XXIV. La mort de Galaad
p. 327-350
Texte intégral
Ch. 362. Où Galaad, Perceval et Bohort séjournent à Corbénic
1Le conte dit que Galaad, Perceval et Bohort se retrouvèrent ensuite à Corbénic. Ils avaient été longtemps ensemble des compagnons se laissant guider par l’aventure. Comme ils chevauchaient de la sorte (ils voulaient faire route vers la mer), ils se retrouvèrent près de Corbénic, dans l’ermitage où le roi Pellès avait choisi de vivre en ermite. À la vue de Galaad, le roi, tout joyeux, lui fit bon accueil ainsi qu’à ses compagnons. Comme il se faisait tard, ils passèrent la nuit chez le roi. Après le dîner préparé par le roi lui-même, Galaad dit :
2– Sire, s’il vous agrée de me répondre, je voudrais vous demander une chose que je désire ardemment connaître. Je crois que vous êtes le seul à pouvoir me répondre.
3Et le roi de lui répondre qu’il le ferait très volontiers à condition de connaître la réponse. Aussi pouvait-il poser la question :
4– Sire, dit Galaad, j’ai vu dans cette contrée trois grandes merveilles ! La première, c’est la Bête aboyeuse que Palamède vient de tuer, la deuxième c’est la Fontaine de guérison, la troisième c’est la Dame de la chapelle.
5Et Galaad lui raconta comment il avait vu cette dernière.
6– Ah ! Galaad, ce sont en effet, dit le roi, les grandes merveilles du royaume de Londres, et tout cela remonte très loin ! Je vais vous en raconter l’histoire, en commençant par celle de la Bête aboyeuse, puisque vous l’avez mentionnée en premier.
Ch. 363. Où la fille du roi Hippomène s’éprend, pour son malheur, de son frère
7– Voici la pure vérité. Il fut un temps où, dans cette contrée, il y avait un roi nommé Hippomène, lequel avait une fille, la plus belle du royaume de Londres. Elle avait un petit frère, très beau et d’une sainte vie. Il était d’une telle bonté, à la fois beau et modeste, si avisé qu’on ne pouvait le voir sans en être émerveillé et le chérir. Mais, la demoiselle le surclassait en savoir : elle était entourée des meilleurs maîtres du pays, qui lui apprenaient avec zèle tous les arts. Parvenue à l’âge de vingt ans, la demoiselle était devenue si instruite et savante que tous en étaient émerveillés. On ne pouvait lui soumettre aucune question d’érudition qu’elle ne sût résoudre. Mais, plus que tout autre art, elle avait surtout très à cœur d’étudier la nécromancie. Elle ne se plaisait à rien d’autre, que cela vienne du monde ou de Dieu, si bien qu’elle se mit à aimer son frère de tout l’amour qu’elle devait à Dieu. Or, son frère était vierge. Il tenait, de plus, à le rester toute sa vie, dans son désir de servir Dieu. La demoiselle sollicita son amour. Très chagriné, ce dernier dit à sa sœur pour éveiller en elle la crainte : « Passe ton chemin, malheureuse, et ne m’en parle plus, autrement je te ferai brûler vive. » La demoiselle, piquée au vif et attristée par cette déconvenue, en vint à perdre la santé et la raison. Bien qu’éconduite par son frère, son amour ne faiblissait pas, bien au contraire. Elle essaya, par tous les moyens, y compris des sacrilèges, de le séduire, mais jamais elle ne put parvenir à ses fins. Elle se dit alors qu’il valait mieux mourir plutôt que de vivre une telle vie.
Ch. 364. Où le diable abuse la demoiselle qui était sur le point de se tuer
8– Elle prit alors un couteau qu’elle gardait dans un coffre et, faussant compagnie à ses demoiselles d’honneur, elle se rendit dans un domaine de son père où se trouvait une fontaine, auprès de laquelle elle voulait se donner la mort pour être délivrée de sa triste vie. Sur ces entrefaites, un diable lui apparut, sous les apparences d’un jeune homme très beau, avec un corps merveilleux. En voyant qu’elle s’apprêtait à se tuer, il lui dit : « Demoiselle, ne vous tuez pas encore, attendez que je vous dise un mot. » À ces mots, elle fut tout effarée, si bien qu’elle retint le coup qui allait la frapper. « Qui êtes-vous donc ? demanda-t-elle. – Je suis l’homme qui vous prise et aime plus que toute autre demoiselle au monde. Je suis très peiné de voir que vous n’arrivez pas à posséder ce que vous désirez tant. » À ces mots, elle fut stupéfaite et dit : « Et vous, comment êtes-vous au courant de ce que je désire tant sans pouvoir l’obtenir ? – Je le suis bel et bien et je vous le dirais même si j’étais sûr de ne pas vous chagriner. – Dites-le moi donc, fit-elle. – Puisque telle est votre volonté, dit-il, je m’en vais vous le dire. Vous aimez votre frère d’une telle passion, qu’il s’en est fallu de peu que vous n’en mouriez. Voilà pourquoi je suis venu à cet endroit. Si vous acceptiez de faire ce que je vous demande, il serait très bientôt à vous, et vous en feriez ce que vous voudriez. » Sur ces paroles, la demoiselle dit : « Je sais bien que vous dites vrai puisque vous êtes au courant de ce que tous ignorent sauf moi-même et mon frère. Aussi suis-je certaine que vous saurez tenir vos promesses. J’obéirai à tous vos ordres mais, en échange, vous tiendrez votre parole. » Et le diable de le lui promettre. La demoiselle lui demanda alors de formuler ses conditions. « Ma dame, dit-il, en guise de récompense, je vous demande de m’offrir votre amour. – Ah ! messire, dit-elle, comment le pourrais-je, moi qui aime mon frère à en mourir. S’il est tout à moi, comme vous me l’avez annoncé, alors que je ne suis plus vierge, qu’en sera-t-il de moi ? – Je viendrai à votre aide », dit-il. Mais elle lui répondait qu’elle n’aurait pas le courage de se donner à lui. « Ou vous tenez vos promesses, dit-il, ou vous serez parjure et alors vous n’obtiendrez plus jamais l’objet de vos désirs. » La demoiselle, qui était remplie de péché et, de plus, envoûtée par le diable, décida de s’offrir à lui, d’abord poussée par la crainte, mais aussi parce qu’elle le trouvait très beau et séduisant. Elle lui donna donc son accord.
Ch. 365. Où la demoiselle offre son amour au diable
9– Et c’est ainsi, comme je viens de vous le raconter, que la demoiselle offrit son amour au diable. Puis, il coucha avec elle, tout comme le père de Merlin. En couchant avec lui, la demoiselle éprouva un plaisir et une passion telles qu’elle en vint à oublier son frère, et même elle se mit à le détester d’une haine mortelle. Il n’y avait rien au monde qu’elle détestât davantage, et elle allait mettre tout en œuvre, se disait-elle, pour le faire périr. Après qu’ils eurent consommé leur mauvaise action, elle se mit à penser, de toutes ses forces, comment elle pourrait tuer son frère. Le diable lui demanda alors : « Mais dites-moi, ma dame, à quoi vous songez. » Et elle de lui répondre : « Je pense à une chose que je ne dirai jamais ni à vous ni à qui que ce soit. – Je sais bien, dit-il, que vous songez à tuer votre frère. – Vous dites vrai, fit-elle, et je vois maintenant que vous êtes l’homme le plus savant sur terre. Puisque vous percez à jour mes intentions, je ne vous cacherai plus rien. Depuis que j’ai couché avec vous, sachez-le, je hais mon frère et rien ne saurait m’empêcher de provoquer sa mort par tous les moyens. Je vous prie, au nom de notre amour, de me conseiller sur la manière de le faire périr, et je serai à vous pour toujours et j’accomplirai toutes vos volontés. Et sachez que je lui veux du mal plus qu’à tout autre être au monde. – Je vous aiderai à mener cela à terme, dit-il, puisque vous avez à cœur de le tuer. Faites appeler votre frère en lui disant que vous souhaitez vous entretenir avec lui dans votre chambre. Quand il se trouvera à l’intérieur, alors vous fermerez votre porte pour lui offrir votre amour. Il s’y refusera mais il vous faudra alors l’embrasser et le saisir très fort. Comme il entrera en colère, il va vous frapper sans trop vous faire mal. C’est à ce moment qu’il faudra pousser des cris. Arriveront alors tous les chevaliers, les autres vassaux ainsi que le roi votre père. Vous leur direz alors que votre frère a voulu vous violer et le roi ordonnera de s’en saisir, puis il rendra la sentence qu’il vous plaira. Voilà comment vous pouvez mettre en œuvre vos desseins. »
Ch. 366. Où la demoiselle fait venir son frère pour s’offrir à lui
10– La demoiselle les suivit à la lettre tous les conseils du diable, jugeant qu’il était de bon conseil. S’étant rendue dans sa chambre, elle fit appeler son frère qui ne tarda pas à venir. Comme elle sollicitait son amour, il leva la main sur elle et la frappa au visage, si bien qu’elle fut tachée de sang. Elle se mit alors à hurler : « Au secours ! À moi ! » L’ayant entendue, le roi et les chevaliers, qui se trouvaient au palais, s’y rendirent en courant et ils ouvrirent la porte. Une fois à l’intérieur, le roi vit sa fille tout en sang. Il lui demanda qui l’avait ainsi blessée. « Sire, dit-elle, c’est mon frère qui vient de me flétrir. – Comment cela, dit le roi, aurait-il couché avec toi ? – Oui, répondit-elle, mais je vous l’assure à mon corps défendant. » Le roi ordonna alors que l’on se saisît de son fils, qu’il fit mettre en prison. Puis, il dit à sa fille : « Est-ce bien aujourd’hui qu’il a couché avec toi ? – Non, dit-elle, depuis longtemps il couche avec moi mais je n’ai jamais osé vous en parler craignant que vous ne me fassiez périr. Mais aujourd’hui je n’ai plus voulu y consentir et voilà ce qu’il a fait de moi. » Si elle disait tout cela, c’est qu’elle se savait enceinte, afin que l’on mît le fait sur le compte de son frère. C’est ainsi, tout comme je vous le raconte, que le roi Hippomène fit emprisonner son fils à cause de sa déloyauté à l’égard de sa fille. Le fils du roi ne manquait pas de se justifier, en disant que c’était une perfidie de sa sœur, mais cela ne servait à rien, car tous croyaient au récit qu’elle avait fait.
