XXIII. La mort de Palamède
p. 288-327
Texte intégral
Ch. 326. Où Palamède renverse Hestor et Gaheriet
1Le lendemain, Gaheriet aurait bien voulu faire la paix entre Hestor et Gauvain, mais il n’osa s’entremettre ce jour-là. Puis, ils quittèrent, tous les quatre, cet endroit-là. Autour de midi, ils arrivèrent dans une forêt et virent sortir d’un vallon la Bête aboyeuse, talonnée par une quarantaine de chiens, dont des limiers, des danois et des lévriers qui la traquaient de leurs forts aboiements résonnant dans tout le vallon.
2– Allons sans tarder à sa poursuite, proposa Lancelot, et malheur à celui qui ne fera pas de son mieux pour la tuer !
3Piquant des deux, ils se mirent à traquer la bête. Sur ces entrefaites, ils entendent Palamède, le preux païen, qui allait, lui aussi, à sa poursuite, et qui criait fort, en disant :
4– En arrière, messires chevaliers, ne chassez pas mon gibier, car il ne peut s’ensuivre rien de bon pour vous !
5S’étant retourné, Gaheriet aperçut Palamède qu’il signala à Lancelot et à Hestor en disant :
6– Mon Dieu, voici venir le bon chevalier !
7– Qui est-ce donc ? demanda Lancelot.
8– Il s’agit de Palamède le païen qui compte parmi l’élite des chevaliers de ce monde. C’est lui qui s’est engagé, il y a bien quatorze ans de cela, dans la quête de la Bête aboyeuse.
9Hestor dit alors :
10– Messire chevalier, voulez-vous jouter ?
11– Oui, répondit Palamède, si vous y tenez.
12Alors, ils s’élancèrent l’un contre l’autre, aussi vite que leurs chevaux pouvaient les porter. Le choc fut si violent, qu’aucun des deux ne fut épargné, mais c’est surtout Hestor qui s’en trouva frappé, si bien qu’il tomba à terre, son cheval s’écroulant sur lui. Gaheriet chargea Palamède à son tour, mais celui-ci sut si bien encaisser le choc qu’il le fit lui aussi rouler par terre où il se retrouva encore plus estropié qu’Hestor. En voyant les coups qu’il venait de porter, Lancelot se dit en lui-même que Gaheriet avait parlé vrai lorsqu’il disait que Palamède comptait parmi les meilleurs chevaliers au monde et il ne l’aurait pas cru, s’il ne l’avait vu. Et je ne sais ce qu’il m’arrivera, mais je veux jouter avec lui, bien que cela soit une vilenie de ma part après les coups qu’il a reçus. Qu’il aille donc en paix. Toutefois, il serait bien malvenu de ne pas porter secours à mes compagnons.”
Ch. 327. Comment se déroula le combat entre Palamède et Lancelot
13Il lança donc au chevalier :
14– Mettez-vous en garde, car je vais jouter contre vous qui avez abattu mes compagnons.
15Palamède lui dit :
16– Seigneur, je n’entends plus jouter maintenant, car j’en ai assez fait, et si vous vouliez m’y forcer, je considérerais que c’est mal de votre part.
17– Ceci n’est rien, dit Lancelot, vilenie ou pas, il faut que vous joutiez, que vous le vouliez ou non.
18– Je le regrette beaucoup, dit Palamède, mais puisqu’il en est ainsi, il faut bien que je défende ma personne.
19Et ils s’élancèrent l’un contre l’autre, se blessant avec tant de force, que ni écus ni hauberts ne purent empêcher le fer des lances de les atteindre, l’un comme l’autre. Leur force était telle que les lances se brisèrent ; l’un et l’autre se retrouvèrent à terre comme morts. Bien que rompus, malgré leur force et leur courage, ils se relevèrent aussitôt. Palamède alla jusqu’à son cheval et il dit à Lancelot :
20– Seigneur, je me retire avec honneur et une haute idée de vous. Veuillez me laisser poursuivre mon chemin et continuer ma chasse.
21– Comment vous sentez-vous, dit Lancelot ?
