrent par serment qu’ils ne lui feraient jamais de mal). Ainsi, ils s’en allèrent jusqu’à la côte et s’embarquèrent pour leur pays.

23Fortiger et son armée revinrent, pleins d’arrogance, et firent la fête pendant bien des jours, en grande joie et avec grand plaisir. Une fois les célébrations en question terminées, les douze traîtres dont je vous ai parlé, ceux qui avaient tué le roi Moine, eurent une idée étonnante : ils iraient trouver Fortiger et lui demanderaient leur salaire pour le roi qui avait été tué par trahison, contre la loi. Et de dire : « Roi, tu as vaincu ; pense à ce que nous avons fait pour l’amour de toi : nous avons tué notre seigneur légitime. Voyons maintenant si tu es vraiment noble : c’est grâce à nous que tu es arrivé au pouvoir, donne-nous maintenant notre récompense ! »

24Alors, sans tarder, Fortiger, avec un air féroce, leur répliqua : « Au nom du paiement versé par Dieu, vous aurez ce que vous demandez ! Puissé-je demeurer toujours prospère, vous ne me servirez pas davantage ! Puisque vous avez assassiné votre seigneur, vous méritez d’être pendus et écartelés. » Il fit chercher immédiatement des chevaux et fit lier les barons à leurs sabots : il les fit tirer à quatre chevaux par les rues, et pendre après, en vérité. Beaucoup de chevaliers et de nobles barons, quand ils virent traiter ainsi leur lignage, coururent aussitôt sus au roi comme des ennemis mortels, mais ses hommes s’interposèrent loyalement. Il y eut force têtes coupées, gorges tranchées, cœurs vidés de leur sang, et crânes enfoncés sous le casque. Le roi parvint tout juste à s’échapper ce jour-là.

25Les barons, cette nuit-là, allèrent trouver leurs amis et leur exposèrent leurs griefs, [400] la manière dont Fortiger avait tué leur roi par ses paroles traîtresses, et leur désir d’en tirer vengeance ; chacun sollicita tant et si bien ses amis qu’ils rassemblèrent contre Fortiger de nombreux comtes, barons et chevaliers, hardis et féroces combattants. Ils luttèrent contre Fortiger bien des mois et bien des années, ce qui fit que plus d’une noble dame y perdit son seigneur et ses nobles serviteurs.

26Fortiger se rendit bien compte qu’il ne pouvait durer contre eux éternellement car ils étaient de plus en plus nombreux et le nombre de ses hommes à lui, au contraire, diminuait. Il écrivit à Angys, ce salaud, et le pria de venir à son aide contre ses propres vassaux qui voulaient le tuer : il lui donnerait en échange la moitié de son domaine. Angys fut ravi de l’aubaine, il s’empressa de faire ce qui lui était demandé et amena avec lui des milliers d’hommes qui étaient à la fois forts et féroces. Ils vinrent rejoindre Fortiger, qui les accueillit avec grand plaisir ; il confirma sa promesse et déclara qu’il partagerait avec Angys tout ce qu’il avait ou pourrait avoir, à la condition qu’il l’aide à combattre contre ses hommes et le soutiennent quand ils se disposaient à lui faire du mal. Cet engagement fut pris fermement, et tout de suite ils se hâtèrent de se préparer pour marcher à la bataille, car les barons étaient tout près, à petite distance de Salisbury, impatients d’engager le combat et attendant leurs ennemis qui allaient fondre sur eux. Là furent bientôt abattus de nombreux gonfanons aux brillantes couleurs, brisées des lances et déchirées des cottes d’armes, et plus d’un grand seigneur déconfit ; bien d’autres chevaliers furent tués, bien des chevaux éventrés – je vous dis la pure vérité, pas un d’entre eux n’avait pitié. Épées enfoncées dans les heaumes, lances brisées, hauberts rompus, et [450] bien des corps transpercés : là furent tués et menés à quia bien des hommes en peu de temps. des deux côtés beaucoup demeurèrent étendus, têtes tranchées par la nuque, ventres béants et flancs ouverts, traversés de lances, de traits ou de carreaux, si bien que plus d’une dame et d’une demoiselle en pleurèrent ensuite des larmes amères. Mais Fortiger avait toujours quatre hommes contre un seul des nôtres12, en vérité, ce qui fait qu’en définitive les barons ne purent plus soutenir le combat, mais durent s’enfuir en toute hâte, certains par-delà la mer auprès de leurs parents, d’autres, poussés par la terreur, auprès d’autres rois. Nous trouvons aussi, dans le livre, que tous ceux que Fortiger put prendre, il les fit écarteler et pendre, que ce soit juste ou non. Les autres, il leur confisqua leurs terres et leurs donjons, leurs châteaux et leurs manoirs, et sur le conseil d’Angys il les donna à des Sarrazins de valeur – il y avait un grand amour entre Angys et Fortiger ! En vérité, Angys avait une fille belle et noble (mais c’était une païenne sarrazine) et Fortiger, par amour fine, la prit pour compagne et pour épouse – et en fut maudit toute sa vie, car il fit épouser des païennes aux chrétiens13, et mélangea notre sang et notre chair à de la vermine. Plusieurs milliers furent ainsi unis en mariage, à ce que nous trouvons écrit dans le livre : ce fut presque tout le pays qui s’en alla au diable ! Il donna de grandes et belles fêtes, au milieu de toutes les prospérités terrestres, et sans imposer d’autre loi que celles qui règnent parmi les chiens. Cela dura de nombreuses années. Mais un jour, Fortiger était assis : il se mit à penser aux deux enfants qui étaient passés outre-mer, et il lui vint à l’esprit les nombreux nobles qu’il avait contraints à l’exil. Il eut peur d’une riposte [500] qui le ferait périr.

27Il fit chercher dans toutes ses terres charpentiers et maçons, leur fit dire de ne pas manquer de venir le trouver ; son ordre fut bientôt exécuté. Il en vint des milliers, avec leurs outils, tout prêts à obéir au roi. Celui-ci commença par les accueillir gracieusement, puis il leur dit à tous : « Écoutez-moi maintenant, petits et grands, et comprenez bien ce que je dis ! Je me suis mis en tête de faire construire un château, bâti de bois, de pierre et de mortier, tel qu’il n’y en ait pas de pareil dans tout le monde, et que je puisse au besoin m’y cacher et m’y retrancher contre mes ennemis qui prétendent être les héritiers légitimes. C’est à Salisbury, sur la plaine, que vous allez essayer de le construire de vos mains : prenez soin que le bois de charpente et la pierre soient de bonne qualité, les tours hautes et profonds les fossés. Je vous ai dit ma volonté, maintenant hâtez-vous de l’exécuter, et vous aurez pour salaire tout ce que vous pourrez désirer. »

28Les ouvriers se rendirent sur les lieux (il y en avait bien trois mille et plus), ils se mirent à équarrir les troncs et à tailler les blocs de pierre, et creusèrent les fondations sans tarder : en creusant vigoureusement et en établissant des remblais, ils commencèrent à édifier ce château bel et bon. Ces artisans étaient à la fois rapides et compétents : le bâtiment s’éleva en un jour à hauteur de poitrine sur toute sa surface, comme il est écrit dans le Brut14, puis les ouvriers rentrèrent chez eux pour la nuit, comme c’est leur droit ; et ils revinrent le lendemain et furent confrontés à un spectacle navrant.

29En effet, ils trouvèrent les pierres de fondation et le bâti jetés bas en vrac sur le sol, éparpillés sur le terrain. Ils devinrent presque fous d’étonnement et recommencèrent leur ouvrage, aussi longtemps qu’ils purent voir le soleil ; et par ma foi, ils eurent le même succès [550] que la veille – et quand ils revinrent sur le site ensuite, le fruit de leur travail était réduit en miettes et répandu ici et là. Et cela continua comme ça pendant bien six mois : tout ce qu’ils faisaient dans la journée était abattu le lendemain. Le roi entendit parler de cette affaire ; certes, il en fut extrêmement étonné : il fit espionner jour et nuit pour déterminer ce qui avait un tel pouvoir, mais ni clercs ni laïcs ne purent savoir ce qui détruisait leur ouvrage.

30Fortiger était assis dans sa haute salle, au milieu de tous ses chevaliers et ses barons ; il frappa du poing et du coude15 et s’adressa à eux en grande détresse : avec fureur il ordonna que des clercs16 soient amenés en sa présence, les meilleurs du pays. Le commandement du roi fut bientôt exécuté : on chercha partout les clercs, et bien vite on en amena beaucoup devant lui. Il les prit tous à partie en personne et leur demanda pourquoi son bâtiment s’effondrait de la sorte. Aucun ne put lui répondre. Le roi jura qu’il les ferait tuer, sauf s’ils lui disaient rapidement pourquoi son château ne pouvait pas tenir debout.

31Dix parmi eux furent choisis, les plus sages clercs de la compagnie. Ils furent placés dans une chambre, de sorte que personne ne puisse avoir accès auprès d’eux, par le commandement du roi, si ce n’est pour leur apporter à manger. C’étaient des astrologues, il n’y en avait jamais eu de plus sages. Ils restèrent enfermés neuf jours, mais ils n’apprirent pas grand-chose de plus, si ce n’est, je vous le dis en vérité, qu’ils virent dans le ciel qu’un enfant était né sur terre sans l’intervention physique d’un homme.

32Ainsi donc, ils vinrent devant le roi et dirent qu’un enfant était né sur terre sans avoir été engendré par un homme, et savait presque toutes choses : « Fais-le tuer sans délai ; son sang est pour toi un riche trésor : si l’on en frottait ton château, [600] il tiendrait debout pour toujours sans accident17. » Le roi fut ravi de cette nouvelle et dépêcha aussitôt en secret douze envoyés (trois par trois) pour aller en quête de cet enfant afin de le tuer ; s’ils pouvaient le trouver quelque part, ils ne devaient pas hésiter, que ce soit juste ou non, mais le frapper à la tête immédiatement, sans lui dire un seul mot – c’est ainsi que ses clercs lui avaient recommandé d’agir, car ils croyaient que cela leur porterait grand tort si cet enfant avait loisir de répondre. Ces messagers partirent en mission pour le roi aux quatre coins de l’Angleterre trois par trois, sur quatre routes différentes, afin de trouver cet enfant, je vous le dis ; les clercs dont je vous ai parlé restèrent avec le roi, gardés à vue, pour qu’on puisse voir si c’était bien la vérité qu’ils lui avaient contée là – s’ils étaient convaincus de mensonge, leur vie était forfaite. Laissons les clercs derrière nous ; les douze messagers partirent en quête de l’enfant, et avant que je ne vous en dise davantage sur la suite de ce roman, je veux d’abord que vous compreniez et sachiez comment cet enfant avait été engendré, de quelle manière, et comment il s’appelait. Maintenant, je vous prie de bien m’écouter.

33Celui qui était, est et sera choisit pour Lui-même une douce reine en qui Il prit chair et sang, avec lesquels Il nous racheta sur la Croix ; par ce moyen nous avons été exhaussés jusqu’au ciel et le diable rabaissé dans son pouvoir : qu’Il soit béni dans tous les chants, ainsi que Marie dont Il est issu !

34Écoutez bien ma voix : des diables qui tombèrent du ciel, par l’orgueil de Lucifer, certains tombèrent dans le feu d’enfer, d’autres dans la mer, d’autres sur terre, d’autres encore s’arrêtèrent dans l’air dès lors que Notre-Seigneur dit « Assez ! » Et c’est là qu’ils sont demeurés depuis lors, et, en vérité, ils ont eu le pouvoir de causer du tort aux hommes par tout le monde. Je ne veux pas révéler leurs secrets, [650] mais seulement ce qui a maintenant trait à mon sujet : les diables qui demeurent au-dessus de nous sont depuis toujours pleins de luxure ; de temps à autre, ils se façonnent des corps d’air attrayants et en pleine santé, et ils ont le pouvoir et la capacité de descendre sur terre et de faire ici-bas du mal à tous ceux qui ne veulent pas pratiquer les commandements de Dieu dans l’église – mais c’était ainsi jadis, plus que maintenant, car grâce au pouvoir du doux Jésus, bon nombre d’entre eux sont tombés. Je ne peux certes pas vous raconter tout du long comment, ma matière s’allongerait trop et le conte serait trop rude pour vous. Mais les diables dont je vous parle virent que Jésus par Sa miséricorde était né d’une vierge et avait racheté tous ceux qui étaient damnés ; ils en conçurent une grande haine et déclarèrent qu’ils allaient coucher avec une vierge et engendrer en elle un enfant : une telle créature amènerait autant de destruction que l’autre avait causé de bien.

35En ce temps-là, il était un homme riche, qui avait pour épouse une belle femme dont il avait un noble fils et trois très belles filles ; un des diables mentionnés plus haut descendit sur terre et plia l’épouse à sa volonté en l’embobelinant complètement : de la sorte il eut accès à la famille et y répandit querelles et conflits, et surtout les fit souvent s’abandonner à la colère, si bien qu’un beau soir, tard, la femme livra ses propres enfants au diable18. Cette même nuit, le démon vint et étrangla son garçon ; quand elle vit son fils mort le lendemain matin, elle se pendit aussitôt, et ainsi, lorsque le mari vit tout cela, il ne tarda pas à mourir de douleur – hélas ! quel malheur, quel chagrin et quelle douleur furent causés par la colère et les mauvaises paroles ! Tous les gens, je vous le dis, qui habitaient cette contrée, aussi bien dans la campagne que dans la ville, furent remplis de pitié devant ces événements, car cet homme et même sa femme [700] étaient considérés comme des personnes de bonne vie. Près de là vivait un ermite nommé Blaise ; il vint visiter ces lieux et quand il vit la situation, il soupira : « Hélas ! » et dit que c’était, en vérité, les pièges maléfiques du démon.

36Il trouva en vie les trois filles de la famille et il se hâta de les entendre en confession et rechercha leurs fautes du mieux qu’il put selon les enseignements de la sainte Église ; il leur infligea une pénitence pour avoir attristé Dieu19 et leur apprit à servir Dieu Tout-Puissant, puis il s’en retourna chez lui. Ces trois belles jeunes filles servirent Dieu de tout leur cœur, avec amour et avec crainte. Le Diable qui venait d’en-haut (celui qui était tombé des cieux, et dont je vous ai parlé plus tôt)20 prit alors l’apparence d’un homme et vint à une vieille femme à qui il promit force cadeaux et richesses pour lui faire aller trouver les trois sœurs et tourner la tête de l’aînée pour lui faire fréquenter par amour un jeune homme. Dans ce pays, c’était l’usage que toute femme qui commettait le péché de chair avec un homme, à moins que ce ne soit dans le mariage, soit soumise à sentence, sans mentir : du moment où ils étaient pris, ils étaient enterrés vivants21, sauf s’il était connu que c’était une femme légère, abandonnée à tous les hommes – dans ce cas, elle ne devait pas être mise à mort.

37Cette vieille femme – qu’elle soit maudite ! – vint trouver les trois sœurs, avec force lamentations et beaucoup de sollicitude pour la détresse des jeunes filles ; elle dit tout particulièrement à l’aînée : « Malheur ! ma douce enfant, tu as des pieds et des mains délicats, un beau visage par la grâce de Dieu, des mains blanches et des bras faits au tour, certes, ce serait lamentable si ta personne ne s’essayait pas à jouer avec un beau jeune homme, si bien que [750] tu puisses trouver joie et plaisir dans l’affaire. » La jeune fille répondit : « Si j’agissais ainsi, je serais enterrée vivante. — Mais non, répliqua cette vieille entremetteuse, tu pourrais le faire discrètement, de temps à autre, dans ton lit, et ensuite tu épouseras le jeune homme. » Sur les conseils de cette vieille peau, et à cause des séductions de l’ennemi, la sœur aînée, je vous le dis, laissa un jeune homme jouer avec elle, et bien que ces jeux lui plussent fort, ils tournèrent mal finalement, car elle fut prise et traînée en justice, convaincue de son crime, et enterrée vive par jugement. Beaucoup dirent « Hélas, hélas ! », pour elle et pour ses parents, beaucoup pleurèrent et manifestèrent un grand chagrin.

38Mais le diable plein de haine voulut encore tenter de séduire la sœur cadette et la mena à un jeune homme qui se mit à la courtiser ; elle lui laissa faire toute sa volonté, et ce fut découvert sans délai. Elle fut conduite en justice, pour y être condamnée à mort à coup sûr. Elle affirma qu’elle était une femme légère, une putain abandonnée à tous les hommes. Beaucoup de gens tinrent compte de cette aventure et leurs yeux versèrent des larmes amères ; de vaillants étalons la poursuivirent à des fins de débauche. Hélas, que l’Ennemi ait tant de pouvoir pour nuire à ce que Dieu a acheté si cher ! La troisième sœur était si misérable qu’il lui semblait que son cœur allait se briser : sa mère était morte comme sous le coup d’une malédiction, son père avait péri de manière lamentable, et son frère aussi avait péri, et sa sœur avait été enterrée vivante ; et maintenant son autre sœur était devenue une fieffée putain, qui vivait au milieu des catins.

39Elle faillit sombrer dans le désespoir, mais avec l’aide de Dieu le Très-Haut, elle se rappela l’ermite qui était venu leur rendre visite ; elle alla le trouver aussitôt, se confessa de ses péchés et lui raconta également toutes les mésaventures [800] qui étaient arrivées à sa famille. L’ermite fut étonné de ces prodiges et lui enseigna et lui enjoignit de penser toujours au Christ, et de renoncer aux leçons de l’Ennemi : l’orgueil, la colère, la gloutonnerie, l’envie, la paresse et la luxure, la convoitise et la fausseté, la médisance, et l’envie encore, tout cela, il lui ordonna de le fuir, et d’être au contraire bonne et honnête, il lui enseigna de se consacrer à toutes les bonnes œuvres, et en particulier il lui enjoignit de n’être jamais assez stupide pour se coucher le soir avant d’avoir fait le signe de croix sur portes et fenêtres, et sur chaque angle de sa chambre. Voilà ce qu’il lui enseigna, et elle ne tarda pas à retourner chez elle. Le diable, furieux de cet état de choses, entreprit de l’abuser par l’intermédiaire de sa sœur, qui lui appartenait entièrement, je vous le dis. Un jour, cette putain vint voir sa sœur, par ma foi, et elle se mit à lui dire qu’elle allait lui faire payer de lui avoir volé son héritage, et elle se jeta sur elle en fureur, avec d’autres catins qui l’avaient accompagnée et qui battirent cruellement la jeune fille. Celle-ci se réfugia dans une chambre, ferma vite la porte à clé, et appela à l’aide : les voisins intervinrent et chassèrent bientôt ces misérables.

40Cette pauvre innocente resta en colère toute la journée ; sa propre vie lui était odieuse. À la nuit, elle tomba sur son lit toute habillée, et elle oublia de faire le signe de croix comme l’ermite lui avait enseigné : dans sa colère, elle ne pensa pas à se signer et ne tarda pas à s’endormir.

41L’Ennemi en fut absolument ravi : il vint à elle alors en toute hâte, il pouvait circuler dans toute sa chambre puisqu’il n’y avait nulle part la marque de Notre-Seigneur ; à coup sûr, il vint à cette jeune fille et coucha avec elle. Elle, dès son réveil, [850] sentit que ses jambes étaient nues, et sentit aussi, en tâtant ses cuisses, qu’on avait couché avec elle ; elle se leva et trouva la porte fermée à clé, les serrures intactes. Elle pensa alors que le coupable était le Diable22 ; elle avait peur, elle ne savait pas quoi faire. Elle se frappa la poitrine de ses poings, s’arracha à pleines mains ses blonds cheveux, et pleura toute la nuit, en proie à un profond chagrin. Au matin, elle se rendit chez l’ermite et lui raconta toute l’affaire ; il en fut bouleversé et dit qu’hélas, elle avait succombé à l’influence maligne pour ne pas s’en être tenue à sa pénitence. « Hélas, seigneur ! dit-elle. Certes, on va vouloir me mettre à mort dès qu’il sera connu que je suis enceinte23. — Je peux bien dire sans aucun doute, déclara-t-il, que je suis rempli d’étonnement par ton récit. Certainement, ma fille, si je vois et découvre que tu es enceinte, je t’aiderai de tout mon pouvoir ! En attendant que je voie ce qu’il en est, rentre chez toi maintenant, ma chère fille, et enferme le Christ ton cœur, fais pénitence jour et nuit, sers Jésus de tout ton pouvoir. Il peut, si c’est Sa volonté, te tirer d’affaire. » Elle retourna chez elle, d’humeur bien triste, et servit Dieu de tout son cœur – mais de jour en jour, l’enfant dans son sein commença à grandir. Il ne lui servit à rien de se cacher, car son ventre s’arrondit : en conséquence, elle fut prise et conduite au tribunal pour subir sa sentence : en proie à un profond désarroi, elle se présenta devant le juge.

42L’ermite eut vent de ces nouvelles, et, à coup sûr, il se rendit sur place. Le juge réfléchit et interrogea de la sorte la jeune fille : « Jeune fille, par ma foi, j’ai grande pitié de toi ; pourquoi ne veux-tu pas comprendre comment ta famille est tombée en disgrâce et a quitté ce monde ? [900] Et maintenant tu t’es détruite toi-même, car tu as connu un homme et agi contrairement à la loi, si bien qu’aujourd’hui même tu seras mise à mort, puisque c’est ce que veut la loi désormais.

43— Certes non, seigneur, répondit-elle. Je n’ai jamais rien fait de contraire à la loi ; je le jure par Celui qui a souffert sur la Croix, aucun homme n’a jamais couché avec moi, ni, par sainte Marie Sa mère, n’a baisé ma bouche déshonnêtement.

44— Ah ! s’exclama le juge. Quelle merveille ! Tu mens, demoiselle, sans faille. Ton conte ne peut être vrai, alors que je te vois enceinte. — Certes, rétorqua-t-elle, je le suis, mais sans avoir eu de contact avec un homme. Alors que je dormais, une nuit, il y a quelque temps, une créature étrange24 a couché avec moi : je n’ai jamais su ce que c’était (je m’en remets à la grâce de Dieu) mais je sais bien que jusqu’à ce jour aucun homme n’a couché avec moi ! »

45Le juge jura par saint Alban n’avoir jamais entendu pareille merveille. « Je ne crois pas ton conte, car depuis l’époque d’Adam, et d’Ève, il n’y a pas eu d’enfant engendré sans l’intervention d’un homme, sauf un seul, Jésus, Notre-Seigneur, par la grâce de Dieu le Père Tout-Puissant. Mais parce que tu dis que tu es enceinte sans avoir jamais connu d’homme, avant qu’on ne t’enterre vivante, douze matrones devront dire s’il est possible qu’un enfant soit conçu sans l’action d’une semence d’homme. » On s’en remit donc à douze matrones, et elles vinrent dire que jamais aucun enfant n’avait été conçu sans l’intervention physique d’un homme, à l’exception de Jésus, engendré par la grâce de Dieu, et elles déposèrent sous serment25. Alors l’ermite Blaise prit la parole : « Juge, écoute-moi un peu : nous pouvons tous voir qu’elle ne peut prouver la vérité de son conte dans ces circonstances. J’ai entendu sa confession et je l’ai catéchisée, et elle ne m’a jamais avoué qu’un homme soit venu [950] la connaître charnellement. De toute façon, même si elle a mérité d’être mise à mort, l’enfant, lui, n’est pas coupable. Ce serait une grande injustice, et une grande pitié, de le tuer pour la faute d’autrui. Mais qu’elle soit plutôt gardée en prison, elle aura bientôt son enfant et devrait s’en occuper pendant deux ans et demi, Dieu en soit témoin : quand l’enfant saura marcher et parler, tu pourras bien alors exercer ta vengeance sur elle. — Ah, mon Dieu ! dit le juge. Tes paroles sont bonnes et sages, je vais m’y conformer ; aujourd’hui personne ne la mettra à mort. » Ils la placèrent dans une tour, de sorte qu’aucun homme ne puisse avoir accès auprès d’elle, à l’exception d’une vieille sage-femme qui devait prendre soin d’elle ; c’est là qu’elle fut installée bien vite, et solidement enfermée. Cette tour était si haute que personne ne pouvait les26 approcher ; elle comportait une fenêtre, avec une corde arrangée habilement pour hisser dans la tour tout ce qui leur était nécessaire pour vivre. Son heure arriva bientôt, et elle mit au monde un bébé mâle tout à fait prodigieux : d’après ce que je peux en dire selon le livre, il avait forme humaine, mais il était plus noir qu’aucun autre et couvert de poils.

46Quand l’enfant fut né, Blaise vint au pied de la fenêtre ; ils le firent descendre par la corde et il le baptisa sans délai ; il lui donna Merlin comme nom de baptême – les diables en furent fortement irrités, car ils perdirent à cause de cela le pouvoir qui aurait dû être le leur. Une fois que l’enfant eut été baptisé, Blaise le ramena, le ficela avec la corde, et la sage-femme le remonta dans la tour. L’ayant emporté près du feu, elle considéra son visage et toute sa contenance : « Hélas, petite horreur ! Quel malheur que ta mère doive subir une telle fin à cause de toi, [1000] qui es si entièrement détestable ! » L’enfant parla alors d’une voix forte : « Tu mens, dit-il, vieille garce ! Personne ne fera de mal à ma mère aussi longtemps que je serai vivant. » La femme fut effrayée par cette réponse et dit : « Je te conjure, au nom de Dieu, tu n’as pas le pouvoir de me faire du mal ! » Sa mère intervint alors et le conjura aussi de leur dire ce qu’il était. Mais bien qu’elles se soient juré d’y parvenir, elles ne purent le faire parler davantage ; et je vous dis, en vérité, elles s’en émerveillèrent fort, et tous ceux qui eurent vent de l’affaire s’étonnèrent de cette sagacité.

47Plus tard, après six mois environ, sa mère le tenait dans ses bras près du feu ; elle se mit bientôt à pleurer amèrement et dit : « Hélas, mon cher fils, à cause de toi et de ta malencontreuse naissance, je vais bientôt être enterrée vive ! » L’enfant répliqua : « Dame, non. Je vous jure, par ma foi, que jamais aucun juge ne vous ensevelira de cette manière, ni ne mettra votre corps en terre aussi longtemps que je pourrai me déplacer et parler. »

48Sa mère en fut toute joyeuse – à partir de ce jour il lui révéla tout ce qu’elle voulait savoir des choses du monde27.

49Quand l’enfant fut capable de marcher, le juge s’en revint et fit amener la femme devant le peuple, en jurant par la Reine du Ciel qu’elle allait être mise à mort sans tarder.

50L’enfant Merlin s’adressa alors courtoisement au juge : « Tout le monde sait que personne ne peut lutter contre le hasard ; c’est par hasard, mais aussi par la grâce divine, que j’ai été placé dans son sein. » Le juge considéra cet enfant ; par la faute de Merlin il devint presque fou de rage, et dit qu’elle devait être enterrée vive. Merlin dit alors : « Puissé-je prospérer, [1050] quoi que tu fasses, tu ne parviendras jamais à obtenir que ma mère soit enterrée vive – je vais te le prouver raisonnablement.

51C’est un diable qui m’a engendré, et m’a placé dans un récipient plein de sainteté. Il croyait avoir un enfant qui soit mauvais, mais je me suis tout entier tourné au bien. Toutefois, en raison de ma parenté avec les démons, je peux révéler aussi bien les choses passées que les choses présentes, ce qui se passe, pourquoi et comment ; pour les choses à venir, je peux en révéler une partie mais pas tout. Je sais parfaitement qui est mon père, mais toi, tu ne connais pas le tien, à coup sûr, ce pourquoi je dis que ta mère est plus digne de mourir que la mienne. »

52Comme cet enfant a répondu noblement ! Ceux qui l’avaient entendu s’émerveillèrent fort de ce qu’il puisse s’exprimer ainsi, alors qu’il n’avait que deux ans. Le juge s’écria : « Tu mens, connard ! Mon père était un grand baron, ma mère une noble dame – tu pourrais la voir encore en vie. Je crois, par la Reine Marie, qu’aucun homme n’a jamais commis l’adultère avec elle.

53— Juge, tais-toi, répliqua l’enfant, ou je ferai partout savoir beaucoup de ses folies ; envoie-la chercher, et fais-moi tirer à quatre chevaux si je ne le lui fais pas admettre. » Immédiatement, sans délai, le juge ordonna qu’on fasse chercher sa mère ; elle se présenta rapidement devant lui. Aussitôt, le juge lui dit : « Merlin, répète ce que tu as dit devant ma mère, si tu l’oses ! — Maintenant, je vois bien, seigneur juge, que ton plan n’est pas très sage : si je dis devant ces gens comment tu as été engendré et mis au monde, ta mère devra être enterrée vive, et ça serait entièrement par ta faute. » Quand le juge comprit cela, il pensa que l’enfant raisonnait bien. Sur-le-champ, ils se retirèrent tous les trois dans une chambre et le juge dit alors : [1100] « Enfant Merlin, allez, dis-nous maintenant, entre nous, quel est l’homme qui m’a engendré ! » L’enfant a juré par saint Simon : « C’était le prêtre de sa ville, qui a joué aux jeux d’amour avec ta mère, et au cours de ces jeux t’a engendré. — Sale bâtard, dit cette dame, tu viens de dire un grand mensonge ! Son père était un noble baron ; j’appelle idiot l’homme qui te prête la moindre attention, car tu es une créature maudite, un bâtard engendré contre la loi. Tu devrais à bon droit être mis à mort, que tu ne puisses plus proférer de mensonges pour causer le malheur des gens ! — Femme, dit l’enfant, tiens-toi tranquille ! Il ne serait pas juste que personne me mette à mort, car je suis un envoyé28 extraordinaire, né pour le bien de tout le pays ; mais toi, tu mérites d’être enterrée vive – ton fils va savoir la vérité.

54Quand ton mari est revenu de Carduel, tu en as éprouvé un grand chagrin dans ton cœur ; c’était la nuit, avant l’aube, le prêtre reposait entre tes bras ; ton seigneur a frappé à la porte, et tu as sauté du lit en chemise, presque folle de peur. Tu as ouvert une fenêtre et fait sortir le prêtre par là, et ensuite tu l’as vite refermée. Et en vérité, c’est cette nuit qu’il a engendré ce chevalier que voici ! Qu’en dis-tu, femme ? As-tu quelque chose à dire ? » Et elle ne dit pas un mot là contre, mais elle fut si étonnée que le sang se retira de son visage. Le juge dit alors : « Mère, qu’as-tu à dire ? — Seigneur, il dit la vérité, au nom du Christ. Que je sois pendue haut et court, il n’a pas menti d’un seul mot. » Le juge n’était pas très heureux, il s’en fallut de peu qu’il ne devienne fou de honte. Merlin le prit à part dans un coin et lui révéla des secrets : « Seigneur, dit-il, écoute-moi, car je vais te dire la vérité : laisse ta mère rentrer chez elle, [1150] et envoie après elle un petit page qui soit habile à l’espionner. Car elle va se hâter de rentrer et va bien vite dire au prêtre comment j’ai révélé leur secret à tous les deux ; quand le prêtre entendra ça, il sera très effrayé, à coup sûr, il aura peur de recevoir de toi une mort honteuse : il se sauvera vers un pont, il sautera dans l’eau et ainsi il se tuera lui-même – puisses-tu me tuer de tes propres mains si ce n’est pas la vérité que je te dis là. »

55Le juge fit sans faille tout ce que l’enfant lui avait conseillé ; il y envoya un serviteur comme espion, et il trouva entièrement exact le conte de Merlin ; après cela, il se porta garant de la mère de l’enfant pour qu’elle ne soit pas condamnée et la laissa aller toute quitte, sans mal ni peine.

56Par la suite, l’ermite Blaise vint rendre visite à Merlin et le conjura, au nom de Dieu, de lui dire tout ce qu’il en était de sa naissance, sans lui causer de mal ni de honte. Merlin lui expliqua tout en détail, lui conta mot à mot les circonstances de son engendrement, puis lui dit : « de quatre rois je serai le maître, il me faudra tous les conseillers, et tu mettras en écrit leurs actions ; tu écriras ce que je dirai, pour instruire de la vérité bien des hommes. » Il lui dit alors bien des choses, que Blaise mit en écrit, et c’est par ce livre que nous savons tout ce que Merlin a accompli dans le pays29.

57Quand Merlin eut cinq ans, il fut grand, brun et hardi ; selon ce que nous pouvons trouver dans le livre, il fit de sa mère une nonne, qui servit Jésus-Christ de bon cœur, noblement.

58Un jour, comme je vous le dis, ces trois messagers qui avaient été dépêchés par le roi pour trouver l’enfant sans père arrivèrent par hasard [1200] dans la ville où Merlin se trouvait Merlin. Merlin jouait dans la rue, et l’un de ses camarades le trahit, en lui disant à voix haute : « Mauvais garnement, va-t-en ! Tu n’es pas une créature naturelle, tu ne sais pas qui est ton père, mais c’est un diable, à ce que je crois, qui t’a engendré pour nous tourmenter éternellement. »

59Merlin vit cela et comprit que les trois messagers qui étaient après son sang, et qui passaient par là, avaient entendu la tirade de l’enfant. Il vit que chacun d’entre eux tirait sur la bride de son cheval. Merlin secoua la tête et rit ; il était âgé de cinq hivers, et il prononça des paroles fort hardies : « Malheur sur toi, connard ! Tu as crié trop fort ton discours ! Voici les messagers du roi, qui m’ont cherché toute cette année pour se procurer mon sang, même s’il ne peut leur servir à rien. Ils ont hâte de me tuer, mais une fois qu’ils m’auront vu de leurs propres yeux, ils n’en auront plus envie, et s’ils le faisaient cela tournerait mal pour eux30. » Les messagers se dirigèrent alors vers lui, et il courut à leur rencontre ; en vérité, Merlin leur rit en plein visage et leur dit : « Soyez les bienvenus, messagers ! Maintenant vous m’avez trouvé, moi que vous avez été envoyés tuer, avant d’avoir l’occasion de me parler (c’est ainsi qu’on vous l’a ordonné et prescrit), afin d’avoir mon sang pour cet édifice qui devrait être solide et stable – mais mon sang n’arrangerait rien, et la tour ne serait pas plus stable ; je prouverai que ce sont des menteurs, ceux qui ont ainsi médité ma mort. Mais certes, si j’étais mort, le roi ne serait pas plus avancé à ce sujet.

60— Sainte Marie ! dit l’un d’entre eux, nous n’avons jamais entendu une telle merveille ! Comment sais-tu que nous avons été envoyés pour te tuer, et d’où connais-tu les secrets du roi, jeune comme tu es ? Dis-le moi. — Je connais bien, répondit Merlin, [1250] tous les détails du conseil du roi, et tout ce qui se fait sur terre et tout ce qui sera fait à l’avenir. » Les hommes s’émerveillèrent grandement – le tuer aurait été stupide. L’enfant continua : « Ne me tuez pas, car je vous garderai de la mort devant le roi, je vous le promets, et je lui expliquerai la vérité et lui révélerai pourquoi sa tour ne peut pas tenir debout ; et pour ce qui est des clercs qu’il tient sous bonne garde, et des mensonges qu’ils ont dit à mon sujet, le roi apprendra aussi la vérité. Si c’est votre volonté, j’irai avec vous, certainement. » Tous trois répondirent en chœur : « Certes, enfant, c’est notre volonté. Dis-nous maintenant quel est ton nom, ou qui était ta mère, afin que nous ayons quelque preuve de ce que tu avances – tu es si jeune ! » Merlin leur dit alors : « Venez, je vais vous conduire auprès de ma mère, et vous verrez que je dis la vérité. » Il les conduisit alors en plein midi à sa mère, dans son couvent ; elle leur confessa toute la vérité et leur raconta en détail, dans l’ordre, comment cet enfant l’avait protégée contre le juge et sauvée de la mort par ses sages paroles ; les chevaliers, sans faille, furent émerveillés par ce qu’elle leur disait ainsi. Et ensuite, très tranquillement, l’enfant les conduisit à son maître Blaise, qui confirma et attesta de la vérité de tout ce qu’il leur avait dit. Merlin dit bien des choses à Blaise, que celui-ci mit en écrit. Cette nuit, tous les messagers restèrent sur place pour souper, et le lendemain matin, à ce que nous trouvons dans le livre, tous les cinq prirent congé de la nonne et de Blaise, et s’en allèrent, confortablement, vers l’endroit où se trouvait le roi, si bien qu’ils arrivèrent un jour à une ville où se tenait un marché bien achalandé. Là, Merlin s’arrêta et se mit à rire doucement [1300] en voyant des hommes évaluer des chaussures à vendre. Les messagers lui demandèrent pourquoi il riait de la sorte ; Merlin dit : « Ne voyez-vous pas que cet homme a acheté des chaussures neuves, et aussi des pièces de cuir solide pour les rapiécer et de la graisse pour les en enduire ? Il croit qu’il va vivre assez pour les déchirer, mais, sur mon âme, je vous jure qu’il va perdre sa misérable vie avant même d’arriver à sa porte. » Les messagers entendirent cela et s’en émerveillèrent fort, car peu après ils trouvèrent cet homme mort subitement. Ils se reposèrent sur place cette nuit-là et le lendemain reprirent leur route ; ils parvinrent à un cimetière et rencontrèrent une bière qu’on y portait enterrer. Merlin tira sur les rênes et éclata d’un grand rire ; les messagers le prièrent de leur dire pourquoi il riait si fort. Il leur dit qu’il voyait pleurer qui aurait dû chanter et chanter qui aurait dû pleurer, « Car le prêtre qui chante là-bas a engendré cet enfant qui repose sur la bière, il devrait se repentir de ses péchés, et le rustre que vous voyez là, qui pleure si fort et si amèrement, devrait chanter et sauter de joie car le fils du prêtre est mort, qui ne lui aurait jamais causé que du tort. » Ils allèrent trouver la mère, et apprirent que c’était bien vrai ; elle leur dit toute la vérité, et les pria de ne pas révéler son secret, car autrement elle serait déshonorée à jamais. « Non, en vérité », dirent-ils. Ils reprirent leur route pour rejoindre le roi ; maintenant, je vous dis dans mes vers31 que Merlin rit pour la troisième fois : ils lui demandèrent aussitôt pourquoi il était de si belle humeur. « Oui, dit-il, écoutez maintenant, je vais vous dire la vérité. La reine, la femme de mon seigneur32, là-bas à la cour, s’est arrangée pour provoquer une sentence injuste ; son chambellan est une femme [1350] déguisée en homme. Comme “il” est joli et doté d’une belle complexion, notre reine, qui est infidèle, lui a proposé de devenir son amant, car elle croyait que c’était un homme. Le chambellan a dit qu’il ne voulait pas commettre de trahison même à prix d’or. En conséquence, la reine s’est plainte à mon seigneur le roi et a prétendu que son chambellan avait voulu coucher avec elle par force33.

61Le roi en a conçu une grande colère et a juré solennellement : “si je peux le convaincre de ce crime, il sera écartelé et pendu !” Maintenant, que l’un de vous aille trouver le roi et lui dise immédiatement ce que je vous ai raconté, à propos de ces fausses amours : dites-lui de rechercher la vérité. » L’un des messagers s’élança en toute hâte, monté sur un bon destrier ; il ne s’arrêta pas ni ne s’attarda jusqu’à ce qu’il arrive auprès du roi. Il le trouva dans la salle du trône, et l’aborda en ces termes : « Salut à toi, roi Fortiger, puisse Dieu t’avoir en Sa garde et assurer ton pouvoir ! Nous avons parcouru tout le pays sur ton ordre pour chercher un enfant, que l’on appelle Merlin ; je crois qu’il a maintenant cinq ans, sage en paroles et audacieux en actes ; il peut révéler tous les secrets qui existent sur cette terre au pouvoir du Roi du Ciel tout ce qui a été, et qui est, et une grande partie de ce qui est à venir. Les dix clercs ont menti à son sujet, il le prouvera en ta présence ; il t’expliquera clairement ce qui fait s’effondrer ton château, de sorte qu’il puisse se dresser sur la plaine, et aussi, en ce qui concerne ton chambellan, que tu ne dois le tuer en aucune façon, car ce serait un tort de tuer, au lieu d’un homme, une femme qui porte des vêtements masculins. À moins que tu ne découvres qu’il est femme, tu peux le pendre haut et court ! » Fortiger s’émerveilla fort de ces paroles, [1400] ainsi que tous ceux qui les entendirent. Il fit chercher le chambellan qui était tenu en prison au secret. On le dévêtit de la tête aux pieds, et on trouva que c’était une femme, on vit que c’était une jeune fille. Le roi fut si étonné qu’il en perdit presque le sens et prit le messager au collet en exigeant : « dis-moi, si tu le peux, qui t’a dit que c’était une femme ! — C’est l’enfant Merlin qui nous l’a dit, pendant que nous étions en route pour venir ici, car il peut dire, sans erreur, la vérité de tout ce qui s’est produit » – et là-dessus il enchaîna à l’intention du roi le récit complet de sa conception, de sa naissance, et de ce qu’il avait dit pendant leur voyage. Alors Fortiger l’Audacieux déclara : « Si c’est la vérité que tu m’as racontée, je te donnerai des terres et des serfs, et je ferai de tes compagnons des hommes riches ! » Sans plus tarder, il ordonna aux ducs, comtes, barons et chevaliers, de faire seller leurs chevaux et de se préparer à venir avec lui à la rencontre de Merlin. Et assurément, alors que la nuit était déjà bien avancée, il rencontra Merlin ; quand le roi fut en présence de Merlin, il le salua fort courtoisement, il lui souhaita la bienvenue avec de belles paroles et un visage souriant. Ils échangèrent de nombreuses paroles que je n’ai pas lieu de rapporter et que je ne peux pas dire, si je ne veux pas y passer la journée ; mais ce qui se rapporte à cette affaire, j’en rendrai compte en peu de mots. Ils séjournèrent confortablement cette nuit-là, et le lendemain, ils partirent et se rendirent à l’endroit où devait se dresser le château. Fortiger s’adressa à Merlin : « Dis-moi maintenant, mon fils34, pourquoi personne ne peut édifier un château sur ce terrain, et pourquoi est réduit à néant la nuit ce qui est construit le jour. » Merlin répondit : « Certes, sire roi, la cause n’en est pas une mince merveille : en dessous, très profond, [1450] il y a un torrent rapide et violent. Sous son lit se trouvent deux pierres, grandes et larges toutes deux. Sous les pierres, dans les profondeurs de la terre, sont lovés deux dragons : l’un est blanc comme le lait, l’autre rouge comme le feu. À l’intérieur, ils brûlent tous deux et se consument de colère. Quand le soleil se couche, chaque nuit, ils commencent à se battre, et c’est la force des explosions qu’ils provoquent qui fait s’effondrer ton ouvrage. Vérifie maintenant ce que je t’ai dit, et ensuite tes ouvriers pourront construire château et tour selon ton désir : ils tiendront debout sans incident. » Le roi fut émerveillé de cette affaire, ainsi que tous ceux qui étaient avec lui ; il fit immédiatement chercher beaucoup d’ouvriers pour creuser le sol, et bientôt ils trouvèrent de l’eau : ils construisirent deux digues épaisses pour la canaliser et l’évacuer à la surface par les deux bouts. Et quand ils furent parvenus au fond de la rivière, ils trouvèrent deux dalles de pierre épaisses, longues et larges, séparées par un grand fossé de gravier et de terre qui les maintenait éloignées l’une de l’autre. Il fallut, en vérité, beaucoup d’hommes pour dégager les deux pierres. Une fois qu’elles eurent été enlevées, on trouva les deux dragons prisonniers, enroulés sur eux-mêmes, comme Merlin l’avait dit ; l’un était rouge comme le feu, avec des yeux comme des plats de métal brillant, des pattes d’une coudée de long ; le feu jaillissait de sa gueule, sa queue était grande et longue : c’était une effroyable bête ! Son corps ressemblait à celui d’une baleine. L’autre dragon était bien loin d’être aussi grand que le rouge : il avait de vicieuses griffes, une queue fourchue, et, dans une énorme gueule, [1500] une langue comme un charbon ardent – une queue comme un diable, avec une seconde tête à l’extrémité35. Tous deux commencèrent à se dresser, pour la grande frayeur de tous ceux qui les voyaient. Il n’y avait là ni roi ni comte, ni baron ni chevalier, ni homme libre ni serf, qui osât rester sur place ; ils s’enfuirent tous en masse : aucun ne se souciait de son rang ou de sa place, mais chacun rivalisait de hâte pour fuir plus vite que les autres. Les dragons sortirent de leur repaire, mais ne poursuivirent pas les hommes : ils s’attaquèrent mutuellement et entamèrent un combat tel qu’il n’y en avait jamais eu de pareil. Ils jetèrent du feu de telle manière que toute la contrée en fut enflammée. De gueules, de griffes et de queues, ils s’assaillirent et bataillèrent si bien qu’ils firent trembler la terre sous leurs pas, et que le temps changea aussi au-dessus d’eux. Ils mordirent, et frappèrent, et crachèrent du feu, ils tombèrent et se redressèrent et combattirent avec violence. Presque une journée entière dura ce combat sans aucun repos. Puis le dragon rouge prit le dessus sur le dragon blanc et le refoula dans une vallée, et là ils se reposèrent tous deux, aussi longtemps, si je comprends bien, qu’il faut à un homme pour parcourir un mile. Puis le dragon blanc rassembla ses forces et recommença le combat contre le rouge. Et il le repoussa jusqu’à ce qu’ils parviennent à la plaine, où, avec une grande force, il fit reculer le dragon rouge, à ce que l’on rapporte, et il l’abattit si brutalement que, grâce à la violence de son assaut, il le consuma si entièrement qu’on n’en retrouva pas le moindre petit morceau, mais seulement de la poussière, je le dis en vérité. Et le dragon blanc s’envola – personne ne sut jamais ensuite ce qu’il était devenu36. Tous ceux qui assistèrent à ce spectacle furent grandement émerveillés par le combat des dragons, et aussi par le fait que l’enfant Merlin pouvait de manière véridique révéler [1550] de tels secrets au roi.

62Merlin parla en ces termes à Fortiger : « Sire, tu vois comme cette chose que je t’ai montrée est facile à comprendre ; fais amener devant moi les clercs qui t’ont raconté de tels mensonges sur mon compte, et je leur demanderai pourquoi ils voulaient de la sorte répandre mon sang. — Certes, dit le roi Fortiger, cela sera fait sans hésitation ; je ferai, pour autant que ce soit en mon pouvoir, tout ce que tu veux, et c’est bien justice. » Aussitôt, le roi et ses hommes firent chercher ces dix clercs ; ils vinrent devant Merlin et il leur demanda en latin qu’est-ce qui leur avait fait croire que par la vertu de son sang le château du roi devrait immédiatement tenir bon et se dresser solidement. Les clercs, craintivement, s’adressèrent à l’enfant avec de douces paroles : « Nous avons vu au-dessus de nous, dirent-ils, dans les cieux, une configuration astrale qui nous montrait l’engendrement sur cette terre d’une créature37 telle que par son sang le château tiendrait debout sans s’effondrer ; nous y avons cru sincèrement – fais de nous ce qu’il te plaît. — Ah ! s’exclama Merlin (c’est certain), maintenant vous voyez que vous avez été trompés ; les figures astrales que vous avez vues, c’est mon père qui en était le responsable, mon père qui m’a engendré : puisque je n’étais pas soumis à sa volonté, il voulait par votre entremise me détruire. Mais parce qu’il vous a trompés, je prie mon seigneur le roi qu’il vous accorde la vie sauve, car je vous pardonne entièrement votre crime. » Le roi se hâta de leur accorder la vie, et ils lui dirent « Merci !38 ».

63Le roi et l’enfant Merlin, et tous les autres, s’en allèrent à leurs logements ; Merlin resta avec Fortiger, d’après ce que je comprends, toute cette année. Par son conseil, sur ses indications et grâce à son intelligence, le château fut construit en peu de temps, fort et solide, de rondins et de pierre, [1600] tel qu’il n’y en avait jamais eu dans le pays. Ainsi fut édifié le château. On ne tarda pas à conseiller au roi de demander à Merlin pourquoi les dragons s’étaient battus : « Cela présage, dirent tous les vassaux, quelque événement qui va se produire dans l’avenir. » Merlin vint en présence du roi, tous lui demandèrent pourquoi les dragons s’étaient combattus : cela signifiait quelque chose, à leur avis. Merlin fit mine d’hésiter, et alors Fortiger lui dit : « Merlin, à moins que tu ne me le dises, je te ferai mettre à mort sur-le-champ. — Je te le dis assurément, si tu me faisais mourir ce serait une grande injustice. Mais même si tu étais déterminé à me tuer ou à m’enchaîner, tu échouerais, en vérité, comme le font bien des gens qui faillent à leur désir ; en effet, sire Fortiger, je ne me soucie guère de ton pouvoir, mais si tu veux me donner des garanties que tu ne chercheras pas à me causer de détresse, je te dirai sans te mentir en rien ce que les dragons signifient. » Les nobles et le roi lui-même s’émerveillèrent de cette réponse.

64Le roi jura sur le Livre qu’il ne chercherait jamais à lui causer de mal, et ensuite il lui trouva, à coup sûr, deux riches ducs pour lui servir de garants. Alors Merlin parla ainsi : « Maintenant, roi, écoute mon récit : le dragon rouge, si fort au combat, signifie toi et toute ta puissance, par laquelle tu as obtenu à distance la mort de Moyne, l’héritier légitime. Le fait que le dragon rouge ait traîné le blanc dans une vallée près d’un bosquet signifie que tu as fait fuir les héritiers légitimes loin du royaume, ainsi que tous ceux de leur parti, dans les cités, les villes et les champs.