Ch. 367. Où le roi convoque son parlement au sujet de l’affaire survenue entre son fils et sa fille
11– Le roi fut si attristé par cette affaire qu’il rassembla toute sa cour pour juger, par un juste procès, si son fils méritait la mort. Après avoir entendu les dires de la demoiselle, l’on décida qu’il devait mourir, et le roi demanda alors à sa fille le genre de mort qu’elle souhaitait voir appliquer à son frère : « Je veux, répondit-elle, que vous le jetiez à sept chiens privés de nourriture depuis sept jours. » Et c’est ce que l’on fit. Et le fils du roi, qui était si beau et plein de mesure, si bon aussi devant Dieu et devant les hommes, fut emmené vers des chiens affamés.
12En voyant qu’il avait été condamné à mort et qu’il ne pourrait pas en réchapper, il dit : « Hélas ! ma sœur, tu sais bien que je ne mérite pas cette mort que tu m’infliges. Je ne suis pas tant affligé de ma mort que du bruit qu’elle fait puisque tu me couvres d’infamie en me faisant mourir injustement. Mais Celui-là me vengera qui sait réparer les grandes félonies du monde, et Celui-là te rendra la récompense que tu mérites et dans peu de temps ! La chose que tu portes dans ton ventre, on verra au grand jour qu’elle n’est pas mon fruit. Il sortira de ton ventre une chose horrible à voir, une chose comme des yeux humains n’en virent jamais. C’est le diable qui a partagé ta couche, et c’est donc le diable que tu portes dans ton ventre. Quand tu enfanteras, il sortira de toi sous la forme d’une bête, la plus difforme qui soit jamais née et que des yeux ont pu voir. Elle fera beaucoup de mal sur terre où elle tuera une multitude d’êtres humains. Et, puisque tu me fais jeter aux chiens, le corps de cette bête renfermera des chiens qui aboieront et hurleront sans cesse, en mémoire de ma mort et en preuve de mon innocence. Les chiens ne cesseront d’aboyer et de ravager jusqu’à l’avènement d’un bienheureux chevalier nommé Galaad. Quand il viendra, il en fera la chasse. Et c’est lui qui infligera la mort à ce fruit maudit qui sortira de ton ventre ! » Il tenait ces propos à sa sœur mais, au lieu de le croire, on le jeta aux chiens qui en firent leur pâture. Puis, le roi ordonna que l’on prît soin de sa sœur jusqu’au moment de l’enfantement. Le terme arrivé, les dames qui l’assistaient pendant l’accouchement s’attendaient à voir un enfant, mais c’est une bête qu’elles trouvèrent, la plus difforme qui jamais vit le jour et, de mémoire d’homme, la plus monstrueuse qui soit. À la vue de cette chose maudite, les dames furent si épouvantées qu’elles tombèrent mortes. Ne restèrent en vie que la bête et une seule dame. La bête sortit pour s’en aller avec une telle hargne qu’il ne se trouva personne au château pour pouvoir la retenir. Elle poussait des cris et des aboiements si forts qu’on eût dit qu’elle renfermait dans son corps tous les hommes qui se trouvent sur terre.
13Quand le roi apprit ces faits, il reconnut que son fils avait dit vrai au sujet de sa sœur, puis il pressa sa fille tant et si bien qu’elle fut forcée de dire toute la vérité sur cette histoire : comment elle avait fait périr son frère, et comment elle avait couché avec le diable, l’ayant pris pour un homme. Le roi ordonna alors d’emprisonner sa fille qu’il fit périr d’une mort pire encore que celle de son frère. Telle est, messire Galaad, tout comme je viens de vous le dire l’origine de la Bête aboyeuse : elle était bien fille du diable, voilà pourquoi sont advenues tant de mésaventures dans cette contrée, et qu’il y a eu tant de chevaliers et d’hommes tués, comme vous venez de l’entendre. Maintenant, je vais vous parler de la Fontaine de guérison, comme vous m’en avez fait aussi la demande.
Ch. 368. Où le roi Camaalis est vainqueur du roi Mordrain
14– Au temps de Joseph d’Arimathie, et d’après le témoignage véridique des grands clercs, le roi Mordrain et son beau-frère Nascien vinrent dans cette contrée. Nascien était un homme craignant Dieu, qu’il servait par-dessus toute autre chose au monde. Lors de sa venue à Camaalot, en compagnie du roi Mordrain, le roi Camaalis, celui qui avait bâti la cité de Camaalot, sortit à leur rencontre et il défit Mordrain, Nascien et tous les chrétiens. Après une poursuite qui dura bien une journée, Camaalis les rejoignit devant la tour du Géant, où il les encercla, si bien qu’ils ne pouvaient plus fuir où que ce soit. Ce roi Camaalis, bon chevalier et puissant dans les armes, surclassait Nascien. C’était le chevalier le plus renommé au monde. Camaalis fit savoir par un messager qu’il était prêt pour un combat singulier, en fixant les conditions suivantes : s’il était battu, Nascien deviendrait le féal de Camaalis, lui et son armée, mais s’il était vainqueur, c’est Camaalis qui deviendrait son féal, lui et son armée. Si Camaalis lança ce défi à Nascien, c’est qu’il jugeait préférable une seule mort, plutôt que la mort de tous les hommes d’une armée.
15À l’approche du duel, Nascien avait déjà reçu tant de blessures qu’il pouvait à peine se tenir en selle, si bien qu’il ne savait pas quel parti prendre, non qu’il eût peur de perdre la vie, mais il craignait pour l’avenir de ses vassaux, sachant que Camaalis était un excellent chevalier. Ses hommes lui demandèrent alors : « Nascien, qu’allez-vous donc faire ? – Certes, je ne me serais pas hasardé, dit Nascien, à lui demander un duel, mais puisqu’il me défie, je vais m’y préparer de mon mieux, avec le secours du Christ, afin de sauver mon peuple. » Il dit alors au messager : « Mon ami, retournez chez votre maître et dites-lui que demain, à l’heure de prime, il me trouvera devant la tour que voici, prêt au combat, aux conditions que vous venez de m’annoncer. » Puis, l’écuyer retourna auprès de son maître Camaalis pour lui transmettre les paroles de Nascien.