22– Vous et votre compagnon m’avez méchamment blessé, répondit-il.
23– Maintenant vous pouvez aller en paix, dit Lancelot, car je suis blessé comme vous. Si nous reprenions le combat à l’épée, ce serait vilenie.
24Et Palamède s’en fut à la poursuite de la bête. Lancelot chevaucha, ainsi que les deux autres. Gaheriet dit alors :
25– Seigneur, comment donc vous semble ce chevalier ?
26– Il me semble fort bien, dit Lancelot, car c’est sans doute le meilleur chevalier que j’aie jamais vu, si l’on excepte mon fils Galaad et Tristan. Il est certain que s’il ne s’était trouvé blessé comme il l’est, et que ceci ne fût pas indigne, je ne l’aurais laissé aller sans que nos épées se croisent. Mais il n’en a pas été ainsi, et si Dieu m’en a empêché, ce fut fort bien fait. Que ce chevalier aille en paix et je n’aurai à dire de lui que du bien.
Ch. 328. Comment Gauvain défia Palamède
27Comme je vous l’ai dit, Lancelot faisait l’éloge de Palamède, lequel s’était séparé d’eux pour reprendre sa chasse. En chemin, il rencontra Gauvain qui poursuivait la bête à toute force. Et quand il fut à sa hauteur, il lui dit :
28– Seigneur, qu’avez-vous donc à aller si vite ?
29– Seigneur, dit-il, je suis à la poursuite d’une bête extraordinaire qui rôde par ici, et j’ai la volonté de ne pas quitter ces lieux sans savoir d’où viennent ces voix qui en sortent.
30– On a déjà entendu bien des merveilles, dit Palamède, mais jamais encore je n’ai entendu parler d’une maison d’où d’aussi bons chevaliers seraient issus que celle du roi Arthur. Il n’en existe pas non plus d’aussi sensés, ni d’aussi fous et sots. Les sages autant que les fous et les sots le sont plus que partout ailleurs dans le monde.
31– Pourquoi dites vous cela ? dit Gauvain.
32– C’est pour vous que je le dis, répondit Palamède, et pour les autres sots qui ont entrepris la quête du Saint-Graal dont vous n’êtes pas venu à bout, si ce n’est en toute honte. Dans cette quête que vous avez entreprise vous n’avez obtenu aucun résultat, ni rien gagné en honneur, pourquoi donc vous y êtes-vous engagé ? N’est-ce point là grande sottise ? Elle ne peut être plus grande. C’est grand orgueil que d’abandonner ce que vous aviez entrepris et de vous lancer à la conquête de ce que des chevaliers étrangers ont tenté depuis si longtemps. Si vous faisiez comme Galaad, qui a su conduire à leur terme tant d’aventures, ce ne serait pas un si grand défi. Mais chez vous, qui n’avez jamais rien conclu qui fût de quelque valeur, cela ressemble à de la folie.
33– Est-ce vous, demanda Gauvain, le chevalier étranger engagé dans la quête de la bête ?
34– Oui, seigneur, c’est bien moi en vérité.
35– Ce n’est point à votre honneur, répondit-il, que vous accordez le plus de prix mais à votre déshonneur, lorsque vous dites qu’il y a si longtemps déjà que vous avez entrepris la quête de cette bête. Si vous étiez aussi bon chevalier que vous le dites, il y a longtemps que vous auriez achevé cette quête.
36– Seigneur chevalier, répondit l’autre, on ne peut achever aussi promptement qu’on le souhaite ce que l’on entreprend.
37– Certes, dit Gauvain, mais tout chevalier de la maison du roi Arthur, et même un mauvais chevalier venu d’ailleurs, serait venu à bout de cette quête après une si longue période.
38– Beaucoup, dit Palamède, l’ont entreprise et ne l’ont point achevée ; ils ne l’achèveront pas de leur vivant. Et si vous-même vous l’aviez poursuivie aussi longtemps que moi, vous n’en seriez pas non plus venu à bout, parce que je pense que vous n’êtes pas meilleur chevalier que moi. Pourtant j’ai longtemps peiné dans cette quête sans pouvoir en venir à bout.