65Le dragon blanc signifie les héritiers légitimes qui nourrissent du ressentiment contre toi, qui tiens sous ta coupe leur terre, par grande injustice ; qu’il se soit enfui dans la vallée, et ait recouvré ses forces, [1650] signifie, je te le dis, que les héritiers, par-delà la mer, qui ont trouvé de l’aide et se dirigent vers ce pays pour te combattre ; que le blanc dragon ait repoussé à son tour le rouge sur la plaine et l’y ait abattu, et réduit en cendres par son souffle enflammé, signifie l’héritier39 de cette terre, qui mettra la main sur toi et te poussera dans ce château, avec tes enfants et ta femme, et beaucoup de nobles de ta maison, qu’il brûlera ici en même temps que toi. La queue du dragon rouge, qui est si longue et si épaisse signifie la méchante descendance qui sortira de ta lignée et de celle du père de ta femme, Angys, lequel périra et perdra son honneur ; sa parenté et la tienne causeront du tort au lignage breton40. La tête sur la queue du dragon blanc signifie l’alliance qui sera établie entre le sang royal et les hommes de bien et de valeur. Seigneur, en vérité, telle est la signification du combat des dragons. Prends tes dispositions maintenant, car je te le dis : une grande troupe est arrivée. » Le seigneur Fortiger, consterné, se mordit les lèvres et baissa la tête, puis il répliqua à l’adresse de Merlin : « Tu dois nous enseigner comment aller en guerre contre nos ennemis, ou ta vie est forfaite. » À l’instant ils voulurent s’emparer de lui, mais ils ne surent ce qu’il était devenu. Le roi et son entourage, manifestant une grande affliction, le cherchèrent partout et ne le trouvèrent pas41. En un moment il rejoignit son maître Blaise et il lui dit toute la vérité des dragons rouge et blanc, et Blaise le mit en écrit. Il lui interpréta le dragon rouge, lui annonçant les grands troubles que lui et sa progéniture [1700] causeraient en Angleterre, les grands malheurs qui s’y produiraient bientôt après. Certains ont déjà eu lieu et certains sont encore à venir, car ce sont toutes choses obscures, et je ne veux pas en parler, mais je continue ainsi mon récit – écoutez maintenant, petits et grands !

66Gai est le joli mois de mai, quand les jours allongent, que les fleurs montrent leurs boutons : c’est la joie à la ville comme à la campagne, les oiseaux chantent gaiement dans les bois, les demoiselles font la ronde. Un baron vint à Fortiger, là où il était assis à table, et lui dit : « Hélas, mon seigneur le roi, je t’apporte de cruelles nouvelles : tu dois agir avec vaillance et mettre ton pays à l’épreuve de la guerre. Uterpendragon et beaucoup d’autres, ainsi qu’Aurilisbrosias42 son frère (des troupes innombrables, nobles et gens de peu ensemble, se sont jointes à eux) sont déjà presque à Winchester – seigneur, viens à la rescousse en toute hâte ! Envoie partout chercher des secours (ils sont déjà tout près), afin de pouvoir les combattre et les mettre à mort sans merci. »

67Fortiger sauta sur ses pieds et manda son chancelier, lui ordonnant d’écrire immédiatement des lettres à son beau-père, Angys, aux comtes, ducs et chevaliers les plus puissants. Il fit saluer les bourgeois de Winchester et les pria de fermer les portes de la ville, de lui rester loyaux, et de lui garder leur cité s’ils voulaient gagner son amour, de sorte que ses ennemis ne puissent y pénétrer ; et il ajouta qu’il viendrait sur place aussi vite qu’il le pourrait.

68Comtes et barons commencèrent à se rassembler autour de Fortiger ; Angys, son beau-père, y vint, et avec lui bien des hommes, des chefs païens et des ducs puissants, [1750] expérimentés au combat ; ils étaient des milliers au total, de noble ou d’humble origine. Quand ils furent rassemblés, leur conseil fut bientôt pris : marcher sans hésitation pour mettre à mal leurs ennemis de sorte qu’ils ne puissent pénétrer dans le pays pour y causer tort ou dommage.

69Ils levèrent leurs bannières et marchèrent sur la ville de Winchester ; Uterpendragon et ses compagnons étaient parvenus à Winchester avec tant de gens que leur armée recouvrait vallées et collines, elle qui était venue par terre et par mer pour conquérir l’Angleterre : ils déroulèrent leur gonfanon, qui portait un étincelant lion rampant qui avait appartenu aux ancêtres du prince. Les bourgeois virent ce gonfanon et le reconnurent : ils commencèrent à regretter la mort de Constant, qui avait été leur noble seigneur, et celle de Moyne qui était de son sang, et ils comprirent bien que sire Fortiger avait été roi à tort pendant longtemps, lui qui était maudit dans la vie et dans la mort, ainsi que tous ses partisans. Ils discutèrent entre eux et décidèrent que, à la vie ou à la mort, même s’ils devaient être pendus, ils ne s’en tiendraient pas à Fortiger, et passèrent tous d’un commun accord dans le camp d’Uterpendragon leur seigneur. Ils ouvrirent grand les portes et laissèrent toute l’armée pénétrer dans la ville ; ils accueillirent avec joie les princes et leur compagnie, leur firent bon visage et leur rendirent sans tarder la ville, la forteresse et leurs personnes – ainsi, par grâce et par amour, les princes conquirent ce dont ils avaient besoin. Fortiger, arrivé entre-temps, fut bientôt informé de cette affaire. Il faillit en perdre la raison, et dit que cela leur coûterait cher ; il accéléra l’allure avec tous ses hommes, et Uterpendragon leur fit face et déploya son gonfanon [1800] à petite distance de la ville de Winchester, de sorte que chaque troupe voyait ceux d’en face qui s’étaient approchés tout près. Les barons et les chevaliers du pays purent voir le lion qui avait appartenu au roi Constant, dont Uterpendragon était le fils ; et leur cœur se tourna vers Uterpendragon, issu du lignage légitime.

70Ils étaient là des milliers qui se retournèrent contre Fortiger et lui dirent : « Infâme traître, tu paieras pour tes crimes ! » Fortiger avait tiré son épée et il en tua beaucoup (ils s’étaient jetés sur lui avec fureur), car il les croyait ses vassaux, mais ils s’étaient retournés contre lui, ce qui causait sa déconfiture ; Fortiger était un bon chevalier, il combattit et tua beaucoup de ses adversaires. Angys vint alors à son aide avec de nombreux Sarrazins de valeur qui pouvaient tenir de sages discours, éperonner des destriers et briser des lances. Ils attaquèrent les barons dans l’intention de les tuer tous. Il y avait un baron, un homme de grande noblesse, qui leur échappa et éperonna son cheval avec vigueur jusqu’à ce qu’il parvienne à Uterpendragon, auquel il déclara : « Sois le bienvenu, héritier de ce royaume ! Ne tarde pas, au nom du Christ ! Pour l’amour de ton noble père, et aussi par crainte de ta colère, les barons ont pris ton parti et pour l’amour de toi sont presque anéantis, car Fortiger, et avec lui Angys, les ont encerclés et en feront un massacre si tu tardes un seul instant. — Oh, s’écria Uterpendragon, par Dieu qui est au ciel, je vais bien voir maintenant qui m’aime, et je ne serai jamais heureux si vous ne vous hâtez pas tous autant que vous le pouvez ! » Princes, ducs, comtes et chevaliers éperonnèrent leurs chevaux ; il n’était pas besoin de les presser, mais, comme une pluie de flèches, ils déferlèrent sur leurs ennemis avec [1850] leur seigneur, Uterpendragon. Là on put, en vérité, voir bien de nobles coups donnés, bien des lances brisées et des épées tirées, bien de nobles chevaliers tués – et là combattit le seigneur Uterpendragon, comme s’il était un lion enragé, et son frère n’oublia pas d’infliger plus d’un coup cruel : certains de ses adversaires, il les fendit depuis le bassinet de leur heaume jusqu’au menton ; à d’autres, il sépara leur tête de leur nuque. Là furent tués bien des hommes, les uns sur les collines, les autres dans les vallons. Mais bien que Fortiger fût un bon chevalier et sût comment se comporter vaillamment au combat, il fut mis en fuite par les barons du pays et d’autres guerriers puissants, et, poursuivi de près, il se réfugia avec ses hommes dans son nouveau château dont je vous ai parlé. Là-bas, Aurilisbrosias et son frère Uterpendragon prirent leur vengeance : avec leurs épées de bon acier ils envoyèrent aux tourments de l’enfer bien des centaines de Sarrazins. Quand Angys vit ce massacre, il s’enfuit avec toutes ses forces dans un château de pierre et de mortier afin qu’on ne puisse lui faire de mal. Qui était surpris à la traîne, était immédiatement abattu. Alors Uterpendragon suivit les traces de Fortiger, de sorte qu’il arriva aux portes du château. Il fit prendre du feu grégeois et le fit jeter sur les portes, et ainsi brûla en peu de temps Fortiger avec femme et enfants ; il brûla sur place dans cet incendie et tout ce qui s’y trouvait brûla jusqu’au sol. On dit que le mal peut se prolonger quelque temps, mais à la fin il tournera mal : ainsi finit le seigneur Fortiger, [1900] qui se fourvoya pendant quelques années : bien qu’il ait un grand pouvoir, sa conduite impie le conduisit à sa fin. Le seigneur Uterpendragon, avec ses troupes, alla assiéger le roi Angys, mais il se trouvait dans un château solidement fortifié qui ne pouvait pas, je vous l’assure, être forcé sans recourir à la ruse. Ils mirent donc le siège devant la forteresse ; un jour, vinrent cinq barons qui avaient été au service de Fortiger, et ils racontèrent à Uterpendragon l’histoire de la naissance de Merlin, la manière dont les messagers étaient partis à sa recherche et l’avaient amené devant le roi, comment il avait pu dire au roi que les dragons sous la terre représentaient la mort du roi telle qu’elle se produirait, et aussi comment Fortiger voulait l’emprisonner et il avait soudain disparu. « Sire, dirent-ils, en vérité, s’il était ici à présent, vous pourriez bientôt par son conseil l’emporter sur Angys et le mettre à mort. » Uterpendragon fut émerveillé de ces paroles et envoya des messagers à la recherche de Merlin, et ils se mirent en route de bon cœur.

71Un soir que ces messagers étaient tous assis à leur dîner, un mendiant entra dans la salle ; il avait une longue barbe, un bâton à la main, et de mauvaises chaussures. Après s’être raclé la gorge, il demanda l’aumône pour l’amour de Dieu : ils répondirent qu’il n’aurait rien d’autre que des coups et des humiliations. Le vieil homme dit alors : « Vous êtes tous bien négligents, vous qui êtes assis là à me traiter avec mépris, alors que vous devriez être en train de servir le roi en cherchant l’enfant Merlin ! Les barons sont de vraies bêtes stupides, qui envoient chercher un homme qu’ils sont incapables de reconnaître ; aujourd’hui vous l’avez souvent rencontré, mais ne l’avez jamais connu pour autant. Retournez chez vous, je vous le conseille, [1950] car vous ne réussirez pas à le trouver. Dites au prince et aux cinq barons de venir lui parler immédiatement, et dites-leur que Merlin les attendra dans la forêt pas loin d’ici. » Quand il leur eut dit ces mots, ils ne surent pas ce qu’il était devenu. Ainsi le raconte ma source : c’était Merlin qui leur avait parlé de la sorte. Les messagers, abasourdis, ne savaient pas quoi faire ; ils retournèrent sur leurs pas et dirent au prince ce qu’ils avaient vu. Uterpendragon s’en émerveilla, ainsi que tous ceux qui entendirent l’histoire, à coup sûr. Ils furent remplis d’un grand désir de voir Merlin et de parler avec lui. Uter ordonna à Aurilisbrosias de s’occuper du siège, de sorte qu’Angys ne puisse s’échapper, ni de jour ni de nuit, avant qu’il n’en ait pris vengeance, car pour sa part il irait parler avec Merlin. Aurilisbrosias resta sur place pour garder Angys dans le château, et mon seigneur Uterpendragon se rendit à la forêt où Merlin le vit en effet, sous trois apparences en un jour – d’abord sous les traits d’un porcher, qui montra le chemin au prince, ensuite sous ceux d’un colporteur qui portait son paquetage et causa longuement avec le prince, lui disant à propos de Merlin, sans chercher à dissimuler, qu’il ne tarderait pas à lui parler, et enfin sous ceux d’un élégant écuyer qui vint au roi à son tour et lui dit que cette nuit-là il verrait Merlin.

72Alors que la nuit était bien avancée, Merlin vint à lui assurément, sous l’apparence de l’écuyer qu’il avait vu auparavant, et lui dit – ainsi le lisons-nous dans le livre : « Dieu te garde ! Je suis Merlin, cher seigneur, avec qui tu désirais parler. » Uterpendragon sauta sur ses pieds, étreignit Merlin et le pria de demeurer avec lui désormais : [2000] il aurait tout ce qu’il pourrait souhaiter. Merlin répliqua qu’il en serait ainsi, qu’il était tout prêt à faire sa volonté.

73Puis Merlin dit : « J’arrive du camp d’Aurilisbrosias ; par mon conseil, il a cette nuit tué Angys je te le garantis. » Uterpendragon manifesta une grande joie de cette nouvelle, comme fait l’oiseau quand vient le jour ; tous ceux qui étaient là se réjouirent aussi, et au matin ils retournèrent sur leurs pas et trouvèrent en effet Angys mort, sa tête fichée sur un pieu, son corps écartelé ; toute l’armée était indemne, pas un homme n’avait été tué. Mon seigneur Uterpendragon demanda alors à Aurilisbrosias ce qui s’était passé. « Certes, répondit le prince, la nuit dernière un écuyer est venu me trouver et m’a averti directement qu’Angys allait venir pour me tuer. J’ai sauté sur mes pieds et je suis allé à sa rencontre, et je l’ai abattu au sol. Je ne sais pas ce qui l’amenait ici, ni quel diable il venait chercher, mais avec mon épée au tranchant aigu, je lui ai fait abandonner sa vie sur-le-champ. » Uterpendragon répliqua alors, s’adressant à son frère : « Frère, c’est Merlin qui t’a aidé dans ton grand besoin, et qui se tient là, maintenant, près de moi. » Et le prince le remercia de bon cœur et remit toutes ses possessions en sa garde. Pendant qu’ils parlaient avec Merlin, un messager arriva de la part des Sarrazins : ils étaient prêts à rendre le château, s’ils pouvaient s’en retourner dans leur pays sans souffrir d’autres maux. Merlin leur répondit qu’ils devaient tous partir immédiatement, avec la permission des princes. Et c’est ce qu’ils firent, par la grâce de Dieu, ils s’en retournèrent dans leur pays. Et tout le peuple vint à Uterpendragon et lui prêta serment ; et quand le serment eut été prêté, sur le conseil et par l’avis de tous, Uterpendragon prit la couronne [2050] et devint le roi d’Angleterre. La fête du couronnement eut lieu à Winchester, c’est la vérité, et sans mentir, les festivités se prolongèrent pendant sept nuits entières. Mais je vous dis que Merlin avait donné son cœur à Aurilisbrosias et chérissait plus son petit orteil que le corps entier de n’importe qui d’autre ; je dois vous dire d’ailleurs que c’était un excellent chevalier : il ne refusa jamais de porter lance et écu contre un autre chevalier. De son épée, il pouvait tailler dans le fer comme dans l’acier. Mais en vérité, par la suite il lui arriva un grand malheur, par la faute de Sarrazins du lignage d’Angys, qui vinrent du Danemark, et qui rassemblèrent autour d’eux pour leur venir en aide de nombreux rois ; tant de gens vinrent avec eux que personne ne pourrait le dire. Avec une grande flotte, ils accostèrent à Bristol. Merlin le sut aussitôt, et l’annonça à Uterpendragon ainsi qu’à son frère en leur déclarant à tous deux : « Je vous le dis sans faille, une grande bataille vous attend, avec de nombreux Sarrazins de grande valeur, venus pour venger le duc Angys. Il n’y a jamais eu une telle force dans le pays à notre époque, je vous le dis. Mais l’un de vous, sans mentir, sera tué dans cette mêlée ; mais je vous dis aussi que celui-là, quel qu’il soit, ira au paradis : par conséquent, ne vous en souciez pas et soyez plein de courage !

74Divisez vos troupes en deux pour marcher contre les ennemis : Uterpendragon attaquera de l’intérieur, sans faille ; Aurilisbrosias, je te le dis, tu viendras de la mer et tu te comporteras de telle manière que tu leur infligeras des dommages mortels. » Pour rien au monde il ne voulut dire [2100] lequel des deux allait mourir. Ils firent comme il le leur avait recommandé, ils divisèrent leurs forces en deux ; Uterpendragon marcha contre les Sarrazins avec de nombreuses troupes et dès qu’il les rencontra, il les accueillit avec la lance et l’épée. Beaucoup de païens, en vérité, virent là leur tête fendue en deux jusqu’aux dents, leur nuque tranchée, leurs bras séparés du corps, leur corps coupé en deux par l’épée puis abattu de la selle ; le livre le dit, je ne mens en rien, de si grandes prouesses furent accomplies en ce lieu qu’aucune langue ne peut en rendre compte, fût-ce à moitié seulement. Aurilisbrosias, le favori de Merlin, se dirigea vers la mer.

75Merlin envoya alors dire à Uterpendragon qu’il devait se conduire vaillamment, car il ne mourrait pas en cette bataille ; et quand Uterpendragon entendit cela, son cœur fut rempli d’allégresse43. Plein de courroux et d’ardeur, il frappa un Sarrazin. Lui et ses compagnons, ils accomplirent bien des hauts faits : tous ceux qui arrivaient, ils s’en emparèrent, morts ou vifs. Uterpendragon les tint si court qu’ils se replièrent en bon ordre, et Aurilisbrosias à son tour, les tint si court qu’il les refoula en arrière, et quand ils ne purent plus reculer, ils engagèrent le combat avec Aurilisbrosias, si férocement qu’ils prirent sa vie. Lorsqu’Uterpendragon se rendit compte que son frère était mort, il devint presque fou de rage. Il exhorta ses ducs à combattre et lui-même, en tant que chevalier, il se comporta si bien que sur trente mille ennemis et plus, il n’en laissa pas échapper cinq. Des nôtres, il en mourut trois mille onze – sur trois miles à la ronde, on ne pouvait pas faire un pas, par les collines ou par les vallées, [2150] sans marcher sur des cadavres ; le sang ruisselait dans toute la région et remplissait les vallées. La nuit tomba. Uterpendragon revint de la bataille, avec ses ducs, ses rois, ses barons, ses écuyers vaillants et ses simples valets ; tous revinrent à leur camp, et le lendemain, sur le conseil de Merlin, ils cherchèrent le corps d’Aurilisbrosias et l’ensevelirent richement. Uterpendragon fut considéré comme un vaillant chevalier, et il gouverna bien son pays où il résida, par la suite, de nombreuses années, dans la gloire et la prospérité. Près ou loin, de tous côtés, ses ennemis ne purent lui résister ; il agit toujours selon les conseils de Merlin, qui lui fit obtenir un grand pouvoir. Il vainquit le roi Claudas, qui était si fort et si redoutable, et aussi le vaillant roi Harinan, auquel il prit d’abord la Gascogne, la Normandie, et Boulogne, et la marche du Poitou, puis la Champagne et aussi l’Anjou44. Ce roi Harinan avait pour épouse une très belle femme ; elle s’appelait Ygerne et était sans doute possible la plus belle créature qui vive. Le duc Hoel de Cornouaille l’épousa ensuite, c’est la vérité – c’est à cause d’elle qu’il perdit la vie par la suite, comme vous l’entendrez plus tard à loisir45.

76Uterpendragon s’était donc allié le roi Ban, et aussi Bohort son frère ; on ne pouvait imaginer de meilleurs chevaliers. Le roi Ban possédait la cité de Bénoït en Petite-Bretagne ainsi que les cités, les villes, les châteaux et la contrée qui l’environnaient, et Bohort avait la cité de Gaines46, avec tous les privilèges qui s’y rapportaient : c’est ainsi qu’ils avaient partagé leur territoire en deux.

77Et ensuite, sans mentir, notre roi fonda la Table Ronde – ce fut à l’instigation de Merlin. [2200] devaient s’asseoir à cette table ceux des chevaliers que l’on tenait pour les meilleurs de ce monde dans tous les domaines. On ne pouvait pas s’y asseoir à moins d’être noble et vaillant, fort et généreux, hardi et sage, sans faille, et aussi loyal sans traîtrise. Un de ses membres ne devait jamais faire preuve de faiblesse, ni s’enfuir du champ de bataille tant qu’il pouvait tenir debout, sauf si la nuit mettait fin à la bataille. Au combat, et dans la vie quotidienne aussi, ils devaient se tenir à part, comme des moines dans leur cellule – ils mangeaient à part aussi47, je vous le dis. Là où il fallait mener quelque guerre, on les envoyait en toute hâte. Cette table, Uter le vaillant la fonda, mais il ne put la compléter entièrement, car même si tous les chevaliers de Notre-Seigneur s’étaient assis à cette table, l’un après l’autre, je vous le dis en vérité, la table n’aurait pas pu être entièrement remplie, jusqu’à la naissance de celui qui devait accomplir les merveilles du Graal.

78C’était à une Pentecôte, quand le Saint-Esprit descendit sur les douze apôtres en langues de feu et entra en eux, que notre roi Uterpendragon manda un grand nombre de ses vassaux, ducs, chevaliers, comtes et rois, à Cardueil pour une fête solennelle. La coutume, assurément, était que la fête dure sept jours et que chacun y amène avec lui sa dame. Certes, barons, comtes, ducs et chevaliers vinrent à cette cour, du Kent ou du Northumberland, du Pays de Galles et d’Écosse.

79À cette époque, Hoel était mort, et le noble baron Tintagel, qui était duc de Cornouaille, avait épousé Ygerne, sans mentir, cette belle dame, cette douce créature, qui avait été l’épouse d’Hoel. Tous deux vinrent à Cardueil : on les prit par la main et on les conduisit devant le roi. Il leur fit bon accueil, mais quand il vit cette radieuse dame, [2250] son cœur changea, sans mentir : il fut si bien pris au piège de l’amour qu’il ne savait plus où il était ; pendant ce temps, Ygerne était allée avec les autres dames dans une chambre, où elle était traitée avec grand honneur à cause de sa beauté. Le roi fit asseoir le duc au-dessus de tous les autres pour l’amour d’elle : il était placé tout à côté de lui et mangeait au même plat. Ce duc Tintagel avait un bouteiller nommé Bretel qui le servait jour et nuit quand il était à table, comme il convenait ; Ygerne, elle, avait un chambellan, un noble seigneur appelé Jourdain. Le roi était assis à table, il pensait beaucoup et mangeait peu ; il prit une coupe qui valait bien un comté et dit : « Bretel, approche-toi ; porte ceci à Ygerne, ta dame, prie-la de boire ce vin et de placer la coupe dans son trésor. » Bretel prit la coupe, aussitôt, il se rendit auprès de sa dame, s’agenouilla devant elle, la salua de la part du roi et lui dit : « dame, le roi vous envoie (après y avoir bu à votre santé) un beau présent, il vous offre ce vin à boire, et il vous donne la coupe pour votre trésor. » dame Ygerne, cette loyale dame, se mit à se lamenter amèrement sur ce présent. « Retournez tout de suite au roi Uterpendragon, dit-elle ; dites-lui que je ne voudrais pour rien au monde accepter immédiatement son cadeau sans l’autorisation de mon seigneur ; si je le faisais, ce serait un tort. » Bretel revint à Uterpendragon et lui répéta ce qu’elle lui avait dit ; le roi fut consterné, mais ensuite la dame prit la coupe, sur l’ordre de son seigneur lui-même. Ulfin48 fut le messager cette fois : c’était le conseiller du roi. Elle ne voulait pas la prendre, même alors, [2300] mais quand elle se rendit compte qu’elle devait le faire, elle se mit à pleurer bien amèrement, pour le plus grand étonnement de ceux qui étaient assis près d’elle. Une fois qu’on eut enlevé les nappes, après le repas, c’était la coutume que le roi donne de beaux présents aux ducs, aux barons et aux chevaliers, mais jamais il n’en avait tant donné qu’au duc de Cornouaille, pour l’amour d’Ygerne, pour laquelle il brûlait de passion. Tout de suite après, on envoya chercher les dames pour qu’elles viennent dans le grand hall ; le roi prit par la main Ygerne, la plus belle dame de ce pays, et l’assit près de lui sur le banc. Il fit servir du vin épicé ; d’autres nobles rois et ducs prirent avec eux des dames accomplies, les assirent auprès d’eux et leur contèrent fleurette. Le roi supplia Ygerne de bien vouloir lui faire la grâce d’être son amour, mais la dame rétorqua : « Je ne suis pas une traîtresse, pour briser la foi que je dois à mon seigneur ; je préférerais être pendue ! Jamais je ne commettrai physiquement une vilenie, que ce soit par amour ou pour des cadeaux. » Elle ne voulut en aucune manière écouter davantage le roi, en dépit de ses prières. Le roi n’en dit pas plus à cette occasion, il réfléchit à un autre plan. Quand tous furent bien à leur aise, ils regagnèrent paisiblement leurs logements. Mais je vous dis qu’aussitôt il s’en fallut de peu que le roi n’explose d’amour ; personne pourtant n’était au courant de ses souffrances, sauf son conseiller Ulfin, qui l’invita à ne pas se tourmenter : il pourrait aisément conquérir son amour. Tintagel et Ygerne s’en retournèrent rapidement à leur logement : la dame prit alors le chevalier par la main, et l’entraîna dans une chambre ; là, elle tomba à genoux devant lui en disant : « Seigneur, si tu le veux bien, je t’en prie, partons49 d’ici ! Le roi cherche à me déshonorer ; les honneurs qu’il te décerne, c’est entièrement en vue de mon déshonneur. Il m’a requise de vilenie, [2350] il ne pense qu’à me prendre de force. » Quand le duc comprit ce qu’il en était, il devint presque fou de rage ; il avait en ville cinq cents chevaliers : il les envoya chercher immédiatement et leur raconta cette vilaine affaire, puis il leur dit qu’il voulait rentrer chez lui en hâte. Il leur ordonna de préparer leurs bagages et de s’équiper, car il voulait prendre le chemin du retour avant le jour, car il préférait mourir au combat que de souffrir honte et injustice. Ses chevaliers lui donnèrent raison et se hâtèrent de se préparer. L’aube éclairait à peine le ciel qu’ils étaient en route, le duc, la dame, et les chevaliers. Le roi vit le jour se lever ; il avait eu peu de sommeil cette nuit-là. Il s’empressa de commencer à s’agiter, il fit venir son chambellan, se fit habiller, et une fois habillé, se mit à tourner en rond en poussant de profonds soupirs. Peu après, barons et dames commencèrent à arriver en nombre, se dirigeant vers l’église, les uns et les autres, pour y entendre la messe. Mais tous cherchaient des yeux impatiemment Tintagel et Ygerne. Une fois la messe chantée, le roi demanda à haute voix : « Où est le duc Tintagel ? J’ai peur qu’il ne soit malade. — Certes, seigneur, répondit un chevalier, il est reparti chez lui, dans son pays, cette nuit, avec sa femme et ses chevaliers. — Ah ! s’écria le roi. C’est un outrage à mon endroit ! Misérable ! Il a transgressé mon commandement, il le paiera, à coup sûr ! » Son commandement, sa loi, était que personne qui fût de noble naissance ou de valeur ne devait quitter cette fête avant sept jours, si ce n’était par la volonté du roi – et qui agissait ainsi devait être mis à mort. Quand le roi comprit que le duc était parti, il devint presque enragé ; il se plaignit à ses gens de cette insulte et leur dit ensuite que [2400] celui qui avait commis un tel outrage méritait la mort sans délai. Le roi fit ses préparatifs en un instant, et les chevaliers de la Table Ronde (les plus nobles qui soient en vie50), ainsi que de riches rois de ce pays, sept au total, se rassemblèrent tous sous son commandement. Avec de nombreux barons et chevaliers, ils marchèrent en armes contre le duc Tintagel pour s’emparer de lui, en tant qu’ennemi du roi. Mais le duc Tintagel avait bien prévu tout cela ; il avait mandé près et loin amis et mercenaires accomplis : au total près de cinquante mille chevaliers pour l’aider à défendre sa terre. Néanmoins, contre le roi, ils ne pouvaient l’emporter au combat – mais les cités, les bourgs et les châteaux étaient bien approvisionnés.

80Le roi arriva avec son armée, et brûla les villes dans sa rage. Il assiégea le duc longtemps et tua ses hommes – c’était un tort. Le duc lui-même, Tintagel, s’était retiré dans un château très bien fortifié. Notre roi, Uterpendragon, l’attaqua avec ses hommes, par des assauts répétés, par des travaux de sape, avec des machines de siège lançant des projectiles ; mais Tintagel, ce vaillant chevalier, savait assurément bien défendre son château, et à trois lieues de là, environ, Ygerne, la belle, la noble, se trouvait dans un château sur une roche imprenable – personne ne pouvait lui faire de mal. Jourdain et Bretel étaient tous deux avec Tintagel, ainsi que tous ceux qui pouvaient porter les armes, afin de l’aider à protéger son château. Le roi l’avait assiégé pendant longtemps déjà, et était plein de colère et de contrariété, parce qu’il ne parvenait pas à le prendre, et qu’il était malade jusqu’à la moelle de ses os pour l’amour de la dame, au point de ne plus distinguer le bien du mal. Un jour, voici ce qui se produisit : Uterpendragon était dans une grande affliction ; il prit avec lui Ulfin, son chambellan [2450] et l’emmena se distraire sur la plaine. Là, il rencontra un mendiant qui salua gracieusement le roi et le pria de lui faire du bien pour l’amour de Dieu ; le roi, d’humeur profondément abattue, lui répondit : « Mendiant, sur ma vie, je n’ai rien ici à te donner. — Seigneur, répliqua le mendiant, raconte-moi tes malheurs, dis-moi pourquoi tu fais si triste chère. — Ulfin, dit le roi, as-tu jamais entendu ça, un mendiant qui ose poser de telles questions à un roi ? » Ulfin étudia le mendiant et ne tarda pas à le reconnaître, à ses façons et au clin d’œil qu’il lui fit en direction du roi51 ; il dit : « Seigneur, par ma foi, c’est un mendiant de grande noblesse ; tu peux bien te réjouir, c’est Merlin, sache-le bien ! » Merlin changea alors son apparence ; le roi en éprouva une joie intense : il sauta à bas de son cheval et prit Merlin dans ses bras. Ulfin en fit autant, et manifesta une grande joie. Merlin dit alors au roi : « Je connais toutes tes intrigues ; je sais que tu aimes d’amour Ygerne, cette douce fleur : que me donneras-tu ? Avant demain je te tirerai de peine ! — Merlin, répondit le roi, aide-moi maintenant dans cette affaire et tu obtiendras ce que tu voudras. Fais-moi avoir la douce Ygerne. — Me donneras-tu, repartit Merlin, sans réserve, le fruit que tu en obtiendras, si tu la possèdes avant le jour ? — Oui, par ma foi, répondit le roi. — Maintenant, reprit Merlin, ne t’inquiète de rien : avant le jour elle sera à toi. » Le roi était rempli de joie ; il retourna à son pavillon ; le souper fut joyeux, ils étaient gais et de bonne humeur. Avant que le jour se lève, Merlin ordonna que les hommes du roi s’arment en hâte et lancent un assaut contre le château [2500] où le duc Tintagel se trouvait. Il leur enseigna des ruses et des tours habiles pour gagner la forteresse avant l’aube. Tous partirent pour cet assaut, sauf Merlin, Ulfin et le roi qui demeurèrent au camp et établirent leurs plans pour jouir d’Ygerne. Puis Merlin invita Ulfin et le roi à chevaucher avec lui sans tarder : c’est ce qu’ils firent, en direction du château où se trouvait Ygerne. Quand ils en furent tout près, Merlin démontra sa subtilité : il chercha et trouva des herbes, les écrasa entre ses doigts pour en faire une pâte dont il enduisit le visage et le corps du roi, et lui donna l’apparence de Tintagel. Lui-même, il prit l’apparence de Jourdain, le chambellan du duc, et il donna celle de Bretel à Ulfin ; et ils se dirigèrent vers le château. Ils heurtèrent bruyamment aux portes ; des hommes d’armes vinrent leur ouvrir et les firent entrer : ils croyaient que c’était leur seigneur et ils le traitèrent avec honneur, car la ressemblance était parfaite, vêtements, corps et visage52. Il se rendit à la chambre ducale ; le roi n’avait jamais été si heureux, mais Merlin lui dit : « Hâte-toi d’accomplir ton affaire ; avant que tu ne te lèves de son lit, tu éprouveras une grande frayeur. »

81Le roi ne lui prêta pas attention, mais il se jeta sur le lit d’Ygerne. Ygerne crut que c’était son seigneur et le reçut de bon cœur. Le roi ne tarda pas à prendre son plaisir avec cette fleur, aussi fréquemment qu’il le voulut – si bien que cette nuit, par la grâce de Dieu, fut engendré entre eux le roi Arthur, noble progéniture. Peu de temps après, le cri retentit que le mari d’Ygerne avait été tué ; Merlin s’approcha alors du lit et dit : « Lève-toi, il le faut, et montre-toi à tes hommes ! Le bruit court en effet que tu as été tué. » Le roi sauta sur ses pieds [2550] sans tarder une seconde. Voilà ce que nous trouvons dans le livre : il embrassa la dame et prit congé d’elle ; il vint en toute hâte dans le grand hall, tout le monde se réjouit à sa vue, car les gens croyaient, en vérité, qu’il était leur propre seigneur ; le messager qui leur avait apporté la nouvelle fut honteusement rudoyé, et fréquemment traité d’infâme menteur. Pourtant, il jura par de grands serments qu’il était sur place quand le château avait été pris et qu’il avait entendu tous ses habitants se lamenter pour le comte de Cornouaille.

82Le roi demanda son destrier et dit qu’il allait démontrer qu’il n’était pas mort ; il éperonna et sortit de la forteresse – en vérité, il était presque trop tard, car ils n’étaient pas très éloignés quand ils entendirent les cris de détresse que poussaient les hommes du duc Tintagel, fuyant le château. Quand la dame entendit ces nouvelles, grande fut sa détresse pour son seigneur, Tintagel ; elle se rendit bien compte qu’elle avait été trompée : il lui traversa l’esprit qu’elle était enceinte d’un enfant – entre chagrin et honte, jamais noble dame ne fut plus malheureuse.

83Voici ce que nous trouvons dans notre livre : Merlin se dirigea vers un ruisseau ; là, il lava le roi de son eau, celui-ci revint à son apparence propre ; ensuite il lava les deux autres, et eux aussi retrouvèrent leur forme propre53, puis tous trois rejoignirent la suite du roi juste au moment où le soleil se levait. Ils trouvèrent Tintagel mort, ce dont le roi, en vérité, se réjouit vivement. Quelque temps après, sans mentir, un accord fut signé entre Ygerne et le roi, par le conseil de grands barons, et tels furent les termes sur lesquels s’accordèrent ces hommes : le roi devait épouser Ygerne [2600] – ce dont celle-ci se réjouit.

84Le roi Nanters de Garlot, Dieu m’en soit témoin, prit pour épouse Blasine, une fille qu’Ygerne avait eue d’Hoel, son mari avant Tintagel54 ; il devait engendrer en elle Galaas, qui fut fort et hardi et noble55.

85Le roi Lot prit Belisent, une autre noble fille d’Ygerne, dont il eut Gauvain, Guerehet et Agravain, et aussi Gaheriet qui fut si noble – impossible de trouver de meilleurs chevaliers. Le roi Urien qui régnait sur la terre de Schorham, prit la troisième56 dont il eut Yvain, un chevalier fiable, puissant et noble. Ces trois sœurs étaient filles d’Hoel, et il y en avait une de plus, née de Tintagel, qui était enfermée quelque part ailleurs57, d’après ce que nous trouvons dans le livre. Les quatre mariages eurent lieu en même temps et donnèrent lieu à de grandes fêtes, avec des joutes et de très beaux tournois, en vérité ; les festivités durèrent quatorze jours pour tous les participants.

86Après que la fête fut finie, Merlin vint au roi et lui dit qu’il avait agi conformément à la sagesse et aux bons conseils ; il ajouta : « Seigneur, pense à ce que tu m’as donné – l’enfant que tu as engendré en ta reine. Je vais te dire comment cela doit se faire : sa grossesse avance, tu pourras cette nuit sentir bouger le fœtus ; quand tu le sentiras ainsi remuer en elle, demande-lui de te confesser qui a couché avec elle : elle te dira toute la vérité. Tu dois alors lui ordonner, aussitôt que l’enfant sera né, de le faire porter aux portes et remettre à celui que l’on y trouvera : ce sera moi qui recevrai ce si noble enfant. Tu as un baron dans ce pays, de sang noble et de grande puissance : c’est Antor, tel est son nom, [2650] qui est un homme de grande noblesse et qui a épousé une noble dame. Elle est enceinte comme la reine, et on ne pourrait trouver dans ce pays meilleur sang ni meilleur lait. Prie doucement Antor de faire donner ce lait à ton enfant ; et s’il y consent, j’en prends Notre-Seigneur pour garant, ton fils sera en combat singulier le combattant le plus noble de ce monde. Mais ne laisse jamais ta femme savoir que cet enfant est le tien. » Le roi jura sur le Christ son seigneur qu’il ne le lui dirait jamais ; il suivit à la lettre les conseils de Merlin. La reine, dans un profond désarroi et tout effrayée, lui dit : « Seigneur, je suis enceinte, et je n’ai jamais su qui était l’homme qui l’a engendré au moment précis où mon seigneur était tué : je l’affirme et je l’atteste, je croyais que c’était mon seigneur. Fais de moi ce que tu voudras, je t’ai dit toute la vérité, à coup sûr. — dame, répondit-il, ne crains rien ; je te pardonne, à la condition que, quand cet enfant sera né, tu le prennes en hâte, l’emportes à la porte, et le remettes à celui que tu y trouveras, de sorte que je n’en entende plus jamais parler. — Seigneur, dit-elle, volontiers, cela sera fait assurément. »

87Ensuite, le roi se leva le lendemain matin et envoya chercher sire Antor le renommé ; quand il fut arrivé, le roi le prit à l’écart de tous ses hommes et commença à lui confier ses secrets, en lui disant de ne pas les révéler ; il lui dit qu’il avait engendré un enfant, et lui tint de beaux discours à ce propos : « Fais en sorte que ta femme s’en occupe, dit-il, et l’allaite de son lait, et tu en seras richement récompensé, avec de vastes fiefs et de hautes forteresses. » Le roi avait à peine achevé ces négociations que la reine mit au monde un bel enfant mâle [2700] qui fut emporté à la porte ; un vieillard chenu le reçut, selon ce que nous trouvons dans le livre : c’était Merlin, qui s’en alla en hâte jusqu’à une église, sans mentir, et là fit baptiser honorablement cet enfant du nom d’Arthur ; puis il l’emmena rapidement à la femme d’Antor58. Il la trouva récemment accouchée et, l’ayant prise par la main, lui demanda de s’occuper de l’enfant avec tendresse : « Tu en seras richement récompensée ! »

88Puis Merlin s’en alla, et personne ne le vit pendant longtemps après cela. L’enfant de la femme d’Antor s’appelait Kay ; sa mère l’écarta et allaita Arthuret. Ce lait fut bien employé : il grandit bien et prospéra. C’était un enfant de grande noblesse, il était courtois, noble et de bonne race, sage aussi et courageux, en vérité ; il parlait courtoisement et gracieusement : il n’y avait pas en lui de méchant défaut. Son père put le voir assez souvent59, mais la reine ne le connut jamais, et Arthur ne sut jamais que le roi l’avait engendré du vivant de celui-ci, d’après ce que je trouve dans le livre, mais il était convaincu que son père était Antor, le noble chevalier. Sa mère mourut, c’était la volonté de Dieu, et fut richement portée en terre60 ; longtemps après, le roi fut cloué au lit par une grave maladie. Sa fin était proche : devant lui se dressa Merlin ; le roi retrouva aussitôt des forces en le voyant. Il lui demanda où il avait été, pour qu’il ne l’ait pas vu pendant si longtemps. « Loin d’ici, sans faille, répondit-il. Maintenant est venue l’heure de mon épreuve61 ; tu seras bientôt mort, en vérité, et tu goûteras les joies du paradis. Ton fils sera roi après toi, par la grâce de Dieu et avec mon aide ; sous son règne se produiront [2750] les merveilles du saint graal62. » Le roi se réjouit grandement de ces nouvelles et en remercia Dieu bien doucement.

89Merlin le quitta alors ; le roi mourut ce même jour, pour lui nobles et humbles pleurèrent amèrement toutes les larmes de leur corps. Le saint évêque appelé Brice chanta pour lui l’office des morts, et il fut mis en terre, certes, très noblement. Après son enterrement, on convoqua un conseil : y furent appelés tous ceux qui possédaient un grand pouvoir dans tout le pays. Il vint une grande compagnie de rois, de comtes, de barons et de chevaliers, sans compter de nombreux princes et ducs. Et aucun d’eux ne savait qu’Arthur était issu du roi, sauf sire Antor et sire Ulfin et le bon clerc Merlin ; mais comme il n’avait pas été engendré dans un mariage légitime personne ne devait le savoir. Ce conseil dura très longtemps, afin de choisir un roi de grande noblesse, aussi bien pour les grands que pour les humbles, qui les gouverne selon la loi. Mais ils ne parvenaient pas à se mettre d’accord, car chacun d’eux voulait être seigneur lui-même ; cela dura six mois, sans qu’ils parviennent à s’unir sur un candidat.

90La veille de Noël, l’évêque Brice fit la preuve qu’il n’était pas négligent : il était là, au milieu d’eux, et il commença à les interpeller de la manière suivante : « Mes seigneurs, leur dit-il, vous ne parvenez pas à vous mettre d’accord pour choisir un suzerain. Par conséquent, je vous prie pour l’amour du Christ d’agir avec sagesse et habileté : le moment est bien choisi, en vérité. Allez à l’église cette nuit et priez le Christ, si bon et si noble, de nous envoyer un roi qui serve le droit contre l’injustice. Qu’Il consente à choisir parmi nous, et que nous en ayons un signe demain avant la fin de la messe – qu’il puisse en être ainsi ! » [2800] Et tous de dire « Amen ». C’est ce qu’ils demandèrent, petits et grands, cette nuit à l’église et le lendemain à la messe, en suppliant solennellement Dieu de leur donner un roi légitime. Et quand le service divin fut achevé, ils sortirent de l’église – et devant ses portes, ils trouvèrent une pierre dressée sur le sol, large et haute, en vérité, dans laquelle était plantée une épée de grande noblesse. Rois, ducs, barons et chevaliers, tous s’émerveillèrent de ce spectacle ; l’évêque s’approcha, et à cette vue rendit grâce à Jésus-Christ d’une voix forte. Je veux que vous le sachiez, sur le pommeau était écrit : « Je suis nommée Estalibor63, trésor digne d’un roi. » (En anglais ce mot signifie « taille l’acier et le fer, et toutes choses ».) L’évêque leur dit alors : « Celui qui tirera cette épée de la pierre, il deviendra notre roi, par la volonté de Dieu et selon notre conseil ! » Ils y consentirent tous. Le roi Lot essaya aussitôt de la tirer, mais il ne le put en dépit de toute sa force ; ni le roi Nanters ni le roi Clarion ne purent tirer l’épée de la pierre, non plus qu’aucun noble chevalier de prix ne parvint à la déplacer le moins du monde. Tous les hommes d’origine noble se rassemblèrent en ce lieu, et la pierre demeura là jusqu’à la Chandeleur. Tous les hommes d’Angleterre64 mirent la main à l’épée, mais à aucun prix ils ne purent la bouger le moins du monde ; elle resta là jusqu’à Pâques. Des hommes vinrent des deux rives de la mer, et par la grâce de Dieu ils ne purent rien faire ; pourtant, l’épée resta là jusqu’à la Pentecôte. Alors se rassembla une grande compagnie pour tenir un tournoi près de l’épée lors de cette fête. Mon seigneur Antor y fit chevalier son fils Kay, à grand honneur ; c’était ce Kay à qui l’on n’avait pas permis [2850] de sucer le lait de sa mère : c’était Arthuret en vérité qui l’avait sucé, et qui était devenu courtois et aimable. Kay était un très bon chevalier, mais il bégayait assez considérablement – il tenait cela de son éducation aux mains de sa nourrice. Arthur avait servi Lot longtemps, je le sais bien.

91Mais une fois que Kay fut fait chevalier, mon seigneur Antor lui conseilla d’envoyer chercher Arthur pour en faire son écuyer, car il était hardi, loyal et digne de confiance, le meilleur jeune homme du pays. Kay fut aisément convaincu ; tout fut fait conformément au conseil d’Antor : Arthur revint dans sa famille pour être le compagnon de Kay, et il les accompagna au tournoi. Là, Kay se comporta comme un chevalier accompli, abattant très noblement des chevaliers de droite et de gauche.

92Quand il arriva au cœur de la mêlée, il frappa si fort que son épée se brisa en deux ; aussitôt, il demanda à Arthur « d’aller trouver sa dame65 et de la prier de lui envoyer une autre épée ». Et Arthur s’exécuta sans tarder, il se hâta de revenir à leur demeure, mais il ne put trouver sa dame ; il s’en retourna.

93Et il se dirigea tout droit vers l’épée dans le perron. Il n’y avait personne ici, tout le monde était au tournoi. Arthur empoigna le pommeau de l’épée, il essaya de tirer l’épée de la pierre – et elle en sortit aisément ; il la prit en main, se hâta de remonter à cheval et retourna au tournoi : « Prends cette épée, seigneur Kay, dit-il. Je n’ai pas pu trouver ta dame. » Kay reconnut aussitôt l’épée ; il demanda à Arthur : « Où as-tu trouvé ceci ? — Certes, pas très loin d’ici ; l’épée était plantée dans un perron ! » (Arthur ne l’avait jamais vue auparavant, [2900] et ne savait pas pourquoi elle se trouvait là.) Sire Kay dit alors à Arthur : « Par amour pour moi, ne dis à personne que tu as retiré cette épée, et tu t’en trouveras bien. — C’est entendu » dit Arthur. Alors Kay alla chercher son père, mon seigneur Antor et le conduisit à l’église du Saint-Sauveur : « J’ai tiré cette épée de la pierre, dit-il, selon la loi je dois être roi. » Mon seigneur Antor considéra l’épée, et dit d’emblée : « Tu te moques de moi, par Dieu ! Si tu dis vrai, prouve-le : car tu devras la remettre en place sous les yeux des barons, et à moins que tu ne puisses la tirer à nouveau, tu te couvriras de honte. »

94Tous deux se rendirent au perron, et Kay replongea l’épée dedans ; mais bien qu’il fût fort et puissant, il ne parvint pas à la retirer ensuite. Antor lui demanda alors : « dis-moi, mon fils, pour l’amour de moi, qui est-ce qui a tiré l’épée ? » Sire Kay se dressa alors et déclara : « Seigneur, par la grâce de Dieu, c’est Arthur qui l’a prise pour moi. » Antor appela Arthur et le fit s’approcher de la pierre ; et doucement, mais rapidement, il y plongea l’épée et l’en retira à plusieurs reprises. Antor en fut enchanté, et s’empressa d’entraîner Arthur vers l’église ; là, il lui dit en privé : « Arthur, écoute-moi bien maintenant : depuis ta naissance, je t’ai élevé » ; et il continua en lui racontant toutes les circonstances de sa conception et de sa naissance, comment son père était le roi, et comment sur ses prières « j’ai confié Kay, mon fils, à une nourrice et t’ai fait allaiter par ma femme ». Puis il ajouta : « Prête-moi attention : tu es mon fils par l’éducation, il n’est pas juste que tu me refuses ce que je désire ardemment. Je te prie de m’accorder le don [2950] que je vais bientôt te demander – et je t’aiderai, mon fils Arthur, à devenir roi à grand honneur. » Le noble Arthur répondit : « Le Christ dans les cieux me garde de jamais te refuser rien de ce que tu veux me demander ! — Dieu te le rende ! dit mon seigneur Antor. Je te demande, pour l’amour de moi, de faire de mon fils Kay ton sénéchal, aussi longtemps que tu vivras : dans la prospérité et dans l’adversité, je te prie de lui accorder ton affection et ton soutien en toutes circonstances – et je t’aiderai dans ce besoin à parvenir au succès, avec l’aide de Dieu. »

95Alors sire66 Arthur lui répondit : « Je t’accorde le don que tu demandes, sire Antor : Kay ton fils sera mon sénéchal, je l’aimerai et le soutiendrai dans la prospérité et dans l’adversité. Si je manque à mes engagements envers Kay, que Jésus-Christ m’oublie aussitôt ! » Antor entra alors immédiatement en action, afin de faire d’Arthur un chevalier : d’abord il lui trouva des vêtements appropriés et un harnais, puis un destrier et une selle, un heaume, une broigne et un haubergeon, des jambières, des chausses, et une tunique matelassée, un bouclier carré, une bonne épée d’acier et une lance bien roide et affûtée. Il lui donna à cet instant même quarante chevaliers pour le servir : le lendemain, ils allèrent au tournoi et se comportèrent de telle sorte, en vérité, que ce jour-là sire Arthur en eut le prix et l’honneur. Le jour suivant, Antor, qui n’était pas négligent, alla trouver l’évêque Brice et lui dit qu’il connaissait un chevalier noble et de bonne famille pour sûr, « qui devrait être notre roi selon la loi, car il peut tirer cette épée de la pierre ».