Ch. 369. Où l’on convient d’un duel entre Camaalis et Nascien
16– C’est ainsi, comme je viens de vous le dire, qu’il fut convenu d’un duel entre Nascien et Camaalis devant la tour du Géant. Pendant la nuit, Nascien se faisait du souci du fait qu’il allait devoir se battre alors qu’il était très mal-en-point, sans compter que, s’il venait à être battu, tout le peuple de Jésus-Christ serait ruiné et asservi. À cause de tout cela, il était en proie à un accablement tel qu’il n’en avait jamais connu de semblable. Tandis qu’il était couché, l’esprit absorbé par de telles pensées, une voix se fit entendre : « N’aie pas peur, Nascien, le Seigneur te viendra en aide. Je vais te montrer comment tu vas guérir de tes blessures. Tu choisiras un terrain pour le duel, puis tu frapperas le sol de ta lance et une source en jaillira. Sa vertu sera telle que tout homme qui en boira, aussi grièvement blessé soit-il, en recouvrera incontinent la santé. Comme la source qui en jaillira aura la vertu de te guérir, on l’appellera Fontaine de guérison. » En entendant ces paroles, Nascien éprouva une grande joie. Il rendit grâces à Dieu qui l’avait ainsi réconforté dans sa détresse. Puis, il fit ce qui lui avait été ordonné. Il guérit de ses blessures et vainquit Camaalis. Ce dernier, qui ne croyait pas en Dieu, devint chrétien, lui et tous ses compagnons. Telle fut, comme je viens de vous le dire, l’origine de la Fontaine de guérison qui existe encore de nos jours, mais qui dorénavant ne subsistera pas, car Notre-Seigneur ne le veut plus.
Ch. 370. Où l’on parle de la Dame de la chapelle
17– La dame dont je vais vous parler maintenant, [ajouta le roi Pellès,] avait nom reine de Gania35. Sa seigneurie s’étendait sur de vastes domaines. Elle menait une vie si droite et glorieuse que Notre-Seigneur l’aimait beaucoup, ce qu’Il lui prouva en maintes occasions. Sachez aussi qu’elle appartenait à la même lignée que messire Perceval, ici présent. Et cette dame avait quatre fils et une fille très belle, laquelle était très amoureuse d’un chevalier de son père. Elle l’aimait si fort que, ne pouvant plus garder le silence, elle s’en ouvrit à son père, en le priant de lui accorder ce chevalier en mariage. Le père ne voulut pas y consentir, car le chevalier n’avait pas assez de noblesse pour être en mesure d’épouser sa fille : « Ma fille, sur ma foi, dit le roi, tu es plus folle que je ne le croyais. Moi vivant, il ne faudra plus y penser. Autrement, sache-le, tu finiras sur le bûcher ! Je ne consens point à abaisser ma lignée par ta faute. »
18Craignant son père, elle ne lui répliqua rien, mais son amour pour le chevalier, au lieu de s’affaiblir, allait grandissant. Un jour que le chevalier et la demoiselle étaient seuls, il dit : « Ma dame, qu’en sera-t-il de notre amour ? – Je ne serai pas votre femme, répondit-elle, et, de plus, notre amour ne sera point consommé tant que mon père vivra. S’il meurt, par contre, vous m’épouserez, puisque ma mère et mes frères sont contents de ce mariage, mais pas mon père. – Comment cela ? demanda-t-il. Vous voulez dire que pour être à moi, il faut la mort de votre père ! – C’est bien cela, dit-elle. – Alors je me fais fort de le tuer. »
Ch. 371. Où le chevalier tue son roi
19– Après cela, il advint un jour, lors même que le roi dormait dans son lit à côté de sa femme, que le chevalier pénétra dans la chambre. En effet, c’était un proche parmi les proches du roi. S’étant approché du lit il vit que le roi dormait. Il prit alors une épée et lui transperça le cœur, si bien que le roi ne put s’apercevoir de rien et que la reine ne se réveilla pas. Le chevalier fut si épouvanté par son geste que l’épée lui échappa de la main et qu’elle tomba sur la reine.
20Ayant perpétré son méfait, le chevalier sortit de la chambre sans être vu de personne sauf de la demoiselle. Après avoir constaté que son père était bel et bien mort, la demoiselle se mit à crier si bien que tous les gens qui se trouvaient sur place purent l’entendre. Les fils du roi arrivèrent. Ils virent leur père mort et la reine qui dormait auprès de lui. Avec le vacarme, elle se réveilla et, voyant l’épée sur elle, elle fut tout épouvantée. Parmi tous ceux qui avaient contemplé la scène, il ne se trouva personne pour mettre en doute le fait que la reine ait tué son mari. On s’empara donc d’elle pour l’enterrer vivante, et on posa par-dessus une pierre, comme le conte en a déjà fait le récit.
Ch. 372. Où les fils croient avoir fait périr leur mère
21– Les fils, vous disais-je, crurent donc avoir tué leur mère, mais Notre-Seigneur, qu’elle servait de tout son cœur, n’oubliait pas qu’elle avait été enterrée vivante dans ce cachot. Bien au contraire, Dieu commença à faire par elle tant de miracles et d’une si prodigieuse force qu’on venait auprès d’elle, de tout le royaume de Londres, pour se faire guérir. Il ne se trouva personne, aussi estropié et malade fût-il, qui n’en soit pas revenu en pleine santé et tout joyeux. Dieu la maintenait en vie grâce au pain céleste jusqu’au moment de votre arrivée à Corbénic. Est-elle maintenant morte ou vivante ? Je n’en sais rien. C’est dans les appartements du Saint-Graal que j’ai appris ces merveilles du royaume de Londres puisque la sainte voix me les dévoilait. Mais au sujet de tous les faits survenus après mon départ de Corbénic, je n’en sais pas davantage que quiconque. Voilà, je viens de vous raconter les trois histoires que vous m’avez demandées.
22– C’est vrai, dirent-ils, et, qui plus est, fort bien. Votre récit fut très plaisant.
23Ce soir-là, les compagnons prirent du repos chez le roi. Le lendemain matin, ils repartirent après avoir entendu la messe. Ils restèrent ensemble pendant trois ans à parcourir les gâtines et les bourgs, avant de se retrouver, une nouvelle fois, à Corbénic. Pendant ces trois ans, Perceval accompagna Galaad. Au bout de ces trois ans, toutes les aventures du Saint-Graal étaient bel et bien achevées. Chaque fois que Galaad et Perceval étaient entrés en mêlée ou en duel, ils l’avaient emporté tout à leur honneur.
Ch. 373. Où Galaad et Perceval entrent dans un tournoi
24Ainsi chevauchant, il leur advint un jour de se trouver dans une forêt d’où ils débouchèrent sur une plaine près d’une tour très forte et très belle. Près de cette tour, il y avait une citadelle, munie d’une belle enceinte, au pied de laquelle se tenait un très grand tournoi. Telle troupe de chevaliers venait d’étriller telle autre, si bien que ces derniers, se voyant vaincus, commençaient à quitter le tournoi et le château. Quand Galaad et Perceval virent cela, ils entrèrent dans la mêlée et commencèrent à frapper à droite et à gauche, à fausser des hauberts, à renverser des chevaliers, à fracasser les heaumes et les écus. Ils firent tant et si bien que ceux-là furent battus qui avaient eu le dessus, n’ayant pu tenir devant la prouesse de Galaad et Perceval. Quant aux rescapés, ils furent bien forcés de chercher refuge dans le château.
25Après avoir accompli ce fait, les deux compagnons filèrent à nouveau vers la forêt, si bien que les chevaliers, auxquels ils avaient prêté main forte, ne purent savoir ce qu’ils étaient devenus. Ils étaient fort contrariés de ne pouvoir honorer, comme ils l’auraient souhaité, ceux qui les avaient tirés d’embarras. Une fois dans la forêt, Galaad et Perceval chevauchèrent jusqu’à la nuit tombée et, comme ils faisaient route de la sorte, ils rencontrèrent Bohort de Gaunes. Quand ils l’eurent reconnu, ce fut pour tous une bien grande joie, et ils remercièrent Dieu de les avoir ainsi réunis. Galaad demanda alors à Bohort ce qu’il était advenu de lui depuis leur séparation.
26– Sur ma foi, messires, répondit Bohort, voici bien un an et demi que je n’ai pas habité dans un bourg, ville ou château, hormis une petite dizaine de jours en tout et pour tout. Je couchais plutôt dans les landes, les forêts et les endroits sauvages, où je serais mort de faim et de misère, n’était la bonté de Jésus-Christ qui, tous les jours, m’a pourvu du nécessaire par pure grâce.
27– Est-ce que tu as retrouvé les chevaliers que tu es allé chercher de ton côté, après nous avoir quittés ?
28– Certes non, répondit Bohort, mais à Dieu plaise de guider nos recherches, si telle est sa volonté.
29– Eh bien, dit Galaad, nous voilà à nouveau ensemble et, sachez-le, nous allons trouver ce que nous désirons tant avant de nous séparer.