39– Comment, dit Gauvain, pouvez-vous dire que vous êtes meilleur chevalier que moi ?
40– Pourtant je le dis, reprit Palamède.
41– Alors, dit Gauvain, gardez-vous de moi, car nous allons bien voir ce qu’il en est. Si vous êtes meilleur chevalier que moi, je vous laisserai cette chasse et non dans le cas contraire.
42– Je n’aurais aucune crainte, dit Palamède, à relever ce défi, si je n’étais gravement blessé. Voilà pourquoi je vous prie de me laisser aller, sans quoi vous n’auriez aucun honneur à prendre le meilleur dans le combat, puisque je suis blessé et que vous-même êtes tout à fait dispos.
Ch. 329. Comment Palamède le païen fit tomber Gauvain de son cheval.
43Gauvain dit alors :
44– Par ma foi, cela ne peut être, puisque vous vous êtes vanté d’être meilleur chevalier que moi. Nous allons jouter ensemble et je vous tuerai.
45– Certes, dit Palamède, jouter contre vous à présent n’était pas mon souhait, surtout dans ces conditions, mais pour sauver ma personne, je ferai ce que je pourrai.
46Ils se jetèrent alors l’un contre l’autre et se blessèrent avec une grande violence. Gauvain qui n’avait pas les capacités de Palamède, fut jeté à terre, grièvement blessé. Palamède passa son chemin sans faire autrement attention à lui. Il repartait à la poursuite de la bête, bien qu’il fût blessé lui aussi.
Ch. 330. Comment Galaad trouva Gauvain blessé et en fit grief à Palamède
47Gauvain, qui s’était retrouvé au sol, en fut si marri qu’il aurait voulu plutôt être mort, et il se dit qu’il était misérable et maudit, aussi infortuné que celui qui se sait perdu.
48Sur ces entrefaites, il voit arriver Galaad qui passait par là par hasard. Rien qu’en le voyant, il reconnut Gauvain qui portait des armes nouvelles mais ornées de son blason. En le voyant mener si grand deuil, Galaad fut tout surpris, se doutant que la raison n’en était pas futile. À son tour, Gauvain avait reconnu Galaad par son écu orné d’une devise. Personne dans tout le royaume n’en possédait de semblable. Gauvain en fut très joyeux, escomptant qu’il [serait] vengé par lui du chevalier qui était la cause de son affliction.
49Galaad s’approcha de lui et dit :
50– Dieu vous garde, messire Gauvain, comment vous trouvez-vous ?
51– Messire, répondit-il, très mal, un chevalier brutal et déloyal vient de me renverser, en se déshonorant lui-même. Mais, mon chagrin ne vient pas tant de mon affaire que d’un chevalier de la Table ronde, l’un des meilleurs amis que vous ayez rencontrés chez le roi Arthur, et qu’il vient de faire périr.
52– Et quel est donc son nom ? demanda Galaad.
53– Il s’agit de Lyonel, frère de Bohort, répondit Gauvain.
54Mais Gauvain disait cela pour créer une inimitié entre Galaad et Palamède. Galaad, qui ne mettait pas en doute ces paroles, fut très affligé par ces nouvelles de Gauvain. Ce dernier donna aussi à Galaad tout le signalement du chevalier, par où il conclut qu’il s’agissait de Palamède. Galaad demanda enfin de quel côté était parti le chevalier, et Gauvain le lui indiqua.
55– À cause de lui, dit Galaad, j’ai perdu un chevalier que j’aimais beaucoup, mais qu’il en prenne garde, car il ne s’en portera pas mieux lui-même.
Ch. 331. Où Galaad défie Palamède à cause des paroles de Gauvain
56Il quitta alors Gauvain pour partir à la poursuite de Palamède. Il ne mit pas beaucoup de temps à le retrouver auprès d’une fontaine où il avait fait une halte pour panser ses blessures. En voyant arriver Galaad, il se doutait bien que ce n’était pas à son avantage. Sa pensée et son cœur en furent tout remués. Même bien portant, il ne pouvait tenir tête à Galaad, il en était bien conscient, à cause de ses hauts faits de chevalerie, et combien plus maintenant qu’il se retrouvait blessé et estropié.