96L’évêque fut enchanté de cette nouvelle et envoya aussitôt chercher Arthur en présence de tous les grands barons de la terre, Arthur mit la main à l’épée, il la tira du perron et l’y enfonça à nouveau. Beaucoup de gens s’en émerveillèrent, car personne n’avait pu l’ébranler sauf lui, je vous le garantis. Rois et comtes, sans aucun doute, [3000] commencèrent alors à le questionner afin de mettre ses manières à l’épreuve, mais il demeura d’humeur égale et personne n’aurait pu imaginer des réponses plus sages que celles qu’il leur fit sur tous les sujets. Sire Antor l’aida aussi de sorte qu’il fut choisi pour roi. Alors maint prince et maint roi furent invités à la fête de son couronnement : tous ceux qui voulaient y venir devaient le faire pour la Saint-Jean.

97Entre-temps, Merlin vint voir le prince, sire Arthur, et le jeune homme manifesta beaucoup de joie de sa venue. Dès son arrivée, Merlin suggéra que l’on envoie chercher le duc Ulfin, ainsi que les seigneurs Jourdain et Bretel, qui avaient été les hommes de Tintagel. Tous trois vinrent aussitôt, ce dont Merlin se réjouit fort ; il leur dit : « Je veux que vous sachiez comment Arthur a été engendré », et il leur raconta du début à la fin toute l’histoire de sa conception. Ulfin confirma la vérité de ce récit, en disant qu’il avait été témoin des faits, et Antor, de son côté, en témoigna aussi en affirmant que le roi le lui avait dit ainsi. Alors Jourdain et Bretel donnèrent leur amour à Arthur en toute loyauté, en mémoire de la noble Ygerne qui avait été leur dame. Ils devinrent ses hommes-liges immédiatement, pour l’aider en tout, à la vie à la mort. Ces barons, avec Merlin lui-même, allèrent trouver l’évêque et lui contèrent toute l’affaire, comment Arthur était né d’Ygerne ; l’évêque remercia Dieu mille fois de ce que le jeune homme soit de sang royal.

98Merlin dit : « Écoutez des nouvelles prodigieuses : vous allez être confrontés à un grave conflit. Six rois, à la fête du couronnement, vont semer le trouble. C’est pourquoi vous devriez bien vous protéger de fer et d’acier, et prendre soin de demeurer ensemble, comme chacun doit le faire avec son frère, car je vous promets que [3050] vous et Arthur en aurez l’honneur. » Ils promirent alors qu’ils ne failliraient pas à leur devoir les uns envers les autres, à n’importe quel prix ; l’évêque affirma qu’Arthur aurait son soutien en toutes choses. À quoi bon un long récit ? Ils se procurèrent rapidement tout ce qui était nécessaire pour ce couronnement.

99Joyeux est le mois de juin, quand le fenouil pousse partout dans la ville, que l’on peut trouver la rose et la violette dans les chambres des demoiselles, que le soleil est chaud, les jours longs, et que les oiseaux chantent des chants joyeux. Le roi Arthur porta couronne à Cardueil, cette noble ville. Le roi Lot, qui avait épousé Belisant, vint à son couronnement – homme puissant et courtois, il régnait sur le Léonois – avec cinq cents nobles chevaliers, hardis et résistants, et ardents au combat. Le roi Nanters y vint, Dieu m’en soit témoin, lui qui régnait sur la terre de Garlot – un homme de grande noblesse et vaillant, qui savait bien se défendre dans la bataille. Il avait épousé Blasine, la belle et noble sœur d’Arthur ; il amena avec lui, je vous le dis, sept cents chevaliers de sa maison, avec de nobles destriers et des chevaux de guerre, excellents dans le besoin.

100Le roi Urien vint aussi ; il avait épousé la troisième sœur67 ; il régnait sur la terre de Gorre, en vérité68. C’était un homme jeune69 et de grande valeur ; il amena avec lui vingt-cinq mille hommes – il n’y avait pas de meilleurs chevaliers en vie.

101Ensuite vint encore le roi Carodas, qui régnait sur l’Estrangorre ; c’était un homme puissant doté d’un grand pouvoir, et un chevalier de la Table Ronde. Bien qu’il fût venu de loin, il avait amené avec lui six cents chevaliers qui savaient bien jouter en champ, avec de roides lances sous leurs boucliers.

102Vint encore le roi Yder, le très puissant souverain des marches, et il amena avec lui [3100] six cents chevaliers vaillants.

103Là vint aussi le roi Aguisant : il était roi d’Écosse ; des six c’était le plus riche de puissance et le plus jeune. Il amena avec lui, en vérité, cinq cents chevaliers forts et vaillants, tous écossais. Et bien d’autres encore, de l’Est et du Sud, vinrent à cette fête ; rois et barons, je vous le dis, les accueillirent très noblement. Devant tous, l’évêque Brice couronna Arthur et dit la messe. Quand le service fut achevé, ils se dirigèrent vers le banquet, qu’ils trouvèrent tout préparé, et les tables mises. Les plus grands seigneurs s’assirent d’abord au haut bout de la table ; on les servit d’abondance, de mets et de boissons raffinés. Il y avait de la venaison, chevreuils et sangliers, des cygnes, des paons et des butors, une grande quantité de faisans, de perdrix et de grues – il n’en manquait certes pas –, du vin au piment et du clairet. Grands seigneurs et membres de nobles maisons, ils reçurent tous le même noble service, aussi bon qu’on pouvait le concevoir. Quand ils eurent tous mangé, grands et petits, dans le hall, mon seigneur Arthur se leva pour distribuer des dons aux nobles de grande réputation et pour recevoir leur hommage, selon l’usage et le droit. Pendant qu’il se consacrait courtoisement à cette tâche, le roi Lot, le roi Nanters, et d’autres princes de grand renom prirent ses dons en mépris et s’opposèrent à son couronnement.

104Tous les rois se dressèrent, pleins d’arrogance, avec leurs armées, et dirent qu’un homme de basse extraction ne serait jamais leur roi, pour rien au monde ; et de manière honteuse ils cherchèrent à porter atteinte à sire Arthur. Mais les hommes d’Arthur s’interposèrent ; au milieu de ce conflit, Merlin s’avança et déclara que le roi n’était pas de basse extraction, mais plus noble qu’aucun autre. Et il raconta, en présence de tous, comment Arthur avait été engendré et mis au monde. Les hommes sages du pays [3150] rendirent grâce à Jésus-Christ que leur roi soit du lignage d’Uterpendragon ; mais les barons dirent à Merlin : « Il a été déniché par ta sorcellerie, traître ! En vérité, jamais malgré tous tes enchantements un fils de pute70 ne sera notre roi ni notre chef, mais il va mourir à l’instant même ! » Et ils s’élancèrent contre le roi. Mais celui-ci était armé de pied en cap, et avec tous ses amis vêtus d’acier et de fer, ils résistèrent noblement et ne tardèrent pas à chasser les rois hors du palais, à coups d’épées et de couteaux. Les six rois étaient furieux ; tous leurs barons jurèrent qu’ils ne mangeraient pas par deux fois avant de s’être vengés d’Arthur. Et sans tarder ils dressèrent leurs tentes à une petite distance de Cardueil.

105L’évêque se dressa sur les remparts du château, et commença à prêcher à leur adresse, en disant qu’Arthur était fils de roi, engendré par un roi et mis au monde par une reine. Le roi l’avait su de son vivant, il avait béni son enfant et prié pour sa prospérité, et il l’avait fait mettre en nourrice chez sire Antor très honorablement : à moins qu’ils n’aient quelque objection à propos de son sang, pour en faire le roi, leur cause n’était pas bonne71. « Mais parce qu’il est roi et fils de roi, je maudis sur-le-champ ses ennemis par la voix du Christ, à l’est et à l’ouest, au sud et au nord ! — Blabla ! » répondirent-ils tous. Merlin s’en alla alors et annonça la nouvelle à tous les amis d’Arthur, nobles et humbles également. Il en trouva quatre mille, nobles et hardis et puissants au combat, mais c’étaient tous des hommes de pied, à l’exception de trois cent dix d’entre eux, alors que les autres étaient une si grande troupe qu’ils couvraient toute la contrée. Merlin leur dit de ne rien redouter, mais d’agir en tout selon ses conseils. Ils le suivirent sans tarder jusqu’aux portes, [3200] tous bien équipés.

106Merlin jeta un sort et provoqua une confusion maligne, un feu incontrôlable, dans le camp, qui brûlait aussi brillamment qu’une claire chandelle, puis il dit à ses alliés : « Maintenant, hâtez-vous de tuer vos ennemis ! » Avec leurs bons chevaux ils marchèrent sur les pavillons qui étaient en feu, et ils frappèrent leurs ennemis sans tarder. Ils prirent la vie de beaucoup d’entre eux avec leurs lances aiguës et leurs épées tranchantes. Ils en mirent à mort quatre cent cinquante, avant qu’ils ne sachent où ils étaient, car leurs esprits étaient égarés à cause du feu qui consumait tout – et les autres leur firent perdre la tête en les attaquant si soudainement. Ils étaient si terribles néanmoins que le massacre se remarquait à peine, mais du fait de ce désastre ils s’enfuirent tous, en vérité, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent loin de là, à un mile de distance dans une vallée. Là, ces six rois rallièrent les leurs et engagèrent le combat contre Arthur avec plus de dix mille hommes qui s’étaient échappés de la bataille, effrayés et étourdis.

107Les rois les rassemblèrent tous et dirent que c’était une grande honte qu’Arthur, avec une compagnie si peu nombreuse, les ait mis en déroute. Chacun parlait ainsi misérablement à son voisin, en disant que s’ils pouvaient seulement se venger d’Arthur ils auraient tout gagné. Ils jurèrent tous par le soleil et la lune72 qu’il devrait payer cher ce combat, et repartirent à l’assaut.

108Nanter, le roi de Garlot, marchait en tête, Dieu m’en est témoin ; c’était un bon chevalier, bien bâti, courageux et puissant, et habile au combat. Il avait une roide lance à la main, il éperonna violemment son cheval. Arthur le vit venir, il prit aussitôt une lance roide, il se raidit dans les étriers [3250] : ceux-ci se distendirent jusqu’au point de rupture, sa monture se mit à trembler ; il cravacha son destrier et galopa à la rencontre du roi Nanter. Celui-ci le rencontra au milieu du champ, et il frappa Arthur sur son bouclier si fort que la lance se brisa en cinq morceaux.

109Arthur à son tour frappa Nanter de telle manière que son bouclier se fendit en deux et lui fit vider les étriers de sorte qu’il faillit se casser le cou. Le roi Loth vit comment son neveu73 avait été désarçonné de cette manière – c’était l’un des hommes les plus forts de cette terre en combat singulier : il prit une lance de bonne qualité et lança son cheval contre Arthur. Chacun de son côté s’empara d’une lance et s’élança à l’assaut si violemment que les armes volèrent en éclats ; ils se rencontrèrent avec tant de colère qu’ils se heurtèrent violemment.

110Le roi Lot fut si étourdi qu’il en perdit son assiette et que, par-dessus la croupe de son cheval, il tomba à terre où il demeura tout saignant. Arthur s’efforça de l’achever, mais beaucoup de gens s’interposèrent, car ils s’étaient approchés dans l’intention, tous autant qu’ils étaient, de le tuer. Arthur tira alors son épée, celle qu’il avait retirée de la roche ; il en frappa du tranchant un chevalier qu’il trancha en deux de la tête jusqu’aux hanches sur sa selle, à ce que dit le livre. Il blessait tout ce qu’il touchait, il frappait si violemment tous ceux qu’il rencontrait qu’ils commencèrent à redouter ses coups. Ces deux rois qui l’avaient d’abord affronté en furent très effrayés ; eux et leurs quatre compagnons frappèrent ensemble Arthur de quatre lances (ce n’était pas plaisant), et jetèrent à bas le destrier d’Arthur, le cheval dessus et le roi dessous : en vérité, mon seigneur Arthur demeura inconscient. Sire Antor vit tout ceci, et aussi Bretel, Ulfin et sire Kay : ils se hâtèrent de chevaucher dans cette direction pour venir en aide au roi. Kay attaqua [3300] le roi Anguisant à la lance : il transperça son écu et son haubert à triple maille, lui en mit une aune dans l’épaule et le jeta à terre à bas de son cheval. Et il abattit encore du même élan le roi Carodas – ce fut un coup d’une rare puissance, qui jeta deux rois au sol ! Ulfin et Nanter s’affrontèrent de telle sorte que leurs lances volèrent en éclats, et qu’ils se heurtèrent mutuellement si bien que tous deux furent désarçonnés et se retrouvèrent à terre, leurs chevaux pesant sur eux, ce qui leur parut une grande malchance. Antor porta à terre de sa lance le roi Yder, Bretel et le roi Urien se brisèrent mutuellement leurs lances l’un sur l’autre, et pendant ce temps le roi Lot, avec une troupe nombreuse, cherchait une occasion de tuer Arthur. Kay son sénéchal vit cela, il faillit en devenir fou ; avec son épée il se précipita pour garder son jeune seigneur. Par la simple force de ses coups d’épée, il abattit le roi Lot et se préparait à le tuer, mais d’autres s’interposèrent entre eux. En cette circonstance, Kay montra bien sa puissance car il ne cessa jamais de combattre jusqu’à ce qu’Arthur, je vous l’affirme, soit remonté à cheval. Et une fois sur son destrier, il commença à se tailler un chemin dans la foule à coups d’épée ; à quelques-uns il trancha le bras à l’épaule, à d’autres il prit la vie – ce n’était pas une grande perte. Personne n’osait l’attendre, tant il frappait fort. Maintenant, vous devez comprendre que les hommes de pied de ce pays prirent le parti du roi Arthur et lui firent honneur : armés de haches, de bâtons et d’arcs, ils se comportèrent si bien qu’ils mirent tous les autres en fuite, y compris les rois. Arthur se lança à leur poursuite, et il chevaucha si bien, il abattit tant d’ennemis, qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Il rattrapa le roi Urien, [3350] et voulut le décapiter avec son épée étincelante, mais le coup gauchit un petit peu et il frappa son cheval, Dieu m’en est témoin, dont il trancha le cou en le précipitant à terre. Yder tomba, par la grâce de Dieu. À nouveau, les cinq rois firent demi-tour et l’aidèrent à en réchapper vivant ; mais je vous le jure, au cours de cette chevauchée, ils endurèrent des blessures douloureuses. Ils sauvèrent Yder, néanmoins, et quand il fut remonté à cheval, ils s’enfuirent tous de toute la vitesse de leurs destriers, tout en jurant avec ardeur que le roi Arthur le leur paierait. Arthur s’en retourna ; il rassembla tous ses hommes et partagea entre eux le trésor qu’il avait gagné, très honorablement, et il remercia Dieu, le Roi de gloire, de lui avoir donné la victoire et de lui avoir permis de vaincre ses ennemis. Il retourna ensuite à Cardueil et y tint une grande et noble fête avec les gens de sa maison, en vérité ; tous ceux qui voulurent s’y rendre y furent reçus avec grande courtoisie. Cette fête, assurément fort riche et fort noble, dura une quinzaine.

111Quand elle fut terminée, Merlin vint trouver le roi et le pria de se rendre en hâte à Londres, et d’y étaler sa courtoisie ; et une fois qu’il y serait, lui, Merlin, lui donnerait un bon conseil – mais pas avant qu’il n’ait donné une fête pour tout le pays, et organisé de grandes réjouissances. Le roi Arthur suivit son conseil, il se rendit à Londres, certes, où il fut reçu avec de grands honneurs.

112Bientôt après la Saint-Jean, le roi fit inviter petits et grands à Londres pour sa fête ; il la tint comme elle devait l’être, selon les conseils de Merlin : il se procura des serviteurs par son entremise – Merlin choisit dans chaque domaine ceux qui étaient habiles et accomplis. Puis le sage Merlin prit à part [3400] le roi Arthur et Ulfin, ainsi que Bretel, sire Antor, et Kay, le valeureux sénéchal, et leur dit : « Écoutez-moi bien maintenant, car je vous dis la vérité : onze rois et un duc ont juré de tuer Arthur ; tel est le propos de leurs négociations en ce moment, dans les marches du royaume. Vous ne pouvez leur résister que si vous avez de l’aide pour les combattre. Je vais vous dire ce que vous devez faire si vous voulez trouver un remède à votre problème. Mon seigneur Uterpendragon était le suzerain du roi Ban et de son frère Bohort ; il n’existe pas de meilleurs hommes ; ils avaient prêté serment à Uter, mon seigneur. Je vous conseille de leur envoyer un message en Petite-Bretagne pour leur faire savoir qu’Uterpendragon est mort : cela est nécessaire. Vous devez leur dire, en vérité, de venir sans tarder ici pour tenir conseil et pour prêter hommage à Arthur, son fils. Ils viendront sans délai, je vous l’assure, et vous aideront contre le roi Lot, et ailleurs, de tout leur pouvoir. Tu auras encore grand besoin d’eux à l’avenir – je t’expliquerai en quoi un de ces jours74. Ce message, sire Ulfin, ce doit être vous qui le portez, et sire Bretel sera votre compagnon. Prenez soin d’être bien préparés, avec de bonnes armes et de bonnes montures – car vous en aurez besoin avant de revenir vers nous. Maintenant, hâtez-vous, pour l’amour du Christ ! » Tout cela leur plut fort, et Ulfin et Bretel firent leurs préparatifs avec soin et se mirent en route rapidement. Une fois passée la mer, ils arrivèrent à une région sauvage entre la France et la Bretagne, où ils traversèrent mainte montagne et mainte plaine. Ils virent alors venir, un peu au-dessus d’eux, sept chevaliers en armes. Deux d’entre eux éperonnèrent leurs chevaux et [3450] s’élancèrent vers eux en leur criant de se rendre. Bretel prit sa lance et son bouclier, alla à la rencontre de l’un des chevaliers et le cueillit de sa lance. Il le transperça de telle manière qu’il le fit tomber à terre, mort comme une pierre. Puis il alla rencontrer l’autre en lui donnant un coup si violent qu’il le transperça de sa lance à son tour, et que le chevalier tomba mort dans un fossé. La lance se brisa dans cette chute, Bretel ne la porta pas plus avant. deux des autres se dirigèrent vers eux : Ulfin se porta vers eux sur son destrier fort et rapide, avec une lance longue et solide qu’il a enfoncée outre l’écu et le heaume, de sorte que son adversaire n’a plus jamais goûté de nourriture ; l’autre a brisé sa lance sur Ulfin, mais il n’a pas réussi à lui faire de mal, alors qu’Ulfin à son tour lui a donné un coup si douloureux entre les cuisses jusqu’à la selle qu’il renversa ensemble le destrier et le chevalier. Le chevalier se brisa le cou, et la lance d’Ulfin se rompit. Les trois derniers s’élancèrent alors à toute allure pour venger leurs quatre compagnons ; tous trois brisèrent leurs lances sans parvenir à les blesser. Bretel prouva sa valeur en tirant son épée et en coupant la tête du premier ; Ulfin s’en prit au deuxième et le frappa de telle sorte sur le bassinet qu’il le fendit jusqu’aux dents, selon ce que nous dit le Brut, en vérité. Le dernier chevalier, qui était leur chef à tous, fit demitour sans tarder – il voyait bien que s’il demeurait là plus longtemps, ce serait sa perte. Chacun de ces sept chevaliers avait été un partisan de Claudas et avait guerroyé avec celui-ci contre le roi Ban et le roi Bohort. Claudas avait alors été vaincu, et était parti discrètement pour Rome afin de chercher des secours pour venger son déshonneur. Pendant ce temps, les chevaliers de son camp [3500] s’enfoncèrent dans les régions désertes pour y vivre de rapines, et ils y commirent force vilenies. Après la bataille, Ulfin ainsi que Bretel continuèrent à chevaucher sans traîner et sans faire halte jusqu’à ce qu’ils arrivent chez le roi Ban ; et quand Ulfin fut en présence de Ban, il lui adressa la parole en ces termes :

113« Puisse Jésus-Christ, le Roi du Ciel, garder mon seigneur le roi Ban, et sa maisonnée si noble et franche que je vois ici autour de lui ! Les barons de Bretagne t’envoient des nouvelles qui leur causent bien du chagrin : Uterpendragon, ton seigneur, est mort et trépassé par la grâce de Dieu. Son fils Arthur a été couronné roi ; il te salue avec tous les honneurs et te prie, ainsi que ton noble frère, de venir à son conseil afin de prendre connaissance des lois qui régissent ses terres. »

114Le roi Ban fit bel accueil aux messagers et leur dit qu’il ferait leur volonté, et son frère aussi sans doute ; puis il les hébergea confortablement, en grande compagnie, et ensuite envoya chercher Bohort. D’un commun accord, ils se hâtèrent de venir en ce pays, avec une troupe nombreuse, pour voir l’héritier du roi. Dans chaque ville, depuis Portsmouth jusqu’à la noble cité de Londres, les gens composèrent des chansons et dansèrent pour fêter la venue de ces rois ; qu’il pleuve ou qu’il fasse soleil, on ne négligea nulle part de tendre toutes les rues de riches draperies et de tapisseries, je vous le dis en vérité. Chaque représentant de chaque métier chevaucha à leur rencontre dans son plus bel équipage, dans chaque rue les demoiselles firent des rondes et des caroles gracieuses. Quand ils arrivèrent à la cour, ils furent chaleureusement accueillis par le roi Arthur lui-même qui leur souhaita la bienvenue et les traita avec de grands honneurs ; il s’adressa à eux avec courtoisie et [3550] les conduisit sans tarder à la grand-salle avec leur frère Guinebaut75, un noble clerc, Dieu me vienne en aide : c’était le meilleur devin et astrologue du monde entier, à l’exception de Merlin. À cette fête, le sage Merlin taquina le duc Ulfin et son compagnon Bretel à propos des chevaliers qu’ils avaient tués ; mais tous ceux qui entendirent ce discours, tout particulièrement Bohort et Ban, et Guinebaut, le troisième homme, s’émerveillèrent de ce qu’il était au courant de leur bataille, en vérité, alors que personne n’était présent, sans erreur. Là, vous auriez pu entendre ensuite mainte conversation subtile sur les sphères célestes, le soleil, la lune et les étoiles, et leurs changements d’orbite76, ainsi que des discussions privées entre Merlin et le clerc Guinebaut. Bientôt après, Merlin, ainsi qu’Ulfin, Antor, Kay et Bretel, jurèrent sur la Bible, devant les rois, qu’Arthur était le fils d’Uter par Ygerne, qui était sa reine77, et à la suite de ce serment, en vérité, les deux rois jurèrent de soutenir Arthur et lui firent hommage selon le droit et l’usage. Ensuite, Arthur donna une grande fête qui dura quinze jours pleins assurément : rien de luxueux ou de délicat n’y manqua. Il y eut là un tournoi, très noble et grandiose, pour les jeunes gens et les chevaliers nouveaux, forts et solides, qui s’étaient répartis en deux camps. Le meilleur y fut Lucan le Bouteiller, un jeune chevalier de grande valeur, sans parler du sénéchal Kay (c’était un chevalier de haute noblesse), Grimflet78, Maruc, et Guinas (chacun d’entre eux était très noble), Placide et aussi drian, Holias et Gracien, Marlinus et Flandrin [3600], sire Meliard et aussi drukin, et encore Breoberis79 : ce furent ceux qui emportèrent le prix. Personne n’avait jamais entendu parler d’un plus beau tournoi, ni d’un plus noble. À la suite de ces festivités, Merlin vint aux rois et leur dit : « Beaux seigneurs, vous avez prêté serment au roi Arthur, vous devez tous deux chevaucher avec lui chez le roi Leodegan de Carmelide car, par mon conseil, il va épouser Gveneour, sa précieuse fille : elle est à la fois belle et sage, elle en emporte le prix dans tout le pays. Son père, Leodegan, est un homme très noble, mais le roi Rion, je vous le dis sans mentir, lui fait la guerre avec vingt rois : vous devez aller lui porter secours pour acquérir louange et gloire. — Certes, répondit le noble roi Ban, nous en aurions grande envie, si pendant ce temps, dans notre pays, le roi Claudas ne nous préparait pas quelque coup fourré, car il nous a fait la guerre depuis longtemps, de manière injuste. Et en nous causant beaucoup de tort. — Non, répliqua Merlin, ne craignez rien, si vous perdez de ce côté la valeur d’un sou, vous le recouvrerez au centuple. — dans ces conditions80, dit le roi Ban, nous sommes tout prêts à accompagner le roi Arthur pour son honneur et pour sa gloire. »

115Merlin continua : « Par saint Jean, vous devez d’abord régler un autre problème : onze rois et un duc, n’en doutez pas, sont là-bas dans la forêt de Rockingham81, avec l’intention de tuer Arthur et ses alliés. C’est là que vous devez l’aider à se défendre avec lance, épée et bouclier. — Hélas, dit Ban, par la grâce de Dieu, nous n’avons pas avec nous de troupes de notre royaume ! — Dieu me vienne en aide, répliqua Merlin, vous ne ferez pas défaut au besoin. » Là-dessus, il fut interdit à tous de se déplacer que ce soit de dix ou de cinq miles, sous peine de mort ; [3650] cette mesure n’avait pas d’autre motif que d’identifier les espions et de cette façon tous ceux qui avaient été envoyés par les barons révoltés furent appréhendés et ne purent retourner révéler les décisions des trois rois. Ensuite Merlin se rendit à Rockingham (il prit avec lui Ulfin et d’autres), il fit dresser de nombreux pavillons, y plaça des viandes fraîches et des salaisons, et aussi des provisions de farine et de vin, et en confia la garde à mon seigneur Ulfin en lui recommandant de ne laisser passer personne, grand ni petit, qui pourrait porter aux barons des informations sur le roi et sur ses plans – et ce fut le cas en vérité. Alors, Merlin alla trouver le roi Ban et lui prit son anneau royal, il agit de même avec le roi Bohort, puis il se rendit en Petite-Bretagne, par-delà la mer, faisant en une nuit de nombreuses journées de route, je vous le garantis, car je l’ai appris dans le Brut ; il arriva auprès de Leonce de Paerne, qui était le sénéchal du roi Ban, homme de sens à la barbe grise, et de Farien, un très noble chevalier : c’était le sénéchal de Bohort, en vérité. Il leur montra les anneaux de leurs seigneurs et les pria de leur amener des secours. Leonce et Farien, à eux deux, rassemblèrent quarante mille hommes, selon le juste décompte, tout armés et vaillants, avec leurs destriers82. Ils en laissèrent sur place quinze mille pour garder leurs terres et les défendre, et ils en prirent vingt-cinq mille avec eux, d’après ce que nous trouvons dans le livre, que le sage Merlin amena de l’autre côté de la mer et logea dans le camp avec Ulfin83. Merlin se présenta alors à la cour royale et commença à demander aux rois s’ils étaient prêts, car leurs ennemis étaient tout proches. Le roi Ban s’exclama : « Pour l’amour de Dieu, pourquoi ne m’as-tu pas amené de secours ? » Merlin répondit : « Ils sont tout prêts, pour votre honneur ! » Et ainsi se préparèrent écuyers et chevaliers et [3700] se dirigèrent vers le camp cette même nuit.

116En arrivant, alors qu’ils voulaient ranger leurs hommes en ordre de bataille et en faire le décompte, ils en trouvèrent sur place quarante mille, bons combattants aguerris ; le roi Ban se réjouit fort de ces troupes, et Bohort aussi, de son côté, car ils ne découvrirent pas moins de vingt-cinq mille hommes de chez eux ; le roi Arthur en avait quinze mille, et pas davantage, à ce que je sais, car tous les barons et les rois étaient dans les marches, je vous le dis sans mentir, avec tous les hommes qu’ils avaient pu se procurer. Tous, nobles ou humbles, avaient juré communément de tuer Arthur, mais en vérité aucun d’eux n’était au courant de la présence des hommes d’Arthur. Mais nous trouvons dans le livre qu’ils avaient projeté de fondre sur Arthur et sa suite et de les traîner dans la forêt au moment qui leur paraîtrait le meilleur.

117Pour accomplir cette trahison, le roi Clarion, qui était roi de Northumberland, avait amené sept mille vaillants chevaliers.

118Le roi Brangorre, qui régnait sur Estrangorre, était venu par la grâce de Dieu et avait amené avec lui cinq mille chevaliers, forts et puissants dans la bataille.

119Cradelman, le roi de Norgales84, homme hardi et sage en paroles, en avait amené six mille qui se souciaient peu de vivre ou de mourir.

120Un autre roi était venu, que l’on appelait à juste titre « le Roi des Cent Chevaliers », parce qu’il n’était jamais accompagné par moins de cent chevaliers ; il était roi dans une contrée lointaine du nord, fort et de grande valeur ; il amena quatre mille chevaliers : on n’aurait pu en trouver de meilleurs.

121Le roi Lot, qui régnait sur deux royaumes, le Léonois et l’Orcanie85, amena sept mille chevaliers, très hardis et forts au combat.

122Il était encore venu le roi Carodas86, [3750] qui était un membre de la Table Ronde ; il amena également sept mille hommes : il ne pouvait exister de meilleurs chevaliers.

123Nanters, le roi de Garlot, féroce et courroucé, avait marché contre Arthur, Dieu en est témoin, amenant avec lui, sans erreur, six mille chevaliers puissants et nobles qui étaient sages et hardis dans la bataille.

124Il était encore venu le roi Urien avec six mille hommes robustes, bien montés sur de bons destriers, sans compter les écuyers et les fantassins.

125Et encore, Aguisant, le riche roi d’Écosse, avec six mille chevaliers, aussi hardis en ville qu’en plein champ.

126Puis encore, le duc Estas – il était comte de Cambe[r]nic (à l’époque Arundell était appelée Cambernic, il n’y a pas à le nier). Il amena avec lui cinq mille hommes, il n’y en avait pas de meilleurs en vie. Tous ces seigneurs vinrent en secret à Rockingham et dressèrent leur camp dans la forêt, discrètement, sans aucun conflit entre eux, avec tous ceux qu’ils avaient pu rassembler, barons et chevaliers ; mais Arthur était là aussi en secret avec ses troupes – ni barons ni rois n’étaient au courant de sa présence.

127La quatrième nuit après leur installation, Merlin demanda au roi Arthur, à Bohort et au roi Ban de s’équiper, eux et leurs hommes, et de le suivre sans tarder pour démontrer s’ils étaient ou non de nobles chevaliers. Ils se revêtirent de fer et d’acier et s’armèrent de pied en cap, trois heures avant le jour87, et ils s’en allèrent avec Merlin, je vous le dis.

128À cette heure, le roi Lot était au lit, et il rêvait : il lui semblait que l’eau, le vent et la pluie les assaillaient en plein visage, et que leurs pavillons étaient détruits par le tonnerre. [3800] Il s’éveilla et s’émerveilla de ce songe ; il le raconta à ses compagnons avec force, et ils lui demandèrent à quoi il pensait que tendait son rêve : il leur en dit aussitôt la vérité. En conséquence, ils envoyèrent immédiatement pour épier les ennemis des espions qui partirent sans tarder et rencontrèrent bientôt Merlin et le roi Arthur, de grande renommée. Merlin les vit et les pria d’attendre88, mais ils s’enfuirent au galop en criant « Trahison ! Trahison ! » Les autres entendirent ces cris et se hâtèrent de s’équiper, mais Merlin jeta un sort, si bien que tous les pavillons et les tentes s’effondrèrent ; et, selon ce que je trouve dans le livre, il rendit aveugles la plupart d’entre eux. Le roi Arthur, Ban et Bohort leur tombèrent dessus avec tous leurs compagnons, ils les firent piétiner par les pieds de leurs chevaux, les percèrent de leurs lances, les taillèrent en pièces de leurs épées : au matin, dix mille chevaliers étaient tombés, avant même d’avoir pu bouger ou d’avoir vu leurs attaquants pour se défendre. Pourtant, ces onze rois s’enfuirent avec une nombreuse escorte jusqu’à un tertre à petite distance ; ils firent sonner un cor haut et fort pour rallier leurs chevaliers et en rassemblèrent de la sorte trente mille et plus.

129Chaque roi comptait dans sa partie trois mille hommes, grands et petits ; ils resserrèrent les sangles de leurs chevaux et assurèrent leurs selles, et se préparèrent au combat. Depuis la colline, ils virent Arthur et ses gens, qui levaient sept bannières

130dont Lucan le Bouteiller était maître de la première, car il était très hardi ;

131Girflet menait la deuxième, homme puissant et de grand pouvoir ;

132Bretel conduisait la troisième compagnie, bon chevalier accompli ;

133Kay, [3850] le noble sénéchal du roi, était à la tête de la quatrième bannière,

134Et Ulfin, noble et excellent baron, conduisait la cinquième89.

135Chacun avait sous ses ordres trois mille combattants de grande valeur ; Arthur était assis sur son cheval, solide comme un roc, et dirigeait la septième compagnie : il menait quatre mille hommes solides, combattants accomplis. Les autres ne pouvaient pas se montrer, ils étaient cachés derrière les premières lignes. Le roi Lot, le roi Nanter, le roi Urien et le roi Carodas, avec leurs hommes, étaient à l’arrière et laissaient les autres chevaucher à l’avant. Et au soleil levant, certes, commença la charge. Là, on pouvait voir les bannières flotter au vent, les destriers s’élancer impatiemment en avant. Au premier choc, chacun accueillit son adversaire à la pointe de la lance ; beaucoup se maintinrent solidement en selle, et beaucoup aussi tombèrent de cheval. Beaucoup brisèrent là leur lance, et beaucoup les gardèrent intactes. Kay désarçonna de sa lance le roi Yder, mais fut jeté bas à son tour par le Roi des Cent Chevaliers.

136Il se releva, et lui et le roi Yder se mirent à combattre à pied, avec leurs épées éclatantes. Leurs hommes vinrent à leur aide des deux côtés et s’interposèrent en hâte entre eux. Là vint Lucan le Bouteiller, et il jeta Eustas à bas de son destrier – Eustas, duc d’Arundel, se tint au côté du roi Yder et le garda vaillamment.

137Girflet jeta à terre le roi Clarion, mais le Roi des Cent Chevaliers arriva et frappa au flanc Girflet, qui vola à bas de son cheval ; il se releva aussitôt et, au côté de Kay, combattit comme un noble chevalier. Alors approchèrent Ulfin et Lucan, qui désarçonnèrent le roi Cradelman, et avec l’aide d’autres chevaliers également arrivés à la rescousse, ils remirent en selle, par ma foi, le duc Girflet et le sénéchal Kay. Quand ils furent remontés, je vous le dis en vérité [3900], ils montrèrent bien leur grande puissance : c’est alors que Kay jeta bas le Roi des Cent Chevaliers sans plus tarder, et prit la vie de trois chevaliers à la suite. Arthur de son bras puissant désarçonna le roi Brangorre et le roi Anguisaunt – ainsi sept rois se retrouvèrent-ils à terre ; il y eut un tel massacre autour d’eux qu’ils ne purent remonter sur leurs destriers en dépit de toute leur force.

138Le roi Lot, le roi Carodas et Nanter qui se trouvaient à l’arrière, ainsi que le roi Urien, avec douze mille bons combattants, lâchèrent la bride à leurs chevaux et arrivèrent au grand galop avec tous leurs hommes, de sorte qu’ils rencontrèrent les gens d’Arthur et en désarçonnèrent un bon nombre lors de ce choc très brutal. Ils secoururent les rois et les remirent à cheval, pour qu’ils puissent remporter de plus beaux succès. Là, beaucoup furent jetés à bas de leurs chevaux, et bien des chevaliers furent tués derrière leurs boucliers, mais le roi Arthur fit preuve dans cette bataille d’une grande vigueur ; beaucoup de ses hommes étaient tombés : il allait de l’un à l’autre et les exhortait au combat, et vaillamment il commença à se battre pour eux avec sa bonne épée bien trempée ; certains, il les coupa en deux par l’échine, d’autres, il leur trancha le cou, et d’autres encore, il leur transperça l’épaule.

139Les autres rois étaient forts eux aussi, ils firent bien du mal aux gens d’Arthur – trente mille hommes, je crois bien, en combattirent seize mille. [Kay90,] Lucan, Girflet, Ulfin, Bretel, sire Antor et le roi Arthur, ces sept-là, sans erreur, portèrent le poids de la bataille ; on aurait vu nos gens être déconfits, si leur force n’avait pas été la plus grande. Mais au milieu de cette âpre mêlée, Merlin vint au roi Ban et lui dit : « Sire, vraiment, il est temps d’aider le roi Arthur. » Aussitôt le roi Ban se lança [3950] à l’assaut sans délai. Farien, un chevalier très puissant, était le chef de la première bannière ; Maruc, un chevalier doté d’une très grande force, menait la deuxième ; le maître de la troisième était le noble roi Belias, Blihoberis conduisait la quatrième (c’était un baron de grande valeur) ; la cinquième était conduite par Gracian, baron puissant et noble. Ces cinq seigneurs, selon ce que je trouve, conduisaient quinze mille hommes ; sans tarder, chacun d’eux à ce point s’élança dans la mêlée avec énergie. Bohort venait ensuite avec quatre mille nobles combattants : on jugeait qu’il n’y avait pas au monde de meilleur chevalier pour bien se battre. Alors que les rebelles lançaient une attaque sans tarder, ces autres vinrent à leur rencontre, frappant de grands coups avec leurs lances, et jetant à terre beaucoup de ceux qu’ils trouvaient là.

140À ce moment, le roi Lot quitta la place, Dieu en est témoin, ainsi que le roi Nanters et le roi Urien, avec beaucoup de leurs nobles hommes, et aussi le roi Carodas le fort, et le Roi des Cent Chevaliers. Ceux-ci avaient vu un spectacle si pitoyable qu’ils pleuraient à chaudes larmes sur le massacre de leurs hommes, et sur les hauts faits accomplis par le roi Ban et aussi par Bohort, son frère, de sorte que personne ne se dirigeait plus de ce côté. Ils mirent pied à terre et resanglèrent leurs chevaux, puis ils sautèrent sur leurs destriers sans s’aider des étriers, et chacun prit en main une lance solide et bien raide. Le roi Nanters, le roi Lot, le roi Carodas, armés jusqu’aux dents, se ruèrent sur le roi Ban qu’ils frappèrent tous ensemble. Ils le jetèrent bas sur les pierres, pendant que le Roi des Cent Chevaliers et le roi Urien chevauchaient contre le roi Bohort et le frappaient en même temps, de sorte qu’ils renversèrent son destrier. Mais Ban sauta sur ses pieds et Bohort également, et ils se défendirent vaillamment à pied tous les deux : les autres autour d’eux cherchaient à leur faire du mal [4000], mais ils leur résistaient bravement. Le roi Arthur vit le roi Ban à terre, il en fut très affligé et éperonna son cheval dans cette direction ; il frappa sur son heaume un chevalier qui se préparait à tuer le roi Ban, si fort, en vérité, qu’il trancha heaume et coiffe jusqu’aux dents, et jeta le corps à terre, mort, puis il prit le bon destrier qui venait à point dans cette situation critique. Le roi Ban alors, dans un sursaut d’énergie, sauta sur ce cheval, en vérité : une fois qu’il fut en selle, il se soucia comme d’une guigne de ses ennemis. Le roi Arthur en frappa un autre, il le fendit jusqu’au nombril par les épaules, je vous le dis : ce fut un coup de grande valeur. Arthur jeta le corps à terre et conduisit ce cheval au duc91 Bohort. Une fois qu’ils furent tous deux remis en selle, ils furent remplis de honte et de colère, selon ce que nous trouvons dans le livre : quiconque était rattrapé par l’un d’entre eux n’avait aucun espoir de sauver sa vie, mais allait tout droit à la mort, Dieu en est témoin. À quoi bon dire tout cela ? Arthur et Ban, et leurs compagnons tuèrent tant d’hommes sur leur chemin que leurs ennemis battirent en retraite et s’enfuirent vers un pont que ceux qui les précédaient avaient jeté sur la rivière. Alors prit la parole, dans l’urgence, Morganor, un fils bâtard du roi Urien (c’était l’un des meilleurs chevaliers qui puissent manier une épée au combat). « Seigneurs, dit-il, écoutez tous : nous devons rallier nos hommes en sonnant du cor, ou sinon ils seront tous tués et détruits par nos ennemis. » Les rois de répondre : « C’est bien parlé ! »

141Morganor sonna du cor, si bien que les siens reconnurent le son et, rapidement, rompirent le combat pour porter secours aux dix rois : ils s’assemblèrent au pont et commencèrent à s’entasser les uns sur les autres. Mais comme le loup pourchasse les moutons, Arthur les poursuivit rapidement, et avec le roi Ban et ses hommes [4050] en tua plus de dix mille. Ils en auraient tué davantage en ce lieu, mais Merlin les fit se retirer et déclara qu’ils devaient revenir en arrière afin de partager l’or et l’argent, et les autres grandes richesses que les riches rois avaient laissées derrière eux. Arthur jugea bon le judicieux conseil de Merlin (ils laissèrent les autres s’enfuir) et revint sur ses pas avec ses dix hommes ; ils trouvèrent un grand trésor d’or, d’argent et d’objets précieux. Arthur le donna à Bohort et à Ban et les pria de le partager entre leurs hommes – ce qu’ils firent, pour leur honneur et celui du roi Arthur.

142Après ce courtois partage, le roi Arthur et les rois Bohort et Ban s’en allèrent à Londres avec tous leurs nobles hommes : pendant quatorze nuits Arthur tint une grande fête, noble et brillante. Une fois la fête terminée, Merlin exposa la situation à Arthur en ces termes : « Ne crains plus ces rois : ils se comportent avec arrogance maintenant, bientôt il n’en restera plus rien. Je parierais une cité qu’avant la Trinité ils auront passé un accord avec toi et t’auront reconnu pour leur seigneur, car voilà que sont arrivés dans ce pays la famine et les ravages d’une invasion : six cent mille Sarrazins s’en viennent en masse pour venger le duc Angys92 ; mais il n’y a rien à redouter d’eux. Bientôt de jeunes hommes viendront ici pour recevoir de toi l’ordre de chevalerie et être faits chevaliers par toi, et ils combattront pour ta terre ; ils inspireront la terreur et ils accroîtront ta gloire ; tu les connaîtras tous très bien. Et en ce qui concerne les rois, sache qu’ils auront en tout point les mains pleines à guerroyer sur leurs terres. Et je vous le dis, Bohort et Ban [4100], renvoyez chez vous tous vos hommes, à l’exception de quelques-uns, pour garder et protéger vos royaumes ; Arthur devra approvisionner toutes ses villes de viandes et de venaison, de blé et de farine, et de garnisons solides, pour soutenir longtemps la guerre contre leurs ennemis. Quant à toi, Arthur, tu m’attendras dans la cité de Brekenho93, entre Angleterre et Carmelide, jusqu’à ce que je vienne à toi en personne. » Ainsi fut fait, sans hésitation : Arthur approvisionna ses villes en blé, farine, viande et poisson, et leur donna de solides garnisons. Le duc Do avait jusqu’alors été le gouverneur de Cardueil : par le conseil de Merlin il fut fait gouverneur de Londres.

143Il fit renvoyer chez eux Leonce de Paerne par Ban et Bohort, sans tarder, ainsi que le duc Farien et le baron Gracien, à la tête de leur armée pour veiller sur le pays – c’est ce que nous trouvons dans le livre. Le roi Arthur, Bohort et Ban avec bien cent vingt hommes s’en allèrent à Brekenho, comme Merlin le leur avait dit, entre l’Angleterre et la Carmelide, afin d’y attendre Merlin, qui s’était séparé d’eux sans qu’ils sachent où il allait. Un jour, après qu’ils y avaient séjourné quelque temps déjà, ils sortirent de la ville à cheval et virent venir d’une petite colline un vieux vilain avec un arc et des flèches. Le manant banda son arc et atteignit aussitôt un canard, et avec un second trait, tout de suite après, il toucha aussi un colvert.

144Il ramassa ces oiseaux et s’approcha du roi ; Arthur lui demanda, je vous le dis, s’il voudrait leur vendre ses volatiles ; et le vieillard, par ma foi, dit qu’il les leur donnerait contre de l’argent. Le roi demanda, sur sa vie, quel prix il voulait de ses oiseaux, et le vieil homme répondit : « Seigneur roi [4150], tu ne devrais pas marchander, mais ordonner qu’on les emporte immédiatement et m’en donner deux fois leur valeur, car pour moi, je te donnerais plus volontiers ces deux volatiles – aussi vrai que je souhaite vivre longtemps – que tu ne donnerais un penny de ton or, qui est enfoui profondément dans la terre. » Sur ces mots, il donna les deux oiseaux à monseigneur Kay.

145Arthur demanda à ce vieillard : « Qui t’a parlé de mon trésor ? — Certes, répondit-il, le sage Merlin, car je lui ai parlé tout récemment. » Le roi ne voulait rien lui laisser, mais le vieil homme lui dit que cela ne convenait guère, « car, dit-il, tu as eu quelque chose de moi, roi, et moi je n’ai rien de toi ». Bretel et Ulfin le comprirent bien et dirent aussitôt courtoisement : « Seigneur, Dieu te rende ces deux oiseaux, tu lui as donné bien d’autres dons, et par la grâce de Dieu tu lui en donneras encore d’autres » – et c’est ainsi, grâce à Ulfin, qu’ils comprirent que ce vieillard était Merlin.

146Merlin se révéla au roi Arthur qui l’embrassa et le reçut avec honneur, et Bohort et Ban, et tous les autres, se réjouirent de sa venue. À cette époque, une demoiselle de grande valeur était venue trouver le roi Arthur pour le reconnaître comme son seigneur et lui faire hommage, afin de ne pas avoir à souffrir de dommages par la suite ; et tous ses chevaliers, qui étaient venus avec elle, en avaient fait autant. Cette jeune femme s’appelait Lisanor, c’était la fille du comte Siweinis, Dieu le sait. Quand Arthur la vit, il voulut coucher avec elle et y parvint avec l’aide de Merlin94. Il engendra en elle un fils, qui grandit pour devenir ensuite un chevalier de grande valeur, membre de la Table Ronde95. Ils séjournèrent tous en ce lieu jusqu’à ce que le carême soit à demi passé.

147Laissons-les là en paix et parlons des douze rois qui s’étaient enfuis, ce qu’ils étaient devenus et où ils se trouvaient.

148Morne est le temps d’hiver ; [4200] les oiseaux perdent leur gaieté, les arbres perdent leurs feuilles, la pluie assombrit la campagne, et le teint des jeunes filles pâlit, sauf celui de celles qui aiment fidèlement. Les rois vaincus avaient chevauché tout le jour et toute la nuit, armés, pleins de colère, sans boire ni manger, jusqu’à ce qu’ils parviennent à Norham, une belle cité bien défendue. Norham était à cette époque, à ce que je crois, une fière cité, solide et belliqueuse ; je vous le dis en un mot, le roi Urien en était le seigneur. Tous ces rois y arrivèrent, pleins de chagrin et de souci à cause de leurs chevaliers qui avaient été tués et de leur parenté dont la vie était menacée ; ils éprouvaient une telle douleur que pendant des jours ils ne cessèrent pas de faire grise mine. Ce fut Baudemagu, un chevalier de grande valeur, qui les secoua un peu, en leur disant : « Rois, laissez votre deuil ! Vos plaintes sont pitoyables à voir ! Vous avez des amis et près et loin : vous devriez maintenant aller les trouver et leur exposer vos griefs, pour qu’ils vous aident à vous venger. » Ils tirèrent réconfort de ce discours ; le troisième jour, ils s’assemblèrent et se consolèrent mutuellement autant qu’ils le pouvaient dans ces circonstances. Ce jour-là, ils se tranquillisèrent et allèrent se coucher le soir l’esprit en paix.

149Le quatrième jour, ils se levèrent, et la journée commença mal pour eux car un messager arriva et les salua bien tristement en leur annonçant que les Sarrazins avaient débarqué en Cornouaille, sans erreur, et avaient pratiquement ravagé toute la contrée par le fer et par le feu, et aussi la terre de Dorkaine96 ; ils avaient fait beaucoup de mal, assiégeant Nambire et mettant à feu et à sang toute sa région, sans épargner personne, ni noble ni valet. Ils étaient si nombreux [4250] que personne ne pouvait en dire le compte. Quand les rois entendirent cela, leurs cœurs ne se réjouirent guère, mais leur chair commença à trembler comme s’ils étaient pris de fièvre. Chacun d’eux regretta amèrement d’être né ; je ne pourrais décrire en toute une journée leurs lamentations, mais assurément ils furent tous plongés dans une telle affliction pendant quatorze jours qu’ils ne se nourrirent que de plaintes et de larmes abondantes. À la fin de cette période, le roi Brangorre, noble et preux, prit place dans le hall et envoya chercher tous ses compagnons ; il s’adressa à tous en ces termes : « Béni soit le Roi de gloire, pour Sa grâce et pour Ses dons ! À quoi vous sert ce désespoir ? Nous devons nous efforcer d’agir de notre mieux et de protéger notre terre dans la mesure du possible. Nous ne pouvons rien contre Arthur, à cause de Bohort et du roi Ban, et aussi à cause de Merlin le sage clerc qui peut jeter tant de noirs sortilèges. Nous n’avons pas non plus mérité de recevoir quelque secours que ce soit d’Arthur contre le lignage d’Angys qui a l’intention de nous honnir, et nous avons perdu notre puissance, non pas à tort, mais à très juste titre, car nous aurions voulu tuer notre seigneur légitime sur les conseils de l’Ennemi.