30– Dieu le veuille, dirent-ils, car ce serait à l’avantage de nos corps et de nos âmes.
31– Et Perceval d’ajouter :
32– Après cette rencontre, sachez-le, Dieu ne manquera pas de nous accorder tous les bienfaits.
33Ils chevauchèrent, tous les trois ensemble, pendant longtemps, et ils rencontrèrent bien des aventures qu’ils parvinrent à accomplir, lesquelles sont mises par écrit dans Le Livre du brait.
34Au fil du chemin, l’aventure les mena un jour chez le roi Pellès, le grand-père de Galaad, où ils furent honorés et servis par le roi et par sa cour à plaisir. Le roi Pellès, qui était présent, s’avança alors vers eux. Il s’agissait pour lui de l’événement de sa vie, il honora tout le monde, mais surtout Galaad son petit-fils qu’il ne cessait d’embrasser et de couvrir de baisers. À cause de Galaad, il y avait grande joie à la cour, puisque c’est bien lui, tout le monde le savait, qui allait accomplir toutes les aventures qui hantaient la contrée. La nouvelle fit grand bruit, dans le château et dans tous les environs, à savoir que le petit-fils du roi était arrivé. Tout le monde accourait pour voir Galaad afin de l’honorer dans la liesse, rendant grâces à Jésus-Christ de l’avoir conduit chez eux. Le roi le fit désarmer, et on lava ses mains, son visage et son cou, sur lesquels ses armes avaient déteint.
Ch. 374. Où Éliécer, fils du roi Pellès, apporte l’épée
35Sur ces entrefaites, survint Éliécer, fils du roi Pellès, portant à la main une épée brisée, celle-là même qui avait blessé Joseph d’Arimathie aux jambes. Après l’avoir dégainée, il la tendit à Bohort qui la prit pour voir si elle était brisée.
36– Sachez, dit alors le roi Pellès, que nous sommes devant une épée qui doit être soudée par le meilleur chevalier du monde.
37Bohort s’adressa ainsi au roi et aux autres sires :
38– Ne me jugez pas présomptueux, mais je vais m’y essayer.
39Bohort plaça une partie en face de l’autre, sans toutefois parvenir à les assembler. Puis, il la remit à Galaad, qui assembla une partie avec l’autre. Aussitôt l’acier se souda, au point que l’on ne pouvait plus distinguer l’endroit où elle avait été brisée. En voyant cela, les habitants du château furent tout émerveillés. C’est bien lui, se disaient-ils, qui allait accomplir les aventures du château, puisqu’il venait de surmonter l’épreuve si aisément. L’épée soudée, Éliécer la remit au fourreau pour la donner à son père, qui à son tour la tendit à Bohort en disant :
40– Cette épée vous appartient.
41Bohort apprécia le geste et en remercia de tout cœur le roi, en disant qu’il estimait cette épée plus que la meilleure ville du royaume. Comme ils parlaient de la sorte, on leur apporta, à tous les trois, de très riches vêtements tout neufs. Quand ils s’en furent revêtus, sachez-le, ils avaient l’air d’être des chevaliers très nobles et beaux. Ensuite, le roi les introduisit dans une pièce où il s’entretint longuement avec eux.
42À l’heure de midi, ils quittèrent l’endroit pour se diriger vers le palais36.
43Sur ces entrefaites, le ciel commença à s’assombrir d’un coup. Il se mit à tonner et à foudroyer, et dans le palais s’engouffra un vent si chaud que tous ses habitants craignirent de périr brûlés, puis ils s’évanouirent. Le palais se mit à branler, puis une voix survint qui disait :
44– Que ceux qui ne doivent pas s’asseoir à la table de Jésus-Christ s’en aillent car voici le temps où les vrais chevaliers vont être emplis de la grâce du Saint-Esprit !
45Aussitôt, tous sortent du palais, où ne demeurent que les trois compagnons, le roi Pellès qui menait une vie très sainte, son fils Éliécer, ainsi qu’une sainte demoiselle, la plus belle et la plus vertueuse qui se puisse trouver (c’était une religieuse, vierge dans son âme et dans son corps). Tous se tenaient dans le palais pour connaître le signe que Jésus-Christ allait leur montrer. Et voici qu’on vit entrer par la porte du palais des chevaliers novices armés de toutes leurs armes, à l’exception de la lance et de l’écu. Ils entrèrent dans une pièce, suivis de leurs écuyers qui étaient là pour leur ôter les armes. Une fois soulagés de leurs armes, on leur donna de riches vêtements. Ainsi parés, ils se rendirent auprès de Galaad à qui ils rendirent hommage, puis auprès du roi Pellès.
46– Sachez, sire, dirent-ils, que nous sommes venus ici pour nous asseoir à la sainte table où sera servie la sainte nourriture.
47Le roi leur souhaita la bienvenue et il dit aussi qu’ils étaient arrivés à point nommé, puis Perceval demanda aux jeunes chevaliers d’où ils venaient. Les trois premiers répondirent qu’ils appartenaient au royaume de Gaule, et les trois autres au royaume de Danemark. Comme ils devisaient de la sorte, on vit sortir d’une chambre une civière très riche et fort bien garnie. Elle était portée par quatre demoiselles et il y avait dessus un homme malade qui gémissait beaucoup, portant sur sa tête une couronne d’or constellée de gemmes. Après qu’on l’eut déposé au milieu de la salle royale, on retira le couvre-lit qui cachait son corps. À la vue de Galaad, le roi Méhaigné dit :
48– Messire, sachez que j’ai eu un grand désir de votre arrivée. Soyez donc le bienvenu ! Heureux soit le jour où vous êtes entré dans ce château ! Sachez qu’il n’est personne au monde pouvant endurer les maux et les douleurs dont je suis frappé depuis longtemps. C’est maintenant, s’il plaît à Dieu, que vont prendre fin mes plaintes et ma cruelle souffrance : me voici assuré de pouvoir bientôt quitter ce monde.
Ch. 375. Où la voix parle à ceux de la Table ronde
49Alors qu’ils devisaient de la sorte, une voix retentit soudain :
50– Vous tous, qui n’êtes pas compagnons de la quête du Graal, sortez ! Ainsi l’ordonne le Souverain Maître.
51À ces paroles, le roi Pellès sortit de la salle, et avec lui son fils, la sainte demoiselle et tous les autres. N’y restèrent que les douze chevaliers, il leur sembla voir un homme s’approcher, revêtu comme un évêque qui va chanter la messe. Il portait sur sa tête une somptueuse couronne en or et des gants luxueux aux mains. Il était porté par quatre anges sur un siège en or. À sa gauche, il y avait une table en argent où se trouvait le Saint-Graal, sous un voile de samit vermeil. Des anges portaient cet évêque assis sur son siège, disais-je. L’homme portait sur son front une inscription qui disait : « Je suis Josephé, le premier évêque du monde, le premier qui entra dans la cité de Sarras. » En constatant que l’inscription faisait mention de Josephé, [ils furent frappés de stupeur,] car ils savaient qu’il était mort depuis deux cents ans, puis Josephé leur dit :
52– Chevaliers serviteurs de Jésus-Christ, ne vous émerveillez pas de me voir, ainsi revêtu, parmi vous. Je fus ordonné il y a longtemps, et de créature terrestre que j’étais, me voici devenu créature spirituelle.
53Ces paroles dites, il s’agenouilla devant la table du Saint-Graal. Après qu’il y fut demeuré de la sorte pendant un long moment, on entendit s’ouvrir une porte donnant sur une autre pièce, et six anges entrèrent. Deux portaient de magnifiques chandeliers en argent avec des cierges allumés ; deux autres portaient des encensoirs ; le cinquième portait un voile en samit vermeil et le sixième portait une lance où perlait du sang qu’il recueillait dans une fiole de cristal qu’il portait dans sa main droite. Les anges qui portaient les cierges les déposèrent sur la table, devant le Saint-Graal ; celui qui portait le voile en samit le déposa sur la table ; celui qui avait la lance, la mit dans le saint vase, pour que le sang y coulât et les deux anges thuriféraires précédaient le Saint-Graal pour l’encenser.