57– Messire chevalier, dit Galaad, je vous défie ! Vous avez tué un chevalier de mes amis, parmi ceux que j’estimais le plus au monde. Je vous rendrai la pareille, croyez-moi, si vous n’arrivez pas à m’empêcher de le faire. Vite ! Remettez-vous en selle, car il vous faudra vous battre contre moi.
Ch. 332. Où Galaad et Palamède conviennent de reporter leur duel
58En se voyant dans une telle situation, Palamède ne savait plus comment faire. Il savait bien que la querelle entre Galaad et lui était entendue, s’il s’engageait dans un duel. Aussi s’efforça-t-il de lui répondre avec la plus grande correction :
59– Hélas ! messire Galaad, mon seigneur, j’implore votre pitié. Jamais je ne vous ai fait du tort, et je n’ai tué, à ma connaissance, personne de votre lignage. Quand bien même je l’aurais fait, vous devriez agir en temps opportun et au moment venu, si vous voulez que les choses soient à votre honneur. Si vous me faites périr, après l’avoir emporté sur moi, il ne faudrait pas qu’on puisse vous en faire le reproche et que vous en soyez flétri. Si vous me forcez à me battre ici contre vous, sachez-le, ce serait rabaisser vos exploits, votre honneur et votre excellence. Vous êtes bien portant et moi, je suis si blessé que c’en est merveille, sans compter que je n’ai rien fait contre vous pour mériter cela. Je suis si mal-en-point et je perds tant de sang que je ne sais plus commander à mes membres.
60– Tout cela ne vaut rien, répondit Galaad, il faudra vous battre !
61– Je ne le puis, répondit Palamède. Quand bien même j’en aurai le vouloir, je n’en ai pas le pouvoir. Je vous dis ceci. Vous pouvez me tuer, si vous le souhaitez, mais moi, je ne vous rendrai pas les coups.
62– Eh bien, qu’allez-vous faire ? demanda Galaad. Allez-vous vous avouer vaincu, vous qui êtes si bon chevalier ?
63– Je ne m’avouerai pas vaincu, tant que je garderai un souffle de vie, répondit Palamède. Mais, puisque cela vous tient tant à cœur de vous battre contre moi, accordez-moi un délai pour que je puisse guérir de mes blessures. Nous conviendrons d’un jour et d’un lieu pour nous retrouver. Celui qui ne sera pas au rendez-vous sera tenu pour félon et, si vous avez le dessus, vous y gagnerez honneur et renom.
Ch. 333. Où Galaad quitte Palamède le païen
64– S’il est vrai, dit Galaad, que vous êtes si mal-en-point, comme vous le dites, je vous accorderais volontiers ce délai, à la condition d’avoir l’assurance que vous serez au rendez-vous.
65– Je vous donne ma parole de chevalier, dit Palamède, que je serai de retour à la fin du délai.
66– Je vous propose, dit Galaad, de revenir, d’ici vingt jours, auprès de cette fontaine à l’heure de prime. Et si je ne m’y trouvais pas, attendez-moi toute la journée. Et soyez prêt à vous défendre contre moi.
67Palamède lui promit qu’il ferait ainsi. L’accord conclu, Galaad repartit à la recherche d’aventures. Palamède se remit en selle pour retourner chez son père. Dès qu’il eut mis pied à terre, on lui ôta ses armes. Son père, le voyant couvert de blessures, en fut très affligé, si bien qu’il fondit en larmes en disant :
68– Mon enfant, votre bonne chevalerie est un malheur pour vous, car elle vous fera mourir avant terme.
69Sans rien répondre aux paroles de son père, Palamède se coucha dans un lit où il fit examiner les blessures par son père qui s’y connaissait bien. Après les avoir examinées, son père lui dit :
70– Mon fils, n’ayez crainte, aucune de ces blessures n’est mortelle ; vous en guérirez bientôt.