150Nous n’avons pas d’aide à attendre du roi Leodegan, car le roi Rion d’Irlande lui fait la guerre depuis deux ans et plus, avec vingt autres rois, Dieu en ait pitié ! Nous ne recevrons pas d’aide non plus du roi Pelles de Listenois, par ma foi, car il monte la garde auprès de Pelleore97 son frère, qui est malade et tourmenté dans son corps et le restera jusqu’à ce que les merveilles du graal98 soient accomplies, en vérité. Et pour la même raison nous n’avons pas d’aide importante à espérer du roi Alain, car il est couché malade et malade il sera jusqu’à la venue du meilleur chevalier de son lignage (j’ai dit déjà, en vérité, pour quelle raison [4300] il est tombé malade99). Aucune aide ne peut nous venir non plus du roi des Marais, Normaga de Sorailes, car Galaous100 lui fait la guerre ; ni du roi Bremein, ni du roi Adamein, ni du roi Clamadas nous ne pouvons espérer que nous viennent des secours, car le roi Galeus, ce riche roi si vaillant, leur fait la guerre à tous. Voyons maintenant ce que nous pouvons faire, car nous sommes dans un grand besoin. »

151Ainsi parla Cradelman le roi des Galles du Nord, homme de grande sagesse : « Le meilleur conseil que j’y voie, c’est que nous divisions nos ressources et rassemblions tout ce que nous pouvons obtenir par des richesses, puis que chacun se retranche dans celle de ses cités qu’il juge la plus forte, et que nous gardions les routes et les passages partout dans le pays, que nous leur dérobions leurs vivres en les harcelant et en pillant leurs convois, et que nous leur infligions tout le mal possible : tel est mon avis. » Mon seigneur le roi Lot prit alors la parole en ces termes : « Ce conseil serait bon, n’était que je sais bien qu’Arthur, quand il verra que nous sommes agressés par les païens, nous attaquera sur l’autre flanc et nous détruira de manière ignominieuse. » Le Roi des Cent Chevaliers intervint : « N’ayez pas peur, je vous assure qu’Arthur, avec Bohort et Ban, a rejoint Leodegan pour l’aider contre Rion ; ils ont placé des garnisons dans chaque ville et chaque château, avec des vivres et des hommes en suffisance pour ne rien craindre des païens ni de leurs compagnies. Ne redoutez rien d’Arthur, car c’est la vérité que je vous dis là. Mon conseil est que vous agissiez comme le recommande le roi Cradelman. » Ils suivirent cet avis et envoyèrent chercher bien des hommes, chevaliers, écuyers, et mercenaires qui [4350] pour gagner or ou argent veilleraient, sans mentir, sur les marches de Galoine101, et les plaines de Cornouaille, et aussi la terre de dorkaine et celle de Gorre, je vous le dis, ainsi que l’entrée de Galeway. En premier lieu, le roi Yder avait trois mille hommes survivants de la bataille contre Arthur, et par la grâce de Dieu, il en avait aussi huit mille nouvellement recrutés ; il s’en alla avec toutes celles de ses troupes qu’il voulait en sa bonne cité de Nantes102 – et il en avait encore trois mille dans la ville, assurément.

152Cet Yder contrôla bien les routes de la région avec les siens, il remporta souvent des victoires sur les païens et s’empara de leurs convois de vivres, et dans l’ensemble se comporta si bien que tous le bénissaient par le pays.

153Le puissant roi Nanter s’en alla à Hussidan, sa riche cité, avec trois mille hommes qui lui restaient de la bataille précédente et sept mille nouvellement recrutés, plus cinq mille qu’il trouva dans la ville, des vaillants bien expérimentés. Il garda bien les passages et causa fréquemment bien du tort aux païens, aussi bien en vies humaines qu’en rapines, pour leur plus grand malheur.

154Le roi Lot s’en alla à Dorkaine avec tout juste trois mille survivants de la bataille contre Arthur et cinq mille nouvelles recrues, et il en trouva quatre mille dans sa cité, des hommes solides et de grand renom ; et il en vint encore trois mille pour combattre à ses côtés, en raison de sa grande prouesse, de sa noblesse et de sa largesse.

155Ainsi, Lot avait huit mille hommes103 pour l’aider à garder libres les routes et les passes et à causer de grands dommages aux Sarrazins [4400] tout en pillant leurs vivres.

156Le roi Clarion s’en alla sans tarder dans le Northumberland, à sa cité qu’on appelait Orlende, avec trois mille hommes qui lui étaient restés de cette bataille contre Arthur, le bon chevalier, et huit mille qu’il venait de recruter – ils se comportèrent bien en tous lieux, tendirent des embuscades sur les chemins et dans les passes étroites et causèrent à mainte reprise grand dommage et grande honte aux Sarrazins.

157Immédiatement après s’en alla le Roi des Cent Chevaliers (il s’appelait Aguigin et c’était un chevalier très renommé) ; il se rendit à Malaot, une riche cité, Dieu le sait, qui appartenait à une dame104 et se trouvait à l’entrée d’une haute passe où les Sarrazins allaient et venaient. Le roi amena avec lui trois mille hommes qui avaient échappé à la mort auparavant ; la dame était sa voisine, c’est pourquoi elle vint à son secours et leva assez de chevaliers de grande valeur pour protéger sa terre – ce qu’ils firent vaillamment. Ensuite Cradelman s’en fut à Norgales105, avec trois mille de ses chevaliers, rescapés du combat précédent, et il s’en procura sept mille autres, d’après ce que je trouve dans le livre ; il en trouva quatre mille chez lui, qui se réjouirent de sa venue, car à moins de cinq miles de chez eux vivait une sorcière appelée Carmile ; son frère se nommait Hardogabran, c’était un très puissant prince païen ; elle-même était la plus puissante du monde en matière de sorcellerie mauvaise et de magie noire, à l’exception de la sœur bâtarde d’Arthur, qui s’appelait Morgain et vivait en dehors de Niniame106 – ce fut elle qui par ses habiles fourberies enchanta le bon clerc Merlin.

158Cette Carmile avait dans la région [4450] un très noble château, dont les Sarrazins recevaient soutien et secours qui ne cessaient de harceler le roi Cradelman et tous les siens. Néanmoins il parvint à bien garder toute la marche et aussi les passes. Quant à Carmile, par ma foi, elle n’eut pas du vivant de Merlin le pouvoir de causer du tort en Angleterre par sa sorcellerie107.

159Le roi Brangorre s’en alla en Estrangorre, loin au nord, dans le voisinage de cette sorcière lui aussi, ce qui lui causa bien du tort. Il emmena avec lui trois mille hommes qui avaient échappé au massacre, six mille mercenaires, et cinq mille combattants recrutés dans sa cité qui se trouvait là, avec lesquels il garda le pays et causa à mainte reprise bien du mal aux païens. Ce valeureux Brangorre était à cette époque marié à la fille de l’empereur Ludrane de Constantinople, une noble et riche dame, mais qui avait d’abord été la femme du roi de Hongrie et de Valachie108. De son premier mari elle avait eu un fils de grande valeur, qui s’appelait Sagremor et était sous la tutelle de l’empereur, en tant qu’héritier de l’empire ainsi que de la Hongrie et de la Valachie. Vous apprendrez par la suite comment Sagremor vint au roi Arthur pour être adoubé, ce pour quoi l’empereur l’avait équipé richement, en vérité et envoyé de Constantinople en Angleterre avec une nombreuse escorte de nobles seigneurs.

160Ensuite, le roi Carodas, qui était membre de la Table Ronde, s’en alla à sa cité de Galence109, qui était riche et bien approvisionnée ; il avait avec lui trois mille chevaliers qui avaient réchappé du combat, et il trouva sur place quatre mille nobles chevaliers, à ce que je lis, et il en recruta sept mille, puissants, montés sur de bons destriers, qui par la lance, l’épée et le coutelas, [4500] prirent la vie de nombreux païens et gardèrent bien les chemins à coups d’expéditions de pillage ou de batailles. Ensuite, le roi Aguisant s’en alla à Coranges en Écosse avec cinq mille bons chevaliers, tous rescapés du combat ; il en avait recruté dix mille, tous très bons combattants, sans compter ceux qu’il trouva dans sa cité et sur ses terres. Il n’était pas à vingt miles de Nambire qui était assiégée par des milliers de Sarrazins, ce pour quoi il avait grand besoin d’excellents chevaliers pour l’aider à combattre contre les chiens de Sarrazins – c’est ce qu’ils firent avec joie, à mainte et mainte reprise, ils leur tombèrent dessus sur les routes et dans les passes et leur causèrent beaucoup de mal.

161Puis Eustas s’en alla à Arundel avec trois mille hommes bien armés qui avaient réchappé de la bataille et sept mille autres, sans erreur, qui gardèrent bien les routes et les passes dans toute cette région.

162Le roi Urien demeura à Norham, chagrin et affligé par le départ de ses compagnons, et aussi par la mort de ses hommes qui avaient été tués. Il en avait en tout dix mille, des combattants solides et hardis qui ne cessaient de harceler les Sarrazins de tout leur pouvoir jour et nuit.

163Maintenant, vous devez comprendre que cela dura cinq ans110 en Angleterre, sans que le blé ne soit semé, ni sur les collines ni dans les vallons. Pendant chacune de ces cinq années, ces rois consacrèrent leur vie à piller les Sarrazins et à faire du butin sur eux, par l’épée et par la masse d’armes ; le petit peuple du pays était tué sans raison chaque jour, et tous auraient fini par être tués si sire Gauvain111 n’avait pas veillé sur eux. C’était un joyeux jeune homme de très grande valeur. Mais avant que je ne vous en dise davantage sur les païens, [4550] je vous parlerai du fils du roi de Nanter et de ses compagnons. Vous allez entendre un noble récit – son fils s’appelait Galathin112.

164Maintenant, écoutez bien pour l’amour de moi. J’ai parlé auparavant d’Ygerne, comment Hoel113 l’avait épousée ; il engendra en elle la noble Blasine, et aussi Belisent. Le roi Nanter avait épousé Blasine, et Lot la belle et noble Belisent. Je veux bien que vous sachiez, en vérité, que Nanter avait engendré en Blasine un beau jeune homme, Galathin, très fort, noble et vaillant. Lot engendra en Belisent quatre fils de grande noblesse, Gveheres et aussi Wawain, Gaheriet et Agravain114.

165Galathin, à cette époque, vint trouver sa mère Blasine et lui demanda si c’était vrai, ce que les gens disaient de tous côtés : « Est-ce que le roi Arthur est mon oncle ? Dites-le moi, dame, je vous en prie ! » Blasine commença à pleurer et dit : « Mon fils, Dieu me garde, Arthur est mon frère ; nous sommes issus du même sein, mais il est le fils d’Uterpendragon, et c’est la raison pour laquelle ton père voulait le tuer au combat ; et en définitive, c’est ton père qui a failli être tué à la bataille, non pas à tort, mais justement. » Elle lui raconta alors comment Uterpendragon avait engendré Arthur, et toutes les querelles qui s’en étaient ensuivies, et les raisons pour lesquelles [les rois] avaient juré la mort d’Arthur. Pour finir, elle ajouta : « Mon fils, si tu étais sage, et si tu te souciais de gloire, tu devrais jour et nuit, de tout ton pouvoir, subtilement, t’efforcer de faire la paix entre Arthur et ton père. » Galatin jura en termes énergiques qu’il ne s’opposerait jamais à lui, et dit qu’il voulait recevoir de lui heaume, épée, et lance solide, et être adoubé chevalier par sa main, et être de sa compagnie en paix et en guerre. Il envoya immédiatement chercher un messager [4600] qu’il pria d’aller trouver Wawain et de l’inviter en termes courtois, avec beaucoup d’affection et d’amitié, à venir lui parler au nouveau château de Brocklond. Le messager s’acquitta bien de sa mission ; Wawain répondit de bon cœur que s’il avait vie et santé il serait au rendez-vous. À l’arrivée de ce message, Gawinet revenait de la chasse, tenant trois lévriers et trois braques en laisse.

166Sa mère le vit et se mit à pleurer amèrement en disant : « Mon fils, malheur à toi ! Tu perds ton temps à tort. Tu as l’âge d’être chevalier, tu devrais laisser tes folies, tes bêtises et tes amusements, et t’en aller trouver ton oncle Arthur, le meilleur chevalier qui soit, afin de trouver moyen de faire la paix entre lui et ton seigneur ! » Elle lui raconta alors les circonstances de la naissance d’Arthur. Les frères de Wawain dirent qu’il avait mal agi, car c’était de sa faute s’ils avaient perdu leur temps de la sorte, et qu’ils iraient trouver le roi Arthur, pourvu qu’il les accompagne, et se mettraient honorablement à son service.

167L’enfant Wawain – puisse le Christ lui donner pouvoir et force ! – s’adressa à eux en ces termes : « douce dame, et vous, mes trois frères, vous avez grand tort de me blâmer, car depuis ma naissance je n’ai rien su de cette affaire ; mais puisque les choses en sont arrivées à ce point, j’en prends à témoin le Roi de gloire, je ne recevrai jamais mes armes de chevalier si ce n’est de la main du roi Arthur. » Ses trois frères aussitôt prêtèrent le même serment.

168Wawain parla alors courtoisement : « Ma dame, équipez-nous comme il convient, et nous ne connaîtrons pas de repos jusqu’à ce que nous ayons accompli la réconciliation. — Mon fils, répliqua-t-elle, vous aurez à coup sûr des chevaux et des armes neuves et tout [4650] ce qu’il convient pour votre adoubement. » Bientôt après, par la grâce de Dieu, Galathin s’en vint à Brocklond et y rencontra le noble Wawain et ses trois frères ; ils se firent fête au milieu des embrassades.

169Wawain dit alors à Galathin : « Certes, mon noble cousin115, si ce n’était pas pour l’amour de toi, mes trois frères et moi serions partis servir notre oncle Arthur, et arranger une réconciliation entre lui et notre père avec l’aide de la Reine du Ciel.

170— Le Christ soit remercié ! s’écria Galathin. C’est précisément mon désir et ma volonté, je t’ai fait venir ici pour cette exacte raison ; allons-y ensemble, je t’en prie. — Très volontiers », répondit le noble Wawain. Et joyeusement ils fixèrent une date pour partir, à coup sûr – et s’ils n’y étaient pas allés ensemble, l’Angleterre aurait été détruite.

171Joyeux est le début de mai, les oiseaux se jouent joyeusement, les jeunes filles chantent et jouent, le temps est chaud et long le jour, le gai rossignol chante, dans la verte prairie les fleurs éclosent.

172Le roi Lot116 et la dame Belisent donnèrent à leurs nobles fils cinq cents hommes à cheval en armures de fer et d’acier, tous fils de comtes et de barons, tous revêtus de la même livrée, mais parmi eux il n’y avait que neuf chevaliers, je vous le dis ; il bénit Gawinet, et Gueheret, et Gaheriet, ainsi qu’Agravain qui était si vaillant, et les recommanda à Dieu.

173Blasine, la noble épouse du roi Nanters, en fit autant pour son fils Galathin : elle équipa noblement, de pied en cap, les deux cents compagnons qu’elle lui procura et lui donna de sa main sa bénédiction. Sur ces deux cents, il y avait vingt chevaliers, [4700] très nobles et bons combattants. Galathin et Gawinet se rencontrèrent comme ils l’avaient fixé et continuèrent ensemble leur route vers Londres, c’est la vérité : ils étaient en chemin pour trouver le roi Arthur dans la noble cité de Londres ; le troisième jour de leur voyage, ils étaient tout proches de la cité.

174Ils virent approcher sept cents chevaux de somme et sept cents chariots, avec cinq cents wagons qui les suivaient, tous chargés de bière et de pain, ainsi que de poisson, de viande et de vin rouge, pillés sur les hommes du pays pour nourrir l’armée des occupants – à cause de la poussière que soulevait ce convoi, on ne voyait pas briller le soleil.

175Trois mille hommes, à ce que dit notre livre, qui étaient en quête de rapines avaient rassemblé ce butin ; il y avait un roi nommé Leodebron, et aussi le roi Senigram, un abominable félon, le roi Maudelec, qui ne pensait qu’à piller et à répandre la ruine, et le roi Sernagare : tous étaient originaires d’Irlande. Ces quatre rois païens étaient partis en quête de butin et étaient si furieux que le roi Arthur ait établi des garnisons solides dans les villes et les forts qu’ils avaient tué et brûlé dans tous les environs de Londres : on voyait brûler de loin les incendies, à plus d’une journée de marche. Hommes, femmes et enfants, ils n’avaient de pitié pour personne : leurs victimes criaient si fort que leurs cris résonnaient dans les nuages. Wawain vit et entendit tout cela, et il demanda aux gens ce qui se passait : ils lui racontèrent aussitôt ce que je viens de vous dire. Wawain demanda où était le roi, et on lui répondit que, sur le conseil de Merlin, il était allé secourir le roi Leodegan dans sa guerre contre le roi Rion. Wawain dit alors : « Par ma foi, [4750] nous ne souffrirons pas ces horreurs. Puisque le roi Arthur est hors du pays, nous tiendrons tête aux païens et nous préserverons sa terre – nous sommes ses hommes – jusqu’à ce qu’il revienne. » Les gens autour de lui s’étonnèrent et demandèrent qui ils pouvaient bien être, et ils leur dirent de qui ils étaient fils et pourquoi ils étaient venus là : les gens du pays en rendirent grâce à Jésus-Christ. Fils de châtelains et vavasseurs (qui, par la suite, se comportèrent bien aux côtés du roi Arthur), et valeureux habitants du pays, ils furent bien cinq cents hommes de valeur à prêter allégeance à ces jeunes gens. Wawain ordonna immédiatement que chaque homme s’arme bien, de fer et d’acier, et le suive, car il allait venger leurs morts sans tarder. Désormais, il avait mille deux cents hommes sous ses ordres (parmi lesquels quatre-vingts, pas plus, étaient de bons chevaliers éprouvés), répartis en quatre bataillons, à ce que je trouve dans le livre, qu’il conduisit contre les trois mille hommes qui accompagnaient ce convoi de butin. Midi était passé, et ainsi Wawain avait perdu un peu de sa force et de son pouvoir.

176Apprenez et écoutez en effet ce qu’il en était de ses forces : après vêpres et pendant la nuit jusqu’au petit matin, il avait seulement la force d’un homme ; de l’aube à midi, il avait la force de deux hommes ; de midi jusqu’à none, celle d’un homme seulement ; et de none à vêpres, celle de deux hommes à nouveau. Ainsi était fait Wawain, tels étaient sa force et son pouvoir117. À l’heure de midi, il frappa à coups redoublés sur les païens, par ma foi, avec une hache dont la lame faisait bien deux pieds. Ceux qu’il pouvait attraper et frapper, [4800] il leur fendait le crâne ou leur coupait la tête, il les tranchait en deux, je vous le jure, comme fait le boucher avec sa viande ; lui et son cheval, étaient couverts de la tête aux pieds, assurément, du sang des païens qu’il tuait, à bon droit et non à tort118.

177Près de lui se trouvait Galathin, qui l’aidait de toutes ses forces ; les Sarrazins qu’il rencontrait, il les saluait de manière fort cruelle, car celui qu’il frappait, il lui fendait la tête jusqu’au menton, ou séparait son épaule ou sa tête de son corps, ou sa jambe ou sa main, ou ce qu’il préférait. Celui, quel qu’il soit, qu’il parvenait à toucher, il lui apprenait à tomber de cheval !

178Le frère de Wawain, Agravein, fit preuve en cette occasion d’une grande puissance, car il tua vingt chevaliers l’un après l’autre.

179Le troisième frère, Gverrehes, se jeta dans la mêlée, frappant de tous les côtés, et tua de nombreux païens, Dieu en est témoin.

180Quant au plus jeune frère, Gaheriet, aucun adolescent n’aurait pu combattre mieux qu’il ne le fit, en vérité ; il infligea ici bien des coups, de tous côtés et sur tout le monde, il transperça chair et os, il envoya plus de quarante Sarrazins en enfer. D’autres hommes qui l’entouraient se comportèrent bien également, et tuèrent et jetèrent au sol de nombreux païens en peu de temps.

181Mais contre Wawain, personne ne pouvait démontrer sa force, car aucune arme faite de main d’homme ne pouvait résister à ses coups : ce qu’il atteignait, il le mettait en pièces, comme si c’était de la poussière soulevée par le vent de-ci de-là. En cette circonstance il se comporta si vaillamment qu’en peu de temps, à coup sûr, l’enfant Wawain et ses compagnons mirent à mort ces trois mille hommes ; seuls vingt païens parvinrent à s’échapper, et, [4850] fuyant à toute allure, dix d’entre eux tombèrent à l’arrière sur un corps d’armée de sept mille hommes. À grands cris, ils s’exclamèrent à leur intention : « À l’aide, païens119 ! Cela va mal ! On nous a pris chariots et bêtes de somme, et tous les nôtres sont vaincus, tous sont tués, sauf nous, et dix autres qui se sont séparés de nous pas loin d’ici pour aller chercher d’autres secours. » Tous les païens furent navrés de cette nouvelle et s’écrièrent furieusement : « Aux armes, pour l’amour de Mahom ! Prenons ces traîtres ! » Ceux qui avaient des armes se précipitèrent dans cette direction, mais certains n’en avaient pas, car ils les avaient enlevées à cause de la chaleur et les avaient déposées dans les chariots que les enfants avaient envoyés à Londres, en vérité – tous les chariots et tous les chevaux de bât y avaient été expédiés sous la garde d’hommes de valeur. Ces païens, sans délai, attaquèrent donc les enfants, à sept mille contre mille : ce n’était pas jeu égal, mais Notre-Seigneur vint en aide à Wawain et aux siens. On n’a jamais entendu dire que si peu d’hommes tinrent tête à tant d’ennemis. Il y eut là une noble bataille de part et d’autre, sans erreur, mais Wawain fut particulièrement vaillant, car il rencontra en ce lieu Thoas, un géant immense et puissant : il mesurait quatorze pieds de haut, et était roi d’Irlande. Wawain leva sa hache, il le frappa sur son heaume si bien qu’il le pourfendit jusqu’à la poitrine.

182Galathin de son côté rencontra le maudit roi Sanigram, un homme énorme ; il le frappa de son épée de telle sorte qu’il lui coupa la tête. Agravain, le frère de Wawain, montra bien sa force dans la mêlée, car il ne cessa de frapper de droite et de gauche et de tuer ceux qu’il rencontrait.

183Et voici qu’arriva le roi Gvinbat120 [4900] qui donna à Gverrehet un tel coup qu’il le précipita à terre ; mais il se releva aussitôt et frappa de telle sorte un Sarrazin qu’il lui fendit le bassinet, et le crâne aussi, jusqu’aux dents, puis il sauta sur son cheval, assurément. Gaheriet vit que Gvinbat avait donné un tel coup à son frère, et Gvinbat en le voyant approcher s’enfuit sans délai, car il n’osait pas l’attendre en raison des coups qu’il lui voyait porter, aussi vrai que je suis en vie ; en effet, une fois que Gaheriet fut devenu chevalier, partout dans chaque combat il n’apparut guère inférieur à son frère Wawain. Gaheriet galopa sur ses traces, bien un trait d’arbalète hors de la mêlée, à ce que nous trouvons dans le livre, et le rattrapa dans un vallon où les dix autres Sarrazins qui avaient échappé à Wawain et aux nôtres avaient amené huit mille hommes pour massacrer les nôtres. Gaheriet ne renonça pas pour autant à suivre le roi Gvinbat, et il le poursuivit, assurément, jusqu’en plein milieu de cette compagnie, et le frappa sur son clair heaume dont il trancha un quartier, ainsi que du bouclier, puis l’épaule et le bras également.

184Le roi Gvinbat, à ce moment, tomba évanoui de son cheval ; Gaheriet tourna alors bride dans l’intention de s’en retourner au galop, mais les païens l’entourèrent de tous côtés : ils voulaient le prendre, mais le jeune homme en tailla en pièces de son épée et en mit à mort plus d’un, Dieu en est témoin. Il n’avait pas encore vingt ans121, mais il était hardi au combat ; il en frappa certains de son épée de telle sorte qu’il les fendit jusqu’au menton ; à beaucoup il trancha le cou, et les blessa et leur fit beaucoup de mal. On n’osait pas l’approcher, en vérité, [4950] de crainte de ses rudes coups. Ils lui firent alors une grande vilenie, ils lui tuèrent son cheval sous ses yeux. Gaheriet, à pied, se défendit avec courage ; il tua hommes et chevaux autour de lui, quinze en tout. Il frappait si fort, il tranchait si dur que personne n’osait l’approcher, Dieu en est témoin : ils lui jetèrent alors des pierres et des couteaux, des épées, des bâtons et de longues lances, et ils le blessèrent grièvement et le firent deux fois tomber à terre : hélas ! il n’avait aucun secours ! Finalement, ils l’abattirent d’une flèche et se hâtèrent de lui arracher ses armes afin de séparer son corps de sa noble tête. À ce moment, un noble écuyer vint en toute hâte à Wawain et lui dit : « Wawain, j’ai vu ton frère se diriger au galop vers ce vallon à la poursuite d’un roi païen ; je trouve qu’il s’attarde bien longtemps. dirigeons-nous de ce côté, par Notre dame : j’ai entendu des cris et un grand fracas. Je suis prêt à parier ma vie qu’il y a là-bas d’autres Sarrazins sur le point de venir par ici, et que ton frère est en train de passer un mauvais quart d’heure entre leurs mains. — Hélas ! répliqua Wawain, je suis déshonoré si mon frère est ainsi prisonnier : ma vie serait forfaite si mon frère était tué. » Puis il dit à Galathin : « Cher cousin, j’ai bien peur que mon frère, là-bas dans ce vallon, se trouve dans une mauvaise passe par sa folie ! — Laissons cette bataille, répondit Galathin, et allons-y sans perdre un instant : pendant que nous perdons du temps à discourir, il est peut-être blessé à mort ! »

185Abattant tout sur leur passage, les quatre jeunes gens s’élancèrent au galop hors de la presse, Galathin122 et Wawain, Gueheret et Agravain, immédiatement suivis par quelques-uns de leurs meilleurs hommes. Ils ne tardèrent pas à voir, je vous le dis, [5000] huit mille païens dans un vallon, dont le grand roi était Gvinbating ; un autre s’appelait Medelan, c’étaient tous deux des hommes gigantesques et très forts. Wawain chargea parmi eux pour chercher son frère, Dieu en est témoin, brandissant bien haut sa hache ; Galathin était à ses côtés : ils firent s’écarter toute la compagnie devant leur assaut. Le jeune homme tranchait l’épaule à certains et fendait le dos à d’autres du tranchant de son épée, il en coupait d’autres encore en deux par le milieu ; il en tua beaucoup et en blessa autant. Tout autour d’eux ils firent un tel massacre que je ne saurais le décrire en entier.

186Gueheret et Agravain firent eux aussi la démonstration de leur force : ils en frappèrent beaucoup et en transpercèrent bien d’autres, qui tombèrent morts dans les fossés. Ils ne mirent pas fin à ce massacre jusqu’à ce qu’ils parviennent à Gaheriet qu’ils trouvèrent gisant pitoyablement sur le sol123, entouré d’ennemis occupés à lui arracher son armure.

187Wawain éprouva alors une telle colère qu’il se mit à haïr sa propre vie. Il frappa alors à coups redoublés, en vérité, à droite et à gauche ; il frappa encore et encore, si bien que ses coups enfonçaient heaumes et crânes jusqu’à la poitrine. Il en frappa un à l’épaule, de sorte qu’il lui brisa les côtes ; il en atteignit un autre au-dessus de son bouclier et fit voler sa tête en plein champ : c’est ainsi qu’il en servit beaucoup, l’un après l’autre. Ses compagnons en firent autant : ils en tuèrent tant, hommes et chevaux, que je ne peux en faire le conte. Ceux qui tenaient Gaheriet furent remplis de chagrin et d’angoisse ; ils n’osèrent pas s’attarder davantage, mais s’enfuirent pêle-mêle. Quand Gaheriet vit Wawain, rassemblant ses forces, il sauta sur ses pieds ; il reprit ses armes et se hâta de les revêtir, puis il prit en main une bonne épée : à pied comme il l’était, [5050] il répandit bien du sang. Agravain prit alors un destrier et l’amena à Gaheriet par les rênes en lui disant : « En selle, vite ! » Et il ajouta : « Tu as agi follement, en suivant un ennemi jusque dans cette foule ! » Aussitôt, sans tarder, Gaheriet sauta sur le destrier ; tous ses compagnons se réjouirent, ils se ruèrent hors de la presse et battirent en retraite jusqu’à ce qu’ils aient rejoint leurs alliés.

188Les Sarrazins déployèrent alors leurs bannières et se hâtèrent de les poursuivre pour s’emparer de ces enfants – ils le jurèrent tous à Mahom ; à eux tous ils étaient, d’après ce que je trouve, près de quinze mille ; les nôtres étaient un peu plus de mille, mais Christ les aida à bien faire : c’étaient tous de vaillants combattants, ils firent des coupes sombres parmi les Sarrazins. Ils les anéantirent de part et d’autre aussi vite qu’ils le pouvaient.

189Écoutez maintenant, petits et grands, comment je vous fais ici ce conte : les gens du pays qui avaient pris en charge les chariots et les bêtes de somme sur les ordres de Wawain arrivèrent sains et saufs à Londres. Les habitants de la cité leur firent bel accueil et leur demandèrent d’où, pour l’amour de Dieu, provenait cette aubaine. Ils leur racontèrent toute l’affaire, comment Wawain et ses compagnons avaient réduit à néant, grâce à leur grande vaillance, les trois mille Sarrazins qu’ils avaient rencontrés sur la route de Londres et, après les avoir mis à mal, avaient envoyé le butin à Londres ; et ils dirent aussi au gouverneur de la cité, qui s’appelait mon seigneur do, que sept mille Sarrazins les avaient ensuite pris à revers.

190Mon seigneur Do se rendit à Algate et y fit sonner le cor. Les capitaines de la garde de la ville y vinrent, chacun avec ses troupes : une fois tous rassemblés, ils constituaient une compagnie de sept mille hommes. Mon seigneur Do, [5100] qui était un chevalier loyal, fort et hardi, dit alors : « Voyez, chers amis, ce qu’il en est : il y a près d’ici de vaillants enfants qui ont aujourd’hui mis à mort beaucoup de ces maudits païens, qui avaient pillé le pays et amassé tout ce butin précieux : ces enfants les ont mis à honte et nous ont envoyé ce présent ; nous serions lâches et indignes, si nous n’aidions pas ces nobles enfants. Il s’agit de Galathin et de Wawain, ainsi que de Guerehet, Gaheriet et Agravain ; et je vous le dis, par la grâce de Jésus-Christ, ces enfants pourraient bien faire la paix entre Arthur et les onze rois, et les réconcilier. Aux armes ! conclut-il. Par amour124, hâtons-nous de voler à leur secours ! » Sans plus tarder, ils revêtirent aussitôt leurs armes ; chacun des capitaines déploya sa bannière devant lui, et le gouverneur, mon seigneur Do, en fit autant avec la sienne. Sur les sept mille hommes qu’ils avaient, ils en laissèrent deux mille pour garder Londres de toute mésaventure, et ils en emmenèrent cinq mille, bons combattants expérimentés. Ils enfourchèrent leurs destriers et chevauchèrent à bride abattue vers les enfants. Laissons de côté leurs mouvements, maintenant, et parlons des enfants qui étaient en train de combattre. Ils combattaient, selon ce que je trouve, contre quinze mille hommes, et ils n’avaient pas plus de quatre-vingts chevaliers et cinq cents écuyers robustes, plus encore une vingtaine qui devaient être chevaliers quand ils en auraient l’occasion, et aussi trois cents hommes du pays, tant à cheval qu’à pied, je vous le dis : c’était un total de mille moins cent – il n’y en avait pas davantage dans ces circonstances. Mais Gvinbating et Medelan, ces deux maudits chevaliers éprouvés, fondirent sur les nôtres avec une compagnie de huit mille hommes, en une charge violente, avec grande colère, afin de s’en emparer et de causer leur malheur. Gvinbating [5150] se dirigea vers Wawain avec une énorme lance ; Wawain le vit venir et aussitôt il interposa son bouclier. Gvinbating transperça l’écu, mais ne put en faire autant avec le solide haubert : la lance se brisa en deux, assurément ; Wawain ne vacilla pas, mais resta bien droit en selle, il leva sa hache des deux mains pour frapper Gvinbating, d’après ce que j’ai compris. Il le frappa sur son heaume, la hache gauchit, Dieu le sait ; le tranchant aiguisé de la bonne hache s’abattit sur l’échine du cheval et le trancha en deux – et le chevalier, sans contredit, bascula et se retrouva à terre au milieu des entrailles du cheval. Et, si Wawain ne s’était pas retrouvé à pied lui aussi, il aurait tué le roi à ce point. Quand les Sarrazins virent cela, il en vint bien cent, assurément, pour s’interposer entre leur seigneur et Wawain et tuer ou capturer celui-ci. Les Sarrazins prirent leur seigneur et le remirent à cheval, et ils assaillirent férocement Wawain, lui tuant son cheval injustement. Ils mirent tous leurs efforts à le faire prisonnier, mais ils ne pouvaient pas l’approcher à portée de sa hache ; cependant, ils lui jetaient des épées et des lances pour le capturer et le mettre à mal. Lors de cette chevauchée, Galathin tua un grand nombre de Sarrazins ; Guerehet en fit autant, il en décapita beaucoup dans cette mêlée, et Agravain fit de même, il en tua beaucoup et leur causa du tort. L’enfant Gaheriet aussi fit de même, aucun homme n’aurait pu combattre mieux que lui. Midi passa et none approcha : la force de Wawain doubla ; il jura alors : « Par Dieu, ils ne me prendront pas aujourd’hui ! » des deux mains il souleva sa hache et en peu de temps tua bien des hommes ; il était debout, jusqu’aux chevilles dans le sang des hommes et des chevaux qu’il avait tués lui-même, sans intervention de ses compagnons. [5200] Quand il vit un païen frapper Agravein si rudement qu’il tomba en avant sur l’encolure de son cheval, et se mettre en position de lui couper la tête, Wawain, avec sa hache bien emmanchée, fit un bond de dix ou douze pieds au-dessus de tous ceux qui étaient entre eux pour venir en aide à son frère dans ce besoin : il reconnaissait bien que ce païen voulait trancher le cou de son frère ! Le païen vit qu’il ne pouvait pas fuir ; il interposa son bouclier et Wawain le frappa dessus, si bien qu’il se fendit et tomba au sol ; et ensuite le coup continua jusqu’aux armes, en vérité, et pénétra chair, os et sang jusqu’à ce qu’il ressorte à la taille. Le cadavre, Wawain le jeta à terre et sauta dans les arçons en disant : « Aujourd’hui je vous repaie tribut en dures blessures et coups mortels ; ma force est doublée, par le Dieu d’en-haut, et vous en ferez encore aujourd’hui l’expérience ! » Et il les jetait morts à terre de droite et de gauche. Ainsi frappa-t-il dans cette mêlée la grande quantité de païens mécréants qui l’encerclaient : de cela, le Brut m’est garant.

191Agravain aussi, de son côté, frappa au cou, de son épée, Sesox ; Gvinbating, l’infâme, vit que son neveu Sesox était mort. Il voulut en tirer vengeance : il prit en main une forte lance et frappa Agravain, selon la volonté de Dieu, à travers le haubert à triple maille, et outre le bouclier, sous le bras – peu s’en fallut qu’il ne lui donne le coup de la mort –, si bien qu’il projeta violemment à terre Agravain et son destrier. Gaheriet, Guerehet et Galathin en furent extrêmement navrés, car chacun d’eux, à coup sûr, crut qu’Agravain était mort, et se hâtèrent de converger vers ce combat : Galathin frappa Gvinbating de plein fouet de son épée si bien qu’il le renversa sur ses arçons. Guerehet lui fit plus de mal, [5250] car il lui coupa le bras droit ; puis vint Gaheriet, bien décidé à faire encore mieux : il le prit au-dessus de son bouclier de telle sorte que sa tête vola parmi le champ.

192Galathin mit pied à terre et jeta le corps à bas de sa selle, et Agravain monta ce destrier et s’envola comme un épervier ; les autres l’entouraient et montraient clairement leur puissance, bien qu’aucun d’entre eux ne sût ce qu’était devenu Wawain ni où il était. Toute l’armée de Gvinbating s’enfuit vers le roi Medelan, et Agrevain le retint jusqu’à ce qu’il voie l’enfant Wawain ; tous les cinq chevauchaient ensemble, et les nôtres les accompagnaient.

193Ils regardèrent alors autour d’eux et virent venir mon seigneur do, qu’ils reconnurent à cause des gens du pays qui marchaient en tête de ses troupes. En hâte ils mirent pied à terre et resanglèrent leurs selles. Ces cinq mille hommes de Londres les rejoignirent en un moment.

194Les enfants se réjouirent de ces renforts, ils sautèrent en selle et chevauchèrent en rangs serrés avec eux, assurément ; les païens les chargèrent au galop à cause de la mort de Guibating ; ils brisèrent bien des lances puis tirèrent leurs épées. Ils ne pouvaient pas se voir les uns les autres à cause de la poussière qui s’élevait parmi eux. Là, prirent place de nobles comportements dans la bataille, bien dignes d’être gardés en mémoire ! Wawain se comporta de telle façon que les hommes de Londres et mon seigneur Do s’en émerveillèrent et se demandèrent comment un homme pouvait accomplir de telles prouesses. Tant de païens, sans mentir, furent tués dans cette bataille que le sang coulait dans la vallée comme une rivière sortant d’un lac. Là vint le puissant roi Medelan, et il frappa Do, ce noble seigneur, il lui arracha son heaume [5300] pour lui couper la tête. Personne ne pouvait intervenir contre ce maudit ennemi, sauf Wawain, qui vint sur lui et l’intercepta ; il démontra bien qu’il était bon chevalier : il chevaucha tout droit jusqu’à ce qu’il arrive sur Medelan, ce monstrueux géant. Wawain le frappa sur son heaume ; la hache s’enfonça profondément, Dieu en est témoin, jusqu’à la poitrine : le païen tomba mort et s’en fut en enfer. Les Sarrazins virent cela et se mirent à s’enfuir en toute hâte, assurément. Alors Wawain, son cousin et ses frères, je vous le dis, ainsi que ses compagnons, mon seigneur Do, et les braves de Londres aussi, les repoussèrent sur cinq miles, et en tuèrent beaucoup, je ne mens pas, treize mille hommes qui ne feraient plus de mal à personne, sans compter tous les autres païens qu’ils avaient tués auparavant. Une fois ce massacre terminé, ils s’en vinrent tous à Londres : les gens de la ville sortirent à leur rencontre en une belle procession ; ils amenèrent tout le butin des chariots devant Wawain, en vérité, et mon seigneur Do le pria, s’il le voulait bien, de le distribuer.

195Wawain lui dit : « Malheur à moi, alors, malheur ! Mais distribuez-le maintenant sans tarder à ceux qui en ont le plus besoin ! » Wawain en fut d’autant plus loué par la suite, sur ma foi ; le butin fut partagé et réparti selon ce qu’ils pensaient le mieux, assurément. Ensuite, ces valeureux enfants séjournèrent longtemps à Londres, de sorte qu’aucun Sarrazin ne pouvait lui causer du tort, ni de jour ni de nuit. Mon seigneur Do les reçut au mieux, ainsi que tous ceux qui habitaient Londres. Laissons-les à leur séjour et tournons-nous à nouveau vers le roi Arthur.

196Le mois de mars est chaud, joyeux et long ; [5350] les oiseaux chantent leurs chansons, les bourgeons éclosent, l’herbe pousse dans les prairies, le cœur s’échauffe pour un rien. Arthur s’en alla de Brekenho, avec Merlin, Ban et Bohort, et leurs trente-neuf125 compagnons. Leur compagnie n’était pas plus nombreuse, mais comptait en tout seulement quarante-deux hommes, tous choisis par le conseil du bon clerc Merlin – aussi vrai que je désire prospérer ! – parce qu’ils étaient les plus forts qu’il sache, sans faille. Ils s’en allèrent à travers le pays jusqu’à ce qu’ils arrivent à Carohaise, une riche cité bien pourvue ; c’est là que se trouvait le roi Leodegan, qui était roi du pays et tenait la Carmelide en son pouvoir ; mais c’était grande pitié, car il était assiégé dans cette cité par le roi Rion et quinze autres rois, qui tous portaient des couronnes étincelantes, et qui les avaient déjà défaits, lui et ses hommes, auparavant. Leodegan n’avait pas d’hommes capables de le venger, je vous le dis, et il décida alors126 d’aller demander aux chevaliers de la Table Ronde et aux barons du pays comment ils pourraient échapper au déshonneur. Dans la grand-rue de la cité, une veille de Rameaux, le roi se tenait là, entouré de sa maisonnée, pour leur demander conseil.

197À ce moment précis firent leur entrée le roi Arthur, Ban, Bohort et sire Antor, ainsi que leurs compagnons, en vérité : ils arrivèrent tous ensemble. C’étaient tous de jeunes hommes, à l’exception du roi Ban, de Bohort, d’Ulfin le Bel, de sire Antor et de sire Bretel : ceux-ci étaient cinq nobles chevaliers d’âge mûr ; les autres étaient encore des adolescents, montés sur de grands destriers.

198Merlin dit : « Voici le roi. Mettez tous pied à terre, et avancez-vous en groupe. Les serviteurs amèneront vos chevaux ; et toi, sire Ban, [5400] va saluer Leodegan et lui dire les paroles que nous avons préparées à Brekenho. » Comment ils s’avancèrent, et avec quelles manières, vous pourrez tous l’entendre maintenant : au préalable, il me semble bon, quand il s’agit de personnages si nobles et si puissants, de vous dire leurs noms, tels qu’ils s’avancèrent l’un après l’autre. Il en vint d’abord trois à grand honneur : Ban, Bohort et le roi Arthur ; le roi Arthur marchait entre eux deux, assurément, et le roi Ban le tenait par la main droite ; Bohort le conduisait par la main gauche, en vérité. Tous les autres venaient ensuite, se tenant par la main deux par deux ; le quatrième était donc Antor, le valeureux père de Kay. Avec lui s’avançait sire Ulfin, noble et vaillant en toutes circonstances ; le sixième chevalier était Bretel, très noble, fort et loyal, et avec lui s’avançait le sénéchal Kay, septième et noble chevalier. Le huitième était Lucan le Bouteiller, bon chevalier très puissant. Le fils du comte do, qui gardait Londres, était le neuvième, d’après ce que j’ai compris. Girflet127 était le dixième : il était fort et vaillant. Il tenait par la main Marec, l’un des meilleurs de tout le pays ; le douzième était Drian de la Forêt Sauvage, un puissant chevalier de haut parage. Belias, le seigneur du Château aux Pucelles, s’avançait avec lui, élégant et gracieux. Le quatorzième était Flaundrin, bon chevalier de noble lignage ; avec lui venait Lamuas, un bon chevalier qui était le quinzième. Le seizième était Amores le Brun128, un chevalier solide, en cotte de maille ; Ancalet le Rouge marchait près de lui, le dix-septième chevalier, robuste et hardi. Le dix-huitième était Bliobel, un chevalier de grand mérite ; le dix-neuvième était Bleoberiis, de grande valeur et de grande renommée. Canode était le vingtième, [5450] il ne fuyait jamais pour rien au monde. Aladanc le Frisé était le vingt-et-unième, on ne pouvait trouver meilleur que lui ; le vingt-deuxième était Islacides, fort et solide dans tous les combats. Lampades était le vingt-troisième, un noble et franc chevalier de haute noblesse ; le vingt-quatrième était un noble chevalier nommé Ierias. Le vingt-cinquième était Cristofer de la Roche du Nord, en vérité, le vingt-sixième, Aigilin, un puissant chevalier de noble lignage. Le vingt-septième était Calogrevand129, un noble chevalier de grand pouvoir. Le vingt-huitième était Angusale, qui n’avait d’estime pour personne ; le puissant Agravel, tout plein de chevalerie et de courtoisie, était le vingt-neuvième. Le trentième était Cleades130 l’enfant trouvé : on n’a jamais vu meilleur jeune homme. Le bon chevalier Gimires de Lambale était le trente-et-unième, selon le compte. Le trente-deuxième était Kehedin131, beau et fort, et de haute valeur ; le trente-troisième était Meraugis, un bon chevalier de grand prix, le trente-quatrième, Gorvain, un chevalier vaillant, d’une grande puissance. Le trente-cinquième était Craddoc, un vaillant chevalier dans la fleur de son âge132, le trente-sixième, Claries : il était puissant au combat. Le trente-septième était Blehartis, vaillant dans ses actes, sage dans ses paroles ; le trente-huitième était Amandaurgulous133, un chevalier de grande vertu, le trente-neuvième, Osoman, son surnom, en vérité, était Cœur-Hardi. Le quarantième était Galescounde134, il n’existait pas de chevalier plus puissant ; le quarante-et-unième était Bleherris, le filleul du roi Bohort, assurément. Le quarante-deuxième était Merlin, il portait le bâton de commandement devant Arthur. Tous s’avancèrent main dans la main, comme je vous l’ai dit auparavant.

199Leodegan et son entourage s’émerveillèrent fort de leur venue : chevaliers, écuyers et dames sans vergogne se pressaient pour les voir : tous s’étonnaient grandement car personne ne les connaissait.

200Le roi Leodegan vint à leur rencontre, et le roi Ban le salua ; « La Croix vous bénisse, dit Leodegan, si vous êtes venus pour le bien ! — Le Christ me donne succès et prospérité, répliqua le roi Ban, nous ne sommes pas venus ici pour ton dommage ni pour ta honte, mais pour ton bien, aussi vrai que nous espérons l’aide de la sainte Croix ! Nous sommes des mercenaires de terres lointaines. On nous a laissé entendre que tu avais besoin de secours, et c’est pourquoi nous sommes venus de notre pays, qui est bien loin d’ici, sans faille, pour t’aider dans ta guerre, et pour te servir selon les termes que tu vas maintenant entendre : nous ne te demandons, au nom de Dieu, rien qui te soit dommageable ni déshonorant, mais seulement que tu nous accordes maintenant un don, et ne nous le refuses pas : tu ne nous demanderas pas notre nom, ni qui nous sommes, ni rien d’autre à notre sujet, aucune question à notre sujet, jusqu’à ce que nous ne révélions la vérité nous-mêmes. Et si notre service à ces conditions te plaît, dis-le nous maintenant, sans rien dissimuler, et si cela ne te plaît pas que nous te servions, nous nous en irons volontiers, au service de quelque autre seigneur, en vérité, qui se réjouira de notre venue ! » Leodegan demanda la permission de prendre conseil de ses vassaux : tous ses barons, assurément, lui dirent que les nouveaux venus semblaient des hommes de grande valeur, selon ce qu’attestait leur apparence. Il devrait recevoir leurs serments, accepter leur service et ne les laisser partir à aucun prix. Le roi Leodegan revint à ses visiteurs et parla de la sorte à Arthur et à Ban : « Beaux seigneurs, il me paraît honteux que vous me cachiez votre nom, car je sais bien que vous êtes plus puissants que je ne le suis. Mais vous semblez si forts et si nobles que vous êtes les bienvenus chez moi, et je récompenserai vos services, si me sauve Celui qui règne sur tout le monde. Mais je veux d’abord que vous m’assuriez que vous serez à mes côtés dans toutes les batailles, et que vous me direz vos noms lorsque vous verrez qu’il en est temps ! » [5550] En ce lieu le roi Ban et Leodegan échangèrent leur foi. Pendant ce temps, le sage clerc Merlin leur avait trouvé une riche auberge et les y conduisit courtoisement. Leur hôte s’appelait Blaire, et sa femme Leonele, une jolie et gracieuse bourgeoise. Tous deux vinrent à la rencontre d’Arthur et lui souhaitèrent la bienvenue avec de grands honneurs. Arthur et ses robustes compagnons séjournèrent sept nuits dans cette auberge, et ils se divertirent souvent avec le roi.

201Le roi envoya alors de tous côtés ses messagers à ses mercenaires et fit savoir à tous ses hommes, de par le pays, qu’ils se présentent tous devant lui, à Carohaise, dans la grand-salle de son palais, au plus tard le Jeudi saint, pour lui venir en aide dans sa guerre. Et qui ne répondrait pas à cette convocation, serait pris et pendu en tant que traître, selon ce que je trouve dans le livre : une trêve avait été signée entre Rion et le roi Leodegan jusqu’à cette date. Mais écoutez maintenant la trahison à laquelle ils furent confrontés avant l’Ascension135 !