54Quand ils eurent accompli cela, Josephé se leva, il prit une petite serviette qui était posée sur l’autel et en couvrit le saint vase, si bien qu’on ne pouvait plus le voir. Après, il leur sembla que Josephé célébrait le sacrifice de la messe, et voici qu’il dévoile le saint vase d’où il sortit une petite hostie mais pareille à un pain. Il l’éleva des deux mains, au-dessus de sa tête, si bien que tous pouvaient la voir. Comme ils la regardaient, ils virent arriver un enfant du ciel, qui entra dans ce pain, lequel pain devint en quelque sorte un homme de chair. Après quoi, Josephé abaissa ce pain pour le déposer dans le Saint-Graal. Il le dévoila, tel qu’il se trouvait auparavant, et il fit dessus trois fois le signe de la croix. Après avoir accompli tous les gestes du prêtre, il se retourna pour dire à Galaad de donner la paix à ses compagnons et frères. Et c’est ce qu’il fit. Après cela, Josephé remit la couronne sur sa tête, se couvrit les mains de ses gants, et, se tournant vers les autres chevaliers, il dit :
55– Mes amis, vous avez traversé des épreuves et des souffrances, je le sais, au service de Dieu Notre-Seigneur, ainsi que pour avoir connaissance du Saint-Graal. Maintenant, prenez place autour de cette table.
56Tous firent ce qu’il demandait, puis Josephé dit encore :
57– Sachez que, grâce à vos bons et loyaux services pour Dieu, vous allez recevoir de suite un don tel, que vous serez rassasiés du mets le plus exquis, le plus spirituel aussi, que jamais homme charnel ait reçu dans toute sa vie. C’est de la main même de Jésus-Christ que vous allez le recevoir : vous devez croire cela, tout au long de votre vie. Le prêtre, en effet, est à l’image et à la ressemblance du Sauveur. C’est par le prêtre, que Dieu a voulu nous accorder son sang et son corps. Aussi pécheur soit-il et quelles qu’aient pu être ses fautes, si le prêtre s’en repent de tout son cœur, et qu’il implore la grâce à Jésus-Christ, en avouant ses fautes, Notre-Seigneur lui accordera sa miséricorde et lui donnera le même pouvoir qu’à saint Pierre, si bien que tout ce qu’il déliera sur terre sera délié dans les cieux, et tout ce qu’il liera sur terre sera lié dans les cieux. Autrement dit, l’homme, dont les péchés auront été absous par le prêtre, sera pareillement absous par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce pouvoir, Dieu l’a confié à Pierre en premier, et puis à nous autres, qui vivons pour le service de Dieu et de ses droits. Puisque vous allez recevoir ici, et une fois pour toutes, la grâce et l’amour de Jésus-Christ, veillez à bien la garder tous ensemble. Ce que vous allez recevoir aujourd’hui, c’est le don le plus précieux qu’ait jamais reçu un chevalier au monde, et désormais personne d’autre ne le recevra, quels que soient les services qu’il aura rendus.
Ch. 376. Où l’évêque Josephé quitte Galaad et Perceval.
58À ces mots, Josephé se sépara d’eux, et on ne sut pas où il était parti. Alors Perceval dit à Galaad :
59– J’ai eu grande joie d’entendre les paroles de cet homme, et sachez que c’est un homme spirituel. C’est un grand pouvoir que Dieu donne au clerc, fût-il pécheur, puisqu’il confie à ses mains son précieux corps.
60– Messire, dit un chevalier du royaume de Gaule37, elle est grande la miséricorde de Dieu qui accepte de pardonner à son ennemi, lors même qu’il est couvert de taches, de souillure et de péché mortel, si tant est qu’il se repente et implore la pitié. Maintenant, voilà le saint vase et la sainte table autour de laquelle nous avons pris place. Nous l’avions tant cherché et de toutes parts et nous voilà enfin parvenus à l’endroit que nous désirions.
61Le chevalier de Gaule38 ayant parlé, tous s’approchèrent avec grande joie et ferveur de la sainte table, avec des pleurs et des sanglots de joie, et en priant Dieu de ne point regarder leurs fautes mais de venir les visiter par son très saint nom. Ils fondirent tous en pleurs, tant et si bien que leurs visages étaient mouillés de larmes. Qui les aurait vu pleurer de la sorte en aurait eu une grande pitié. Après un long moment, on entendit s’approcher un cortège qui chantait d’une voix forte, haute et claire, en bénissant le nom de Jésus-Christ. Après quoi, on entendit un coup de tonnerre formidable, si fort que tous croyaient devoir mourir, puisque le firmament allait s’effondrer sur eux. Enfin, il y eut un éclair si effroyable qu’ils crurent que le ciel se déchirait en deux, et que le redoutable jour du jugement était arrivé. Puis il y eut un vent si fort, si épouvantable et si chaud que tous les présents crurent brûler, suivi d’un tel coup de tonnerre qu’on aurait dit que le palais allait s’écrouler. Jésus-Christ les avait abandonnés, pensaient-ils, si bien qu’ils n’allaient plus en contempler les mystères. Mais s’Il envoyait ces signes c’était plutôt pour voir si les chevaliers tenaient fermes dans la foi. Et Galaad de réconforter alors ses compagnons, en disant :
62– Messires, n’en soyez pas ébranlés et ne craignez rien. Si Notre-Seigneur nous montre ces œuvres, c’est pour nous révéler combien grande est sa puissance. S’Il le veut, Il ne tardera pas à venir à notre secours. Il est tel qu’Il réconforte ceux qui lui vouent une foi inébranlable.
63À peine Galaad avait-il prononcé ces paroles, que la tempête prit fin ainsi que l’obscurité. Survint alors une clarté si intense que le palais parut s’embraser. Ils éprouvaient maintenant une douceur et des délices telles que le cœur de l’homme ne saurait les entrevoir. Puis, un vent s’engouffra par la fenêtre, qui dévoila le vase couvert par le samit vermeil. Ayant tourné leurs regards vers la table où était posé le Saint-Graal, ils virent sortir un homme à la poitrine nue mais avec une écharpe en soie sur l’épaule gauche. Il était tout vermeil comme le sang ; ses cuisses étaient couvertes d’une étoffe de lin ; ses mains, ses bras, ses jambes et ses pieds, bref tout son corps était couvert de sang, lequel s’écoulait d’une plaie de son côté et d’autres parties de son corps couvertes de plaies et striées de coups de fouet. Il était impossible de le regarder sans en éprouver de la pitié. Et cet homme, dont je vous parle, dit alors :
64– Mes enfants, loyaux chevaliers et loyaux serviteurs, vous qui avez tant peiné et travaillé pour moi, vous étiez des êtres mortels et vous voici devenus des êtres spirituels. Vous avez bien changé. Vous avez troqué la mort pour la vie. Vous avez tant œuvré pour moi que vous allez contempler mes mystères. Désormais vous en êtes dignes. Vous avez gagné la couronne céleste : voilà pourquoi vous êtes assis à la table, où nul homme terrestre n’avait plus pris place depuis le temps de Joseph d’Arimathie jusqu’aujourd’hui. Il y en a certes qui s’y étaient assis, mais sans être comblés comme vous l’êtes, car ils vivaient dans un esprit [mercenaire] et servile. Ce fut le cas pour quelques habitants de ce château ou d’autres lieux qui furent pourvus et rassasiés par la grâce de l’Esprit-Saint et de ce vase. Mais eux n’étaient pas comblés, comme vous, de la haute nourriture céleste. Vous l’avez si longtemps désirée, en vous donnant pour elle tant de peine.
Ch. 377. Où Notre-Seigneur pourvoit la sainte table grâce au saint vase
65Alors le Seigneur des seigneurs, le Roi des rois, le Prince des princes prit une petite portion du pain qui se trouvait dans le vase sacré, à la façon d’une petite hostie. La tenant dans sa main, il demanda à Galaad :
66– Sais-tu ce que je tiens ici ?
67– Seigneur, je ne le saurai pas, répondit Galaad, si vous ne me le dites pas.
68– Je te donne maintenant, dit le Seigneur des seigneurs, la plus haute chose que je puisse te donner. Je te donne mon corps lui-même et, toi, tu peux le recevoir avec dignité. Et celui qui me reçoit dignement, sache que je me tiendrai toujours auprès de lui, où qu’il se trouve.
69Galaad s’humilia et, se tenant agenouillé, le Sauveur lui donna son corps que Galaad reçut avec grand respect et une profonde dévotion.
70– Sais-tu, dit alors l’homme, pourquoi je te le donne sous les apparences du pain ? Parce que c’est la chose la plus aisée à trouver, mais tu dois savoir aussi que ce pain renferme toute la précieuse chair que j’ai reçue de ma Mère, libre de toute corruption, et que cette chair, je te la donne en entier.
71Galaad reçut en premier le corps du Seigneur véritable, puis ce Maître sans pareil se dirigea vers Perceval, et lui dit la même chose qu’à Galaad, ensuite vers Bohort et enfin vers tous les autres. Tout le monde reçut le pain avec une grande dévotion, les deux genoux à terre, et les mains jointes vers Jésus-Christ. Après que Notre-Seigneur Jésus-Christ leur eut fait goûter sa chair, Il leur dit :
72– Je viens de vous donner ma chair, maintenant je vous donnerai mon sang précieux.
73Et il donna son sang à boire à tous les présents. Puis il remit le saint vase sur la table. À l’instant même, les douze chevaliers furent tout remplis de la grâce de l’Esprit-Saint. Il leur semblait avoir goûté à tout ce dont on puisse se nourrir, et autant qu’ils le désiraient. Celui qui les avait ainsi rassasiés dit alors :
74– Galaad, mon enfant, veille à rester désormais un homme aussi accompli que tu l’as été jusqu’à présent ! Ne souille pas d’un mauvais vin le saint vase !
75– Galaad, poursuivit-il, sais-tu ce que je porte ici ?
76– Je n’en sais rien, répondit Galaad.
77– Eh bien, je veux que tu l’apprennes : il s’agit de l’écuelle où, le jeudi de la Cène, je fus servi et nourri, et avec moi mes disciples, et, ensuite, tous ceux qui m’ont servi avec droiture, en maintenant la foi dans toute sa noblesse. Voilà pourquoi il s’appelle le Saint-Graal, celui-là même que tous les chevaliers désiraient tant. [Mais tu ne l’as pas vu aussi distinctement que tu le verras.]39 Sache aussi que ceci adviendra quand tu te rendras dans la cité de Sarras pour accomplir ce qui a été si longtemps attendu. Cette nuit même, le Saint-Graal vient de quitter le royaume de Londres. Aucun danger ne les aurait menacés, mais, ses gardiens ne l’ayant pas gardé en toute pureté, voici qu’ils sont maintenant voués à la perte de leurs corps et à la damnation de leurs âmes. Ils ont pu bénéficier, pendant de longues années, de la grâce de l’Esprit-Saint et du Saint-Graal, mais ils ont si mal agi que je vais leur enlever cette grâce sans pareille et cet immense bienfait. C’est pourquoi, je veux que tu te diriges vers la mer, où tu trouveras la nef qui contient l’épée à l’étrange baudrier. Puis, tu partiras vers Sarras avec Perceval et Bohort, parce que je veux que tu guérisses le roi.
78– Seigneur, demanda Galaad, je vous prie, par votre sainte piété, de me dire comment je vais le guérir.
79– Tu dois savoir, répondit-Il, que la lance que tu as vue couverte de sang, est celle-là même qui a ouvert mon côté, à cause du péché d’Adam, le premier père. Tu prendras ce sang, tu l’en oindras, et il s’en trouvera aussitôt guéri et bien portant.
80– Hélas ! Seigneur, demanda Galaad. Pourquoi ne voulez-vous pas que tous mes chevaliers viennent avec moi ?
81– Voici ma réponse, dit Notre-Seigneur, je veux que vous ressembliez aux apôtres qui ont partagé avec moi la Cène du jeudi : ils étaient douze, et moi j’étais le treizième.
82Après que Jésus-Christ eut dit cela, des anges sortirent à sa rencontre pour le porter au milieu de très beaux cantiques.
Ch. 378. Où Galaad saisit la lance qui était sur la table en y prélevant du sang pour oindre le roi.
83Galaad s’approcha de la lance qui se trouvait sur la table et il en préleva du sang. Il s’en alla vers le roi Méhaigné et [comme il fera plus tard pour le roi] de Sarras, il oignit de ce sang les parties malades de son corps. Et sachez, à cet égard, que gres veut dire la même chose qu’impotents et quiconque en est enduit guérit sur-le-champ40. Après avoir quitté son lit, le roi rendit grâces à Jésus-Christ de lui avoir envoyé un tel secours. On le revêtit de riches étoffes et il y eut une grande liesse. Le lendemain, il entra au monastère, où il servait désormais Jésus-Christ. Ce soir-là, une voix survint qui disait aux compagnons :
84– Mes enfants et amis, sortez d’ici et allez au gré de l’aventure !
85Et eux de répondre, sans tarder et à haute voix :
86– Père et Seigneur, soyez béni, vous qui nous considérez comme vos fils ! Nous serons maintenant récompensés de toutes nos épreuves.
87Les préparatifs terminés, les douze compagnons se mirent en selle et sortirent du château. Galaad demanda leur nom à ses deux compagnons : l’un dit qu’il était de Gaule, et l’autre dit s’appeler Claudin, fils du roi Claudas. Galaad et ses compagnons les traitèrent avec beaucoup d’honneur, à cause de leur haute naissance et chacun d’entre eux déclina son nom.
Ch. 379. Où Galaad prie les chevaliers d’adresser ses salutations au roi Arthur, à la reine et à tous les chevaliers
88Puis, ils se défirent de leurs heaumes pour s’embrasser, au milieu des larmes, en frères qu’ils étaient.
89– Messires, dit Galaad, je vous prie, tant que vous êtes, de vous rendre chez le roi Arthur, afin de saluer de ma part messire Lancelot du Lac et le roi Arthur, ainsi que la reine et tous mes compagnons de la Table ronde.
90Après avoir dit à Galaad qu’ils feraient de la sorte, les neuf compagnons prirent congé des trois autres, à savoir Galaad, Perceval et Bohort. Galaad, lui, se mit à chevaucher avec ses compagnons tant et si bien qu’au troisième jour, ils arrivèrent au bord de la mer où ils trouvèrent la nef de Galaad, hormis l’épée à l’étrange baudrier, avec une inscription qui disait : « Personne ne doit entrer ici, s’il n’est pas d’une religion parfaite. » Après avoir fait sur eux le signe de la croix, ils pénétrèrent à l’intérieur. Ils y trouvèrent un lit très riche où gisait sans vie la sœur de Perceval. Au pied du lit se trouvait la table d’argent, qui avait été déposée dans le grand palais du roi Charlemagne. Le Saint-Graal, couvert d’un voile de soie vermeille, était posé sur cette table, laquelle était recouverte, à son tour, par un tissu de lin blanc, avec, au-dessus, de riches tissus en guise de corporaux.
91En présence d’une si belle aventure, ils rendirent grâces à Jésus-Christ et ils y firent leurs prières à genoux. Puis le vent gonfla les voiles de la nef qui s’éloigna du rivage pour gagner la haute mer. Ils naviguèrent de la sorte, pendant longtemps, sans savoir où ils se rendaient, et sans cesser de faire monter leurs prières à Jésus-Christ.
Ch. 380. Où Perceval et Bohort se réjouissent des épreuves qu’ils viennent d’endurer
92[Parvenus à la ville de Sarras, ils furent emprisonnés par le roi Escorant. Au bout d’un an, le roi, atteint d’une maladie mortelle convoqua Galaad pour lui demander pardon. À la vue de son repentir, Galaad et ses compagnons lui pardonnèrent de bon cœur, puis le roi quitta ce monde. Après la mort du roi, ceux de la ville étaient désolés, ne sachant pas qui en deviendrait le roi car Escorant n’avait pas laissé d’héritier.]41 Ils se réunirent en conseil, et alors qu’ils délibéraient sur le choix du roi, une voix survint qui dit :
93– Prenez un chevalier des plus jeunes, parmi ceux que le roi malmena, et qui obtiendra maintenant réparation ! Faites-en votre souverain, car on ne saurait trouver de meilleur roi.
94Ils en furent saisis d’épouvante, d’autant plus qu’ils en ignoraient même le nom. Alors, la voix se fit de nouveau entendre :
95– N’ayez crainte ! Choisissez le jeune homme qui se nomme Galaad ! Il régnera sur vous, il maintiendra le droit mieux que tout autre et il gardera votre terre en paix.
96Et ils mirent en œuvre ce que la voix venait de dire, sans oser atermoyer. Ils choisirent Galaad pour l’élever à la royauté. Sans même lui demander son accord, on l’assit sur le trône royal et on mit la couronne d’or sur sa tête, ce dont il était très marri. On l’avait mis devant le fait accompli, à son corps défendant, en le menaçant de mort s’il n’y consentait pas. Autant cela pesait à Galaad, autant cela plut à Bohort et Perceval. Ils en éprouvaient une très vive joie, puisque Dieu avait tiré un si grand bienfait de leurs épreuves, si bien qu’ils oublièrent, à cause de cela, toutes les souffrances de leur captivité.