202À la saison printanière, un mardi, la veille de la Saint-Philippe, au mois de mai, quatre rois – quatre géants – qui étaient vassaux du roi Rion, firent une sortie, tout armés de fer et d’acier, avec soixante mille hommes également bien armés ; le premier roi s’appelait Ronlyous, le deuxième était le roi Clarious ; le troisième roi s’appelait Sonegureus et le quatrième Sorheus. Ces quatre-là quittèrent l’ensemble de l’armée pour venir à Carohaise, de manière très arrogante, et piller toute la région, des collines jusqu’aux vallons. Tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin, hommes et femmes, [5600] ils les tuaient sans merci. Pour couronner le tout, ils mirent le feu à la campagne, et ils emmenèrent avec eux, assurément, mille chariots chargés de vivres et de boissons – tout ce qu’on peut imaginer dans le genre. Et cinq cents chevaliers prirent en charge le butin, pour l’escorter et le protéger. Les rois, eux, se dirigèrent vers Carohaise et voulurent y pénétrer par les portes, mais les gardes les fermèrent. Cependant, ils restèrent là à tenter des assauts à la lance et à l’épée, à fendre les battants, et à écumer la plaine environnante pour y mettre à mal hommes, femmes et enfants : on pouvait les entendre crier de si loin que c’en était extraordinaire. Quand ceux de la cité virent cela, ils s’écrièrent vaillamment : « Aux armes ! » Tous allèrent s’armer et se rassemblèrent aux portes, montés sur de bons destriers, pour attendre l’ordre du roi, avec les chevaliers de la Table Ronde, les plus nobles du monde entier, qu’avait instaurés Uterpendragon – mais le roi Arthur n’en savait rien – en vérité, ils étaient deux cent trente. Hervi le Rivel136 et Malot le Brun en étaient les maîtres-gonfaloniers ; selon ce que je trouve dans le Brut, leur bannière était de soie violette sur laquelle étaient brodées trois couronnes d’or ; c’était alors Malot le Brun qui la portait. De la cité, ils étaient quatre mille ; c’était le sénéchal du roi, Cleodalis, qui portait leur bannière principale (c’était un chevalier de grand prix). Son étendard était richement coloré : le fond était d’azur entièrement, avec quatre têtes de sangliers d’or. Ils attendaient tous dans la rue. Alors vinrent le roi Arthur, Bohort, avec leurs compagnons, sans exception. Comme je peux le dire d’après le livre, ils n’étaient pas encore armés : ils portaient de riches surcots, [5650] tels que personne n’en avait de semblables ; et tous sautèrent sur des destriers, tels qu’il n’y en avait pas de meilleurs de par le monde. Merlin chevauchait en tête, je vous l’affirme, et les invitait tous à le suivre : c’est ce qu’ils faisaient, sans faute, dans leurs élégants surcots, sur leurs chevaux. Merlin portait leur bannière, qui était surmontée d’un dragon, annelé et terrifiant. Tous ceux de la ville le regardaient avec fascination, car il avait une gueule grande ouverte, avec la langue qui dardait, et il crachait des étincelles de feu qui s’envolaient, étincelantes, dans le ciel. Ce dragon avait une longue queue barbelée, en vérité. Merlin arriva à la porte et ordonna au portier de le laisser sortir ; celui-ci répondit qu’il devait attendre d’avoir un ordre direct de son seigneur. « Certes, dit Merlin, je te le dis : je ne resterai pas plus longtemps ici ! » Il porta la main sur les battants de la porte et les ouvrit tout grands derrière lui ; quand il fut sorti, et ses compagnons aussi, il les referma à nouveau, par serrures, verrous, multiples barres et autres engins. Ainsi, il les trouva hermétiquement closes, et hermétiquement closes il les laissa après lui. Tous ceux qui virent cela, sans faille, s’en émerveillèrent grandement, aussi bien ceux de la cité que ses compagnons eux-mêmes, par ma foi !

203Merlin ordonna alors à sa compagnie d’éperonner leurs chevaux et de se hâter. Portant la bannière, il s’élança parmi les mille Sarrazins qui conduisaient un énorme butin au roi Rion, je vous le dis. Chacun de ses compagnons transperça de sa lance un des Sarrazins, puis tira son épée et en fit tomber les Sarrazins morts à terre. Certains, ils les tranchèrent jusqu’à la poitrine, d’autres, ils leur coupèrent pieds et mains ; à beaucoup, ils eurent vite fait de séparer tête et heaume de leur corps. Les quarante-deux étaient rapides ; [5700] ils passèrent un bon marché avec leurs chevaux, à la fois de la selle et de la bride, de ne se soucier de rien que de galoper : ils eurent pourchassé et tué les deux mille ennemis dans le temps qu’il faudrait à un homme pour parcourir un mile, et ils entreprirent de ramener tranquillement ce butin vers la cité de Carohaise. Mais sur ces entrefaites, alors qu’ils étaient en chemin, ils rencontrèrent un grand butin : près de mille chariots avançant en grande hâte ; trois rois les escortaient avec seize mille hommes en arrière-garde ; et Merlin, avec une expression terrible, s’écria : « Maintenant, suivez-moi, bons compagnons ! » Il s’élança au galop, et eux après lui, immédiatement, de toute la vitesse de leurs chevaux ; quand ils arrivèrent près des rois, Merlin leva la tête et jeta sur eux un enchantement, de telle sorte qu’il les aveugla tous quasiment, au point qu’ils ne purent se voir l’un l’autre pendant un bon moment, je vous l’affirme, et nos quarante les frappèrent et en tuèrent un grand nombre, et fauchèrent bien des centaines de païens avant que ceux-ci ne s’en rendent compte.

204Ceux de la cité virent cela : ils déclarèrent que c’étaient des hommes de valeur. Ils ouvrirent les portes, et Cleodalis, le sénéchal, fit une sortie avec cinq mille hommes pour capturer les païens. Fracas, cris, bien des lances brisées, en vérité ! Car avec l’arrivée de Cleodalis, les païens purent voir, en vérité, des combats si étonnants qu’ils retentissaient comme le tonnerre. Les trois rois païens répartirent alors ainsi leurs forces : sept mille pour soutenir sur place l’attaque des cinq mille, et huit mille pour combattre le roi Leodegan qui s’avançait contre eux à ce moment avec les deux cent cinquante chevaliers de la Table Ronde – mais ceux-ci étaient à part ; [5750] le roi Leodegan n’en amenait pas moins avec lui deux mille hommes qui galopèrent à la bataille. Les huit mille païens vinrent à leur rencontre : il y eut choc d’hommes et de forces, à la lance et à l’épée acérée. Là, beaucoup perdirent leur seigneur, là tant de sang fut versé qu’il coulait à flots. Leodegan se comporta très noblement avec sa petite troupe : il en tua trois pour un des siens, et fendit bien des crânes. Les chevaliers de la Table Ronde en tuèrent aussi beaucoup en peu de temps, mirent en pièces et jetèrent à bas de leurs chevaux bien des païens vaillants. Mais en dépit du fait que leurs épées mordaient bien et en frappaient beaucoup à mort, cela n’avait guère de sens, car ils étaient un contre dix. Mais la presse était si énorme qu’ils ne parvenaient pas à percer. Les Sarrazins éprouvaient un grand dépit de ce que si peu de gens leur causent tant de honte. Ils jurèrent par Mahoun et dagon qu’ils ne leur échapperaient pas, et les refoulèrent à quelque distance – puisse le Christ les confondre ! –, et en cette heure portèrent à terre bien quarante membres de la Table Ronde. Ils étaient sur le point de les mettre sérieusement à mal, mais leurs compagnons intervinrent de sorte qu’ils n’eurent pas le pouvoir d’en tuer aucun. À ce moment, Leodegan fut jeté bas, avec bien une centaine de ses hommes ou davantage ; ils le firent prisonnier, le battirent et lui infligèrent bien des avanies, et pour finir l’attachèrent solidement sur un cheval et choisirent cinq cents chevaliers pour l’emmener sans tarder au riche roi Rion, ce qu’ils firent, en vérité, en l’humiliant vilainement : et ils jugèrent que leur bataille était gagnée. Et quand le roi Leodegan se vit éloigné de ses hommes et loin de tout secours, [5800] et conduit de manière ignominieuse au roi Rion, il s’écria : « Hélas ! Quel malheur que je sois venu au monde ! Ma vie et ma valeur sont perdues, Gveneoure, ma noble fille, sera déshonorée par de vils païens, tous mes nobles chevaliers seront mis à mort sans détour, et les dames de mon pays tomberont entre les mains des païens ! » De chagrin et d’angoisse, il s’évanouit, comme s’il était mort, alors qu’il était éloigné de deux bons miles de la bataille, sans faille.

205Sa fille était debout sur les murs de la cité, et elle assista à cette infortune ; elle porta les mains à sa chevelure et se mit à arracher ses belles tresses ; elle déchira ses vêtements et se frappa la tête contre le mur, elle s’évanouit à plusieurs reprises et gémit « Hélas ! », disant que leur recours était perdu. Tous ceux de la cité en firent autant, manifestant une détresse infinie. Les chevaliers de la Table Ronde démontrèrent bien qu’ils étaient des hommes de valeur : ils se concertèrent et décidèrent de venger Leodegan, ou de tous mourir en le tentant. Et ils se rangèrent contre le mur, car ils ne voyaient venir aucun secours, et firent sur place la preuve de leur valeur. Deux cent cinquante contre mille, il me semble, certes, que c’était un combat inégal, mais ils combattirent au pied des murs de la ville et jetèrent bas maint Sarrazin, ils les mirent en pièces, et leurs chevaux aussi, ils souffrirent peine et douleur. Les habitants de la cité qui voyaient cela pleuraient amèrement. Maintenant laissons-les ici à leur combat et parlons d’Arthur et de ses compagnons.

206Ici le conte dit, sans faille, que horrible, bruyante et violente est la bataille que soutenaient à près de cinq furlongs de là Arthur et ses quarante-deux compagnons, et Cleodalis avec un peu plus de quatre mille hommes, contre Sornegreon137 et le roi Saphar qui en avaient sept mille avec eux. Tant de païens gisent étendus là [5850] qu’il y a, l’une après l’autre, des piles d’hommes en armes et de massifs destriers qui ont perdu la vie pour tout salaire.

207Alors Merlin dit à ses compagnons : « Maintenant, suivez-moi tous, je vous l’ordonne ! » Les quarante-deux s’élancèrent de toute la vitesse de leurs chevaux, Cleodalis et les siens restèrent sur place à combattre vaillamment. Quand Merlin eut chevauché sur une distance d’à peu près deux miles, il dit au roi Arthur : « Voyez ! là-bas on emmène Leodegan enchaîné au roi Rion, pour le faire mourir d’une mort cruelle : chargez vite à leur poursuite et rattrapez-les immédiatement ! S’il vous en échappe seulement dix, je ne vous considérerai jamais comme des hommes ! » Ils se mirent en mouvement, rattrapèrent la troupe et chargèrent dans la masse ; Merlin tua le premier, en vérité, pour en donner envie aux autres138. Arthur les frappait, sans faille, comme sur les tuiles fait la grêle : selon ce que nous trouvons dans le livre, il tua tous ceux qu’il atteignit. Ban, le bon chevalier, en fit autant, il en mit beaucoup en pièces ; et le roi Bohort fit de même, il tua en ce lieu bien des païens. Tous les nobles compagnons firent de même aussi, ils baignèrent leurs épées dans le sang. Tous frappèrent à qui mieux mieux et firent un tel massacre qu’on n’en avait jamais vu de pareil en si peu de temps, car il n’en réchappa vif qu’à peine cinq sur cinq cents. On aurait pu, là, avoir pour rien quatre cents destriers qui vaguaient de-ci de-là, traînant leurs rênes après eux, du sang jusqu’aux boulets. Ainsi Arthur et ses compagnons délivrèrent de mort Leodegan. Celui-ci s’émerveilla fort qu’un si petit groupe d’hommes [5900] en ait tué tant en si peu de temps, si vaillamment. Au dragon qui crachait du feu, il reconnut que c’étaient les nouveaux mercenaires. Il remercia sans tarder Jésus-Christ pour sa délivrance.

208Le sage clerc, mon seigneur Bretel et mon seigneur Ulfin mirent alors pied à terre, délièrent le roi Leodegan, le remirent en selle sur un destrier de valeur et l’armèrent de belles armes : ils lui mirent un heaume d’acier sur la tête, un solide bouclier au cou, une longue lance en main et l’équipèrent comme un roi, alors qu’il gisait là comme un misérable : il joignit les mains, je vous le dis139, et leur rendit grâce en les remerciant mille fois. Puis Merlin bondit en selle, et Bretel et mon seigneur Ulfin en firent autant.

209Merlin dit alors : « Mes nobles chevaliers, éperonnez vos destriers et suivez-moi ! » Ils obéirent sans tarder, chacun bondit en avant comme une flèche.

210Mais quand Gveneoure, sur les murs, vit venir ces quarante-deux ensemble, elle reconnut bien au dragon qui crachait des flammes volant dans le ciel clair qu’il s’agissait des mercenaires. Elle vit venir son père, aussi, à cheval, bien armé et bien équipé, et délivré par eux de ses ennemis – personne n’a besoin de s’enquérir de la joie qu’elle manifesta, en vérité, non plus que tous les hommes qui virent ce spectacle : ils en pleurèrent de joie. Ces quarante-trois combattants arrivèrent comme un tourbillon – ainsi le vent du nord souffle en tempête : ils trouvèrent presque tous les chevaliers de la Table Ronde à bas de leurs chevaux, et combattant à pied des douzaines et des douzaines d’ennemis. Seuls vingt d’entre eux, sans se dissimuler, combattaient vaillamment à cheval, et ils étaient serrés de si près que leurs vies mêmes étaient menacées. Ces quarante-trois héros de grande valeur tombèrent sur ces chiens de païens si rudement qu’ils coupèrent la tête de chacun de ceux qu’ils engagèrent de la sorte, et jetèrent morts au sol bien des géants en peu de temps. Chacun d’entre eux se comporta très bien [5950] avec son épée acérée de bon acier : ils en tranchèrent beaucoup en deux de haut en bas, sans faille ; à certains, Dieu en est témoin, ils tranchèrent le flanc, en entier, avec le bras et le bouclier ; d’autres, ils les coupèrent en deux par le milieu, à d’autres encore ils coupèrent cuisses et jambes. Hauberts, surcots et boucliers gisaient rompus sur le champ de bataille, ainsi que bien des païens avec des blessures mortelles, et bien des destriers mis en pièces. Là, le roi lui-même, Leodegan, se vengea bien de ses ennemis. Contre nos quarante-trois combattants, aucune armure ne pouvait résister, aucun cheval de prix ni aucun chevalier païen ne pouvait échapper à une mort immédiate. Il y avait là un roi païen, nommé Canlang – il mesurait quinze pieds de haut ; lui et un autre, qui étaient les plus forts des païens présents, faisaient de leur mieux, sans mentir, pour détruire les chevaliers de la Table Ronde.

211Le roi Arthur alla à la rencontre de Canlang ; tous deux combattirent violemment et Canlang était si fort, en vérité, que le roi Arthur ne parvenait pas à le toucher pour en venir à bout, sauf par-derrière, mais il réussit à lui infliger un coup qui lui trancha l’épaule sous le bouclier, passant à travers la chair et l’os de son bras et s’enfonçant jusqu’au nombril. Le païen mécréant mourut, les deux moitiés du cadavre restèrent suspendues sur son cheval qui s’enfuit en se forçant un passage dans la foule. Les païens virent Canlang frappé de la sorte, ils en devinrent presque fous d’angoisse. Gveneour vit cet exploit d’Arthur et remercia à haute voix Jésus-Christ, en disant : « Si seulement il était mon seigneur, ce jeune homme qui combat si bien là-bas ! » Tout son entourage renchérit aussitôt : « Amen, ma dame, ainsi soit-il, car nous n’avons jamais vu un homme fait ni un jouvenceau de sa force ! »

212Le roi Ban alla à la rencontre de Clarion qui était l’autre homme fort des païens. Il mesurait quatorze pieds de haut et, très grand et très fort, il avait tué beaucoup des nôtres. [6000] Le roi Ban alla à sa rencontre sans crainte, selon ce que nous trouvons dans le livre, et il l’atteignit sur l’oreille : il trancha la joue, l’épaule également, et enfonça son coup jusqu’à la ceinture ; ses côtes et ses omoplates s’effondrèrent, on put voir son foie à découvert. Le très puissant roi Bohort se porta à la rencontre de Sarmedon, le porteur de bannière ; il le frappa à l’épaule, qu’il trancha ainsi que le bras : bouclier et bannière tombèrent à terre, et lui-même en fit autant. Le roi Leodegan s’écria alors : « Pour l’amour de la Reine Marie, mes nobles chevaliers, mettez-y du cœur, et écrasez-moi ces païens ! » Les chevaliers de la Table Ronde bondirent tous à cheval et bravement ils taillèrent en pièces les Sarrazins, avec ardeur.

213Les païens virent que Canlang était mort, et Clarion, qui était si fort, et le gonfalonier Sormedon ; ils ne surent plus quoi faire mais, aussi vite qu’ils le purent, ils s’enfuirent sans traîner. deux mille hommes sortirent alors de la cité et fondirent sur eux sans pitié : avec les chevaliers de la Table Ronde, ils les précipitèrent à terre et les mirent en pièces.

214Le roi Arthur et le roi Ban, le roi Bohort et le roi Leodegan, et les quarante compagnons mirent pied à terre et firent une pause pour resangler leurs destriers, puis, sur le conseil de Merlin, assurément, ils s’en furent au secours de Cleodalis, le sénéchal du roi Leodegan, qui combattait contre sept mille hommes avec pas plus de quatre mille, comme vous l’avez entendu raconter plus haut. Ces quarante-trois chevaliers s’élancèrent sans tarder parmi ces sept mille hommes et de toutes leurs forces les taillèrent en pièces, les frappant à coups redoublés comme font les charpentiers sur des poutres. C’était bien nécessaire, car Cleodalis était à pied, et beaucoup des siens, en vérité, se pressaient autour de lui, s’efforçant de le garder de la mort.

215Là, le roi Arthur, Bohort, Ban [6050] et le roi Leodegan tuèrent des païens sans nombre, mille destriers s’éparpillèrent, leurs rênes traînant à terre. Ces quarante-trois héros combattirent si bien qu’on ne pourra jamais l’oublier, car le sang des chevaliers morts, des destriers et des chevaux de guerre coula librement tout le jour après eux comme un ruisseau jaillissant d’une source. Grâce à la force et à la puissance de ceux-là, Cleodalis, ce chevalier de valeur, fut remis en selle, ainsi que de nombreux autres chevaliers de prix.

216Les rois de ces païens se nommaient Sornegrex et Saphiran ; l’un comme l’autre, ils mesuraient quatorze pieds, étaient très forts et très hardis, et éprouvaient un profond dépit de ce que des gens les humilient ainsi si aisément. Ils firent sonner d’un cor retentissant pour rallier leurs compagnons.

217Kay, Ulfin le Bouteiller, et Griflet, qui était très puissant, prirent chacun une longue lance et s’élancèrent au milieu des Sarrazins ; Kay frappa le roi Sornegrex et le jeta à terre d’un élan, puis il lui fit passer son cheval sur le corps et piétina sa maudite carcasse – et il l’aurait tué sans hésitation ; mais beaucoup d’ennemis convergèrent vers ce point : de sa lance mon seigneur Lucan transperça le cœur d’Abadan, mais dans cette échauffourée le roi Sornegrex fut remis en selle. Alors commença une bataille âpre et cruelle, car les cinq mille Sarrazins qui restaient de ceux qui avaient été vaincus sous les murs s’étaient tous enfuis par là ; ils étaient donc si nombreux qu’on mesurait mal l’ampleur du massacre.

218Le roi Sornegrex qui avait été désarçonné, foulé aux pieds des chevaux, et privé de son écu mis en pièces, était fou de honte ; il voulait frapper les nôtres et cria à l’intention de tous les Sarrazins qu’ils devaient sans tarder le venger de tous ses ennemis pour l’amour d’Apolin. Une grande foule de Sarrazins [6100] se rangea autour de nos chrétiens, les encercla en ce lieu, et les attaqua à l’épée, à la masse d’armes, à la hache et à la hallebarde ; ils causèrent beaucoup de mal aux nôtres. Mais à cette heure même, les chevaliers de la Table Ronde, qui poursuivaient les païens en fuite, arrivèrent au galop de leurs chevaux et virent la bannière des quarante-deux qui les avaient si bien aidés ce jour-là. Ils chargèrent dans la mêlée, tuant tous ceux qu’ils trouvaient sur leur chemin de la lance et de l’épée étincelante ; ils jetèrent bas et mirent en pièces tous ceux qu’ils rencontraient et par force ils vinrent à leur rescousse de telle sorte qu’ils rejoignirent les quarante-deux et firent un si grand massacre que je ne peux le raconter en entier.

219De l’autre côté, Cleodalis combattait contre des Sarrazins de valeur qui s’en prenaient à la cité de manière ignominieuse. C’était le puissant roi Saphiran qui s’en prenait à lui avec neuf mille hommes, en vérité, et lui causait bien du tort. Mais les deux autres milliers de chevaliers qui poursuivaient les autres fuyards vinrent à l’aide de Cleodalis et s’abattirent sur les païens de telle sorte, assurément, qu’ils en jetèrent mille à terre dans leur élan ; et, avec l’aide de Notre-Seigneur, ils aidèrent Cleodalis à bien combattre et à tenir tête à Saphiran et à tous ses hommes. Ils n’étaient que quarante-deux vaillants avec le roi Arthur, plus les deux cent cinquante solides chevaliers de la Table Ronde : ils n’étaient pas davantage, d’après ce que je trouve, et ils combattirent contre huit mille ennemis. Sornegrex était leur roi, un hardi païen en toutes choses. Les choses auraient bien mal tourné si Merlin ne leur avait pas donné ce conseil : « Beaux seigneurs, je ne veux rien vous dissimuler : ces païens sont si nombreux que nous ne pouvons durer contre eux ; [6150] mais suivez mon conseil : il y a parmi ces Sarrazins dix géants particulièrement puissants ; s’ils étaient mis à mort, la bataille serait bientôt finie. » Ils lui demandèrent desquels il s’agissait, et il le leur indiqua sans tarder.

220Le roi Ban, qui était fort et vaillant, prit son épée en main, éperonna son cheval et s’élança au galop à la rencontre du roi Sornegrex. Il le frappa de côté sur le heaume ; le coup traversa le heaume et la coiffe de cuir, trancha le visage sur la joue, descendit de l’épaule sur le bouclier et coupa le bras gauche et la main ; d’après ce que je comprends, il lui fit bien du mal. Le Sarrazin poussa un grand cri et s’enfuit à toute allure.

221Bohort alla à la rencontre de Marganan et frappa cet infâme sur le heaume si fort, je vous le dis en vérité, qu’il le coupa en deux.

222Le roi Arthur, Dieu me sauve140, alla à la rencontre d’un sultan qui s’appelait Sinahaut ; il le frappa sur le heaume et en coupa un bon quartier, le coup descendit sur l’épaule qu’il trancha, en vérité, et de là sur quatre côtes : le païen mourut sans rémission.

223Mon seigneur Ulfin tua alors Sabalant, et Bretel le duc Cordant ; le sénéchal Kay tua danderiard, Lucan le Bouteiller Malard, Griflet Menadap, Meragys le duc Sadap, Gorweins le duc Maupas, et Craddoc tua darrilas. Ces dix-là étaient des géants et les princes de l’armée païenne. Quand les païens les virent morts, ils se mirent à crier bien haut que c’étaient des diables qui les combattaient, assurément, à leur avis. Ils s’enfuirent sans tarder, les nôtres galopèrent à leur poursuite et jetèrent morts à terre tous ceux qu’ils purent rattraper. Ils en tuèrent trois mille sur les huit mille ; [6200] les autres parvinrent à s’échapper et à rejoindre le riche roi Saphiran. Ils se trouvèrent là quatorze mille hommes qui tombèrent sur Cleodalis, lequel n’en avait que quatre mille, assurément, plus les deux mille qui étaient venus de la cité. On put voir là un bien pitoyable spectacle, le roi Saphiran et les païens mettant à mal nos chrétiens ; ils en tuèrent plus de mille, et jetèrent le reste à bas de leurs chevaux. Cleodalis avait souvent été en mauvaise posture, mais jamais pire qu’en ce moment. Repoussé sous les murs de la ville, il cherchait le dragon que Merlin portait, mais il ne pouvait nulle part l’apercevoir, pas plus que les chevaliers de la Table Ronde, sans mentir. Il pensa qu’ils avaient été tués. On aurait alors pu voir un triste spectacle : tantôt il fuyait, tantôt il résistait, il était presque enragé de peur. Sans mentir, les habitants de la cité qui voyaient cela poussaient des cris pitoyables. Mais sur les conseils de Merlin, à ce que je trouve, Arthur était resté en arrière ainsi que les autres, en vérité, les chevaliers de la Table Ronde ; tous avaient mis pied à terre pour resangler leurs chevaux et assurer leurs selles. Puis à petite allure, en rangs serrés, assurément, ils se dirigèrent vers cette horrible mêlée. Ceux qui étaient sur les murs de la ville virent venir le dragon ; les nobles dames crièrent au sénéchal Cleodalis : « Cleodalis, noble chevalier, efforce-toi et combats vaillamment, car voici que là-bas dans la vallée approchent des secours de grande noblesse ! Nous voyons le dragon qui crache le feu, et les nouveaux soldats de fortune le suivent, et Leodegan avec eux, en vérité, ainsi que les chevaliers de la Table Ronde ! Ils viennent tous au galop, assurément ! Montre maintenant que tu es un noble chevalier ! » Jamais Cleodalis n’avait éprouvé une telle joie dans toute sa vie : et lui et ses chevaliers se remirent à combattre [6250] du mieux qu’ils pouvaient.

224Arthur et le roi Bohort arrivèrent alors pour les réconforter : leurs troupes de grande valeur portèrent à terre trois cents des ennemis ; de droite et de gauche, le roi Arthur frappait et tuait, avec sa si bonne épée Esclabor : ce jour-là il répandit tant de sang ! Le roi Ban en fit autant, il tua de nombreux païens ; quant à Bohort, son frère, lui non plus n’épargna ni homme libre ni serviteur. Aucune arme, qu’elle soit de fer ou d’acier, ne pouvait durer contre eux, et je ne peux non plus dire ni raconter les exploits de leurs compagnons. Mais les dames dans la tour regardaient avec plaisir le roi Arthur, et s’émerveillaient de sa jeunesse qui était associée à une telle force. Le roi païen Saphiran était indigné de ce que si peu d’hommes fissent un tel massacre, coupant en deux bien des géants. Il appela auprès de lui Sortibran, Senebant et Engredan, Molore et encore Frelent, et Clariel, un valeureux géant, ainsi que Landon, Moras, et Randol qui était fort noble : il leur dit bien haut de venger de la lance son affliction.

225Le roi Saphiran, ce maudit géant, s’élança ; il jeta à terre d’un seul coup Hervi Rivel et son noble destrier, de sorte qu’homme et cheval en restèrent tout étourdis ; il continua sur sa lancée, par ma foi, et désarçonna mon seigneur Antor, ce qui lui causa le plus de dommage de la journée ; puis il chevaucha plus avant et frappa Griflet au côté, le précipitant à terre : sa lance se brisa dans la blessure. Sortibran, en bon jouteur, fit choir Lucan le Bouteiller ; Clariel en fit autant avec Merangys et le blessa grièvement, assurément. Engredan jeta bas Gorain et Craddoc, [6300] et causa grand tort à notre camp. Senebant jeta à terre Bleoberis, et son cheval avec lui, en vérité. C’est ainsi que les géants désarçonnèrent nos chevaliers ; nos hommes le déplorèrent amèrement. Aucun n’était blessé à mort, mais bientôt ils se remirent sur pied et se défendirent très vaillamment avec leurs épées d’acier acérées. Les nôtres convergèrent vers eux et vinrent à leur secours de leur mieux.

226Mais au cœur de cette mêlée arriva chevauchant Saphiran, le roi païen, brandissant une forte lance à la fois longue et solide. Il en frappa Leodegan sur son bouclier avec une telle force qu’il le transperça ; il leva la main très haut141, la lance dérapa en manquant le roi et alla traverser le cheval par-derrière : destrier et roi s’effondrèrent. « Hélas ! s’écria-t-on sur les murs de la ville, désormais nous avons tout perdu ! » Ils pensaient que le roi était mort et manifestèrent un violent chagrin ; Gveneour mena grand deuil, en vérité, et toutes les dames en firent autant, chacune de celles qui voyaient les coups portés. Elles croyaient que le roi était mort : et en vérité il n’aurait pas tardé à l’être, si personne ne s’était interposé et ne l’avait aidé dans cette mêlée. Ainsi parla le roi Arthur : « Certes, ce n’est pas un jeu, les païens nous causent trop grand dommage ! » Et il jura qu’il mourrait sans tarder ou se vengerait de ses ennemis, et plus particulièrement de Saphiran. « Non, laisse-moi faire, dit le roi Ban, car tu es trop jeune et trop fluet pour frapper un tel diable ! » Alors Merlin adressa à Arthur une grave insulte : « Qu’attends-tu, lâche roi que tu es ? Attaque les païens immédiatement ! » Arthur devint presque enragé de honte, son sang s’enflamma de colère : il éperonna son cheval et s’élança à la rencontre du roi Saphiran. Celui-ci le vit venir, [6350] il prit une forte lance, affermit son écu devant lui, se raidit dans les étriers et à son tour éperonna son destrier de grand prix pour chevaucher à la rencontre du roi Arthur : un diable chargeant un enfant. Le roi Ban était presque fou d’angoisse et il galopa à la suite du roi Arthur, pour l’aider s’il en était besoin. Saphiran affronta Arthur, il le frappa violemment, sa lance aiguë traversa le bouclier de son adversaire vers son flanc, mais la hampe se brisa net ; Arthur n’y fit pas attention, mais se tint droit sur sa selle pour affronter Saphiran, en vérité. Il planta sa lance dans l’écu de son ennemi, et dans son haubert à triple maille : la lance s’enfonça tout droit dans le ventre du païen jusqu’à l’échine. « Coquin de païen, dit Arthur, va-t’en à ton diable Apolin ! » Le païen tomba mort à terre, les chiens d’enfer s’emparèrent de son âme. Gveneour était accoudée aux murs de la cité, et toutes les autres dames avec elle ; en voyant cette joute d’Arthur, elles lui donnèrent le prix de la bataille. Tout de suite après, le roi Ban affronta le géant Sortibran et le frappa si fort à l’épaule qu’il la lui sépara du corps. Alors vinrent Malore et Frelent, qui prirent Ban, ce si noble roi, par le heaume, et essayèrent de lui couper la tête. Le roi Arthur vit cela et éperonna son cheval à la rescousse. Il frappa Malore à la tête et la sépara du corps d’un coup.

227Le païen Frelent crut alors venger son cousin pour ce coup : il éperonna vers Arthur de tout son pouvoir, fendit son écu, Dieu le sait, trancha une portion de son haubert et un pied ou plus de sa cotte de cuir, mais il ne blessa pas la chair. Cela irrita Arthur, qui dirigea un coup violent vers lui et [6400] fendit son heaume, son bassinet, et sa tête même jusqu’à la poitrine : il expédia le païen en enfer. Les autres Sarrazins crièrent et manifestèrent une grande douleur, car il ne leur restait plus que Randol, un géant qui portait la bannière : tous les autres avaient été terrassés. Les païens avaient peur de la mort et se pressèrent autour de Randol. Mais Ban, sans crainte, n’hésita pas à charger à travers leurs rangs et à frapper de son épée, qui mordait bien, Randol à l’épaule, puis en descendant à travers le haubert et la cotte, jusqu’à la taille ; la bannière tomba et Randol aussi. Les païens en éprouvèrent un grand deuil et se mirent à pousser des cris effroyables comme des frelons et des mouches bleues ; et poussés par la douleur, la peur et la terreur, ils s’enfuirent chacun de son côté. Sans tarder, le roi Arthur et tous les autres dont j’ai parlé auparavant se lancèrent à leur poursuite et en frappèrent beaucoup à mort : de leurs épées acérées au fil tranchant, ils prirent mainte vie. Sur quatorze mille il n’en réchappa que cinq vivants qui rejoignirent le roi Rion avec beaucoup de peine et de chagrin, et encore étaient-ils tous sévèrement blessés. Ils racontèrent tout au roi Rion, et lui dirent comment leurs compagnons avaient été mis à mal. Le roi en fut fort en colère, et manifesta peine et angoisse ; il envoya très vite ses messages partout en Irlande142 et aussi au Danemark. Les messagers ne tardèrent pas à partir, portant à vingt et un rois puissants des lettres avec les nouvelles et l’ordre d’amener cent cinquante mille hommes des nations païennes, avec des provisions pour leur entretien ; et ils le firent, sans mentir. Après cette bataille, et cette défaite qu’ils avaient infligée, nos hommes, nobles ou humbles, se rassemblèrent tous et revinrent noblement à Carohaise, cette riche cité, conduisant devant eux tout le butin [6450] sur deux mille chariots, n’en doutez pas. Ils entrèrent en procession dans la ville au milieu de l’allégresse générale. Le roi Leodegan, sans tarder, ordonna alors à ses hommes de prendre le butin qui était dans ces deux mille chariots et de le remettre à Arthur en entier. Les chevaliers du roi s’exécutèrent ; Arthur le prit immédiatement et le distribua de manière très courtoise, assurément, sur le conseil de Merlin ; il en donna tant à son hôte, Blaise, qu’il en fit un homme riche et bien nanti. Mais ni Arthur ni Ban ne devaient séjourner plus longtemps avec leur hôte : ils furent rapidement envoyés chercher pour se rendre à la cour, et là-bas, Gveneour baigna à grand honneur le roi Arthur, Ban et Bohort. Gvenore143, une autre demoiselle, ainsi que d’autres jeunes filles nobles et belles, baignèrent tous leurs nobles compagnons. Vous allez maintenant apprendre comment l’autre Gveneour avait été engendrée : je veux que vous sachiez toute la vérité.

228Quand Leodegan avait épousé sa reine, elle avait une suivante belle et gracieuse, courtoise et de bonnes manières, qui servait sa dame de haute valeur. Le sénéchal du roi, Cleodalis, vit cette jeune fille de grand prix et parla si habilement au roi qu’il épousa cette douce enfant. Un an ou deux après, ce noble chevalier Cleodalis s’en alla où le lui avait ordonné le roi et laissa sa femme aux soins de la reine : et je vous l’affirme, par ma foi, elle dormait dans la chambre de la reine. C’était chaque nuit l’habitude de la reine de se lever pour aller écouter les matines à l’église. Donc, alors que la reine entendait l’office, le roi se leva, malintentionné, et moitié par amour moitié par force, coucha avec la femme du sénéchal ; et il engendra une enfant de grande noblesse, la seconde Gveneour. Et à partir de ce moment, il prit pour lui la femme de son sénéchal et l’installa en secret au loin dans un château – où, le sénéchal ne le savait pas. Pourtant, Cleodalis, ce noble chevalier de grand prix, ne manqua jamais au roi, assurément, ni pour le servir ni pour l’aider au combat. Cette Gveneour ressemblait à l’autre, en vérité, autant que peuvent le faire deux pennies. Ces demoiselles baignèrent ce noble chevalier puis dressèrent les tables ; Leodegan remarqua avec quel respect [6500] les autres traitaient le roi Arthur. Celui-ci fut assis, sans mentir, au milieu de la plus haute table, le roi Ban à sa droite et le roi Bohort à sa gauche. Ensuite vinrent les trente-neuf membres de leur compagnie, puis à côté d’eux, sans mentir, furent assis les chevaliers de la Table Ronde. Les autres prirent place ensuite. dans ce hall ils furent richement servis : à quoi bon entrer dans les détails ? Mais, sans mentir, Gveneour servit du premier mets au roi Arthur ; Leodegan, je vous le dis, regarda sa fille et la noble contenance d’Arthur : ce spectacle le plongea si profondément dans ses pensées qu’il ne se soucia ni de boire ni de manger. Hervi de Rivel, un noble chevalier, remarqua bien son comportement et lui dit : « Seigneur, laissez ces pensées et offrez à vos hôtes gaieté et divertissements : à table on doit manger et boire, et réfléchir seulement après le repas, dans sa chambre ! » Le roi comprit bien l’allusion et fit bonne mine à ses hôtes, mais Arthur continua à regarder Gveneour et fut épris de son amour ; toutefois il maîtrisa sa passion de sorte que personne ne s’en rendit compte. Gveneour s’agenouilla à plusieurs reprises pour servir à boire au roi Arthur et il lui dit, en vérité : « Jésus-Christ me donne le pouvoir de récompenser tes peines ! » Et elle de répliquer : « Seigneur, grand merci, il n’y a pas lieu de récompense, seigneur, je vous le dis144 : quand bien même il y aurait mille demoiselles comme moi, cela ne serait pas assez, seigneur, pour récompenser l’aide et le soutien et [6550] l’honneur que vous avez faits à mon père, et votre assistance : louée soit la grâce de Jésus-Christ qui vous a conduit dans ce pays ! » Gveneour resta constamment en face d’Arthur et le servit avec les plus grands honneurs, et en face de chaque noble chevalier se trouvait une demoiselle, pour le servir de la manière la plus agréable ; il y avait des musiciens, des cornemuseux, des joueurs de viole et de tambourin ; ils mangèrent et burent et se réjouirent, et quand ils furent tous satisfaits, les nappes furent enlevées, et on leur donna à laver, comme il était coutume. Après le repas, le roi Ban demanda au roi Leodegan pourquoi Gveneour, sa précieuse enfant, n’était pas encore mariée à quelque noble seigneur, puisqu’il n’avait pas d’autre héritier. « Certes, seigneur, répondit Leodegan, si seulement il n’en était pas ainsi, aussi vrai que je tiens à la vie ! Elle aurait été donnée en mariage depuis longtemps, si je connaissais quelque part un jeune homme robuste et vaillant, et de bon lignage – même s’il n’avait pas d’héritage, je lui donnerais ma fille et tout ce qui m’appartient pour la vie ! » Il dit cela pour le roi Arthur ; alors Merlin s’amusa d’eux, et il appela à l’écart le roi Arthur, Ban et ses compagnons, de sorte que Leodegan ne puisse rien apprendre de plus à leur sujet. Là, Merlin raconta sans plus tarder au roi Arthur le massacre que Wawain et ses compagnons de grande noblesse avaient accompli près de Londres et il leur dit, en présence de tous, tout ce qui se produirait là-bas pendant quelque temps, alors qu’ils séjourneraient dans cette ville jusqu’à l’Ascension. Cessons maintenant de parler du roi Arthur et de ses compagnons très honorés, et écoutez les malheurs qui pendant ce temps se produisaient en Angleterre !

229Écoutez maintenant, vous tous ; en mai le soleil fait fondre la rosée ; les jours sont gais et s’étirent en longueur, l’alouette lance son chant, ces demoiselles s’en vont dans la prairie et [6600] cueillent des brassées de jolies fleurs.

230Le roi Arthur est resté à Carohaise, avec tous ses amis, bien à l’aise, et chaque cité qui lui appartenait, chaque forteresse, chaque tour, importante ou pas, il l’avait alors fortifiée de provisions, de sorte qu’il ne craignait aucun païen. Mais de nombreux grands désastres assaillirent pendant ce temps nos barons qui se dispersèrent de part et d’autre pour veiller chacun à leurs intérêts.

231À cette époque, un messager vint au roi, à mon seigneur Cradelman, et lui dit, selon ce que je trouve écrit : « Vingt mille païens armés jusqu’aux dents prennent Arundel en tenaille ! » Immédiatement, le roi Cradelman prit dix mille hommes d’armes ; son neveu, Pollidamas, qui était un bon chevalier, se chargea de la moitié, et lui-même du reste, d’après ce que nous trouvons dans le livre. Ils se mirent en route aussitôt, et chevauchèrent, assurément, jusqu’à ce qu’ils les rencontrent sur une verte plaine où ils étaient tous endormis. Ils les encerclèrent complètement et attaquèrent, en vérité ; sur de bons chevaux ils les chargèrent et les transpercèrent. Par l’épée et la hache, la lance et le couteau, bien des hommes perdirent la vie en ce lieu. Ils n’eurent pas le pouvoir de se défendre, ni avec l’épée ni avec la lance, mais tous ceux qui purent s’enfuir se réfugièrent en hâte vers un château, bien fortifié et situé en hauteur sur une roche, que tenait Carmile145, à un peu plus de trois miles de là ; son frère s’appelait Borgodabron146 : il y avait là avec elle vingt mille païens et plus. Le roi Cradelman avait tué quinze mille hommes de cette engeance païenne : les cinq mille restant s’enfuirent, et les nôtres les suivirent, par ma foi.

232Les païens qui étaient avec Carmile virent la déconfiture de leurs compagnons. « Aux armes147 ! » s’écrièrent-ils tous, [6650] grands et petits. Quatorze mille hommes sautèrent à cheval, tous armés de riches armures, et chargèrent le roi Cradelman. Il y eut là un grand massacre. Pendant ce temps, les nobles habitants d’Arundel firent une sortie et agirent bien – or et argent, étoffes de pourpre, vivres et boissons, et bien d’autres choses que les païens avaient laissées derrière eux, ils les emportèrent à Arundell, fermèrent les portes et montèrent sur les murailles pour voir ce qu’il adviendrait des nôtres. Le temps qu’ils arrivent sur les murs, le roi Cradelman était presque déconfit. Ils se précipitèrent en bas et s’écrièrent tous « Aux armes ! ». Ils sautèrent sur de bons chevaux de prix – ils étaient cinq cents, assurément, qui se précipitèrent fort efficacement à l’aide de Cradelman qui avait perdu trois mille hommes sur les dix mille qu’il avait, à ce que je trouve. Les païens de leur côté avaient perdu quatre mille hommes sur quatorze mille, à ce que je crois. Mais une telle bataille eut lieu en cet endroit que les deux côtés subirent de graves dommages ; les nôtres cependant auraient eu le plus de mal, si ce n’avait été pour un hasard heureux, car le Roi des Cent Chevaliers arriva sans tarder : il avait entendu dire auparavant que les païens ravageaient la région et il venait en secret les espionner pour leur confisquer leur butin. Il avait avec lui dix mille bons chevaliers : il en confia la moitié à Morganor, son sénéchal, un rude et solide combattant. Cette troupe s’abattit sur les Sarrazins de bon cœur, avec vaillance. Chacun chargea un Sarrazin et le transperça de sa lance solide. Le roi les fit reculer de cinq furlongs et les piétina sous les pieds des chevaux. Chacun abattit le sien sans tarder. Mais les Sarrazins virent alors comment les nôtres s’en prenaient aux leurs et en jetaient à terre un grand nombre en peu de temps ; ils se livrèrent à un tumulte plus impressionnant [6700] que tempête, feu ou tonnerre : tous ceux qui le pouvaient, s’enfuirent immédiatement. Mais nos chevaliers et nos barons leur apprirent si bien leur leçon que sur quatorze mille pas plus de trois n’échappèrent à la mort, de justesse. Leur sang coulait à flots, comme une rivière en crue ; là gisaient entassés bien des païens, côte à côte, en désordre. Bien de beaux destriers gisaient aussi à terre, morts, et maint autre, la selle sanglante, errait au hasard, car à partir du début, en un rien de temps, quinze mille hommes furent tués, et il en était déjà mort auparavant, selon ce que je trouve, treize mille. Ainsi mirent-ils à mort bien des païens qui ne leur causeraient désormais plus de mal. Cela leur procura un beau butin, et ils ne tardèrent pas à manifester leur joie car chacun fut bientôt informé de l’aide et du secours qu’ils s’étaient portés l’un à l’autre, et en remercia Notre-Seigneur Dieu. Et aussitôt, en toute amitié, ils entrèrent à Arundel, d’après ce que je comprends, et enterrèrent les morts de la bataille, les chrétiens dans le cimetière ; j’ai cru comprendre qu’ils tinrent un conseil de guerre à propos des païens, qui étaient par le pays.

233Ainsi parla le roi Anguigenes, qui était le Roi des Cent Chevaliers : « Je suggère que nous envoyions nos messagers à tous nos pairs dans ce pays, afin de nous rassembler tous ensemble et de tomber sur les païens en bloc, et d’essayer par pure force de les tuer tous jusqu’au dernier ! — Certes, répondit Cradelman, ça ne me paraît pas une bonne idée, car pour un de nos hommes, ils n’en ont pas moins de quarante. Il est mieux, dans cette situation, que chaque baron ferme ses passes, surveille leurs mouvements et essaie ainsi de les détruire. Et ni moi ni aucun des miens ne restera en arrière par crainte de la mort ou des souffrances ! » Après cet échange, [6750] chacun se remit entre les mains de Dieu ; tous rentrèrent chez eux, certes, et chacun eut part à ce butin, ce pourquoi ils purent par la suite d’autant mieux se garder de la guerre et de tout malheur. Laissons-les maintenant ici et parlons désormais de leurs compagnons !

234Vinrent alors, du Nord lointain, dix riches sultans148 de grand prix : le premier roi s’appelait Oriens, le suivant Pongerrens ; le troisième avait nom Mangloires, le quatrième Gondeffles ; le cinquième sultan s’appelait Sorbars et le sixième Pincenars ; le nom du septième était Fraidons, celui du huitième Salbrons. Le neuvième s’appelait Maliaduc, le dixième Bargon : c’était un duc païen. Ces dix-là arrivèrent, à ce que je trouve, avec quinze cent mille hommes, et assez de vivres pour deux ans : de quoi vivre confortablement. Mais une fois qu’ils eurent débarqué dans le pays, d’après ce que je comprends, ils envoyèrent leurs gens, par groupes de sept ou huit mille hommes, massacrer les habitants : par bataillons de neuf et dix mille hommes, ils les envoyèrent tuer les nôtres ! Pendant ces jours cruels, et qui se prolongèrent, des messagers vinrent au roi Angvisanet dans la cité de Coranges, et lui annoncèrent de navrantes nouvelles : « Seigneur, dirent-ils, entre cette cité-ci et Lanerv il y a quinze mille Sarrazins, qui incendient tout et brûlent hommes, femmes et enfants. Si tu ne vas pas à leur secours sans tarder, ils sont tous perdus ! »

235Le roi fut navré de ces nouvelles qui ne le réjouirent pas ; il appela aussitôt « Aux armes ! » ; quinze mille combattants tout armés, assurément, sautèrent sur de bons chevaux de prix en direction des collines et se hâtèrent afin d’observer eux-mêmes ce malheur. Ils s’aperçurent que tout le pays était en flammes. Hommes et femmes couraient dans tous les sens comme des cerfs par peur du feu ; de terreur, bien des hommes perdirent leur femme, [6800] des femmes leur enfant, des enfants leur vie. Le roi Angvisenet s’écria : « Malheur à moi, que j’aie vécu pour voir un tel jour, et que je doive jamais voir un spectacle si pitoyable sur cette terre ! » Il divisa ses troupes en deux, en prit lui-même un peu plus de la moitié et confia l’autre à Gaudin, qui était un excellent chevalier vaillant, qui par la suite gagna à la force de son bras cette fille du duc Branland149 : ils éperonnèrent leurs chevaux de prix et s’élancèrent au grand galop, assurément : ils baignèrent leurs lances dans le sang de bien des païens. Puis ils tirèrent leurs épées, et ils en jetèrent morts à terre soixante mille ; comme on dit, c’était tout pour rien, car ils étaient dispersés partout. Mais peu de temps après, néanmoins, quarante mille hommes leur tombèrent dessus ; pourtant les nôtres par la grâce de Dieu soutinrent bien le choc de cette attaque et fendirent en deux, de la tête aux pieds, beaucoup de ces chiens de païens qui tombèrent à terre. Ils se comportèrent très vaillamment, car ils préféraient, en vérité, mourir loyalement dans l’honneur que vivre davantage misérablement, et ils distribuèrent si noblement leurs coups que jamais homme n’avait fait mieux. Hélas ! Hélas ! Un grand malheur ne tarda pas à s’abattre sur ces nobles troupes : elles ne purent durer plus longtemps, car les dix sultans mentionnés plus haut leur tombèrent dessus, avec une armée qui couvrait toute la contrée, et ils encerclèrent notre petit groupe de chrétiens : et ils tuèrent, en vérité, neuf mille hommes de notre compagnie. Sur quinze mille il en resta seulement six mille, et les survivants s’enfuirent aussi vite que leurs chevaux pouvaient les porter. Mais ils n’auraient pu en réchapper si Notre-Seigneur qui est au ciel ne leur avait procuré un coup de chance – Urien, le roi de Schorlam, prit à revers les Sarrazins avec son neveu Baldemagu, [6850] un solide chevalier de grande valeur à qui Urien avait donné la moitié de sa terre en la prenant à Owain son fils150. Ils amenaient avec eux douze mille hommes qui craignaient peu la mort. On leur avait parlé d’un grand malheur, et c’est pourquoi ils s’étaient mis en marche dès le lendemain dans l’intention d’atténuer quelque peu les souffrances de ces malheureux : et en vérité ils tombèrent soudainement sur les païens. C’étaient tous de bons chevaliers, et ils galopèrent sans tarder vers les païens ; chacun transperça un ennemi d’une lance solide, Dieu le sait, et quelques-uns en tuèrent même quatre ou cinq d’une seule lance, par pure force et par la grâce de Dieu. Puis chacun tira son épée, et je vous le dis en vérité : un combat sans merci commença en cet endroit, car les Sarrazins se retournèrent sur le roi Urien et ses hommes. Il y eut bien des têtes tranchées, bien des corps coupés en deux, bien des chevaux frappés à mort. Sans mentir, il s’éleva une telle poussière qu’on ne pouvait pas voir le soleil brillant de tous ses feux. Par-ci par-là, cris de douleur et insultes : on pouvait les entendre à trois miles de distance. Le roi Anguisanet et les siens s’étaient enfuis à bonne distance : le roi comprit que des secours arrivaient à la rescousse et ils s’en retournèrent vers les Sarrazins avec un regain de vaillance : ils les frappèrent de leurs épées qui mordaient bien, et bientôt ils en eurent mis à mort un millier, l’un après l’autre. Ce fut une bataille mémorable entre des diables et de vaillants chevaliers ; l’armée sarrazine et son butin s’étendaient sur plus d’un mile.