Ch. 381. Où le roi Galaad reçoit le sacre et l’onction
97Après avoir été sacré et oint, le roi Galaad se demandait dans son cœur comment il pourrait honorer au mieux le Saint-Graal. Il recueillit beaucoup d’or et d’argent, et il fit faire une arche très riche avec beaucoup de pierres précieuses. Il y déposa le saint vase pour le dérober aux regards. Après quoi, le roi Galaad, qui était très dévot du Saint-Graal, s’y rendait tous les matins pour faire ses prières, de même que Perceval et Bohort. Il régna ainsi fort bien, en toute dignité. Il était aussi très aimé et honoré de son peuple parce qu’il sauvegardait à tout un chacun ses statuts et privilèges.
98Un an après, jour pour jour, qu’il eut ceint sa couronne, le roi Galaad se leva de bon matin, et tous ses compagnons avec lui. Ils se rendirent, tous ensemble, au palais spirituel, devant le Saint-Graal. Une fois à l’intérieur, ils virent sortir du Saint-Graal un homme revêtu des ornements liturgiques, à la façon d’un évêque. Puis, il s’agenouilla devant le Saint-Graal, en se frappant la poitrine et, avec lui se trouvait tout un cortège d’anges resplendissants. Après un long moment, il s’approcha de la table d’argent pour ouvrir la châsse qui renfermait le Saint-Graal, après quoi il se mit à dire la messe de la glorieuse Vierge Marie. Au moment du saint sacrifice, après avoir dévoilé le saint vase, il appela le roi Galaad en ces mots :
99– Avance-toi, serviteur de Jésus-Christ, et tu verras ce que tu as désiré voir depuis si longtemps !
100S’étant approché pour voir, Galaad se mit à brûler de désir, à mesure que ses yeux mortels pouvaient contempler dans le Saint-Graal les choses spirituelles. Puis le roi Galaad, levant ses mains vers le ciel, dit :
101– Père véritable, Jésus-Christ, soyez béni de m’avoir révélé ce que j’avais tant désiré voir ! Ce que je viens de contempler, c’est cela même qu’un homme mortel ne saurait dire ni raconter. Je vois ici la merveille de toutes les merveilles ! Père et Seigneur, Jésus-Christ, puisque vous m’avez permis de contempler ce que j’ai si longtemps désiré, je vous prie, maintenant, Seigneur, par grâce et par miracle, en ce moment même où je suis tout à ma joie, de bien vouloir me faire quitter cette vie terrestre pour rejoindre la vie céleste, tous mes désirs ayant été comblés !
Ch. 382. Où le roi Galaad vient de faire sa prière à Notre-Seigneur Jésus-Christ
102C’est ainsi que le roi Galaad fit sa prière à Jésus-Christ. Et l’homme, qui était là en guise d’évêque, prit le corps de Jésus-Christ pour le donner au roi Galaad, qui le reçut avec la plus grande dévotion. Puis il dit :
103– Sais-tu qui je suis ?
104– Seigneur, je n’en sais rien, répondit le roi Galaad.
105– Eh bien, je veux que tu le saches. Je suis Josephé, fils de Joseph d’Arimathie. Le Père véritable m’envoie vers toi pour que nous soyons ensemble, et sais-tu pourquoi ? Parce que, plus que nul autre, tu me ressembles en bien des choses. En vertu et en chevalerie, nous sortons du lot des chevaliers terrestres, puisque nul chevalier terrestre n’a jamais vu ce que, toi et moi, nous avons contemplé. La raison en est que tu n’as jamais connu la chute et la souillure dans le péché. Je t’annonce que tu quitteras ce monde terrestre, par la main des anges qui porteront ton âme au Divin Maître. Tu as bien assez séjourné en ce monde terrestre ! Si Jésus-Christ, Roi des rois, t’y a maintenu tout ce temps, c’est pour raffermir et revigorer les bons par la foi pure qu’il déposa chez toi. Tu me ressembles en deux choses que je vais t’indiquer : la première, tu es vierge comme moi ; la seconde, tu as agi pour l’honneur du Saint-Graal, en ayant la même foi ferme que moi, puisque cet honneur me fut accordé spirituellement, ayant été, tout comme toi, obéissant à Jésus-Christ. Aussi, convient-il que la virginité soit compagne de la virginité.
Ch. 383. Où Perceval et Bohort entendent les paroles que l’évêque disait à Galaad
106Quand Bohort et Perceval et Bohort entendirent les paroles que l’évêque disait au roi Galaad, ils sortirent du palais spirituel, fondant en larmes et faisant grand deuil, jusqu’au moment où Galaad sortit pour s’entretenir avec eux. L’évêque, en effet, avait demandé au roi Galaad s’il voulait parler avec ses compagnons, et ce dernier répondit affirmativement. Le roi Galaad s’approcha donc de ses compagnons qu’il embrassa, au milieu des larmes, puis il dit alors à Perceval :
107– Mon ami et mon compagnon, sachez que je vous quitterai aujourd’hui même, et je veux que vous demeuriez dans cette ville à ma place, comme si elle vous appartenait. Nous ne parlerons plus jamais ensemble, après ce départ.
108Puis, il dit à Bohort :
109– Quant à vous, allez à Camaalot ! Vous y présenterez mes salutations à mon seigneur Lancelot du Lac, en lui disant que je le prie de ne point se désoler de ma mort, et qu’il ne me reverra plus jamais. Je sais bien qu’il n’aura jamais un aussi lourd chagrin qu’en apprenant ma mort. Saluez de ma part aussi, je vous en prie, tous les compagnons de la Table ronde, tout comme le roi Arthur et la reine ! Voilà les nouvelles que je vous prie de donner à mon sujet. Mon seigneur Lancelot, et mes seigneurs le roi et la reine ne me reverront plus jamais. Demandez-leur, enfin, de prier Dieu pour moi.
Ch. 384. Où Bohort comprend que la mort de Galaad surviendra bientôt
110Bohort apprit lui aussi que la mort de Galaad était imminente et, de plus, il savait déjà que Perceval n’allait plus jamais retourner à la cour d’Arthur et au royaume de Londres. Il devrait donc se rendre tout seul à Camaalot. Aussi, faisait-il grand deuil, tout en larmes, et il n’est pas d’homme, le voyant ainsi, qui n’en aurait eu le cœur brisé. Et il en allait de même pour Galaad et Perceval qui faisaient, eux aussi, grand deuil. Tout cela survenait à cause de la mort de Galaad et de la proche séparation des trois compagnons. Ils restèrent de la sorte, tous les trois ensemble, pendant un long moment, après quoi Bohort dit à ses compagnons que, pour rien au monde, il n’apporterait de telles nouvelles, avant d’avoir été témoin de la mort de Galaad.
111– Sur ma foi, dit Galaad, vous la verrez et dans peu de temps !
112Ces paroles dites, il échangea avec ses compagnons le baiser de paix. Puis ses compagnons l’embrassèrent, en pleurant à chaudes larmes et en sanglotant, tant était vive leur douleur. Le roi Galaad se rendit alors devant le Saint-Graal où l’attendait l’évêque Josephé, et il y fit ses prières de son mieux, en priant instamment Jésus-Christ de le délivrer de cette vie terrestre. Ces prières et demandes faites, il ne s’écoula pas beaucoup de temps avant que Galaad ne s’écroulât par terre, au milieu du palais spirituel, devant l’évêque Josephé. Aussitôt, l’âme se sépara de son corps et les anges la portèrent à la cour céleste. C’est dans la joie, et au milieu de cantiques, chantés d’une voix haute et claire, qu’ils portèrent son âme vers les cieux.
113Quand les anges eurent porté son âme au ciel, une belle merveille advint en ce lieu, que Perceval et Bohort purent très bien contempler. Ils virent descendre du ciel une main qui se saisit du Saint-Graal déposé sur la Table ronde. Dans l’apparition, il n’y avait rien qu’une main qui, s’étant saisie du vase, l’emporta vers le ciel. Lors de la venue de cette main, il y eut une telle clarté que tous en étaient saisis d’épouvante. Autour de la main, étaient venus une foule d’anges portant des chandelles et des cierges allumés, ainsi que de très riches encensoirs. Les senteurs y étaient si agréables qu’il leur semblait se trouver au paradis, ce qui leur fit oublier le chagrin qu’ils ressentaient.