236Urien combattait d’un côté avec ses chevaliers sans s’épargner en rien ; Angvisant se battait de l’autre côté ; aucun d’eux ne pouvait s’approcher de l’autre ni le voir à cette distance, tant il y avait d’infâmes démons entre eux. Les nôtres se comportaient vaillamment, [6900] avec la hache, l’épée et la lance acérée ; pourtant ils auraient souffert de grandes pertes et subi un grand massacre si la nuit n’était pas descendue sur eux de sorte qu’ils ne pouvaient plus voir ni peu ni prou, et étaient incapables de frapper qui que ce soit. Je vous le dis, en vérité, il y eut dix fois autant de païens tués que de nos chrétiens ; mais très vite les ennemis dressèrent leurs tentes pour y passer la nuit.

237Le roi Aguisanet retourna sans tarder chez lui à Coranges ; neuf mille hommes avaient été tués. Quand les habitants de la ville s’en aperçurent, il y eut mainte dame qui pleura amèrement son ami, et mainte noble damoiselle qui se lamenta sur son père avec des larmes amères ; la sœur pleura son frère, et chacun se lamenta sur ses amis.

238À ce moment, le roi Urien se rendit à la cité avec tous ses hommes ; sur son chemin, il trouva des chariots et un butin abondant, ainsi que des tentes et des pavillons dressés dans une prairie verdoyante. Le roi Urien demanda alors dans quel camp ils étaient et à qui ils appartenaient. Ils répondirent qu’ils étaient au roi Brangorre et s’étaient établis près de Wandlesbiri. Ce roi païen était originaire de Sessoine et il avait pris tout ce butin à nos hommes, assurément, en raison de sa parenté avec le duc Angys. Le roi Urien, sans plus tarder, chevaucha avec tous les siens contre eux, sur leurs bannières et s’abattit sur les loges et les pavillons. Les autres étaient tout prêts à résister à l’assaut ; en vérité, cela ne leur valut pas grand-chose, car les chevaux lancés contre eux foulèrent aux pieds ces infâmes. Tables, linge, pain et vin, vaisselle, coupes et hanaps furent piétinés sous les sabots des chevaux et nombre d’objets précieux furent détruits. Les païens étaient tous désarmés, les nôtres commencèrent à les mettre en pièces ; à l’épée et à la hache, à la lance et au couteau, [6950] ils dépouillèrent les païens de leur vie et les massacrèrent de telle façon qu’aucun d’eux n’eut plus la force de continuer le combat : tous au contraire furent tués en peu de temps, jetés au sol, à l’exception de quarante à peine qui échappèrent à la mort. Oriens, ce riche roi, les accueillit cette nuit même et regretta amèrement de ne pouvoir les venger sur-le-champ, mais il se promit le lendemain d’explorer, de brûler et piller tout ce pays. Parmi les hommes les choses iraient mal si tous les méchants faisaient ce qu’ils veulent.

239Assurément, le roi Urien et ses chevaliers, après ce noble combat, s’emparèrent de tout ce riche butin, fourrures, étoffes de pourpre, or et argent ; cinq cents chevaux de somme, sans mentir, furent chargés de riches objets, ce jour-là, et six cents chariots, à ce que je pense, pleins de vivres, viandes et boissons. Ils les menèrent tous à la cité dans la joie et l’allégresse. Nobles et humbles, tous en vécurent mieux un long moment. Laissons maintenant ce séjour et parlons d’Oriens, colère et chagrin pour tous les huit mille hommes qu’on lui avait tués derrière son dos. Le lendemain, le roi Oriens se leva et ordonna d’incendier châteaux et villes : toutes les maisons qu’ils trouvaient, ses hommes devaient les réduire en cendres ; hommes et chiens, femmes et enfants, ils devaient tous les brûler avec le feu grégeois. Et ils s’exécutèrent, sans aucune pitié, se dispersèrent dans la contrée et embrasèrent de rouges flammes tout ce qu’ils purent atteindre.

240Sa [i] gremor, un noble enfant, était venu de Constantinople en ce temps dont je vous parle, avec sept cents compagnons de bonne famille, afin de devenir chevalier de la main du roi Arthur, s’il pouvait en être ainsi. C’est ainsi qu’ils rencontrèrent des enfants, des femmes, et des hommes qui couraient en tous sens pour sauver leurs vies : [7000] ainsi fait le cerf sauvage pour échapper aux chiens. Sagremor leur demanda pourquoi ils fuyaient et poussaient de telles lamentations ; ils répondirent que c’était par crainte des païens qui les brûlaient et leur causaient grand mal. Il demanda où était le roi Arthur et ils lui jurèrent, sur le Sauveur, qu’il était parti en Carmelide pour aider le roi Leodegan.

241« Certes, dit Sagremoret151, soit nous mourrons sur ce champ de bataille, soit nous nous débarrasserons de ces païens qui écument si bien le pays. » Ils s’armèrent alors au mieux, de fer et d’acier à la fois, et cinq cents hommes du pays vinrent les trouver, à ce que je crois comprendre, et chargèrent de grand cœur les païens qui étaient éparpillés dans le pays de sorte qu’en peu de temps ils en jetèrent cinq cents bas avec des blessures mortelles. Mais bientôt après, il leur en arriva quarante mille qui appartenaient au roi Oriens, puis encore soixante mille qui étaient aussi au roi Oriens : tel était leur nombre en effet, pas moindre, et sans compter le pays qui en était plein. Mais à cette heure, un vieil homme vint apporter un message à Wawain dans la cité de Londres, il le salua sur-le-champ et lui dit : « Heureuse rencontre, enfant Wawain ! Jésus-Christ sauve ta force et ton pouvoir, et tous tes nobles compagnons que je vois ici autour de toi ! Sagremor, un noble jeune homme, est venu de Constantinople avec sept cents adolescents en quête du roi Arthur, en vérité, pour recevoir de lui l’épée d’acier et se mettre à son service. Ils ont abordé dans le Sussex et sont en grand péril de leur vie. Ils t’envoient ces lettres : tu verras dans quel besoin ils se trouvent ! » Wawain lut les lettres152 immédiatement et dit à ses compagnons : « Aux armes, compagnons, il en est grand besoin ! [7050] Je ne voudrais pas, au prix de cette cité, que ce Sagremor meure, assurément – mais aidons-le et secourons-le ! » Il donna un destrier au rustre vieillard qui leur avait apporté le message dans ce besoin, et il leur enseigna le chemin pour rejoindre Sagremor ce même jour. Ils ne rencontrèrent pas de païens et leur chevauchée fut sans histoire : ce vieux messager les conduisit vite et les guida bien en même temps, de sorte que bientôt, sans mentir, ils purent se joindre à la bataille.

242Wawain avait avec lui, à ce que je trouve, quinze mille vaillants garçons et, au cours de sa chevauchée, il en rassembla toujours davantage, je vous le dis.

243Laissons-les en route, et parlons du si noble Sagremor ! Quarante mille hommes l’assaillirent, et aussitôt il fit de même à leur égard ; douze cents contre une compagnie de quarante mille, c’est fumée contre le vent. Et pourtant, je vous le dis, Sagremor et les siens étaient d’une telle vaillance que l’un d’entre eux, à la chute de l’un de ses compagnons, en tuait vingt des autres.

244Mais ceci fut annoncé à Oriens, à l’arrière, qui approchait avec soixante mille hommes, et lui, pour venger les pertes et les tourments qu’il avait soufferts le jour précédent, ordonna qu’on les encercle et qu’on les fasse prisonniers, tous. Ils s’élancèrent, sans faille, et encerclèrent les enfants ; de tous les côtés la contrée, à ce qu’on dit, était pleine de païens en armes. Sagremor et ses compagnons ne pouvaient fuir en aucune manière, et ils avaient l’intention de se rendre : mais à l’horizon ils virent approcher de nombreuses bannières suivies d’une grande compagnie ; l’enfant Sagremoret dit alors : « Si nous avons bien commencé, continuons mieux encore, car – Notre Sauveur m’entende ! – je vois venir de grands secours ! » Ils se défendirent alors à l’épée, de telle sorte que, de si loin qu’ils s’y prennent, leurs assaillants ne pouvaient les approcher [7100] sans se faire tuer.

245Sur ces entrefaites, Wawain et ses compagnons arrivèrent en force ; chacun d’entre eux transperça un Sarrazin de sa lance ; ensuite ils tirèrent leurs épées et en mirent à mort seize mille : bien des bouches mordirent l’herbe et restèrent là, horriblement béantes, Dieu le sait. Les païens se vautraient dans leur sang : la puissance du Christ est toujours grande ! Wawain s’approcha alors de Sagremor, et le roi Oriens dut se défendre contre lui. Wawain lui donna un tel coup sur le heaume et la coiffe d’acier qu’il tomba lourdement à terre, comme s’il était raide mort. Ses gens s’empressèrent autour de lui, chacun se mit à crier et à se lamenter pour son seigneur, et selon ce que nous trouvons dans le livre, ils le relevèrent. Vint alors à Wawain un chevalier qui lui ordonna de se rendre en toute hâte à Camalot avec ses compagnons ; et il s’exécuta à l’instant, et tous ses compagnons, Dieu en est témoin, se dirigèrent vers Camalot. Pendant ce temps, les païens se préoccupaient de ranimer leur sultan, mais après un petit moment, bien le temps de faire un mile à cheval, Oriens retrouva l’usage de ses membres, il se réveilla de son évanouissement et vit les manifestations de deuil lamentables que faisaient pour lui les siens. Il sauta sur ses pieds, le sang fortement échauffé, comme s’il était en parfait état, assurément, et demanda de nouvelles armes et un nouveau cheval de prix, une nouvelle épée et une nouvelle lance afin de se venger de ses ennemis. Ce qu’il réclamait lui fut apporté, et il s’élança à l’instant même ; soixante mille païens et plus éperonnèrent leurs chevaux à sa suite. Wawain les vit venir au galop et garda contre eux les meilleurs des siens, bien vingt ou davantage, et tous les autres galopèrent en avant vers Camalot, la cité, [7150] pour la secourir avec toute sa puissance, pendant qu’il restait en arrière, comme cela se trouvait, pour soutenir l’assaut des païens. Les païens rattrapèrent nos hommes et descendirent sur eux comme la foudre ; mais Galathin, et Wawain lui-même, Gveheres et Agrevain, Gaheriet et Sagremore, et les autres dont j’ai dit plus haut qu’ils étaient restés en arrière, étaient partout à la fois, et de l’épée, de la lance et du bouclier, ils poussaient les leurs en avant. Alors Oriens vint chevauchant contre Wawain, à toute allure, avec une lance, et voulut le transpercer ; mais il manqua son coup, assurément, car il frappa à côté et Wawain, par grande noblesse le frappa de son épée sur la coiffe d’acier qu’il trancha de sorte qu’il culbuta à terre sur-le-champ, inconscient. Sagremor frappa Orian le Roux153 à l’épaule, près du cou, de sorte qu’il trancha au travers de l’omoplate, du bras et des côtes jusqu’au foie et à la vésicule biliaire. Galathin frappa Placidan au milieu de tous ses hommes, si bien que sa tête vola loin de son corps ; les démons de l’enfer prirent son âme. Agrevain empoigna une longue lance et chevaucha à la rencontre d’un puissant géant, appelé Guinat, Dieu le sait, qu’il frappa au cœur. Gveheres se dirigea vers un géant nommé Tauras et le transperça les entrailles jusqu’au dos : il abandonna là sa vie. Gaheriet rencontra le duc Fannel à la pointe d’acier d’une lance, et le frappa en pleine poitrine jusqu’à la colonne vertébrale : le géant tomba mort sans tarder. Ensuite ils éperonnèrent en toute hâte, ils désarçonnèrent trois autres ennemis et avec toutes leurs forces ils se précipitèrent tous dans Camalot, sauf Wawain, Galathin, et Sagremor le bien-né, qui faisaient passer leurs chevaux [7200] sur le corps d’Oriens afin de le tuer, sans aucun doute. Mais des milliers d’ennemis s’approchèrent et leur enlevèrent Oriens. Ils en tuèrent dix et cinq, à fine force ils parvinrent à s’échapper, et ils s’élancèrent vers Camahalot ; mais les frères de Wawain, en vérité, s’aperçurent à Cama [ha] lot de l’absence de celui-ci, et tous trois retournèrent sur leurs pas, sans personne d’autre. Arrivés aux portes, ils mirent pied à terre et virent venir sur son destrier ce rustre qui avait apporté les lettres à Wawain ; immédiatement ils le prièrent instamment de leur dire s’il avait vu Wawain, près ou loin d’ici. Il leur répliqua : « Certes, vous êtes bien insouciants ! Où vous étiez-vous cachés ? Il n’y a pas grand-chose à espérer de vous, qui laissez votre frère parmi ses ennemis et courez vous mettre à l’abri. Par votre faute il est peut-être étendu mort quelque part maintenant : je ne vous dirai rien qui vaille une bille ! » Ils furent humiliés et irrités de ce que le rustre leur avait dit, car il les avait réprimandés fermement ; ils éperonnèrent leurs chevaux et ne tardèrent pas à rencontrer leur frère avec ses deux compagnons. Ils les saluèrent et leur demandèrent comment ils allaient, et ils répondirent : « Bien, par la grâce de Dieu ! » Ils retournèrent aussitôt vers la ville et virent venir le destrier du rustre, couvert de sang, avec les arçons tout sanglants – mais ils ne virent nulle part le corps du rustre. « Hélas ! s’exclama Wawain. Hélas, hélas ! En vérité, c’est ce destrier que j’ai donné à ce vieil homme qui est venu me trouver à Londres avec ses lettres. — Oui, et qui s’en soucie ? dit son frère. Hâtons-nous de regagner la ville ! » Parce qu’il les avait humiliés, ils ne firent que rire de sa perte et s’en amusèrent grandement. Wawain chercha l’homme partout, mais il ne put le trouver nulle part ; ce n’était pas merveille, en vérité, Merlin avait changé de corps et de visage, et était devenu un jeune homme, [7250] qui tenait à la main un bâton et circulait librement parmi eux. Après que Wawain l’eut cherché longtemps, ils se hâtèrent de revenir à Camalot et fermèrent avec soin les portes derrière eux ; ils levèrent les ponts-levis et poussèrent les verrous, et demeurèrent en paix à l’intérieur. Mais quand Wawain vit Sagremor, il y eut, Dieu merci, grande joie, beaux saluts, vœux de bienvenue, et grâces rendues à Jésus-Christ pour ce que chacun d’eux avait accompli en détruisant leurs ennemis. Ils séjournèrent sur place maint jour, sans aucun souci, voyant les païens, serviteurs du diable qu’aucune langue ne peut décrire, passer tous les jours sous les murs, avec des cris de rage et un furieux fracas. Laissons-les dans ce séjour et parlons des autres rois.

246Maintenant, ce roman dit, en vérité, qu’Oriens avait été grièvement blessé, sur la plaine devant Camalahot, par l’enfant Wawain. Ses souffrances et les dommages qu’il avait subis le rendaient presque fou de rage ; il aurait voulu se venger immédiatement, mais c’était presque la nuit, et en outre beaucoup des nôtres étaient à l’intérieur des murs, dans leurs demeures, et s’étaient échappés de telle sorte qu’il ne pouvait pas les atteindre. Ainsi donc, ses gens et lui s’en allèrent cette nuit-là aussi loin qu’ils le purent, ils dressèrent leurs pavillons et se réconfortèrent avec des viandes fraîches et des salaisons. Le lendemain matin, le roi Oriens se leva – bien des gens en furent navrés ; il envoya ses troupes, par groupes de dix et quinze mille, pour faire autant de mal que possible aux habitants ; il ordonna de réduire en cendres hommes et maisons, tout ce sur quoi il tombait, et c’est ce qu’il fit sur une distance équivalente à trois jours de marche dans toutes les directions. Ils brûlèrent hommes et demeures, s’emparèrent de leurs biens, en quantité innombrable, qu’ils chargèrent dans de nombreux chariots pour les emporter, et ils incendièrent toute la contrée, [7300] avec hommes, femmes et enfants. Mais beaucoup, en vérité, s’échappèrent et se réfugièrent sur les terres de Cambervic, auprès du duc Estas, qui était le duc d’Arundel ; ils s’inclinèrent devant lui, tombant à ses pieds, et le supplièrent très pitoyablement, disant : « Seigneur, pour l’amour de Dieu, aide-nous, aie pitié de nous dans ce malheur ! D’effroyables Sarrazins ont incendié cette contrée, ils ont brûlé toutes les maisons, par la campagne et dans les villes ; enfants, hommes, et femmes aussi, tous ceux qu’ils pouvaient prendre ont regretté d’être nés. Seigneur, aide-nous dans ce besoin, ou nous sommes tous morts ! — Maintenant, Seigneur, dit le duc Estas, aide-nous par Ta sainte grâce ! » Il pleura amèrement de pitié à ce spectacle. Le sire de Paerne était avec lui ; le duc s’exclama sans tarder : « Aux armes ! » Il prit dix mille hommes avec lui, laissa le reste pour garder la cité ; il se rendit tout droit chez le roi Clarion qui demeurait pas très loin de chez lui – le roi se réjouit de son arrivée – et lui dit comment les païens tuaient ses gens, comme je l’ai raconté plus haut. « Quelle action voudrais-tu nous conseiller ? demanda le roi Clarion. S’ils se glissent entre nous, nous sommes perdus, aussi vrai que je souhaite prospérer : hommes et bêtes de cette contrée seraient détruits et mis à mort.

247— Certes, dit le duc, nous devrions laisser dans cette passe une partie de nos hommes, prendre avec nous notre noble compagnie et nous en aller en toute hâte à Brekenham, dans la forêt, pour nous cacher dans les bois. Et par la grâce du doux Jésus-Christ, nous pourrions bien espionner les païens en train de piller, leur tomber dessus, les tuer et ramener le butin dans nos villes ! » Le roi Clarion répliqua : « Dieu merci ! [7350] Quel conseil est-ce là, cher ami ? Comment pourrions-nous combattre contre eux ? Je peux te donner ma parole, maintenant, si nos gens étaient coupés en aussi petits morceaux que des grains de millet, on pourrait à peine en distribuer un à chacun d’entre eux ! — Ah, seigneur, répondit le duc Escas, la grâce de Dieu sera avec nous : il vaut mieux placer sa confiance en Sa grâce qu’en armure ou en nombres ! Et ils sont trop éparpillés ici et là, alors que nous sommes tous ensemble ici : j’espère qu’avec l’aide de Jésus-Christ nous les dissiperons comme le soleil fait la brume. — Certes, dit Clarion, le roi, je n’y suis pas du tout opposé, mais je suis tout prêt à les assaillir tous, et à faire une sortie, si tu me le conseilles, si pauvre en hommes que je sois. — Oui, s’écrièrent-ils tous, seigneur, par sainte charité, prends pitié de nous et aie merci ! Nous préférons bien mourir, comme des hommes, en combattant, que voir brûler et réduits en cendres nos parents, nos femmes et nos enfants, et nous-mêmes ! » Le roi pleura de pitié, en vérité, et dit : « Certes, vous avez raison ! » Ils choisirent alors, Dieu me sauve, un noble chevalier, seigneur de Nohaut, Brandis, un hardi chevalier, maître de la douloureuse Cité, et aussi Brehus sans Pitié154 – il n’y avait pas plus redoutable : ceux-ci, ils les laissèrent sur place, avec un millier de vaillants chevaliers, pour garder le pays et les passes contre les Sarrazins qui voudraient leur causer du tort. Le seigneur de Paerne, d’après ce que je trouve, en rassembla sept mille sur place ; il les emmena tous avec lui dans la forêt de Rockingham155. Le duc Eustas et Clarion, le roi, s’en allèrent par un autre chemin, sans mentir, et se placèrent un peu à l’est de cette même forêt.

248Le mois de mai est joyeuse saison, les oiseaux dans les bois chantent gaiement, de chaque terre monte un chant ; [7400] Jésus-Christ soit avec nous ! Dans la forêt de Rockingham, nos chrétiens étaient cachés ; il y avait une très belle lande où se rencontraient sept chemins. Ils s’y dissimulèrent un petit moment, assurément, pour espionner les convois de butin des Sarrazins qui pouvaient venir d’étranges contrées, pour leur tomber dessus subitement, quand ils jugeraient le moment venu. Pendant qu’ils séjournaient de la sorte, environ cent grands chariots vinrent de chacun de ces sept chemins, pleins de toute sorte de butin, venaison, viande séchée, pain, bière brune, vin blanc et rouge, étoffes de brocart et de pourpre, or, argent et soieries. Ils en avaient apporté une partie de leur pays, et en avaient pillé le reste en Angleterre. Ce convoi s’étendait sur des miles, en vérité, si long que je ne saurais le dire. Cinq mille escortes s’en venaient avec les chariots, selon ce que nous trouvons dans le livre : le seigneur de Paerne les chargea avec ardeur avec sept mille hommes ; ils mirent à mort tous les conducteurs de chariots, et leurs escortes, cinq mille chevaliers païens, ils les passèrent sans hésitation par l’épée de sorte que pas un n’en réchappa. Et ils s’emparèrent aussitôt de tout ce butin et l’emmenèrent à bonne distance de là, jusqu’à la ville d’Arundel où ils le mirent à l’abri, puis ils s’en retournèrent au roi Clarion. Ils étaient à peine revenus qu’arrivèrent quinze mille Sarrazins bien armés, de fer et d’acier, montés sur de bons chevaux. Les nôtres étaient, à ce que je trouve, vingt mille bons chevaliers ; ils éperonnèrent leurs destriers et chevauchèrent à bride abattue à la rencontre des païens, puissamment. Le roi Clarion rencontra le roi Guifas – il mesurait seize pieds de haut ; il le frappa de la pointe de sa lance [7450] et, passant à travers le bois du bouclier, il perça haubert et corselet de cuir, et le jeta à bas de son cheval. Sa lance se fracassa, le géant tomba, et de surcroît se brisa la nuque. Le duc Estas d’Arundel rencontra un roi, le seigneur Mirabel ; le païen cassa sa lance sur lui et le frappa au côté gauche ; mais le duc le heurta à la poitrine et lui enfonça son arme d’une aune dans le corps : son âme s’en alla aux diables. Les bons chevaliers qui étaient avec le duc portèrent leurs autres adversaires à terre ; à la lance et à l’épée, ils menèrent les païens à la mort. Entre tierce et none, à ce que je trouve, ils en tuèrent dix mille : là girent de nombreux païens transpercés, décapités, leurs pieds ou leurs poings coupés. On aurait pu patauger dans le sang des hommes et des chevaux sur plus d’un mile. Cinq mille d’entre eux, cherchant à s’échapper, se précipitèrent vers le roi Oriens ; nos chrétiens les suivirent de près et n’épargnèrent rien pour les frapper. Quand ils virent le roi Oriens, dont les forces couvraient toute la contrée, ils se retirèrent alors et prirent conseil pour savoir que faire. Ils descendirent de leurs destriers, pour leur permettre de se reposer, vérifièrent leurs armes, et ensuite formèrent un anneau tout autour de la lande, car ils ne voulaient pour rien au monde que les païens leur coupent la route de ce bois. Oriens se hâta de demander à ses hommes de quoi ils avaient peur : « Seigneur, lui dirent-ils, il y a là-bas vingt mille chrétiens et plus, qui ont tué vos chevaliers sans rémission, et ils nous sont soudain tombés dessus, avant que nous ne les ayons aperçus, et nous n’aurions pas été mieux lotis si nous ne nous leur avions échappé ! — Ah, Mahoun, dit alors Oriens, tu n’es pas un Dieu digne de ce nom, c’est pourquoi tu ne fais pas pour les tiens [7500] ce que fait pour les chrétiens leur seigneur !

249Avancez sans hésitation, ajouta-t-il, roi Eliedus, mon très cher. Prenez avec vous quarante mille hommes et tuez tout ce que vous pouvez trouver devant vous ! — Ce sera fait, répondit l’autre, par sire Dagon156 ! » Chacun sauta en selle, et trouva les nôtres massés ensemble, de sorte que les païens ne pouvaient passer ; là eurent bientôt lieu les rencontres, à la pointe acérée des lances. Là furent renversés bien des païens infidèles, et bien des chrétiens, ce qui était grand dommage. Mais alors que ceux des nôtres qui mouraient portaient au ciel leurs âmes pures, les Sarrazins tués allaient en enfer. Les chrétiens chérirent les païens157 tout comme le lion l’ours. Chacun frappa son adversaire comme le forgeron frappe le fer. En peu de temps ils jetèrent bas maint vaillant chevalier : certains la poitrine fendue, d’autres bras et mains tranchés ; parmi les chevaux, certains furent abattus, d’autres mis en fuite. Cette bataille dura depuis la mi-journée presque jusqu’au soir ; alors arriva Oriens, en toute hâte, avec plus de cent mille hommes, et il pensait tuer tous les nôtres. Mais alors la nuit descendit sur eux. Nos troupes entrèrent alors tout droit dans la forêt, par la grâce de Dieu et Sa merci, et parvinrent ainsi à s’échapper vers leur cité.

250Tout le butin qu’ils avaient gagné ce jour-là fut partagé entre le roi Clarion et le duc Escas : c’était de loin le mieux pour eux, par ma foi ! Au total, d’après ce que je trouve, quatre mille chrétiens furent tués ; mais parmi les païens il y eut bien plus de dix mille morts. Le roi Oriens fut courroucé de ce massacre et de ces dommages ; ils dressèrent leur camp sur place cette nuit : au matin, ils cherchèrent nos chrétiens partout dans les bois et dans les marais, mais ils n’en trouvèrent aucun, [7350] quoi qu’ils pussent faire.

251Oriens était si furieux qu’il haïssait sa propre vie ; de rage, il appela un amiral – il se nommait Napin, sans mentir – avec quinze mille chevaliers en armure et lui ordonna de massacrer tous les habitants de la région et de prendre avec lui trois mille vauriens pour incendier la région d’un bout à l’autre. Il envoya après ces troupes des chariots et des tombereaux, et aussi des chevaux de somme, chargés de bière et de vin rouge, de poisson et de viande, de blé et de pain, d’étoffes et d’armes ; certains, ils les avaient acquis par pillage, d’autres, ils les avaient apportés de leur pays. Oriens fit davantage encore, je le dis : il fit garder ce convoi par Rapas, un roi, avec dix mille hommes ; il plaça le roi Eliteus sur leurs talons, avec quinze mille hommes en une compagnie. Lui-même, Oriens, venait à l’arrière-garde avec vingt mille Sarrazins. Les vauriens, donc, au nombre de trois mille, ravagèrent la contrée, brûlèrent et tuèrent hommes et femmes, et ne laissèrent même pas en vie les enfants. Les cris et les lamentations, je le dis, pouvaient être entendus à bien des miles. Le duc Escas vit tout ceci : il en éprouva une profonde détresse. Il prit deux mille chevaliers et s’élança hors de la cité. Il chargea au milieu des vauriens et coupa quelques têtes. Ces trois mille, il les tua aussitôt, avec l’aide et la puissance du Christ, à l’exception de quarante qui s’étaient éloignés, avant que Napin ne se rende compte de rien. Ils retournèrent à leur cité sans que personne ne les en empêche. Un des vauriens vint trouver Napin et lui dit : « Seigneur, où t’attardes-tu de la sorte ? Tu n’agis pas sagement, car à cause de ta paresse et de tes traînasseries, tous nos compagnons ont été tués, et nous avons échappé de justesse à la mort ! — Tiens-toi tranquille, rétorqua le duc Napin, ou tu es mort, par Apolin ! Si je t’entends dire un mot de plus, [7600] tu es mort ainsi que tous tes compagnons ! » Il ne voulait pas qu’Oriens soit informé, pour tout l’or du monde. Ils passèrent outre vers Clarence avec toute leur armée, en faisant un détour ; ils y trouvèrent le puissant roi Bardogaban qui assiégeait cette cité avec vingt rois, et ravageait la région sans pitié. Oriens fut très bien accueilli, car ces rois furent merveilleusement heureux des vivres et des provisions que ses hommes apportaient, les salauds. Ils demeurèrent là avec ce roi Bardogaban. Laissons-les maintenant à ce siège, et décrivons les ravages de la guerre qui affligeaient ce pays ! Qui veut prêter attention peut maintenant entendre une noble histoire !

252Joyeuse est la saison d’été : les oiseaux chantent dans la forêt profonde, les écuyers participent aux joutes, les jeunes filles se parent fièrement. Les louanges de Wawain, de ses frères et de ses compagnons, commencèrent à circuler. Urien était le roi de Schorham dont je vous ai dit plus haut qu’il avait épousé Hermesent, la sœur de Blasine et Belisent ; ils avaient eu un fils ensemble, un noble jeune homme appelé Yvain le Grand. On le nommait Yvain le Grand car il avait un frère d’armes, assurément, qui était appelé Yvain le Bâtard, car il était né d’une relation adultère, Dieu le sait. Urien avait encore engendré d’une autre reine un noble fils, qui s’appelait Morganor – un bon chevalier158, Dieu merci. Il en avait fait son héritier pour toute la terre qui venait de lui, vraiment. La terre qui venait d’Hermesent appartenait à Yvain en légitime héritage. L’enfant Yvain vint trouver Hermesent et lui dit : « dame, tout le pays parle de l’enfant Wawain, qui est mon cousin ; hélas, ma dame, c’est une honte pour moi de n’être pas engagé dans aucune guerre : quand serai-je à même de conquérir la gloire ? » Hermesent, afin de l’éprouver, répondit ainsi : « [7650] Où veux-tu aller, Yvain, pour l’amour de moi ? — Dame, à la recherche de mon oncle Arthur, afin de recevoir de lui l’honneur de l’adoubement et l’ordre de chevalerie, et apprendre la vaillance et la courtoisie ! — Quoi, reprit-elle, pour quel mauvais prétexte veux-tu servir un autre homme et déserter ton père ? — dame, mon père m’a confié ta propre terre : la sienne, il l’a donnée à un autre, Morganor, mon demi-frère ; et même s’il devait me dépouiller entièrement, je m’en irais servir mon oncle Arthur, par votre congé : cela tournera à notre honneur ! — Mon fils, dit-elle, je suis bien payée de ce que tu m’as dit ; Arthur est ton oncle, en vérité : sers-le de bon cœur et trouve le moyen de les réconcilier, lui et ton seigneur ! » Là-dessus, elle lui procura immédiatement pour compagnons cent chevaliers et trois cents jeunes gens, qui devaient être faits chevaliers avec lui, et leur fournit des armes et des destriers, à la fois sûrs et fiables dans le besoin. Au nom du Roi du Ciel elle lui donna sa bénédiction et le laissa partir au nom du Christ, sans que son père en sache rien. Yvain le Bâtard s’en alla avec lui, ainsi que quatre cents nobles compagnons. En provenance de Schorham, ils vinrent alors à la forêt de Bedingham, sur la route d’Arundel en Cornouaille ; mais ils ne pouvaient pas aller au-delà à moins de passer à travers vingt mille Sarrazins hirsutes159. Ils étaient venus là, avec de grandes forces, à la suite du roi Soriendos, pour détruire le pays ; il avait ordonné à dix mille vauriens de brûler tout ce qu’ils pouvaient atteindre. Ainsi avait-il fait bien du mal – c’était sur la terre d’Yder, en vérité. Mais quelques-uns rapportèrent cela au valeureux Gawaynet : quand lui et ses nobles compagnons entendirent parler de ces crimes abominables, il prit avec lui trente mille [7700] hommes de bien, à ce que je trouve, qui le suivirent, en raison de sa puissance et de sa largesse, tout du long depuis Londres jusqu’à Cardueil ; de Cardueil, ils bifurquèrent au sud-ouest, par la forêt, vers Bedingham où ils furent bien accueillis et reçus avec beaucoup de manifestations de joie.

253Ce combat autour de la Cornouaille était vraiment féroce en vérité. Yder, dont c’était la terre et à qui il revenait de garder ce passage, entendit les plaintes de ses hommes, les uns brûlés, les autres noyés. De douleur il s’arracha les cheveux, se frappa la poitrine et déchira ses vêtements, en maudissant à mainte reprise le jour amer où Arthur s’était courroucé contre lui.

254Le roi Yder était, en vérité, un noble chevalier, très hardi, qui avait avec lui quatorze mille chevaliers, à la fois vaillants et solides. « Aux armes ! » s’écria-t-il, et ils s’élancèrent au galop de leurs bons destriers. Le roi Soriandes, qui était un sultan aux ordres d’un roi appelé Bilas, avait pris quinze mille hommes pour former l’avant-garde, à ce que je trouve ; ils avaient traversé un pont. Une fois de l’autre côté, ils se reposèrent un petit peu puis reprirent leur avance. Le roi Soriande vint ensuite avec quarante mille païens ; il confia à Morgalant, son sénéchal, l’arrière-garde avec vingt-cinq mille Sarrazins, qui devaient l’aider de tout leur pouvoir. Cette armée s’étendait, assurément, sur dix miles, j’en suis certain, et chaque compagnie était espacée de la suivante par un ou deux miles. Les vingt-cinq mille hommes qui étaient à l’arrière, le roi Yder et les siens les rattrapèrent sur une route pavée près d’une fontaine. Ils le virent arriver et chargèrent de leur côté : ils s’accueillirent mutuellement à la pointe de la lance. Nos chrétiens traversèrent leurs rangs et [7750] jetèrent à bas de leurs chevaux bien des émirs et des chevaliers païens. Beaucoup tombèrent à plat ventre et mordirent la poussière, de sorte que la mort leur déchira le cœur. Certains gisaient sans bras ni poings, d’autres le foie fendu en deux. Les nôtres en tuèrent en peu de temps dix mille. Le sénéchal Morgalant vit cela (c’était un grand géant, fort et hardi) ; il tua quinze de nos chevaliers, l’un après l’autre, ou par deux et par quatre, et puis il vint à la rencontre du roi Yder ; mais en vérité ce fut un combat digne de rester en mémoire, car chacun fendit le bouclier de l’autre en deux, mit son heaume en pièces et son corselet aussi. Le sultan Soriande entendit ces nouvelles, il prit avec lui vingt mille hommes sur quarante mille et s’abattit soudainement sur les nôtres ; peu s’en fallut qu’il ne les tuât tous, Dieu le sait ; mais le roi Yder échappa à la mort avec tout juste quelques autres, au milieu des cris et des lamentations. Mais il n’aurait pu s’échapper, par le Roi du Ciel, si une autre bataille n’avait pas pris place : quand le sultan s’en rendit compte, il n’osa pas poursuivre son avantage et se replia avec toute sa compagnie.

255Maintenant, les enfants dont j’ai parlé plus haut, Yvain le vaillant et Yvain le Bâtard, avec Ates, un chevalier de valeur, et quatre mille160 jeunes hommes solides, avaient traversé la forêt par le sud-ouest en direction d’Arundel, croyant être en sécurité, et tombèrent soudain sur un violent combat avec l’avant-garde de Soriande que conduisait Bilas, un vaillant chevalier : quinze mille contre quatre cents, c’était une bataille prodigieuse. La rencontre, hélas, eut lieu à quatre mille d’Arundel : les jeunes gens venaient de passer un pont, je vous l’affirme en vérité, et ils ne pouvaient pas battre en retraite à cause de lui, je vous l’assure. Ils affermirent leur prise sur leurs boucliers et leurs lances acérées, chacun porta à terre un Sarrazin ; ils tirèrent leurs épées et frappèrent, [7800] et payèrent aux païens des rentes mortelles. Ces jeunes gens dont je vous parle hachèrent menu, sur une distance de trois miles, cinq mille Sarrazins, et après ça ils étaient encore entiers et solides. D’un côté, le roi Yder combattit l’arrière-garde, et de l’autre, en même temps, combattaient ces enfants. Soriande entendit la nouvelle et laissa Yder et sa compagnie pour s’emparer au plus vite des enfants, morts ou vifs.

256Mais à ce moment précis un petit valet vint en toute hâte à Bedingham et apporta une lettre à Wawain de la part de son cousin, le noble Yvain – mais Yvain n’en savait rien du tout. Wawain prit les lettres du valet, il les lut sans tarder et s’écria : « Aux armes, tous ! armez-vous tous de votre mieux, car mon cousin, le noble Yvain, est dans le besoin, et si nous ne nous hâtons pas, lui et sa compagnie sont morts. Je préférerais mourir, par Jésus-Christ, plutôt qu’il ne périsse par notre défaute ! » Agravain et Gaheriet, Gverehes et Sagremoret s’armèrent de bon cœur et chacun sauta sur son destrier ; ils prirent épées, lances et boucliers et s’élancèrent vers le champ de bataille. Ils emmenèrent vingt mille hommes avec eux mais laissèrent les autres en arrière. Ils partagèrent en six leur compagnie :

257Agravain devait conduire la première division, qui comptait trois mille nobles combattants.

258Gverehes aussi, d’après ce que je trouve, conduisait trois mille hommes. On ne pouvait en trouver de meilleurs.

259Gaheriet conduisait le troisième groupe, et Sagremoret le quatrième.

260Galathin menait le cinquième, et chacun d’eux avait trois mille hommes sous ses ordres. Wawain conduisait la sixième compagnie, et il avait avec lui huit mille hommes. Le valet leur montra le chemin, assurément, et ils chevauchèrent en toute sûreté. Leurs pennonceaux de soie violette claquaient joyeusement au vent sur leur hampe dorée, les montures des chevaliers, nobles et puissantes [7850] encensaient et hennissaient. Pendant que ceux-là se hâtaient à la rescousse, les enfants, de leur côté, combattaient contre dix mille ennemis, car ils en avaient d’abord tué cinq mille ; ils se défendaient si bien, de leurs épées acérées en bon acier, que les quatre cents qu’ils étaient avaient fait reculer dix mille païens. Le roi Soriande entendit ces nouvelles, et il envoya en avant seize mille combattants valeureux pour les capturer ; et ensuite cet adversaire diabolique vint lui-même avec près de vingt mille hommes pour les prendre. Les seize mille sus-mentionnés prirent les nôtres à revers, ils franchirent le pont Drian et chargèrent nos jeunes gens de sorte qu’ils en jetèrent bas un bon nombre et leur infligèrent de graves et amères blessures. D’autre part, les dix mille sur l’autre front leur firent aussi beaucoup de mal. L’un dans l’autre, selon ce que je trouve, ils étaient vingt-six mille, et ils combattaient quelques enfants seulement. Mais Jésus-Christ veilla sur eux, car il leur donna force et pouvoir de combattre contre les diables : si l’un d’entre eux était jeté à bas de son cheval, les autres le remettaient en selle. Ils se couvraient mutuellement de leurs boucliers et se protégeaient les uns les autres, et ils mirent en pièces beaucoup de ces chiens de païens et les jetèrent bas. Mais ils étaient tellement épuisés par leurs efforts qu’ils désespéraient de leur vie et pensaient à se rendre. « Non, dit Yvain, en vérité, tant que l’un d’entre nous survivra sur le champ de bataille, nous ne nous rendrons pas de notre plein gré ! Mais agissons maintenant selon mon conseil : éperonnons immédiatement vers la prairie, et si nous pouvons nous échapper d’une manière ou d’une autre, fuyons en toute hâte ! » Aussitôt ils firent la démonstration de leur force et dégagèrent un large espace autour d’eux : ils se frayèrent rapidement un chemin vers la prairie, pour voir s’ils pourraient s’échapper en passant l’eau. La rivière était très profonde, [7900] la rive escarpée, le courant violent. Ils regardèrent de l’autre côté et virent venir à l’horizon le roi Soriande : son armée s’étirait sur bien des miles, sans aucun doute. Le vaillant Ates dit alors : « Hélas ! Nous devons nous rendre, dans ces circonstances, car nous n’avons aucun endroit où aller, tant ce pays est plein de diables ! » Ils étaient tous plongés dans l’angoisse ; à ce moment Yvain aperçut des bannières et des troupes qui chevauchaient de leur côté, en provenance de Bedingham. Il se hâta de dire à ses compagnons : « Réjouissez-vous maintenant et ne soyez pas inquiets : je vois venir de grands secours, car ils portent le signe de Notre Sauveur, ce qui me donne à croire que ce sont les secours de ce pays ! — Loué soit le Christ ! s’écria Yvain le Bâtard. Voilà un conseil garanti : si nous restons ici tous groupés, nous serons pris avant qu’ils n’arrivent, mais, bien que nous n’ayons que peu d’hommes, nous devons foncer sur eux et tuer tous ceux que nous pouvons, traverser leurs rangs et nous enfuir en hâte, sans cesser de nous défendre dans notre fuite, en attendant l’aide que nous a envoyée Jésus-Christ ! » Ils se conformèrent volontiers à ce conseil, et firent tourner leurs destriers ; ils galopèrent droit sur les seize mille païens, comme la grêle frappant des tuiles. Dans le cours de cet assaut, Dieu le sait, ils tuèrent rapidement trois cents hommes, et de bon cœur et à fine force ils transpercèrent les Sarrazins ; mais Bilas avec ses dix mille hommes les prit à revers, les assaillit avec une centaine de leurs compagnons dans une prairie, et leur infligea de cruelles blessures : ils auraient en effet bien voulu les prendre et les faire prisonniers, mais ils résistèrent et se mirent en sûreté, en donnant des coups mortels de leurs épées. Agrevain, durant ce combat, fondit sur eux avec ses trois mille hommes qui chargèrent à la lance, à ce que je trouve, les dix mille ennemis et les firent reculer sur une distance d’une portée d’arbalète. [7950] Là beaucoup furent transpercés, têtes coupées, bras tranchés, corps fendus en deux jusqu’à la taille ; des deux côtés s’élevaient de tels cris qu’on pouvait l’entendre jusqu’au ciel. En voyant cela, les seize mille païens se rabattirent en hâte sur notre charge, et les repoussèrent à fine force au point où ils étaient auparavant. Là bien des poitrines furent transpercées, et bien des têtes tranchées. À chaque fois Agrevain fit preuve d’une telle puissance au combat que ses compagnons s’en émerveillèrent et prirent modèle sur lui pour bien se comporter. Car il déclara que, dût-il y mourir, il ne bougerait pas de l’endroit où il était mais prendrait plaisir à frapper les païens de son épée.

261Alors Ywain et toute sa compagnie, remis en selle, solidement, comme des troncs d’arbres, chargèrent dans la presse, comme le lion s’élance dans l’herbe sur le chevreuil, et mirent en pièces aussi bien hommes que chevaux de l’ignoble armée païenne. Chacun d’eux combattit si vaillamment que langue ne saurait le dire ; mais, sur ma tête, les Sarrazins étaient encore quarante contre un, ce pourquoi notre petit groupe de guerriers pouvait à peine être vu parmi eux. C’était au mois de mai, au milieu de la matinée.

262Alors arriva Gverehes, le frère de Wawain, avec une autre troupe de trois mille hommes, et ils chargèrent ces chiens de païens si énergiquement que chacune de leurs cibles tomba à terre, et les autres reprirent des forces et se rallièrent au point où Agrevain les avait d’abord amenés. Il y eut certes là combat, et bataille acharnée, et chevaliers foulés aux pieds des chevaux ! Alors le noble Ywain remercia Dieu Tout-Puissant de ce secours, désirant fort savoir qui étaient ces gens qui étaient de la sorte venus à son aide. Ates lui dit alors : « Seigneur Ywain, éperonne ton cheval de toutes tes forces et venge-toi de tes souffrances, de manière que ça se voie et qu’on en parle ! Tu les connaîtras par leur prouesse, [8000] et gagneras leur compagnie par la tienne. Je te le dis, frappe vite maintenant, pour terrifier nos ennemis ! » À ce point, Ywain et son frère, Ates, et beaucoup d’autres nobles jeunes gens mirent en pièces ces Sarrazins à fine force et de bon cœur. Je crois bien qu’Yvain et son frère en tuèrent à cette occasion cent chacun, si bien que Gveheres et Agrevain étaient émerveillés de leur force. Alors qu’Ates s’approchait d’eux à cheval, ils lui demandèrent qui ils pouvaient bien être : « Certes, répondit Ates, ce sont vos parents : Ywain le Grand et Ywain le Bâtard, qui sont venus ici pour être faits chevaliers par votre oncle Arthur et le servir à grand honneur. Tous ceux qui portent blanc sur la moitié droite et rouge sur la moitié gauche de leurs armes sont des fils de barons et de comtes qui sont venus ici avec eux, et ont rencontré ces diables infâmes jaillis de l’enfer, qui les auraient tués de manière honteuse, si vous n’étiez pas venu à la rescousse. — Loué soit le Christ, dirent les enfants, que nous les ayons si vite rejoints ! » Ils éperonnèrent leurs chevaux dans la direction des deux frères et les accueillirent très aimablement. Pour faire connaissance, ils s’embrassèrent et, sans mentir, manifestèrent une grande joie au milieu de la presse, et ils se promirent de chevaucher ensemble dans ce combat, assurément. Pendant qu’ils parlaient de la sorte, des troupes fraîches de païens leur coururent sus, quinze mille hommes les repoussant par force en direction de Bedingham. Gaheriet, le frère de Wawain, les chargea avec trois mille hommes tels qu’il n’en était pas de meilleurs, en vérité, tous unis en un seul bloc. Là furent brisées bien des lances, bien des coups mortels portés et bien des vies perdues, et bien des païens furent frappés à mort par les épées d’acier qui mordaient dur. Margalaunt, le sénéchal, et le roi Pinogres [8050] étaient venus au pont avec une grande foule de Sarrazins, vingt mille et plus, d’après ce que je trouve. Quand ils virent ce combat, ils pensèrent qu’il était sûr de dresser leurs pavillons dans ce bel espace de ce côté du pont, pour bien garder leur charroi, leurs provisions et leur équipage et d’aider en temps et lieu leur maudit lignage de l’autre côté. Ils jugèrent que le pont, qui était entre eux, serait leur protection.

263Sorionde, leur haut roi, arriva peu après, sans mentir, avec tant de Sarrazins que personne n’en voyait la fin, et ils se logèrent au bord de cette rivière, pas très loin de Morgalant, pour voir la fin de la bataille entre les chrétiens et les Sarrazins, là, de l’autre côté du pont, qui n’en finissaient pas de frapper de leurs épées tranchantes, de leurs glaives161, de leurs haches et de leurs masses d’armes ; chacun donnait à l’autre des coups sévères. Deux fois dix Sarrazins combattaient l’un des nôtres, ce pourquoi ils portèrent là à terre beaucoup de nos enfants. Au milieu de cette mêlée éprouvante, Sagremor arriva en hâte avec trois mille hommes ; presque tous les nouveaux arrivants désarçonnèrent un ennemi de leur lance, et dans le cours de cette charge, quatre rois païens furent tués en champ par nos jeunes gens remis en selle. Les païens étaient trop féroces et redoutables, personne n’avait jamais vu un tel massacre, et les flots de sang qui coulaient comme un véritable fleuve. Là-dessus, sans plus de délai, Galathin arriva au galop avec trois mille preux et s’en prit à ce roi païen. Chacun de ses hommes frappa un Sarrazin de sa lance rigide, sans hésitation, et avec leurs compagnons repoussèrent à nouveau tous les ennemis162 jusqu’au pont. Ils les poussèrent dans l’eau, à ce que je trouve, [8100] et tuèrent sept mille païens. Ainsi, tous nos enfants, auparavant et à ce moment, s’étaient comportés de telle sorte que sur vingt-six mille ennemis ils n’en avaient pas laissé treize en vie, et des nôtres, d’après ce que je trouve, n’en avaient pas été tués mille. Maintenant, donc, les païens malfaisants auraient été anéantis, si Morgalant et Pinogre n’avaient pas fait traverser leurs troupes, vingt mille hommes à opposer aux nôtres. Les nôtres comptaient quatorze mille hommes, certes, pas une centaine de plus, et il y en avait contre eux trente-trois mille et plus. Là prit place une bataille mémorable, et la manière dont nos si nobles preux chargèrent les païens l’épée haute et en transpercèrent et abattirent beaucoup est bien digne d’être gardée en mémoire. Mais Morgalant et ses compagnons étaient forts et vaillants et auraient causé aux nôtres de grands dommages, si Wawain n’avait pas agi au mieux et, avec huit mille hommes, ne les avait pas refoulés vers l’entrée du pont à la pointe de l’épée et n’en avait pas, sans mentir, jeté plusieurs milliers à l’eau, cul par-dessus tête, de sorte qu’assurément ils se noyèrent. Wawain s’élança dans cette mêlée ; il était un peu après none, la force de Wawain commençait à doubler ; il souleva sa hache, coupa la tête de Durarl. Il frappa le roi Malgar à la tête, de sorte que le coup descendit jusqu’au cœur. Il frappa Segor à la tête, la hache se planta dans la selle. Il frappa aussi le roi Malan, et de sa hache, lui coupa la tête. Il frappait à droite et à gauche, nul ne pouvait résister à ses coups. Sa hache tranchait fer et acier, ce dont maint païen mourut. Il alla à la rencontre du géant Pinogre au milieu de la prairie, qui trancha en deux son bouclier et le fit voler en champ. Wawain lui donna un coup sévère et le coupa en deux jusqu’à l’arçon de la selle. Je ne saurais tout vous dire [8150] des prouesses qu’accomplit Wawain. Après lui, c’est Ywain le Grand, je pense, qui manifesta le mieux sa force, car il coupa en deux le roi Sesox et aussi un amiral, Baldas. Il trancha la tête de Minard et également celle de Bilace, Dieu en est témoin, et il infligea des blessures mortelles à Morgalant le sénéchal. Lui et Wawain expédièrent en enfer plus de chevaliers que je ne saurais le dire, car je ne mentionne maintenant, sans faille, que rois, ducs et amiraux. Et pourtant Wawain ne savait pas que c’était son parent Ywain ; il s’émerveillait de sa prouesse, de ce qu’il frappait si fort sans discontinuer. Après eux, Galathin démontra sa force par des actes : il frappa de l’épée Farasam, un géant, un homme énorme, de telle sorte qu’il lui trancha l’oreille et la joue, et jusqu’à l’épaule. Il transperça le roi Creon, et jeta bas le roi Beas dans un fossé. À darian et au roi Fulgin, tous les deux, il fendit la tête jusqu’au menton. Aucun adolescent n’aurait pu faire mieux, non plus, que Gaheriet ; il transperça le roi Briollo par le milieu, il décapita de son épée Pinnas et aussi douadord ; il mit en pièces Pamadas.

264Sagremor manifesta là sa puissance, car il décapita Linodas, qui mesurait quatorze pieds ; il perça la poitrine de Favel et il laissa prestement Guindard sans tête.

265Gverehres se comporta bien lui aussi, il trancha le cou de Guos, il transperça Goweir par les côtes, de sorte qu’il ne put vivre plus longtemps. Agrevain en fit autant, il tua trois rois et beaucoup d’autres.

266Ates, Ywain le Bâtard et leur troupe jetèrent bas, assurément, tous ceux qu’ils heurtèrent de plein fouet, de sorte qu’aucun ne s’en remit jamais, sans mentir. Mais, en vérité, en présence de Wawain [8200] personne ne pouvait démontrer sa force, car il taillait chair et acier et fer, comme un boucher fait de la viande. La nuit tomba, ils ne purent plus rien voir, chacun s’en retourna vers ses camarades. Alors Gawainet reconnut Ywain ; il y eut là grande joie et allégresse, assurément. Lui et tous ses compagnons s’en allèrent en hâte à Bedingham et s’y reposèrent confortablement, au milieu des jeux et des ris et du plaisir. Soriande vit que sur ses quatre-vingt mille compagnons quarante mille étaient morts ; le cœur plein d’amertume, le visage sombre, il ne voulut pas demeurer plus longtemps sur place ; il plia bagage immédiatement et s’en alla pendant la nuit rejoindre l’armée païenne à Wandlesbiri ; là-bas, ils se réjouirent de leur arrivée en raison des vivres et du trésor qu’ils apportaient. Wawain le chercha au matin, et s’aperçut qu’il s’était enfui : cela lui déplut, par ma foi. Ce qu’il trouva sur place, il l’emporta avec lui et demeura là, à Bedingham, dans la paix et la tranquillité pendant de longs jours. Maintenant écoutez ce qui se produisit ensuite !

267Maintenant ce roman raconte comment Wawain interrogea Ywain à propos de ses lettres. Ywain répondit qu’il n’était au courant d’aucune lettre, ce qui plongea tout le monde dans l’étonnement. Ils entendirent alors parler des Sarrazins qui causaient bien du mal et bien des peines aux jeunes gens d’Arundel. Wawain en éprouva un vif chagrin ; il prit avec lui dix mille hommes, les meilleurs – il laissa les autres pour garder la ville – et il s’en alla avec eux vers Arundel. À cette époque, Kay Destran163 et Kehedin subirent un mauvais revers de fortune ; c’étaient deux jeunes gens de noble lignage, fils du comte de Strangore, venus de leur région frontalière164 avec vingt écuyers de bonne famille qui tous venaient pour être chevaliers et servir le roi Arthur, s’ils le pouvaient, à grand honneur. Ils n’avaient pas entendu dire comment Arundel était assiégée par le roi Haran et daril fils [8250] de Bramague165, avec tant de païens que je n’en peux trouver le nombre exact. Ces écuyers arrivèrent bientôt sur les païens, et réciproquement. Dès qu’ils les virent, ils les chargèrent. Les écuyers étaient armés et foncèrent sur eux en retour, et dans le cours de ce premier assaut, ils tuèrent de nombreuses escouades de païens. Mais alors beaucoup de milliers de ceux-ci s’élancèrent au galop sur les nôtres et leur causèrent bien du tort, en les encerclant de tous côtés afin de faire prisonnière cette petite troupe. Les jeunes gens d’Arundel virent cela depuis le château : c’étaient de puissants adolescents – trois cents d’entre eux, à ce que je crois comprendre. Le premier était Ywain aux Blanches Mains, le suivant Ywain de Lyonel, le troisième le bel Ywain desclavis, et le quatrième Ywain de Strangore, de très haut parage ; le cinquième était Dedinet166 le Sauvage ; tous étaient nobles et vaillants, et proches parents de Wawain. Ces trois cents s’approchèrent et se mirent à frapper les païens de bon cœur. Chacun transperça de sa lance un ennemi ou deux, et ils se frayèrent un chemin parmi eux à fine force jusqu’à ce qu’ils arrivent à Kehedin. Ensemble ils tinrent bon dans cette rencontre, comme deux bardanes, et jetèrent bas force Sarrazins, de droite et de gauche. Les païens sonnèrent d’un grand cor, et en peu de temps il leur vint des secours, vingt mille hommes qui s’abattirent sur les nôtres, les jetèrent à bas par trois ou par quatre, et les auraient tués et grandement mis à mal si Wawain n’était pas arrivé sur ces entrefaites avec dix mille hommes qui jetèrent à terre tous ceux qu’ils rencontrèrent à la pointe de leur lance, avant de tirer leurs épées et de tuer avec quinze mille païens, venant si bien à la rescousse des autres écuyers qu’ils les remirent en selle sur de bons destriers. Les autres païens se retirèrent alors pour aller chercher encore davantage de renforts sarrazins. Pendant ce temps, Wawain reconnut ces quatre Ywain et les autres écuyers ; grande fut la joie, Dieu merci, [8300] je crois qu’il n’aurait pas pu y en avoir de plus grande, à l’occasion de ce sauvetage. Sur ces entrefaites, un vieux chevalier arriva au galop et prit à part Wawain pour lui dire que si ses compagnons et lui voulaient rester saufs, ils devaient s’en retourner en hâte à Arundel – et là-bas ils en verraient davantage. Ils se conformèrent à son conseil et s’en vinrent tous à Arundel. Ils verrouillèrent toutes les portes, abattirent les herses en toute hâte, et montèrent sur les remparts, d’où ils virent la contrée qui grouillait de païens.

268Le roi Haran, avec soixante mille hommes, et Daril derrière lui, avec quarante mille, approchaient avec à leur suite douze cents chariots chargés de marchandise et de vivres qu’ils avaient pris aux hommes et aux femmes de la région au prix de leur vie. Ensuite venaient vingt mille infâmes pilleurs, à ce que je trouve, qui avaient si bien brûlé et pillé la contrée que sur près de quatre journées de marche on n’aurait pu trouver homme ni enfant, mais seulement des étendues désolées et désertes. Wawain et ses compagnons séjournèrent à Arundel sept jours. Laissons-les dans ce séjour, et parlons d’événements sombres et graves.

269Le roi Haran et son équipage se dirigèrent vers le pays de Leonois et réduisirent en cendres tout ce qu’ils trouvèrent sur leur route. Ils brûlèrent adultes et enfants, et leur firent bien du mal. Quelques-uns parvinrent non sans peine à s’échapper et à gagner la cité de Dorkeine, puis ils allèrent piteusement demander l’aide du roi Lot pour redresser ce tort, Dieu en est témoin. Lot prit vingt mille chevaliers et fit une sortie immédiatement ; il rencontra une compagnie de trente mille hommes et s’abattit sur eux tous, d’après ce que je trouve. Il en tua cinq mille lors de son premier assaut à la pointe des lances. Puis ils tirèrent leurs épées avec une grande férocité et tuèrent sur place neuf mille hommes avec une si noble escrime qu’ils arrêtèrent les ennemis et les auraient tous tués rapidement, [8350] si Haran, le Diable l’emporte, n’était pas descendu sur les nôtres avec quarante mille hommes de plus et n’avait pas causé beaucoup de mal avec ses troupes qui encerclèrent les nôtres et les combattirent, et tuèrent nos nobles combattants en les assommant de coups, si bien que Lot, en définitive, s’échappa vers le soir avec à peine trois mille hommes, selon ce que je trouve, qui parvinrent à regagner la cité de Dorkeine, grièvement blessés et avec beaucoup de peine. Le roi Lot vit ce désastre, il se mit à s’arracher les cheveux, et maudit amèrement le jour où il s’était opposé au roi Arthur, ainsi que ses chevaliers survivants et que les dames et les enfants qui s’inquiétaient pour leurs pères, leurs seigneurs et leurs amis qui étaient mis à mort de la sorte par les ennemis d’enfer. Haran assiégea la cité de Dorkeine et mit tous ses efforts à la prendre. Lot voulut sauver Belisent, sa noble reine, la sœur d’Arthur et la mère de Wawain, assurément. Il demanda conseil à ses chevaliers ; sur leur recommandation, il se rendit de nuit tout droit à Glocedoine, son solide château, pour y enfermer sa femme avec Modred, son vaillant fils167, qui n’avait pas encore tout à fait deux ans, au cas où il y aurait d’autres combats. Il prit avec lui cinq cents chevaliers montés sur de bons destriers, pour l’aider en cas de besoin, et il se dirigea en toute hâte vers son château ; il s’en repentit par la suite.

270Pendant ce temps, l’enfant Wawain, avec beaucoup de ses compagnons, et Ywain lui-même étaient sur les remparts d’Arundel. Un chevalier entièrement armé arriva, galopant à bride abattue, et se mit à crier à l’adresse de Wawain de la sorte : « Wawain, le Christ te bénisse, toi et tes nobles compagnons ! Si tu osais venir avec moi, en vérité, je te montrerais un combat merveilleux, où tu aurais l’occasion de gagner un butin auquel tu ne voudrais renoncer pour rien au monde ! — Tu dois jurer alors, répliqua Wawain, que tu ne fomentes pas de trahison contre nous ! — Volontiers », répliqua l’autre, et il jura sans tarder qu’il ne leur causerait pas de tort et ne les trahirait pas.

271Wawain s’arma rapidement et [8400] prit immédiatement avec lui dix mille hommes ; le chevalier les vit venir et s’élança en avant, et eux après lui, vers le nord. Pendant qu’ils chevauchaient, ils rencontrèrent un autre chevalier qui galopait de toutes ses forces ; Wawain se rendit compte que ce chevalier emportait avec lui Modred ; il se porta à sa rencontre et lui demanda pourquoi il emportait si vite son frère. « Wawain, lui répondit l’autre, tout le jour et toute la nuit, par ma foi, ton seigneur a combattu le roi Taurus, à trois mille contre cinq cents des nôtres ; ton seigneur est blessé, ses hommes sont morts, j’ai pris Modred, ton frère, de crainte qu’il ne soit tué et je me suis sauvé avec lui ! — Hélas ! s’écria Wawain. Hélas et trois fois hélas ! Quel malheur que je sois jamais né ! Qui pourra jamais chanter mes louanges ? Mes amis meurent maintenant sans aide ! Ami, continua-t-il, reste ici, cache-toi dans les buissons, jusqu’à ce que tu voies clairement quel secours nous allons apporter ! » Wawain se dirigeait en hâte avec ses troupes vers un bosquet quand il entendit un cri pitoyable, celui d’une femme qui demandait merci ; il s’élança en avant des autres et vit une dame se laisser tomber à trois reprises du destrier de Taurus ; ce roi païen, ce chien maudit, ce félon en proie à une frénésie de rage l’attrapa par ses tresses pour la relever de force, et elle gémit : « Sainte Marie, aidez-moi, dame, bien-aimée du Christ ! » Et lui de lever la main et de la gifler à toute volée : aussi souvent qu’elle criait « Marie ! », elle recevait de lui trois gifles. Elle tomba de son cheval, et il mit la main à ses tresses et la remit sur pied en tirant dessus ; la dame vacillait, prête à s’évanouir. Il la cravacha et lui ordonna d’avancer, alors qu’elle ne pouvait pas faire un pas, à cause de sa souffrance et aussi de sa longue robe ; il se mit alors à la tirer par les tresses, elle résista et tomba sur le sol. [8450] Taurus mit alors pied à terre et l’attacha à la queue de son cheval par les tresses, en vérité : de la sorte il la traîna derrière lui, criant toujours « Marie, à l’aide ! » de chagrin et de douleur elle perdit le souffle et l’haleine, ses yeux se révulsèrent, la voix lui manqua, elle était à deux doigts de la mort.

272Alors ce même chevalier qui avait amené Wawain en ce lieu lui dit : « Ne reconnais-tu pas cette dame, qui souffre de telles avanies ? Wawain, en vérité, son nom est Belisent : tu devrais bien amender sa situation, car tu as sucé son sein ! »

273Wawain fut souvent prospère et souvent misérable, mais jamais pire qu’en ce moment ; il faillit s’évanouir puis se redressa : il ne sut pas ce qu’était devenu ce chevalier – il pouvait bien le chercher longtemps, il était parti, c’était Merlin. Wawain éperonna violemment son destrier et s’élança en avant, Dieu en est témoin ; il cria à l’adresse du roi Taurus : « Arrête, chien malfaisant ! Fils de pute, tu la traînes injustement, tu le paieras, en vérité ! » L’écuyer du païen descendit de cheval, il dénoua les tresses de la dame168. Le roi Taurus mesurait quatorze pieds, c’était un géant massif et très fort ; il vit Wawain venir vers lui, il affermit sa prise sur sa lance et frappa le cheval qu’il montait. Tous deux se chargèrent mutuellement avec fureur. Taurus frappa Wawain le premier, si bien que sa lance se brisa en éclats ; Wawain le frappa à son tour avec force ; il lui porta un tel coup qu’il fit passer la lance à travers le bouclier, à travers le haubert et à travers le cœur battant, et le jeta mort à terre parmi les siens. Les frères de Wawain tombèrent à bras raccourcis sur les autres et les taillèrent en pièces, et des cinq cents païens présents ils n’en laissèrent pas échapper un. Wawain alla alors, c’est ce que dit le livre, prendre sa mère dans ses bras, et lui essuya la bouche, les yeux et le visage ; [8500] il pleura amèrement sur elle, en vérité. Il embrassa sa bouche et ses yeux, et ses frères, voyant cela, s’approchèrent et manifestèrent une violente douleur ; rien ne pouvait les consoler, et pour l’amour d’eux tous leurs compagnons se mirent à pleurer et à faire triste mine. Au milieu de ces lamentations, sans mentir, Belisent revint à elle et ouvrit les yeux : quand ses fils le virent, ils manifestèrent une grande joie. Elle écarquilla tout grand les yeux et remercia Jésus, Notre Sauveur, du secours que lui avaient porté ses fils. Elle raconta alors à Wawain et à ses frères, de sorte qu’ils l’entendirent bien, comment Lot, avec trois cents chevaliers, avait combattu trois mille païens, et comment sur les trois mille il n’en avait laissé vivre, en vérité, que cinq cents : « Mais de l’entourage de mon seigneur, certes, il n’en échappa pas trois vivants ; alors mon seigneur dut choisir entre m’abandonner et perdre la vie ; tout seul, il combattit sur plus d’un mile contre ces cinq cents ennemis, je vous le dis, jusqu’à ce qu’il ait reçu bien quinze blessures. Il parvint de justesse à en réchapper vivant, poussant de tels cris de désespoir que c’était une pitié de l’entendre. Les païens m’ont prise et foulée aux pieds, battue, tirée derrière leurs chevaux, humiliée. Maintenant j’ai perdu mon seigneur, et Modred, mon fils, ce qui est le pire pour moi. » Elle tomba évanouie, Wawain la ranima bien vite en disant : « dame, Modred, ton fils, je vais te l’amener tout de suite ! » Et il l’envoya chercher ; quand elle le vit, elle se ressaisit, par ma foi ; et on la plaça dans une litière, pour ainsi dire une bière à cheval, et on l’emmena tout du long jusqu’à Londres, avec tout le convoi de Taurus, six cents chariots, au nom de Dieu, tous chargés de vivres et de provisions. Quand ils arrivèrent à Londres, ils furent accueillis courtoisement. Do remit le haut palais à [8550] monseigneur Wawain le courtois ; il y installa sa dame et jura par Marie, Reine du Ciel, qu’elle ne verrait jamais son seigneur jusqu’à ce qu’Arthur et lui se soient réconciliés. Alors il raconta à monseigneur Do quelle chance ils avaient eue, comment il avait pu secourir Sagremor grâce à un vieux vavasseur ; « et ensuite Ywain, mon cousin, grâce à des lettres écrites en latin apportées par un page, et ma mère, aussi, grâce à un chevalier, et je n’ai revu aucun des trois par la suite. — Ô Wawain, répliqua aussitôt do, tous trois n’étaient qu’un seul : Merlin, le bon compagnon. Un jour prochain, tu le connaîtras. » Ils furent émerveillés et amusés de cette révélation. Laissons cela de côté, au nom de Dieu, et continuons à raconter tranquillement comment Merlin fit écrire dans son livre à son maître Blaise, sans faute, ces merveilles d’Angleterre, et ces prophéties et d’autres choses encore, dont certaines se sont déjà produites et d’autres sont encore à venir.

274Puis il quitta son maître Blaise et rejoignit Arthur à Carohaise, et lui raconta, à lui et à son conseil, toutes les merveilles d’Angleterre, comment Wawain et ses compagnons s’étaient comportés, ainsi que chaque roi de son domaine. Le roi Arthur et son entourage se réjouirent de ces nouvelles.

275Maintenant notre roman raconte ici que Leodegan envoya son messager à Arthur, Ban et Bohort, pour les inviter à venir à sa cour pour séjourner en sa compagnie, et ajouta qu’il était navré et désolé de ne pas savoir qui ils étaient, car il comprenait en vérité qu’ils étaient plus puissants que lui, et de plus haute naissance : ils l’avaient bien démontré quand ils l’avaient sauvé de la mort. Il envoya cinq chevaliers pour les prier de venir, en tant que protecteurs de sa vie, car il voudrait agir en tout [8600], sans faute, selon leur avis et sur leur conseil. Sans se faire prier davantage, ils se rendirent auprès de lui, Merlin en tête. Quand ils arrivèrent dans la grand-salle, le roi se leva à leur encontre ainsi que tous ses hommes, et leur souhaita la bienvenue d’un air avenant. Merlin prit alors la parole, de manière que tous puissent entendre : « Roi, veux-tu savoir ce que nous sommes ? — Oui, répondit Leodegan, plus que tout ! — Nous cherchons pour celui-ci – il désigna Arthur – une épouse de valeur ! — Ah, sainte Marie ! s’écria Leodegan, et moi j’ai une fille, une femme d’une grande beauté, telle qu’il n’y en a pas de plus belle, et sage, et noble, qui est mon héritière. Et je vous le dis franchement, même si en ce monde il n’y en avait pas d’autre semblable, même s’il ne possédait pas un arpent de terre, je considérerais qu’elle est bien employée en lui, tant je le sais valeureux, noble de caractère et bien éduqué ! » Il alla lui-même chercher seul sa fille – il n’y en avait pas de plus belle dans le monde entier – et l’offrit au roi Arthur, ainsi que son héritage, à grand honneur ; et Arthur l’accepta, sans mentir, car Merlin le lui avait conseillé.

276Alors Merlin dit à Leodegan : « Veux-tu maintenant savoir à quel homme tu as donné ta fille ? — Oui, je le voudrais bien et cela me plairait fort ! » Il leur fit alors connaître Arthur et ses compagnons, selon leur rang, et ajouta qu’il était leur seigneur légitime et qu’ils devaient lui faire hommage. Leodegan fut transporté de joie et prêta immédiatement hommage à Arthur, puis les chevaliers de la Table Ronde en firent autant, suivis de tous les autres, sans mentir. Là, Arthur engagea sa foi à Gveneour, sa reine, la plus belle dame qui pût être.

277Le roi Leodegan offrit à tous ceux qui se présentèrent une fête tout à fait conforme à ce qu’elle devait être ; tous les chrétiens la trouvèrent très noble. Elle dura une semaine, et fut de très grande qualité, je vous le dis assurément – et elle aurait duré davantage, mais il fallut en venir à son terme car ils devaient engager la bataille [6650] contre les Sarrazins, sans mentir. Dans toutes les directions, de près et de loin, barons, chevaliers et mercenaires, certains pour honorer leur serment, d’autres par appât du gain, avaient rejoint le roi Leodegan pour combattre à ses côtés et s’étaient reposés quelques jours.

278Joyeux est le mois de juin fleuri, les prairies sont parfumées de lys et de roses aux fraîches couleurs, les rivières coulent clair sans trace de boue ; chevaliers et vavasseurs aiment d’amour ces belles demoiselles. Le lundi de la Pentecôte, Leodegan et toute son armée revêtirent toutes leurs armes, corselets de cuir, hauberts, cottes de maille et haubergeons, sur la tête coiffe, et bassinet aussi, et heaume par-dessus ; le tout était décoré de pierres précieuses et de joyaux, incrustés d’or et d’argent. Ils avaient par-dessus des surcots précieux en étoffe d’or battu de styles variés. Après avoir revêtu leurs armes (ils formaient une foule très bigarrée), bien de riches selles furent en hâte placées sur de riches destriers.

279Ce jour-là, Gvenour arma Arthur, par amour ; mais à chaque pièce d’équipement, nous dit cette histoire, Arthur donna un baiser à la jeune fille.

280Merlin recommanda au roi Arthur de se souvenir de ses baisers quand il serait sur le champ de bataille. « Certes oui, Merlin, dit-il, sans faute ! » Leodegan demanda alors à Merlin d’effectuer la répartition des troupes. « Volontiers ! » répondit-il, et il choisit Arthur, et Ban et Bohort le vigoureux, et leurs compagnons, sans mensonge, ainsi que les chevaliers de la Table Ronde et d’autres chevaliers encore, à ce que je trouve : au total il en prit sept mille pour former la première compagnie, qu’il conduirait lui-même.

281Merlin confia la conduite d’une autre compagnie de sept mille hommes à Gogenar, le neveu de Leodegan, un noble chevalier expérimenté et prudent.

282Elinadas, [8700] un jeune chevalier noble et vigoureux, était à la tête de la troisième compagnie ; c’était le neveu de la Sage Dame de la Forêt Sans Retour169.

283Un baron nommé Blias, qui était seigneur de Bliodas, menait la quatrième170.

284Andalas, un chevalier d’une valeur exceptionnelle, menait la cinquième.

285Beliche le Blond, qui était un chevalier très puissant, menait la sixième.

286Yder de Northland, féroce, hardi et vigoureux, menait la septième.

287Landon le vaillant, menait la huitième. C’était le neveu de Cleodalis.

288Gremporemole, un hardi chevalier, noble et vaillant, menait la neuvième ; aucun chevalier meilleur que lui n’avait jamais pris place sur une selle, mais il avait le nez d’un chat. Chacun de ceux-là conduisait sept mille hommes.

289Venait après eux Leodegan, avec dix mille des meilleurs. Merlin leur fit ses recommandations pour finir : « Roi[s], dit-il, ne soyez pas inquiet[s], car le roi Rion souhaitera aujourd’hui vous avoir donné cinq cités pour être sain et sauf dans son pays. Il a avec lui bien des centaines de fils de pute de Sarrazins : nous les tuerons, nous n’avons rien à craindre, car c’est une horde maudite. Nous avons presque quatre-vingt mille hommes, d’après mon compte, et la grâce du Christ qui nous viendra en aide pour mettre en pièces les chiens païens. Pensez à vos femmes et à vos enfants, et à votre propre vie, et à votre pays, qu’ils veulent injustement gagner par la force en vous tuant et en vous exilant. Marchez sur ces vils traîtres, n’épargnez rien, mais tuez-les tous : vous aiderez Dieu Tout-Puissant ! Ils ont occupé la grande forêt et élevé des fortifications au nord et à l’ouest, de sorte que par là personne ne peut, ma foi, venir sur eux ; et au sud, certes, ils ont arrangé une demi-fortification, avec des milliers de chariots et de wagons. Mais sur le côté est, je le sais bien, nous pourrons leur tomber dessus, Dieu en est témoin, les trouver endormis et les massacrer, [8750] car ils se sont tous enivrés la nuit dernière ! » Il choisit alors dix chevaliers et les envoya en avant de l’armée pour faire prisonniers, tuer ou capturer les espions qu’ils pourraient trouver. C’est ce qu’ils firent et ils prirent cent hommes de peu dont ils disposèrent de manière qu’aucun espion ne puisse apporter des nouvelles à cet infâme roi païen.

290Merlin sortit de la ville et déploya son dragon, qui crachait du feu par la gueule, en vérité, de sorte qu’il étincelait dans l’air. Arthur vint le rejoindre, ainsi que Ban et Bohort, cet homme de grande noblesse, et tous ces autres compagnons, répartis comme je l’ai dit plus haut. Les armes brillaient au soleil, les destriers hennissaient bruyamment. Ils sortirent aussi silencieusement que possible, sans fracas. Merlin s’approcha alors du camp du roi Rion et jeta un sort sur lui de sorte que beaucoup de ses pavillons s’effondrèrent sur la tête de leurs habitants. Merlin et ses compagnons étaient bien deux miles en avant des autres, je vous le dis. Un jeudi à l’aube, il jeta ce sort ; il leur arriva dessus entre une rivière et un bosquet, sans qu’ils s’en aperçoivent, et il commença à crier : « Aide-nous maintenant, Reine Marie ! » Les nôtres s’abattirent sur les païens, les jetèrent bas sous les pieds des chevaux, les mirent en pièces, et les frappèrent à mort. Les païens commencèrent à se reprendre, quatre cent mille, et bien davantage, s’échappèrent et rejoignirent le roi Rion, et s’armèrent rapidement sous sa tente. Leur intention était de tuer tous les nôtres ; mais les nôtres en tuèrent plusieurs milliers avant qu’aucun ne soit armé. Une fois qu’ils eurent revêtu leurs armes, cependant, avec lances, masses d’armes et hallebardes, par milliers les païens s’abattirent sur les nôtres et commencèrent l’une des plus grandes batailles qui eût jamais pris place, assurément. Le jour était bien levé, [8800] le soleil brûlant brillait ; les chevaliers commencèrent à galoper, les trompettes sonnèrent, les tambours retentirent, certains fuyaient, d’autres résistaient, d’aucuns tiraient à hue et à dia, d’aucuns étaient renversés à terre. En peu de temps bien des milliers de Sarrazins furent jetés au sol. Rion, cet infâme chien, s’en rendit compte : il appela Salmas, un puissant chevalier ; c’était son neveu, robuste et de grande valeur. Il lui confia cent mille chevaliers et lui ordonna d’aller immédiatement secourir les siens et venger son déshonneur. Ce Salmas, avec ses troupes, marcha avec énergie contre le roi Arthur, entouré de ses quarante-deux compagnons, des chevaliers de la Table Ronde, et d’assez d’autres combattants pour former un total de sept mille, à ce que je trouve. Merlin dit alors au roi Arthur : « Souviens-toi maintenant de tes nouvelles amours ! Pour l’amour de ce dernier baiser, frappe ces chiens de païens ! » À ces mots, le roi Arthur éperonna, il frappa un Sarrazin tout droit à travers son bouclier et son haubert, de sorte que l’acier froid lui transperça le cœur, et il le précipita au sol. Le roi Ban s’occupa d’un autre, le roi Bohort, son frère, d’un troisième, et presque tous leurs compagnons mirent à mort un païen au premier assaut. Là, bien des destriers furent renversés, bien des chevaliers tués sous leur bouclier. Chaque chevalier frappait sur ses pairs comme le charpentier sur les madriers. Nos chevaliers se comportèrent si bien en cette circonstance que bien des païens en furent consternés. On put, ce jour-là, voir comme Arthur se comportait noblement, tuant les païens, les mettant en pièces, les transperçant ; beaucoup connurent ses coups par leur mort.

291Le roi Jonap, un féroce païen de quinze pieds de haut, vit le mal que leur faisait Arthur. Il prit sa lance, en proie à une grande rage, et assura son bouclier devant lui : [8850] il avait bien l’intention de causer du tort à Arthur.

292Arthur le vit venir, il prit en main une lance bien raide : en face de lui, il ressemblait à un enfant qui s’en prend à un homme. Tous deux lancèrent leurs destriers l’un contre l’autre dans la mêlée. La lance de Jonap se mit à dévier sur le côté gauche du roi Arthur, traversant ses armes et sa chemise, et elle le blessa légèrement au flanc.

293Et Arthur le frappa de sa lance, transperçant le bouclier, assurément, et le haubert et le corselet, et l’épaule sur une bonne profondeur. Jonap était si fier et redoutable qu’il n’y prêta pas la moindre intention : tous deux se heurtèrent de plein fouet, si bien qu’ils tombèrent ensemble à terre. Chrétiens et païens s’empressèrent de combattre pour venir en aide aux deux rois. Là, furent mainte épée tirée, maint chevalier blessé et maint autre tué. À force de s’agripper, de tirer et de pousser, et de se frapper les uns les autres, des deux côtés ils parvinrent en définitive à remettre leurs rois à cheval. Alors Arthur avec ses quarante-deux compagnons et aussi avec les chevaliers de la Table Ronde frappèrent et transpercèrent si bien, avec des coups si puissants qu’aucune armure ne pouvait leur résister, et en tuèrent tant que Salmas s’enfuit ainsi que tous ceux qui étaient avec lui. Parmi ceux des nôtres qui se comportaient bien se trouvait un bon combattant nommé Nacien, cousin du noble Percival du côté de sa mère, une fort belle dame. Il n’y en avait pas de plus noble en ce monde au temps d’Uterpendragon, ni de plus vigoureux au temps du roi Arthur ; sa mère était Haningnes171, la sœur de Joseph le preux chevalier, qu’avait épousée Ebron, un vertueux chevalier qui en engendra en elle dix-sept172, forts et hardis, braves et vaillants, dont par la suite s’enorgueillit toute l’Angleterre dans bien des combats. Ce Nacien, fils de Betike, dont il est question, était le cousin de Celidoine le riche, [8900] lequel Celidoine vit en premier, sans mentir, les merveilles du saint graal. Ce même courtois Nacien, était apparenté au roi Pelles de Listoneis et à tous ses frères, Dieu le sait, et par la suite il eut Lancelot en sa garde pour presque un an, comme le roman le dit ailleurs. Ce Nacien dont je parle devint ermite par la suite, il renonça à la chevalerie et à toutes choses, et devint prêtre pour chanter la messe. Il était vierge de corps, lui que par la suite la sainte grâce de Dieu ravit au troisième ciel où il entendit les chœurs des anges et vit le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit, en une seule substance, en une seule personne. C’est lui qui par la suite, assurément, donna au roi Arthur un excellent conseil, quand il fut en grand péril de perdre ses terres et d’être exilé par le roi Galahos, le fameux fils du géant173, qui lui offrait le combat soutenu par la puissance de trente rois. Ce Nacien et Adragenis le Brun abattirent à terre les chevaliers païens, les mirent en pièces et les frappèrent à mort, je vous le dis en vérité. Ces deux chevaliers suivirent la grande prouesse du roi Arthur au cœur de la bataille, si avant qu’ils ne surent bientôt plus où se trouvait aucun de leurs compagnons. Merlin chevauchait devant ces trois combattants en portant le dragon qui crachait du feu ; à eux trois ils infligèrent de grands dommages, ils taillèrent en pièces hommes et chevaux. À droite et à gauche, ils abattirent des chevaliers et les tuèrent sans rémission, ils les forcèrent à reculer à force de coups violents, jusqu’à ce qu’ils parviennent à l’étendard du roi Rion, porté devant celui-ci sur quatre tours de combat placées sur le dos de quatre éléphants. Alors leurs compagnons remarquèrent leur absence et s’élancèrent à leur poursuite par groupes de dix ou douze ; avec des épées et des glaives récemment affûtés ils coupèrent bien des têtes, ils poussèrent de leurs épaules et frappèrent de leur bras, [8950] et causèrent aux païens de mortels dommages. Mais ils ne purent secourir le roi Arthur ni par force ni par ruse ; cependant Ban et Bohort, c’est ce que dit le livre, jetèrent à terre tous ceux qu’ils rattrapèrent ; ils en frappèrent certains sur leur selle, leurs épées mordirent si bien, et ils combattirent et tuèrent de telle sorte, par ma foi, qu’ils chevauchèrent en se frayant par pure force un chemin, malgré les païens, jusqu’à ce qu’ils rejoignent le roi Arthur. Et quand ils furent ensemble tous les cinq, ils prirent de nombreuses vies, en peu de temps ils transpercèrent à cinq un cent de païens et leur coupèrent la tête. Il y eut de ce côté une grande bataille, beaucoup de morts, beaucoup de cris, rescousse et résistance. Beaucoup de chevaliers, de barons, de comtes et de rois, gisaient à terre sur l’herbe décapités ou mortellement blessés ; certains n’avaient plus ni pieds ni bras, d’autres étaient fendus en deux par les entrailles.

294Au milieu de ce massacre, le roi Rion vit nos cinq combattants tuer de la sorte ses hommes ; il mesurait dix-sept pieds de haut et aucun homme n’était aussi fort que lui en ce monde. De sa main droite et de sa main gauche, il souleva une masse d’armes si lourde que personne ne pouvait la porter, et à peine la soulever du sol. À ce moment, le roi Fansaron, puissé-je prospérer toute ma vie, avait frappé un méchant coup ; Bohort éperonna pour le suivre, impatient de se venger. Il le suivit en s’éloignant de ses compagnons, presque la portée d’une arbalète, et lui infligea alors un coup particulièrement mauvais, tel qu’il le fit s’aplatir en avant sur son cheval ; il voulait lui trancher le cou mais le coup gauchit un peu et c’est l’encolure du destrier qu’il coupa en deux. Le roi Fansaron tomba au sol ; Bohort l’aurait tué à l’instant mais le roi Rion arriva sur eux avec la puissance de dix-huit rois, brandissant sa masse d’armes et criant haro sur le roi Bohort, avec ces mots : « Fils de pute, arrête-toi ! Tu vas payer ta venue ici ! [9000] Contemple ta perte dans ma main ! » Bohort s’émerveilla de sa taille et fut effrayé par le géant, assurément ; mais il aurait préféré être mis à mort sur place que pris en essayant de s’échapper, ou déconfit de manière humiliante. Il se signa du signe de la vraie Croix et s’abrita sous son bouclier. Rion frappa de telle sorte sur ce bouclier qu’il vola en éclats, Dieu le sait, et le roi Bohort répliqua avec un tel coup sur le heaume de ce géant qu’il demeura assis tout étourdi sans savoir s’il faisait jour ou nuit. Bohort passa outre en pressant son cheval, et tomba sur la scène d’un combat où le roi Arostus, un géant félon, avait jeté bas Hervi de Rivel et le tenait par les mâchoires de telle manière que le sang lui coulait de la bouche et du nez, et l’aurait décapité si Adragenis n’était pas resté auprès de lui en brandissant son épée contre quarante hommes et plus. Le roi Bohort arriva au galop et donna à Aroan un tel coup d’épée qu’il le vit voler de son cheval et tomber de tout son long à terre. Voyant la chute du roi, Hervi sauta aussitôt sur son cheval et ils s’élancèrent dans la mêlée, comme le font les lévriers découplés, et ils frappèrent et abattirent tant d’ennemis que personne ne pouvait mieux faire.

295Sur ces entrefaites, le roi Leodegan et ses troupes s’en étaient pris à l’étendard du roi Rion et s’efforçaient énergiquement, je vous le dis, de le jeter bas. Mais Rion arriva, brandissant sa masse d’armes, et se mit à tuer les attaquants à droite et à gauche. Il s’élança contre le roi Bohort dans l’intention de l’écraser, mais il manqua son coup et frappa son destrier à sa place : le coup était fort et brutal, il trancha en deux l’échine du cheval. Bohort sauta sur ses pieds et de son épée, je vous l’affirme, se défendit énergiquement. Mais Rion était sur lui, résolu à le capturer et à le tuer avec une grande compagnie, il le mit à genoux deux fois de suite, et il s’en fallut de peu qu’il ne le tue. Hervi de Rivel s’en aperçut, [9050] la situation fâcheuse du roi Bohort le chagrina beaucoup, il éperonna si brutalement son destrier qu’il le fit frémir ; il arracha sa lance à un géant, chargea le roi Rion et lui transperça le flanc ; le roi Rion résista à ce coup et frappa à son tour Hervi, assurément, si fort qu’il fit voler à terre un quart de son bouclier, et il voulait faire volte-face comme un vrai diable, mais Hervi, qui était vigoureux et agile, lui infligea à son tour sur son bouclier un coup si violent qu’il le fendit par le milieu ; Rion riposta, manqua son coup, et tua le destrier d’Hervi, en vérité. Alors Hervi se trouva debout près de Bohort, tous deux en péril de mort, contre plusieurs douzaines d’ennemis, et ils se défendirent en nobles chevaliers. Adregein le Brun vit cela : « Maintenant, dit-il, aide-nous, saint Symon ! » Il chargea Rion et le frappa de telle sorte, Dieu le sait, qu’il tomba en avant, évanoui, sur l’encolure de son cheval, incapable de voir ou d’entendre ; et il lui aurait coupé la tête, si ce roi plein d’orgueil, Solmas, le neveu de Rion, n’était pas intervenu – puisse-t-il être pendu haut et court ! – et ne s’était pas approché d’Adregein par-derrière avec une lance pour le frapper entre les épaules et le précipiter à terre, blessé. Adregein sauta aussitôt sur ses pieds et vint en aide à ses compagnons, comme s’il était un lion enragé, et ils se défendirent à la lame d’acier de telle sorte que personne ne pût porter la main sur eux. Mais les autres les harcelaient de la lance et du couteau, et d’autres armes, pour les tuer, et ils leur infligèrent de graves blessures à mainte reprise. En peu de temps ils furent foulés aux pieds de telle manière que pour un peu ils auraient été tués, si Nacien ne s’en était pas rendu compte et n’avait pas chargé dans cette direction sur son destrier de prix. Il jeta bas alors tous ceux qu’il rencontra sur son chemin ; il frappa Rion au côté droit et le porta à bas de son cheval puis lui passa sur le corps trois fois. [9100] Son cheval lui fut tué entre ses jambes : ainsi quatre de nos bons et vaillants chevaliers se retrouvèrent à pied ; ils se mirent à combattre tous azimuts, si bien qu’ils formèrent une montagne de cadavres. Ils se dressaient là au milieu, pataugeant dans le sang, et se défendirent si bien, tuèrent tant d’ennemis, que je ne saurais le dire convenablement. Mais Rion, cet adversaire infernal, accomplit de grandes prouesses pour s’en emparer, et il les aurait pris en effet, sans rémission, si Merlin ne s’était pas précipité au grand galop vers le roi Arthur et le roi Ban, pour leur dire : « Que faites-vous, hommes ? Le roi Bohort et Nacien sont encerclés là-bas par toute une troupe, et Hervi et Adregein174 sont aussi là-bas, dans la plaine : à moins que vous ne les secouriez au plus vite, ils sont morts tous les quatre ! — Hélas, hélas ! s’écria le roi Ban. Conduisez-moi là-bas immédiatement, car si mon frère y périt, je ne serai jamais plus joyeux ! » Merlin s’élança, ils éperonnèrent à sa suite, un de chaque côté, comme des lévriers découplés, et leurs compagnons les suivirent, distribuant à de nombreux païens leur dû et les envoyant de leur épée acérée au diable, leur seigneur. Et quand ils furent arrivés et eurent apprécié la situation, ils s’élancèrent dans la mêlée ; chacun frappa alors un païen qui ne devait jamais plus se relever. Ils démontrèrent bien qu’ils étaient des chevaliers puissants, et ils se frayèrent un chemin jusqu’aux quatre ; il y avait là deux géants qui causaient de grands dommages à nos quatre guerriers : l’un s’appelait Minap, en vérité, et l’autre Malgleire. Le roi Ban donna à Minap un tel coup sur la tête qu’il la lui trancha jusqu’aux dents ; le roi Arthur frappa ensuite, sans mentir, il donna à Malgleire un tel coup sur son écu que sa tête vola par le champ. Les quatre virent venir les secours et sautèrent avec énergie par-dessus le grand tas d’hommes et de chevaux [9150] morts qui les entouraient. Ils trouvèrent pour pas cher de bons chevaux, sautèrent en selle, et se comportèrent si vaillamment, certes, qu’on n’avait jamais entendu raconter de tels exploits. Alors s’engagea la bataille qui devait durer toute la journée, assurément. Ils se frappaient tous si violemment, en vérité, que l’air en résonnait ; et ils tiraient tant de flèches qu’elles ressemblaient à des particules de poussière au soleil. Les javelots volaient en rangs serrés comme des moucherons, je vous l’affirme ; il y avait tant de poussière que l’on aurait pu croire que le soleil ne brillait pas. Au son des trompettes et des tambours, les chevaliers galopaient à la rencontre les uns des autres, ils brisaient leurs lances en trois, ils frappaient et fracassaient. Chevaliers et destriers gisaient un peu partout, décapités, éventrés ; des têtes, des pieds et des bras jonchaient le sol de partout, en une couche aussi épaisse sous les pieds des chevaux que sont les brindilles dans le nid du corbeau. Certains agonisaient, d’autres mordaient la poussière, les bons destriers traînaient leurs entrailles après eux à travers la presse, des selles sanglantes sur le dos. On n’avait jamais vu pareille bataille, de l’aube à la nuit, ni bataille si douloureuse. Tant de misères, tant de défaites humiliantes contraignirent les gens de Leodegan à reculer sous les murs de deneblaise, à l’exception d’Arthur et de tous les siens, qui demeurèrent au cœur de la bataille, accomplissant des prouesses merveilleuses.

296Ainsi Leodegan, sans mentir, stationnait sous les murs de la cité. Sadone dit hardiment à son oncle Leodegan : « Écoutez-moi maintenant, mon seigneur roi, et vous, les autres seigneurs : que faisons-nous ici, pourquoi et dans quel but ? Si nous fuyons, cette terre est perdue, et nos femmes et nos enfants, et tout ce qui fait notre joie, sont perdus pareillement, à coup sûr. Il vaut mieux mourir honorablement que vivre longtemps dans la honte ; si nous sommes privés de nos possessions, [9200] nous ne pouvons en accuser que notre lâcheté. Il y a une chose qui devrait nous réconforter : notre nouveau jeune seigneur légitime, qui combat si vaillamment pour nous. Aidons-le, par Jésus-Christ ! S’il était déconfit dans cette rencontre, il pourrait l’imputer à notre absence ; si nous ne l’aidons pas à ce besoin, nous nous parjurons, puisse le Christ me venir en aide, et pourtant tuer ce peuple de Sarrazins est le remède de notre âme ! » Aussitôt le roi Leodegan se mit à renchérir en criant à leur adresse. Alors Goionar le vaillant lui dit : « Il n’a pas de tête, celui qui ne la défend pas ! Cessez de prêcher, seigneur, et chargez ces chiens ! » Tous se rendirent à cette opinion et s’élancèrent en avant, en vérité ; ils rencontrèrent dix mille des païens, percèrent leurs rangs, les jetèrent à bas, et ainsi la bataille recommença de plus belle. Chacun tailla l’ennemi en pièces à coups d’épée, de masse, de hache ou de glaive. Bien des chevaliers en abattirent d’autres.

297Pendant ce temps, Merlin, d’après ce que je trouve, fit dégager les siens pour reprendre haleine, resangler leurs destriers et se reposer un peu, jusqu’à ce que les Sarrazins forcent nos chrétiens à reculer. Alors Arthur, Bohort et Ban se mirent en selle avec toute leur vaillante compagnie, et retournèrent en hâte à la bataille ; en tête Merlin, à ce que dit le livre, abattait tous ceux qu’il rencontrait avec la bannière.

298Arthur frappa le roi Clarel à la jointure entre le cou et l’épaule ; cette épaule, ainsi que tout le torse et le flanc, il les fendit en deux de son épée. Il était irrité, vous l’apprendrez ici, parce que Merlin s’était moqué de lui en lui reprochant d’avoir bien mal payé les baisers que Gveneour lui avait donnés pendant qu’elle l’armait ; c’est pourquoi il se tailla un chemin à travers ces troupes, en frappant en avant, sur les côtés et dans tous les sens. Tous ceux qui le virent ainsi s’émerveillèrent et dirent : « Ce sera un homme de grande noblesse ! »

299Il repéra alors dans la foule où chevauchait le roi Rion, grâce aux couronnes et aux barbes qui décoraient ses armes. [9250] Il se fraya un chemin jusqu’à lui par force d’armes et son destrier le porta contre lui ; Arthur frappa le roi Rion, il arracha un quart de son heaume et trancha en deux son bouclier, ainsi que toute son armure, en vérité, jusqu’au pourpoint fait de peau de serpent qu’il portait par-dessus sa chemise ; s’il en avait été autrement, il l’aurait complètement coupé en deux. Rion s’effondra sous ce coup, comme s’il était mort, assurément. Il y avait autour de lui de nombreux géants grands et forts, qui se jetèrent aussitôt sur Arthur et le firent tomber à terre avec son cheval. Mais Arthur sauta immédiatement sur ses pieds et se défendit contre tous. Merlin savait ce qui s’était passé et il ordonna à tous les compagnons de se diriger au plus vite vers ce combat. En tête s’élança le roi Bohort ; tous ceux qui étaient sur son chemin, il les décapita et les mit en sang, de sorte que grâce à sa force exceptionnelle il parvint à l’endroit où se dressait Arthur : « Arthur, lui dit-il, en vérité, il ne te sied pas d’être à pied ! » Il s’en prit sans tarder à un géant, le transperça jusqu’à l’os de la poitrine et amena son cheval à Arthur, certes, à fine force au milieu de ses ennemis, si bien qu’il se comporta de telle manière, assurément, que personne ne pouvait résister à ses coups.

300Une fois Arthur remis en selle, à ce que je trouve, ses compagnons arrivèrent, six mille d’entre eux, et chacun d’eux frappa un ennemi, lui coupa la tête ou le transperça. Là le roi Rion fut piétiné sous les pieds de nombreux destriers, tiré à hue et à dia, et méchamment maltraité, mais il se défendit vaillamment. À grand-peine, néanmoins, il fut remonté à cheval et se mit à frapper de sa masse de tous les côtés, tuant beaucoup de nos troupes ; mais quelques-uns des meilleurs parmi les nôtres se rassemblèrent par force au cœur de cette mêlée : Arthur, Ban et Bohort, ses amis, Nacien, Adregein175, Hervis, Lucan, Griflet, Ulfin et Kay, [9300] avec leurs compagnons, combattirent si bien ce jour-là que le sang des païens coula dans la contrée comme le flot de l’inondation dans la rivière, et frappèrent de si grands coups que l’étendard du roi Rion fut jeté bas, les quatre éléphants tués, bannières et tours de combat abattues. Alors les gens de Rion se mirent à fuir de-ci de-là, sans oser rester nulle part ; quant au roi Rion, il était si affligé qu’il ne savait quoi faire : de son épée brillante et acérée, il tua d’un coup vingt chrétiens. Mais ses hommes, qui l’entouraient, l’entraînèrent de force loin de la presse. Il leur échappa bientôt toutefois, seul, à travers un bois, causant assurément bien du dommage et du fracas. Un tel bruit régnait dans la bataille que, quand bien même le tonnerre aurait retenti, en vérité, personne ne l’aurait entendu, tant les païens poussaient des cris pitoyables alors que les nôtres s’écriaient : « Tue, frappe, prends garde par ici, prends garde par là, ne laisse passer personne ! » Ainsi, ils tuèrent en peu de temps des milliers d’adversaires, hachés et mis en pièces comme des moutons dévorés par des loups.

301Leodegan et Cleodalis son sénéchal poursuivirent seuls Goionar [d], le neveu de Rion, qui avait avec lui de nombreux Sarrazins farouches et courroucés. Ban et le puissant Bohort s’élancèrent à la suite de quatre rois orgueilleux, nommés Gloiant et Minados, Calufer et Sinargos ; les autres compagnons, avec ceux de la Table Ronde, s’éparpillèrent de-ci de-là, par groupes de cinq ou six héros, pour poursuivre les païens partout. Nascien, Adragein et Hervi se lancèrent sur les traces de six hardis rois païens, qui s’appelaient Mautaile, Fernicans, Bantrines, Kehamans, Forcoars et Troimadac pour causer leur ruine. Seul, en vérité, le roi Arthur serrait de près le roi Rion avec une grande vigueur ; il le rattrapa, l’épée tirée, [9350] et lui dit : « Rends-toi maintenant, lâche traître ! » Arthur le frappa sur son heaume – le coup s’enfonça profondément, Dieu le sait, à travers la coiffe de cuir jusqu’au crâne : mais il n’avait reçu aucun coup mortel. Rion à son tour frappa, mais Arthur para le coup, en vérité ; son adversaire trancha un coin de son bouclier et un quart de son heaume. Le coup dérapa et dévia, et par conséquent ne lui causa pas grande détresse. Arthur frappa à nouveau, violemment, sous le bouclier de Rion, et transperça toutes les armes du roi, pénétrant par le flanc jusqu’à la rate. Quand le roi Rion se sentit blessé de la sorte, il s’enfuit au plus vite, assurément. Arthur se serait lancé à sa poursuite, mais six rois se jetèrent sur lui : ceux que j’ai nommés plus haut, et que poursuivaient Hervi et ses compagnons. Ils criaient bien haut : « Attends, traître ! Tu n’oserais pas poursuivre Rion s’il était indemne ! » Ainsi Arthur laissa-t-il Rion échapper ; Kehenans arriva en grande hâte et donna au roi Arthur un tel coup qu’il en fut tout étourdi ; mais il riposta en infligeant à ce géant un coup puissamment délivré : il le frappa à l’épaule de sorte qu’il fit voler à terre le bras et le bouclier qu’il tenait. Kehenans fit avancer son destrier et voulut saisir Arthur par le cou, de son bras droit, de manière à lui causer du mal de l’autre176 ; mais le roi lui donna avec son épée un coup violent entre la main et le coude, si bien que sa main tomba par terre. Son destrier l’emporta de-ci de-là, poussant des cris d’enragé, mais bientôt il tomba mort, et rendit son âme au Diable. Les cinq autres se précipitèrent sur Arthur pour le venger, mais Arthur frappa le roi Ferican au cœur, Dieu le sait ; Forcoars, il l’atteignit au côté, de sorte qu’il lui fendit les côtes et la cuisse. Alors qu’arrivaient Nacien, Hervi et Adragein, [9400] chevauchant de tout leur pouvoir vers Arthur, Mautaile et ses deux compagnons tournèrent bride devant celui-ci. Arthur et les siens mirent alors pied à terre, pour resangler leurs chevaux et rajuster leurs selles.