114Lors du départ du Saint-Graal, on vit la main remettre le saint vase à un homme portant sur la tête une couronne d’or. Son visage, vermeil comme le sang, leur parut comme une flamme de feu. Ayant reçu le Saint-Graal, il se leva de sa chaire d’or et d’argent. Il baisa le saint vase avant de le déposer sur une table d’or et d’argent. Puis, il retira le samit vermeil qui le recouvrait. Il en sortit un homme entièrement dévêtu, tenant de la main deux enfants d’une extrême beauté, si bien que maintenant ils étaient trois. Ceci dura longtemps ; tous s’agenouillèrent, puis ils virent que les trois hommes n’en devenaient plus qu’un seul. Ses pieds et ses mains étaient ensanglantés, son côté ouvert et saignant. Le sang qui s’écoulait de son flanc tombait dans le Saint-Graal. Il prenait alors la lance où perlait du sang pour la hisser vers le haut.
Ch. 385. Où le roi Galaad entend des voix
115Après cela, l’homme appela le roi Galaad :
116– Galaad, mon fils, tu viens d’entrer, en ce jour, dans ma gloire. Avance-toi pour recevoir ta couronne !
117Sans tarder, les anges portèrent Galaad devant l’homme qui le prit du bras gauche, puis le baisa sur le visage et sur la bouche. Après quoi, il oignit Galaad, sur tout son corps, du sang qui coulait de la lance si bien qu’il se retrouva tout vermeil. Puis il le revêtit de linges en fil d’or. Il portait sur sa tête une couronne d’or sertie de nombreuses pierres précieuses. L’homme garnit la main droite de Galaad d’un anneau d’or avec des pierres précieuses, avant de lui attribuer une place dans les rangs d’une foule de rois et de lui donner sa bénédiction.
118C’est ainsi, comme il vient d’être dit, que le Saint-Graal fut élevé dans les cieux : on ne le vit plus jamais sur terre, et on ne vit plus jamais d’aventure le concernant, d’après ce que nous en dit maître Gautier42.
119Lorsque Notre-Seigneur couronna Galaad dans les cieux, il voulut que Perceval et Bohort fussent témoins de tout l’honneur qu’il reçut. C’est ainsi, comme je viens de le raconter, que Notre-Seigneur honora Galaad à cause de sa vie vertueuse et de sa belle mort. Puis le Seigneur envoya sur eux un bruyant coup de vent, si brûlant que tous crurent mourir, et les deux compagnons tombèrent à terre. Après qu’ils eurent repris leurs esprits, ils virent devant eux la dépouille du roi Galaad, et ils se mirent à faire un si grand deuil que c’en était merveille, tandis que la nouvelle se répandait dans la ville.
Ch. 38643
120La nouvelle connue, tout le monde fut si peiné et endeuillé, que nul cœur d’homme ne pourrait ni le concevoir ni le dire : on venait de perdre, en effet, un seigneur qui n’avait jamais fait que le bien aux petits et aux grands. Tous pleuraient donc et faisaient grand deuil, comme si chacun venait de perdre son père. Ils se frappaient la tête contre les murs, déchiraient leurs vêtements, s’arrachaient les cheveux, lacéraient leurs visages, s’écroulaient par terre, en proie au chagrin, en disant :
121– Hélas ! Sire Galaad. Qui pourra vous succéder ? Qu’en serait-il de nous ?
122On mena ce deuil bien pendant neuf jours, partout dans le royaume aussi bien en ville que dans les terres alentour. Et tous agissaient de la sorte, à cause du grand amour qu’on vouait à Galaad. Ils n’avaient pas eu un roi pareil, depuis Jésus-Christ jusqu’à ce temps-là. Mais, c’est surtout Perceval et Bohort qui étaient en deuil, car ils aimaient Galaad de tout leur cœur. L’affliction était à son comble, et les gens fous de douleur.
123– Sire Galaad, qui vous a donc tué ? disaient-ils.
124D’aucuns en venaient à dire qu’il avait été empoisonné, puisqu’on venait de le voir sain et bien portant au palais. Que l’on apprenne la vérité de la mort, [disaient-ils,] et les choses n’en resteraient pas là.
125Huit jours après sa mort, Perceval et Bohort firent embaumer le corps que l’on déposa sur un lit mortuaire très beau et très riche, dont les pieds étaient d’or, les planches d’argent, et les pommeaux d’ivoire. Après on l’habilla en blanc, et on mit par-dessus un drap de samit rouge très riche. On plaça à côté la grande oriflamme, et la couronne sur sa tête. On le garda ainsi jusqu’au lendemain, où l’évêque Galaz chanta la messe.
126La messe dite, on prit le corps du roi Galaad pour le déposer dans un cercueil de plomb recouvert d’argent, et on l’ensevelit de la sorte, en l’honorant et en faisant grand deuil. On plaça dessus une dalle très riche, en orfèvrerie d’or, d’argent et de pierreries. On sculpta aussi un roi en or et en argent, à l’image et à la ressemblance de Galaad, que l’on plaça sur la dalle avec, devant lui, les figures de Perceval et de Bohort en deuil. Sur ce tombeau, on grava une épitaphe pour dire que là se trouvait le corps du roi Galaad, celui qui avait mis fin aux aventures qu’il avait rencontrées, depuis son adoubement. On y faisait mention de toutes les aventures et des faits d’armes qu’il avait accomplis. On y mit, enfin, une sculpture d’argent, faite à l’image de Lancelot du Lac, père du bon roi Galaad, avec la scène de l’adoubement. Il portait un manteau de samit vermeil avec une fourrure de vair.
127À partir d’ici, il n’est plus question de Galaad, Perceval et Bohort, et non plus des aventures du Saint-Graal, sauf que l’on raconte brièvement comment Bohort revint à la cour pour rapporter ces nouvelles au roi Arthur.
Ch. 387. Où feu le bon roi Galaad vient d’être enseveli
128D’après ce que nous dit le conte, après la mort du roi Galaad et son inhumation au palais spirituel, Bohort prit congé de Perceval au milieu des larmes. Et celui-ci pria Bohort de saluer de sa part le roi et tous ses compagnons de la Table ronde et, en particulier, son frère Lancelot de Lac qui était aussi le meilleur ami qui lui restait. Il devait aussi leur raconter tous les événements qu’ils venaient de vivre. Et Bohort de lui dire qu’il le ferait de bon cœur, si Dieu le conduisait sans mésaventures à Camaalot.
129– Pour sûr, dit Perceval, une fois ces nouvelles connues à la cour, elles se répandront vite dans tout le pays alentour. Quant à Lancelot, je devine qu’il va mourir de chagrin, s’il apprend l’honneur échu à son fils, à moins que Jésus-Christ lui apporte son aide. Et ce n’est pas merveille car il vient de perdre un fils, le meilleur chevalier qui jamais portât des armes.
130– C’est sûr, dit Bohort, et je prendrai bien garde à ce qu’il ne l’apprenne pas de ma bouche.
131Après avoir parlé longtemps de la sorte, Perceval et Bohort prirent congé l’un de l’autre à tout jamais, les yeux mouillés de larmes. Bohort se revêtit de ses armes. On lui amena le cheval de Galaad et il chevaucha plusieurs journées à travers landes et forêts.
Ch. 388. Où Perceval devient moine à la mort de Galaad
132Perceval se retrouvait tout seul, sans compagnons, dans une contrée lointaine et étrangère. Il entra sans tarder dans un monastère de moines blancs, se voyant abandonné et sans amis. C’était tout près de Sarras, la principale contrée de Babylone.
Ch. 389. Où l’on parle de la durée du moniage de Perceval, après la mort de Galaad
133Perceval séjourna au couvent, au service de Jésus-Christ, pendant un an et un mois, après quoi il quitta ce monde. Les moines ensevelirent son corps au Palais spirituel, tout près de sa sœur et du bon roi Galaad, en respectant ses volontés. C’est ainsi, comme je viens de vous le raconter, que Galaad, Perceval et sa sœur abandonnèrent ce monde. Quant à Bohort, il faisait des journées à cheval jusqu’à arriver au bord de mer où il trouva une nef qui allait appareiller pour le royaume de Londres. Il y prit place et navigua jusqu’à accoster au royaume de Londres.
Notes de bas de page
35 Dans la version portugaise : Guenièvre.
36 Ce passage suit d’assez près la dernière visite à Corbénic à la fin de La Quête du Saint-Graal.
37 Persidès de Calaz.
38 Galaad.
39 Traduction d’E. Baumgartner.
40 Jeu de mots difficilement traduisible en francais : gres signifie « impotent ». Donc le sangre (san-gres) « sang » de la lance guérit car la syllabe san de sangres est comprise comme un préfixe négatif.
41 Ce passage corrompu et incompréhensible en castillan est rétabli d’après la Demanda portugaise.
42 C’est à Gautier Map qu’est attribuée fictivement, dans les textes francais, la composition de La Quête du Saint-Graal.
43 La rubrique ne correspond pas au contenu du chapitre, nous la supprimons.
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