302Maintenant ce roman parle de Bohort et du roi Ban, qui poursuivaient le roi Minados et ses trois compères de grande renommée : ils rencontrèrent dix chevaliers païens, de forts géants, féroces et puissants ; tous les treize s’attaquèrent à nos deux rois chrétiens, transpercèrent à la fois boucliers et armures, et leur causèrent beaucoup de mal.

303Mais Ban frappa le roi Calufer et lui fendit la tête jusqu’au cou, puis il s’en prit à Sinargos si bien que la tête de celui-ci se sépara de son corps.

304Bohort frappa le roi Glorion, atteignant son épaule par en haut, de sorte qu’épaule et également bouclier volèrent au sol avec ses côtes. Sornigrens, Pinnogras, Gaidon et le roi Margaras, avec sept autres païens, assurément, assaillirent sauvagement Ban. Mais celui-ci, noble et vaillant chevalier qu’il était, se défendit énergiquement ; il désarçonna Pinogras et foula son corps maudit aux pieds de son cheval ; Sornigrens, il le frappa puissamment, à travers son heaume, jusqu’à son cerveau. Le roi Bohort vit son frère combattre tout seul contre dix chevaliers. Il éperonna son destrier, jeta à terre un païen, en fendit un autre jusqu’au menton, à travers heaume et coiffe. Trois païens massifs le frappèrent alors ensemble sur son heaume si bien, certes, qu’il s’en fallut de peu qu’il ne perde son cheval et l’équilibre ; mais il se reprit, d’un cœur léger, et les frappa en retour de tout son pouvoir. Cependant, au milieu de ces affrontements, le roi Rion s’en vint, fuyant Arthur, l’épée tirée [9447]

305[…177]

306[9623] Kay, Griflet, Lucan, Merangys, Craddoc, Gervan, Belchin le Brun, Bleoberiis, Galesconde, Lectargis, Kalogrenant et Kehedin poursuivaient et tuaient les Sarrazins de-ci de-là, à ce que dit le livre, et ils rattrapèrent une compagnie, deux cents païens, pleins de courroux : à cause de leurs pertes et de leur déshonneur, et aussi du roi Rion qui s’était sauvé, leur cœur était plein de colère et de contrariété. Ils commencèrent à se battre avec les épées acérées qui mordaient cruellement ; ils étaient effrayés, les nôtres hardis : ils les repoussèrent, assurément, et retournèrent à Danebleys, où ils demeurèrent devant les portes, inquiets, attendant des nouvelles de leur roi ; ils n’avaient aucun conseil de Merlin, car il était parti en toute hâte, sans mentir, à la poursuite du puissant roi Galat, le suzerain de la Terre des Pastures178, qui s’était échappé avec dix mille Sarrazins, afin de jeter un sort [9650] sur leur chemin, en vérité. Il fit paraître toute une vallée comme un vaste lac, si bien que ni Galat ni aucun des siens ne purent s’éloigner cette nuit-là, assurément : vous apprendrez bientôt dans cet écrit pourquoi il agit de la sorte179.

307Maintenant ce roman raconte comment le roi Arthur revint au grand galop, brandissant Marandoise180, qui valait autant que toutes les épées d’Angleterre, et qu’il avait gagnée sur le roi Rion. Il pria le Roi Qui fit le soleil, pour l’amour de Sa douce mère, de lui donner cette nuit-là l’occasion de mettre à l’épreuve son épée. En quête d’aventures, il éperonna son destrier ; le roi Ban chevaucha à sa suite, Dieu le sait, ainsi que Bohort, et Nacien, Hervi de Rivel et Adragein ; et par hasard leur galop les conduisit là où Goionar et Salinas combattaient à quarante-neuf un chevalier de la Table Ronde. Ces six-là leur tombèrent dessus comme le lion sur le cerf. Arthur enseigna à l’un d’eux une amère leçon en le fendant en deux jusqu’à l’arçon de la selle ; il en décapita un autre, et pourfendit le troisième jusqu’à la ceinture. Le quatrième, il l’atteignit à l’échine et le coupa en deux, d’un seul coup ; il en tua dix, en vérité, en très peu de temps, de son épée Marandoise qui tranchait jusqu’à l’os en silence. Le roi Ban ne demeura pas en reste non plus et fendit un géant en deux ; il en éventra un autre, fit voler au loin la tête du troisième, en décapita aussi trois autres et coupa en deux le septième. Quant à Bohort, il trancha à la fois le bras et la cuisse de son premier adversaire et lui causa bien du mal ; le suivant, il le fendit des pieds à la tête ; il décapita le troisième, en vérité ; le quatrième et le cinquième aussi, il les expédia en enfer. Le bon chevalier Adragein en transperça un avec une grande force ; il en trancha un autre en deux jusqu’à la poitrine [9700] et il coupa la tête du troisième. De la sorte il prit la vie de cinq hommes, l’un après l’autre. Nacien se comporta fort bien : avec son épée acérée d’acier brillant, il en abattit un d’un coup, puis un autre, assurément. Il trancha le troisième en deux jusqu’à la poitrine et coupa la tête du quatrième, et il en tua encore trois autres en ce lieu. Hervi aussi se comporta avec arrogance, il en trancha un jusqu’à l’échine et coupa la tête à deux autres.

308Goiomar et Balinas, ainsi que le troisième qui était avec eux, virent venir leurs nobles secours et frappèrent avec une vigueur renouvelée ; chacun d’eux tua vaillamment quatre ennemis, sans mentir. Alors, quand il n’en resta plus que dix de toute cette compagnie, ils s’enfuirent en toute hâte, aussi vite qu’ils le purent, en criant que ce n’étaient pas des hommes mais des diables qu’ils combattaient. Les nôtres les suivirent, en hommes ardents au combat, jusqu’à ce qu’ils entendent un grand bruit : les coups d’épées retentissaient sur les heaumes et les coiffes de fer. Ban dit alors : « Nous devons tenir181 toute la nuit avec nos épées ! » Arthur répliqua : « Cela me plaît fort, tant que je n’aurai pas bien mis mon épée à l’épreuve ! — Vous n’avez en rien traîné pour la mettre bel et bien à l’essai ! » reprit Ban. Mais Arthur dit : « Non, seigneur, ces gens étaient si peu nombreux que je n’ai pas pu les frapper autant que je voulais, et aussi vous en aviez abattu tant que je n’ai pas pu exercer la moitié de mon pouvoir. » Alors les nôtres dirent entre eux : « S’il vit et prospère, il n’y aura pas d’autre chevalier si noble que lui entre Bretagne et Constantinople. »

309Le livre dit maintenant que mon seigneur Antor, avec ses compagnons que j’ai nommés plus tôt, n’avaient pas trouvé Arthur à Danebleise ; ils repartirent sur le champ à sa recherche, l’épée tirée ; [9750] ils ne tardèrent pas à rencontrer, dans cette aventure, cent géants courroucés et féroces, qui frappaient de leurs glaives et de leurs épées. Antor fut jeté bas au milieu de cette troupe, ainsi que Gorvain, Gales le Calu182 et Craddoc, et Blioberis et Blichardis : ils se défendirent à pied, en vérité, et avec l’aide de leurs sept compagnons, contre une centaine : combat très inégal !

310Arthur arriva sur ces entrefaites, bouleversé de voir mon seigneur Antor dans cette situation ; il chargea dans la mêlée, comme un lévrier découplé. Il s’en prit bientôt à un géant, perçant le heaume et le crâne, puis le flanc et le cœur ; il trancha la tête d’un autre ; il s’en prit encore à un troisième er le coupa en deux par le milieu ; il atteignit le quatrième au cou si bien qu’il lui fit voler la tête à terre. Cinq et six, sept et huit, il leur fit un sort l’un après l’autre. Alors le roi Arthur chanta les louanges de Marmidois, son épée, au roi Ban et lui dit qu’elle taillait si bien que les hommes voyant les géants frappés de cette arme pouvaient y prendre plaisir183. Il remit en selle les cinq qui étaient à pied. Le roi Ban s’écarta un peu, il tomba de tout son pouvoir sur un païen et le transperça jusqu’au cœur ; il perça le flanc d’un autre, coupa la tête d’un troisième : de-ci de-là, il frappait, comme s’il était un lion enragé.

311Bohort frappa aussi un géant et lui trancha la tête, il en découpa un autre jusqu’à l’échine, et frappa le troisième si fort qu’il mourut. Il frappait tous ceux qui étaient à sa portée et en jeta beaucoup morts à terre.

312Avec ardeur, Adragein décapita trois géants l’un après l’autre, et en jeta à terre davantage qui ne devaient jamais plus se relever.

313Le bon chevalier Hervi, lui aussi, en tua tant que c’en était extraordinaire. Nacien, à ce que dit le livre, décapita un géant ; il transperça l’échine d’un autre et trancha l’épaule d’un troisième. Ainsi frappaient-ils de droite et de gauche, et [9800] séparaient-ils les têtes des corps. Les douze compagnons qu’ils avaient trouvés là n’avaient pas de blessures mortelles : quand ils virent venir ces secours héroïques, ils se mirent à frapper avec une vigueur renouvelée. Chacun d’eux décapita deux ou trois des païens. On vit là une belle démonstration de force : sur cent, assurément, il n’en survécut que quatorze ; les autres gisaient morts sur l’herbe, et les quatorze s’enfuirent aussi vite que leurs destriers pouvaient galoper. Les nôtres les suivirent avec enthousiasme et rencontrèrent le clerc Merlin, qui les arrêta et leur fit mettre pied à terre pour resangler leurs chevaux et rajuster leurs selles. C’est ce qu’ils firent, en manifestant une grande joie ; chacun était content de l’aide des autres. Pendant qu’ils vérifiaient leur équipement, ajustaient leur harnais et se reposaient, écoutez comment Leodegan combattait !

314Comment Leodegan combattait sous un chêne avec son sénéchal Cleodalis, c’est ce que dit le livre – Cleodalis, un chevalier noble et loyal, en vérité ; à eux deux ils combattaient vingt-sept ennemis : quel malheur ! Cleodalis était à pied, comme je vous l’ai dit plus haut ; Leodegan était à cheval, mais Cleodalis combattait sur l’herbe. Non sans grande peine, avec bien des souffrances, ils se défendaient contre les Sarrazins. Colocaulnus, un vrai géant, frappa Leodegan de telle sorte qu’il le fit tomber de son cheval, de tout son long ; bouche et nez commencèrent à saigner, et en raison de la faiblesse causée par ses autres blessures, il resta étendu sur le sol. Les Sarrazins s’approchèrent de lui et voulaient s’emparer de lui, mais Cleodalis s’en aperçut : il se dressa au-dessus de son seigneur en pleurant, il frappa de tous côtés pour défendre son seigneur, il frappa si fort ses adversaires qu’ils ne purent s’emparer de son seigneur ; ils lui jetèrent des couteaux et des pierres, et lui infligèrent bien des blessures à cette occasion. Le roi Leodegan, [9850] revenant à lui, se redressa : son sénéchal pouvait à peine se tenir debout, car il s’était épuisé à combattre presque jusqu’à la mort. En voyant son sénéchal si plein de loyauté, le cœur du roi fut rempli de tristesse et de remords. Il réfléchit qu’il avait tenu sa femme en concubinage pendant longtemps, contre le droit et en toute iniquité ; il prononça alors ces paroles pitoyables : « Ah, Cleodalis, loyal chevalier sans fausseté, par mon péché et par mes mauvaises actions, j’en suis venu à mon dernier jour : aie pitié de moi, noble chevalier, et plains-moi, malheureux Leodegan que je suis ! J’étais ton seigneur, maintenant je suis un misérable, aie merci, prends pitié de moi, pardonne-moi l’offense que j’ai commise envers toi, hélas ! Je t’en prie, que mes mauvaises actions ne conduisent pas mon âme en enfer ! » Il s’agenouilla et continua : « Pitié ! Prends ma propre épée, bel ami, coupe-moi la tête pour mes péchés, le Christ en aura plus tôt de moi merci ! » Cleodalis pleurait de pitié ; en voyant comment son seigneur s’humiliait, il le releva sans ses bras et lui pardonna tout le mal qu’il lui avait causé et la honte qu’il lui avait faite, et il l’exhorta à combattre, au nom de Dieu. C’est ce qu’ils firent : ils combattirent tous deux, pour la plus grande fureur des païens. Alors arriva chevauchant un géant, en vérité, dont le coup fit tomber Cleodalis à terre : il demeura là, étendu de tout son long. Leodegan sauta sur ses pieds, se dressa devant lui, et le défendit de tous les côtés contre tous ceux de cette troupe maudite. Il combattit si longtemps qu’il s’épuisa et tomba à terre, totalement découragé. Cleodalis alors se redressa vivement, comme s’il n’était pas blessé, et de toutes ses forces, vaillamment, il défendit son seigneur, le roi. Et les choses continuèrent de la sorte, quand l’un tombait, l’autre sautait sur ses pieds aussitôt et le défendait de tout son pouvoir. Ils combattirent ainsi jusqu’à minuit ; ils étaient blessés si grièvement [9900] qu’ils ne pouvaient pas durer plus longtemps. Leodegan dit alors à Cleodalis : « Aide-toi toi-même désormais, noble chevalier, car, même pour perdre ou gagner tout le pays, je ne peux plus tenir debout ! » À mainte reprise ils tombèrent, et se relevèrent comme ils pouvaient, et Cleodalis l’aida à se défendre et à se battre du mieux qu’il le pouvait.

315Entre-temps, Merlin avait informé Arthur et Ban de la situation dans laquelle ils se trouvaient, et certes Leodegan aurait été pris si Arthur n’était pas arrivé avec ses seize compagnons, qui fondirent sur eux et tuèrent sans rémission un païen chacun. Merlin fit une sortie peu de temps après et amena sept membres de la Table Ronde qui baignèrent avec fougue leurs épées dans le sang des païens. Le roi Arthur, Ban et Bohort remirent en selle Leodegan, et Nacien, ce chevalier de grande valeur, en fit autant pour Cleodalis, et tous deux continuèrent à combattre aussi bien, en vérité, que s’ils n’avaient reçu aucune blessure ce jour-là. Merlin leur indiqua, assurément, les quatre géants qui portaient le poids de la bataille : Nacien chargea Ancalnus et lui trancha le flanc ; Arthur transperça le roi Maulas et Ban coupa en deux le roi Ridras ; Bohort décapita le roi Dorilan, et chacun des autres tua un païen à cette occasion. Les autres s’enfuirent en hâte et les nôtres s’en retournèrent sans tarder à la cité de Carohaise, où ils se détendirent avec leurs compagnons ; ils menèrent grande joie et firent la fête, et ensuite ils s’abandonnèrent au repos184.

Notes de bas de page

1 Onze vers manquants pour cause de miniature découpée ; je traduis les vers 15 à 27 du manuscrit Hale.

2 Hale : Moyne ; A. Costaunce. Il est d’ailleurs appelé Constant plus loin dans A.

3 L’équivalent de l’« historique » Aurelius Ambrosi (an) us.

4 Vter Pendraoun.

5 Hengist.

6 Sessoyne. Le pays des Saxons. C’est une des très rares occurrences du mot, alors même que les Saxons ne sont jamais appelés que Sarrazins.

7 Michel Breteyne : « Bretagne la Majeure ».

8 Par sa mort.

9 Parce qu’ils sont trop jeunes.

10 « broun ». Inattendu, d’habitude on utilise plutôt un adjectif de type « clair » ou « brillant » pour l’acier des épées.

11 Je corrige « most » en « miȝt ».

12 Le narrateur prend très fréquemment parti en usant de possessifs de la première personne du pluriel. Ce patriotisme « anglais » n’est pas sans poser problème quand les ennemis sont des (Anglo-) Saxons.

13 Le manuscrit Percy insiste encore davantage : des hommes chrétiens, des femmes païennes ; l’inverse n’est pas envisageable, semble-t-il. Pour en savoir plus sur les politics of miscegenation, voir S. Huot, Postcolonial Fictions in the « Roman de Perceforest » : Cultural Identities and Hybridities (Woodbridge-Rochester, Boydell & Brewer, 2007).

14 Le Roman de Brut du clerc anglo-normand Wace, ou le Brut moyen-anglais de Layamon ? En tout cas, les références au livre-source interviennent chaque fois que l’adaptateur est conscient de présenter un matériau qui force la crédulité du lecteur.

15 Selon Macrae-Gibson, il faudrait traduire « se frappa le coude du poing », geste de désarroi ou d’irritation encore en usage dans l’Europe de l’Est. Kölbing interprète, sans doute à tort, « bat » forme de « bite », ce qui donnerait : « se rongea le[s] poing [s] et le[s] coude[s] », là encore pour exprimer la frustration. La formule reste obscure, mais le sens est assez clair.

16 Le mot employé est « clerkes », qui correspond à « clerks », ou « scholars » en anglais moderne ; ce sont les « clercs » de l’ancien français.

17 Par rapport à la source française, la séquence est considérablement abrégée, et du même coup perd en cohérence, d’autant que le texte n’a pas encore parlé de Merlin et n’a donc pas d’arrière-plan métaphysique pour expliquer la déclaration abrupte des clercs.

18 Il suffit pour ce faire d’« envoyer quelqu’un au Diable » : celui-ci, interprète littéralement ce genre d’expressions, toute banales qu’elles puissent être, et s’empare des personnes qui lui ont été ainsi abandonnées.

19 Il faut sans doute comprendre que le saint homme ne peut expliquer une telle succession de calamités s’abattant sur des personnes apparemment innocentes qu’en les supposant coupables de quelque faute cachée.

20 Marque de paragraphe dans le manuscrit, plus reprise du pronom personnel. Il est intéressant de voir résumée ici, en une formule lapidaire, toute la théorie des diables sublunaires, telle qu’un certain nombre de textes, latins et vernaculaires, l’élabore.

21 « hem » d’abord, puis « hes » : il semble que les deux amants doivent être condamnés à mort dans l’esprit de l’adaptateur anglais, mais c’est une interprétation en contradiction flagrante avec sa source française.

22 À la différence de son homologue française, la jeune fille ici fait preuve de certaines qualités d’analyse, et parvient toute seule à la conclusion juste ; l’adaptateur s’efforce d’ailleurs de rendre la scène plus plausible en introduisant des détails concrets, comme l’intervention des voisins et les jambes nues de la malheureuse victime.

23 Comment le sait-elle ? Rien, à ce stade, ne permet aux personnages de deviner que la jeune fille est enceinte ; dans la source, c’est Blaise qui fait le premier allusion à cette éventualité, comme ici dans la phrase suivante. On a, comme fréquemment dans les romans de seconde génération, l’impression que les personnages ont lu la première version et détiennent par conséquent une sorte de savoir au degré zéro sur l’orientation probable du récit.

24 « selcouthe wiȝt » : c’est relativement plus crédible que la défense de la jeune fille dans le texte français. Ici celle-ci ne prétend pas être encore vierge : elle admet qu’on a couché avec elle, mais elle s’en tient à la lettre de la loi, selon laquelle elle doit être condamnée seulement si c’est avec un homme qu’elle a couché.

25 La position des théologiens sur ce sujet a considérablement varié entre le premier tiers du XIIIe siècle (date de rédaction du Merlin propre français) et les années 1340 (date de rédaction probable d’Of Arthour and of Merlin). Voir à ce sujet le livre essentiel de M. van der Lugt, Le ver, le démon et la vierge. Les théories médiévales de la génération extraordinaire. Une étude sur les rapports entre théologie, philosophie naturelle et médecine (Paris, Les Belles Lettres, 2004).

26 La jeune fille et sa vieille gardienne.

27 Innovation par rapport à la source, où il n’est jamais mentionné que la mère de Merlin puisse avoir un intérêt quelconque pour les « choses cachées depuis le commencement du monde », ni même que Merlin l’entretienne à plusieurs reprises avant leur sortie de la tour.

28 « sonde » = « messager ». Merlin serait-il, au sens étymologique du terme, un ange (αγγελος) ?

29 Les instructions de Merlin à Blaise sont beaucoup plus concises que dans le texte-source, et éliminent toute allusion au Graal. Mais dans le Merlin propre, le « sage enfes » n’affirme pas qu’il sera le « maître » des quatre rois à venir (le chiffre quatre suggère qu’il faut compter Fortiger au nombre de ces rois placés sous la gouverne de Merlin).

30 Il semble donc que l’enfant qui « trahit » Merlin le fasse de son propre chef, alors que le texte français affirme que c’est Merlin qui a délibérément provoqué cette réponse afin d’attirer l’attention des messagers. C’est, après tout, le problème qui se pose dans les Évangiles à propos du rôle de Judas : le Christ est-il au courant d’avance de la trahison, Judas joue-t-il un rôle dans le plan divin en toute connaissance de cause ?

31 L’intervention du narrateur se justifie, puisque dans sa source il n’est pas fait mention de ce troisième rire de Merlin. Il s’agit donc bel et bien de quelque chose de nouveau, qui apparaît pour la première fois « in mi rime ».

32 « mi lordes » : de même que Merlin compte Fortiger parmi les rois qui lui sont soumis, de même il le nomme ici son seigneur, alors que dans le Merlin il est clair que Vertigier n’est qu’un immonde usurpateur que Merlin ne « sert » jamais.

33 C’est le motif bien connu de la « Femme de Putiphar », élaboré dans la légende merlinesque par l’histoire de Grisandole ; mais l’épisode est déplacé par rapport aux textes-sources. D’autre part, l’enchaînement dramatique laisse ici à désirer, puisque le troisième rire de l’enfant-devin s’effectue in absentia en quelque sorte, sans répondre à aucune exigence narrative.

34 « sone mine ». En présence d’un fils du Diable, l’apostrophe ne manque pas de sel. Voir aussi l’Historia Britonum où Vortigern essaie d’attribuer à saint Germain le fruit de l’inceste perpétré sur sa propre fille.

35 À la différence des dragons des textes antérieurs, ceux-ci sont entièrement diabolisés, et décrits avec de nombreux détails qui ne laissent pas ignorer qu’il s’agit de monstres démoniaques.

36 Dans les versions « classiques », le dragon vainqueur ne survit que peu de jours au combat qu’il a remporté.

37 Il est peut-être significatif que les clercs parlent d’une « chose » dont ils ont vu la naissance dans les astres, ce qui diminue leur faute et met l’accent sur la nature inhumaine de Merlin. En tout cas, le crime des clercs est bien moindre que dans la version française, où ils ont « vu » dans les astres qu’un enfant sans père causerait leur propre mort et ont par conséquent recommandé à Vertigier de le faire périr, sans se soucier le moins du monde de l’effondrement de la tour qui leur sert juste de prétexte.

38 En français dans le texte.

39 Dans tout ce passage, les héritiers sont souvent mentionnés au singulier (à la différence de ce qui se passe dans le manuscrit Lincoln’s Inn) comme une personne collective symbolisée par le dragon.

40 Formule pour le moins obscure, surtout à la lumière de ce qui précède : non seulement la femme de Fortiger a été convaincue d’adultère au début de l’épisode, mais Merlin vient de dire qu’elle, et ses enfants, périront brûlés avec l’usurpateur ; il semble donc que la « lignée » de Fortiger soit promise à une fin rapide et brutale. On n’a, par ailleurs, jamais entendu parler d’une autre descendance d’Angys.

41 La traîtrise finale de Fortiger, qui a juré à Merlin qu’il ne chercherait pas à lui faire du mal, vient renforcer la condamnation du personnage, que le texte va abandonner à son triste sort avec jubilation.

42 C’est la forme constamment utilisée par le manuscrit A.

43 L’erreur sur les noms, qui fait d’Aurilisbrosias et non d’Uterpendragon le favori de Merlin, aboutit à une absurdité, puisque c’est le prince cadet qui meurt, sans jamais succéder à son frère, lequel porte dès le début le nom complet d’Uterpendragon – et n’a pas de relation privilégiée avec Merlin.

44 Ce sont, en gros, les conquêtes d’Arthur chez Geoffrey de Monmouth.

45 Le passage sur les mariages successifs d’Ygerne n’a pas de source française que j’aie pu identifier.

46 Gaunes dans les textes français.

47 Certains détails sont ajoutés à la description de la Table Ronde par rapport au Merlin propre. Ils vont tous dans le sens d’une christianisation de la communauté chevaleresque qui la compose, la référence étant, explicitement, un ordre monastique ; sans doute l’adaptateur pense-t-il aux Templiers. On trouve en tout cas dans ce passage une des très rares allusions du texte moyen-anglais au Graal – sans majuscule dans le manuscrit.

48 « Ulfius ».

49 Singulier dans le texte ; le pluriel est plus logique.

50 On peut supposer que les chevaliers de la Table Ronde participent aussi à la guerre entre le duc et Uterpendragon dans le texte-source, mais ce n’est pas explicitement dit : c’est un peu ennuyeux d’avoir les meilleurs, et les plus nobles, chevaliers du monde impliqués dans une guerre injuste.

51 Dans le texte-source, c’est le roi qui reconnaît Merlin, et non Ulfin, ce qui donne lieu à une mascarade aux dépens de ce dernier.

52 Est-ce à dire que l’onguent de Merlin transforme aussi les vêtements ? Il vaut mieux passer sous silence ce genre de détails embarrassants…

53 Uter ayant déjà repris son apparence réelle, « les deux autres », techniquement, signifie Ulfin et Merlin lui-même ; la formule est pour le moins maladroite, ou inappropriée.

54 Selon le Merlin propre, le roi Nant(r)es de Garlot « rot l’autre fille qui estoit bastarde », sans qu’on sache de qui elle était bâtarde (du duc, ou d’Ygerne ?) et sans qu’on lui donne de nom, pas plus qu’à sa sœur qui épouse Lot d’Orcanie.

55 D’après la suite du roman, il s’agit de Galeschin ; les filles d’Ygerne n’ont normalement pas le moindre rapport avec le lignage du Graal, ni avec Galehaut, le « fils de la Belle Géante ».

56 Cette troisième fille d’Hoel donnée en mariage à l’un des grands barons d’Uter ne figure pas dans le Merlin propre ; il y a peut-être confusion avec Morgue, qui dans la Suite du Merlin épouse en effet Urien et devient la mère d’Yvain.

57 Il s’agit probablement bel et bien cette fois de Morgue, trop jeune pour se marier selon le Merlin propre, et « mise à l’école » par Uter ; en dépit de la confusion éprouvée comme souvent par l’adaptateur en matière de généalogies, on peut considérer qu’en effet la dernière fille d’Ygerne est « enfermée » quelque part, surtout si le vers a été composé à la lumière de la carrière subséquente de Morgain le Fay.

58 « Antoris » dans le texte : c’est un des rares cas où l’adaptateur moyen-anglais utilise des formes déclinées pour des noms propres empruntés au latin. La forme privilégiée pour le nom du père nourricier d’Arthur accentue sa ressemblance avec celui d’Arthur lui-même.

59 Cette information est en contradiction avec tous les textes de la tradition française, mais correspond peut-être à une tentative de conciliation entre les romans français, qui privilégient la version de l’enfance incognito d’Arthur, et la tradition issue de l’Historia regum Britanniae selon laquelle Arthur, héritier légitime d’Uterpendragon, est élevé à la cour et succède à son père sans la moindre difficulté.

60 Ici, la source est clairement le Merlin propre : c’est en effet le seul texte où Ygerne meurt avant Uter, à la différence de la version privilégiée par les Suites où Merlin la fait témoigner de la légitimité de l’enfant dont elle ignorait même l’existence jusqu’au coup de théâtre organisé par le devin.

61 Cette allusion christique correspond à la pose messianique du Merlin de Robert de Boron, mais on ne voit pas ici en quoi elle peut s’appliquer. Le récit de l’ultime entrevue entre Uter et Merlin est par ailleurs notablement abrégé.

62 « sen greal » dans le manuscrit, corrigé en « sengreal » par O. Macrae-Gibson. L’allusion est minimale, un simple marqueur romanesque dépourvu de contenu.

63 Détail introduit par le texte moyen-anglais ; l’« épée dans le roc » ne se confond pas nécessairement avec Excalibur dans les textes français.

64 « born in Inglond » : est-ce à prendre au sens que le français du XVIIe siècle donne à l’adjectif « né », c’est-à-dire « bien né », « noble » ? ou cela signifie-t-il simplement tous les habitants mâles du pays ?

65 Sa mère, probablement. Dans le texte-source, Arthur manque à ses devoirs d’écuyer en « oubliant » l’épée de Keu. Ici, il n’est pas coupable, et la prouesse de Kay est mise en valeur, puisqu’il combat si bien qu’il brise sa première épée.

66 « sir » : pourtant, Arthur n’est techniquement pas encore chevalier. Je traduis ce terme d’adresse par « sire », bien que ce soit incorrect en français, la formule « (le) seigneur » étant lourde et peu maniable.

67 Curieusement, on ne nomme jamais la troisième sœur… puisque ce devrait être Morgan le Fay et que ça ne peut l’être. Voir plus haut note 54.

68 Contradictoire par rapport à ce qui précède, où Urien est roi de Schorham (?). Gorre est le fief habituel d’Urien quand il n’est pas roi de Galles ; cette attribution est renforcée par la mention d’un lien de parenté entre Urien et Ba(u) demagu, roi de Gorre et père de Méléagant dès La Charrette de Chrétien de Troyes.

69 Tout est relatif : il était déjà roi au moment du mariage d’Ygerne et Uterpendragon, assez âgé et important pour recevoir en mariage l’une des trois filles d’Ygerne, ce qui fait de lui un membre de la générations des pères, opposants naturels d’Arthur.

70 Il n’est pas certain que les barons refusent de croire la filiation d’Arthur. L’insulte porterait donc sur Ygerne – dont techniquement trois sont les gendres, puisqu’ils ont épousé ses filles. Mais évidemment, si Ygerne incarne la souveraineté, elle n’est d’un point de vue chrétien guère mieux qu’une prostituée, qui fait don de l’« amitié de ses cuisses » à un peu trop d’hommes pour que ce soit acceptable, même si les réécritures romanesques en font ses maris.

71 Passage difficile, pour lequel il n’y a pas d’interprétation satisfaisante.

72 Un tel serment n’est pas exactement chrétien. On dirait que le fait de s’opposer à Arthur fait basculer les grands barons d’Angleterre dans le camp païen, jusqu’à ce que la guerre avec les vrais Sarrazins les ramène à une plus juste appréciation des choses.

73 Les termes familiaux sont parfois un peu flous. Nanter(s) ne saurait être le neveu (encore moins le petit-fils) de Loth, mais c’est effectivement son beau-frère.

74 On peut considérer ces trois vers comme un aparté de Merlin à Arthur alors que le reste de ses recommandations s’adresse au petit groupe du « conseil intime ».

75 « Gwinbaut » est un personnage passablement mystérieux dans la Suite-Vulgate, où l’on n’apprend pas grand-chose de ses origines, et encore moins de son statut. Il est le protagoniste d’une curieuse saynète courtoise qui préfigure les amours de Merlin et de Niniane, tout en mettant en place un épisode que l’on retrouve dans le Lancelot, puis il disparaît complètement du récit.

76 C’est-à-dire des entretiens relevant de l’astronomie – ou l’astrologie, sans doute, puisque les deux ne se distinguent pas vraiment.

77 Techniquement, Ygerne n’était pas la reine d’Uter au moment de la conception d’Arthur ; même si le duc de Cornouaille est mort avant que le roi ne possède Ygerne, on peut considérer Arthur comme un bâtard.

78 Dans la Suite-Vulgate, il s’agit de Girflet, le fils de Do, qui sera le dernier fidèle d’Arthur dans La Mort le roi Artu, celui auquel le roi mourant confiera son épée pour qu'il la jette dans le lac. L’identification n’est pas entièrement certaine dans le texte moyen-anglais.

79 Sans doute Blioheberis, l’un des chevaliers les plus importants du lignage de Lancelot, c’est-à-dire originaire de Petite-Bretagne.

80 Le terme employé ici est « covenaunt », qui confère aux assurances très générales de Merlin une valeur légale contraignante.

81 Rockingham est apparemment une version beaucoup plus satisfaisante, d’un point de vue anglais, que l’assez mystérieuse forêt de Bedingran qui figure dans la Suite-Vulgate ; cependant, le nom est extrêmement instable dans le texte moyen-anglais.

82 Il s’agit de chevaliers, donc, et non d’hommes à pied comme les premiers partisans d’Arthur.

83 Le texte passe très rapidement là-dessus, mais il semble clair que Merlin a transporté ces renforts quasi instantanément jusqu’à la forêt de Rockingham, par magie donc – préparant une agréable surprise aux rois alliés d’Arthur. Dans l’ensemble, la source française évite d’avoir recours à la magie dans le cas de faits ou d’événements purement militaires, comme si le soupçon de surnaturel pouvait nuire à la crédibilité de ces épisodes épiques.

84 Littéralement « North Wales », ce qui est l’étymologie correcte pour le nom français.

85 « Leonis and Dorkaine » : le Léonois n’est pas, traditionnellement, un fief de Lot. « Dorkaine » est apparemment une mauvaise lecture de « d’Orcanie ».

86 Peut-être une déformation de Carados.

87 C’est-à-dire le temps qu’il faut pour parcourir trois miles avant le jour.

88 Détail incongru. Quel résultat Merlin espère-t-il obtenir ? Pourquoi ne jette-t-il pas un sort sur ces espions ?

89 Il manque un couple de vers consacrés à Antor qui mène la sixième bannière (voir la note d’O. Macrae-Gibson dans son édition), comme on le constate dans la suite.

90 Kay est ici omis dans la liste, mais il est évidemment inclus dans les sept, comme le montre la suite.

91 Évidemment une erreur. À moins qu’on doive y voir une allusion à l’ancienne expression « dux bellorum » ; mais elle est en général associée à Arthur, pas à Bohort.

92 Ils y ont mis le temps : bien vingt ans se sont écoulés, au minimum.

93 Lieu difficile à identifier, à moins que ce ne soit une autre variante de Bedingran.

94 Le texte français mentionne également l’« entremise » de Merlin ; il s’agit d’une réécriture « en mineur » de la séduction d’Ygerne par Uterpendragon.

95 Il s’agit de Lohot, destiné selon le Lancelot à mourir de consomption dans la prison de l’enchanteresse Gamille.

96 Dorkaine nous a été présentée plus haut comme la terre du roi Lot ; un débarquement en Cornouaille ne devrait pas menacer l’Orcanie !

97 Il s’agit peut-être d’une déformation de Pellinore. Le « lignage du Graal » traditionnel est un peu bousculé ici, surtout si l’on identifie le roi Alain avec « Alain le Gros », qui est normalement mort depuis longtemps lorsqu’Arthur devient roi. Ici, il joue apparemment le rôle du, ou d’un, roi Méhaignié.

98 Pas de majuscule dans le manuscrit ; ni Kölbing ni Macrae-Gibson ne choisissent d’en mettre une.

99 Analepse injustifiée dans le texte dont nous disposons.

100 S’agirait-il de Galehaut, le Prince des Lointaines Îles ? On a du mal à comprendre ce qu’il ferait là. Une autre hypothèse serait Galehaut le Brun, personnage appartenant à la « génération des pères », que l’on retrouve dans Guiron le Courtois par exemple.

101 Galvoie ? Galloway ? Galway ? Galles ? Il est bien difficile de déterminer à quoi correspondent ces termes, ou même si « Galoine » et « Galeway », à la ligne suivante, désignent deux régions différentes.

102 S’agirait-il de Nantes en (Petite-) Bretagne ? Assez improbable.

103 Si l’on additionne tous les chiffres précédents, on arrive à un total de quinze mille hommes ; mais peut-être ne s’agit-il ici que de ceux qui demeurent en dehors de la ville pour harceler les Sarrazins par une tactique de harcèlement.

104 Il s’agit apparemment d’une dame de Malehaut – mais sans doute pas de celle du Lancelot, le héros éponyme n’étant même pas encore né à cette époque.

105 « North Gales ». S’agit-il du pays ou d’une cité du même nom ? Le manuscrit n’est pas clair.

106 Certains critiques affirment que le texte laisse place à une certaine ambiguïté ici : Niniame serait mise sur le même plan syntaxiquement que Morgain, et c’est elle que la relative des vers 4448-4449 aurait pour antécédent. En fait, le texte semble clair, si bizarre que la transformation de la future Dame du Lac en région puisse nous apparaître.

107 Le Lancelot ne suggère aucune connexion, fût-elle négative, entre « Carmile » et Merlin ; il est vrai qu’elle apparaît dans le récit au début des amours de Lancelot et Guenièvre, alors que le prophète-enchanteur a disparu de la scène depuis longtemps.

108 La Hongrie et la Valachie appartiennent plutôt à l’espace des « chansons de geste » tardives, comme Berte au grand pié et Huon de Bordeaux. On rencontre ici une autre dame mariée plusieurs fois, comme Ygerne, de façon à construire artificiellement un parallèle entre Sagremor et d’autre part Gauvain et Yvain. La fille du roi Brangorre est normalement la mère d’Helain le Blanc, futur empereur de Constantinople et versant temporel d’un souverain du Graal, c’est-à-dire l’équivalent exact de Galaad, avec Bohort enchanté dans le rôle de Lancelot et la fille anonyme du roi Brangorre dans celui d’Amite/Helysabel.

109 Clarence, peut-être.

110 C’est très long. Doit-on en conclure qu’Arthur et ses compagnons passent cinq ans incognito chez Leodegan ? Manifestement, ce n’est pas le cas. L’effort de l’adaptateur pour amplifier la chronologie tombe souvent à faux.

111 Le manuscrit porte très régulièrement la forme Wawain, sauf lorsqu’il utilise le diminutif, la forme « Wawain » s’y prêtant mal. Le « G » à l’initiale subsiste donc dans le diminutif de Gauvain : Gawinet.

112 C’est-à-dire Galeschin dans le texte-source, où il ne joue pas un rôle de premier plan ; les « enfances » des neveux d’Arthur y commencent en effet avec celles de Gauvain et de ses frères.

113 « Houel ».

114 Il n’est pas fait mention de Mordret à ce point du récit.

115 « nevou », ici non plus, ne veut manifestement pas dire « neveu » ; le terme, conformément à l’original latin nepos dont l’extension était très variable, désigne essentiellement une relation familiale proche, mais pas de filiation directe. Voir note 73.

116 Comme le dit O. Macrae-Gibson, la participation de Lot à la scène de l’équipement et de la bénédiction de ses fils est visiblement une erreur. Dans le texte français, seule la reine d’Orcanie est impliquée. A fortiori, le masculin singulier « il » dans la phrase qui suit doit être erroné.

117 Ce n’est pas exactement une description conforme à la version canonique des forces du « solaire » Gauvain, dont la puissance au combat est traditionnellement parallèle à la course du soleil dans le ciel.

118 Nous sommes dans un contexte de croisade, plus proche de l’idéologie de la chanson de geste que de celle du roman.

119 Il est un peu curieux que les païens entre eux se traitent de païens. C’est encore un détail qui rapproche Of Arthour and of Merlin des chansons de geste et de leurs adaptations à peu près contemporaines en moyen-anglais.

120 Il pourrait s’agir d’une déformation de Guinebaut, mais le seul personnage de ce nom rencontré jusqu’ici est le frère de Ban et Bohort, donc un bon chrétien (même si c’est aussi un magicien), et non un géant sarrazin, Par la suite, le nom apparaît plus régulièrement sous la forme Gvinbating.

121 Dans la source française, Arthur et Gauvain qui est à peine plus jeune, sont censés n’avoir pas plus de seize ans. Il va de soi que c’est impossible, puisque les quatre fils de la reine d’Orcanie doivent être d’âge à combattre, mais ici le vieillissement soudain de Gaheriet, le plus jeune de la compagnie, est tout aussi exagéré. Il s’inscrit dans la logique de dilatation temporelle de Of Arthour and of Merlin : voir plus haut les cinq années de « guerre de position » entre les rois révoltés et les envahisseurs.

122 C’est ici que se situe l’alinéa dans le manuscrit.

123 « develing », que l’on pourrait traduire par « rampant », a une connotation d’humiliation.

124 En français dans le texte.

125 La question est évidemment de savoir si on doit ou non compter Merlin dans le groupe : il y a trente-neuf chevaliers, plus les trois rois, plus Merlin.

126 À ce stade du récit, on ignore comment la Table Ronde s’est retrouvée en Carmelide.

127 Normalement Girflet est le fils de Do. Ici, il est dédoublé en deux personnages. De même, un peu plus loin, Bliobel et Bleherris ne forment probablement qu’une seule et même personne, dédoublée à la suite d’une cacographie – il faudrait d’ailleurs y ajouter Blihoberiis, Blehartis et Bleherris.

128 On peut se demander si Lamuas et Amores ne constituent pas, là encore, une seule et même persnne, qui serait traditionnellement connue comme « Lamorat », parfois mentionné dans les manuscrits sous le nom de « Li Amoras ».

129 Sans doute Calogrenant.

130 Cléomadès peut-être. En tout cas, ce personnage n’appartient pas à la sphère arthurienne.

131 Kaherdin ? Il appartiendrait alors à la « matière de Tristan ».

132 Ces deux-là pourraient n’en être qu’un seul, Gorvain Cadrus.

133 « Amant l’Orgueilleux », peut-être.

134 Galesconde, ou Galeschin ? Mais Galeschin est déjà présent sous le nom de Galat(h) in.

135 Légère incohérence du calendrier : la dernière séquence printanière faisait état du mois de mars, et il ne s’est normalement écoulé que sept jours depuis ce moment.

136 Dans les textes français, Hervi de Rivel.

137 Toutes ces formes sont des variations sur le nom de « Sornegriex », païen, géant et sarrazin.

138 Curieuse motivation. Le fait est que Merlin, en général, facilite l’assaut de ses compagnons par des enchantements, joue le rôle d’un stratège quasiment omniscient, qui peut intervenir là où il faut quand il faut, porte la bannière magique, mais ne combat pas directement.

139 En français dans le texte, si l’on peut dire.

140 En français dans le texte.

141 Pour mettre sa lance en position basse. Voir la note d’O. Macrae-Gibson. La description coup par coup des engagements n’est pas toujours très claire.

142 L’Irlande, fief traditionnel du roi Rion, fait donc partie des territoires païens, voire « sarrazins ». À moins qu’il ne faille comprendre l’Islande, ce qui irait mieux avec le Danemark ?

143 Le nom « Gveneour » apparaît avec des graphies variées au fil du texte. La forme « Gvenore » n’est utilisée que cette fois, pour introduire la « Fausse Guenièvre », bien que les deux noms soient confondus ensuite.

144 En français dans le texte.

145 Nommée « Carmile » dans tout ce passage.

146 Plus connu, comme on l’a vu, sous le nom d’Hargodabran, qui apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises dans Auchinleck.

147 En français dans le texte.

148 « soudans ».

149 Ces personnages ne sont pas connus par ailleurs, à moins qu’il ne s’agisse d’une référence très déformée aux amours de Gauvain et de Lore de Branlant. Selon O. Macrae-Gibson, il s’agit d’une allusion au Livre d’Artus qui ne semble pas connu de l’auteur d’Of Athour and of Merlin par ailleurs.

150 Contradictoire avec ce qui précède, et pas seulement pour le nom d’Yvain. Cela tendrait à suggérer que l’adaptateur change non seulement de manuscrit, mais même de texte-source de temps à autre.

151 Usage traditionnel d’une forme de diminutif pour rappeler qu’il s’agit d’« enfants » trop jeunes pour être déjà adoubés.

152 Notons au passage que Wawain n’a pas besoin d’une aide extérieure, clerc ou chapelain, pour déchiffrer le texte écrit. Cette compétence n’est pas fréquente chez le neveu du roi Arthur, elle est plutôt l’apanage de Lancelot, et parfois de son lignage (Blihobleris, en particulier).

153 « russel », dont O. Macrae-Gibson fait un nom propre différent. Il est plus probable qu’il s’agit d’une épithète surajoutée pour distinguer cet Orian du roi Oriens, beaucoup plus dur à tuer.

154 Il est intéressant de voir Brehus sans Pitié dans le camp des héros positifs, alors qu’il fait en général partie des traîtres et des brigands qui ne respectent pas le règne de la loi et de la justice instauré par le roi Arthur (la même remarque vaut d’ailleurs pour Brandis de la Douloureuse Cité, dont un quasi-homonyme est l’ennemi juré de Lancelot dans le roman éponyme).

155 Le nom de cette forêt est extrêmement instable. Voir « Brekenham » une page plus haut.

156 Autre Dieu païen, apparemment.

157 Ironique, selon O. Macrae-Gibson. C’est dans ce cas une très rare occurrence d’ironie dans Of Arthour and of Merlin. Il y a peut-être un jeu de mots avec « do dere », « faire du mal ».

158 Il apparaît que Of Arthour and of Merlin essaie de concilier plusieurs traditions différentes concernant le roi Urien et ses fils, bâtards ou légitimes ; de fait, une certaine confusion règne en ce qui concerne cette famille.

159 Littéralement : « rowe snoute ».

160 Erreur pour « quatre cents » (voir plus bas).

161 Type d’épée plus lourde et à lame plus large.

162 Émendation d’O. Macrae-Gibson : « fomen » au lieu de « feren ».

163 Il s’agit du Keu d’Estraus des textes français.

164 Il s’agit, semble-t-il, de la marche d’Estrangorre, célèbre dans les romans français.

165 O. Macrae-Gibson, qui émende « Etevild » en « Etenild », déclare qu’il s’agit d’« an incomprehensible form, probably corrupt ». Il pourrait s’agir d’un titre de Daril ou de Bramague, inconnus par ailleurs.

166 Habituellement, Dodinel. Of Arthour and of Merlin met un point d’honneur à introduire dans la fiction la majorité des chevaliers qui constituent les cadres de la Table Ronde dans les romans français. Cependant, en raison de la confusion endémique au niveau des noms propres, cette revue héroïque laisse parfois perplexe.

167 C’est la première fois que Mordret, ici présenté comme le fils du roi Loth, est mentionné dans le texte.

168 Pour permettre au chevalier de combattre, pas par bonté d’âme.

169 Ce chevalier ne joue qu’un rôle mineur dans la Suite-Vulgate, mais sa tante, qui semble être son seul titre de gloire, est instrumentale dans la résolution de l’aventure de la Laide Semblance dans le Livre d’Artus.

170 Ce nom rappelle le personnage du roi des Nains présent dans la liste des hôtes du mariage du héros dans Érec et Énide.

171 Émendation d’O. Macrae-Gibson : « Haningues » au lieu de « Havingnes ». L’émendation est conforme à la forme présente dans la Suite-Merlin, si ce n’est que dans le texte français il s’agit d’un chevalier, et non de la sœur de Joseph elle-même. On pourrait spéculer qu’il s’agit d’une déformation d’« Enygeus », le nom que porte ce personnage chez Robert de Boron.

172 Ce chiffre assez rare est conforme à la leçon de la Suite-Merlin.

173 Galehaut est plus couramment appelé « le fils de la Géante », ou « de la Belle Géante ». Au demeurant, c’est plutôt Adragain le Brun qui donne des conseils à Arthur lors du défi de Galehaut.

174 Le manuscrit porte « Agrevein », ce qui est visiblement une erreur dans le contexte.

175 Comme plus haut, Agravain se substitue à Adregein dans le manuscrit.

176 Peu clair : tout l’intérêt de l’épisode repose sur le fait que Kehenan n’a plus qu’un bras à ce stade, et qu’Arthur va le lui couper à son tour.

177 Lacune due au mauvais état du manuscrit. O. Macrae-Gibson donne un résumé des vers manquant fondé sur le texte de la Suite-Merlin. Le compte des vers manquant est calculé à partir du format d’une page du manuscrit.

178 « Herdene lond » = terre des « herdmen » selon O. Macrae-Gibson ; j’extrapole de ce terme la célèbre Terre des Pastures des romans français.

179 Cette annonce, empruntée à la Suite-Vulgate, ne sera évidemment pas réalisée puisque le roman s’achève à peine trois cents vers plus loin dans le manuscrit Auchinleck. Elle pose problème, dans la mesure où elle suggère que l’adaptateur moyen-anglais n’avait pas, à ce stade, l’intention de mettre un terme à son entreprise de traduction.

180 Marmiadoise, dans le texte-source.

181 « die » (K) émendation pour « duie » ; O. Macrae-Gibson : « drie » (hapax, last out).

182 Sans doute Gales li Chaus ; mais il n’apparaît pas, du moins sous cette forme, dans la « liste des quarante-deux ».

183 Passage obscur. O. Macrae-Gibson juge le manuscrit corrompu.

184 Même pour un épisode guerrier, celui-ci s’achève brusquement, avec fort peu de détails. Rien ne signale qu’il s’agit de la « fin » du roman, si ce n’est la disposition du manuscrit.

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