71Palamède se taisait, sans rien dire, car il pensait déjà à son duel à venir avec Galaad. Il se doutait bien que la seule issue pour lui, c’était la mort ou le déshonneur. En proie à un tel désarroi, le plus profond qu’il ait jamais connu, Palamède passa deux jours sans manger ni boire. On ne put lui tirer le moindre mot sur les raisons de tout cela. Son père, ayant compris que cette souffrance ne venait pas de ses blessures ni de la crainte d’en mourir, lui dit alors :
72– Mon fils, pourquoi ces soucis ? Jamais je ne vous ai vu aussi triste. Je vous ai toujours connu le plus joyeux de tous les chevaliers, et vous voici si triste et chagriné que c’en est merveille à voir. Je vous en prie, pour l’amour de Dieu, dites-moi la cause de cette tristesse !
Ch. 334. Où Palamède avoue à son père qu’il doit affronter Galaad
73Palamède éprouvait un grand amour pour son père. Il le voyait très soucieux à cause du chagrin que son fils éprouvait et désireux, aussi, d’en connaître la cause.
74– Seigneur, dit Palamède, si je suis consterné, ce n’est pas étonnant. Devenu chevalier, je n’ai jamais entrepris de fait dont je ne me sois acquitté tout à mon honneur, sauf la quête de la Bête aboyeuse que j’ai laissée inachevée. Or, je m’avise que je n’accomplirai plus cette aventure. Il m’est advenu, récemment, un grand événement qui me fait craindre la mort ou le déshonneur, à moins que le sort me soit très favorable.
75– De quoi s’agit-il ? demanda son père.
76– Je vais vous le dire, répondit le fils. Je dois affronter le meilleur chevalier au monde et je ne vois pas ce qui pourrait me venir en aide.
77À ces paroles, le père tomba à terre sans connaissance, si grande était sa peine. Revenu à lui, il dit :
78– Hélas ! mon fils. Combien grande est ma crainte, elle aussi !
79– Ce serait merveille, dit Palamède, que tout cela puisse tourner à mon avantage, mais je ne puis me dérober pour rien au monde, car je lui en ai fait la promesse, et lui de même.
80– Mon fils, dit le père, Jésus-Christ, qui est père de pitié et de miséricorde, t’a entouré jusqu’ici de son amitié. Mais toi, tu lui as répondu par ton inimitié. Il t’a accordé cette grâce magnifique qu’est la chevalerie et, de surcroît, du bonheur dans tes aventures, bien plus que pour tout autre chevalier de ma connaissance, en dépit de ton état de pécheur. Il a fait preuve à ton égard d’un immense amour et de toute sa grâce, plus qu’il n’en montra jamais à un homme pécheur, te délivrant sans cesse de tout danger, et toujours à ton honneur. Voilà tout ce qu’il a fait pour toi, et c’est beaucoup, alors que tu ne fais rien pour lui. Je veux t’apprendre, par cette exhortation, qu’Il sera auprès de toi quand tu auras le plus besoin de son aide et de sa pitié. S’Il n’est pas auprès de toi, tu périras dans ce duel, d’une mort cruelle et à ton déshonneur, et tout ce que tu auras accompli de bien dans ta vie, tout cela périra et retournera au néant.
Ch. 335. Où Palamède promet de devenir chrétiens’ il est épargné lors du duel
81En entendant ces paroles, Palamède, tout abasourdi, dit alors à son père :
82– Seigneur, vous dites vrai, mais quelle solution me proposez-vous ? Vous savez bien que le duel ne saurait être annulé, à moins que l’autre ne meure avant le terme fixé.
83– Mon fils, dit le père, je te donnerais mon avis si tu le prenais en bonne part. Si tu voulais recevoir le baptême et embrasser la foi chrétienne, Jésus-Christ, j’en ai l’assurance, te portera secours dans cette lourde épreuve. Tu te sortiras de ce duel tout à ton honneur, et tu auras de plus gagné l’amitié de Galaad. Si tu n’agis pas de la sorte, sache-le aussi, alors tu périras dans ce combat et, de plus, couvert de déshonneur. Et moi, ton père, qui t’aime plus que moi-même, j’en mourrai de chagrin, puisque, si tu me quittes, je ne pourrai plus jamais retrouver la joie.
84– Comment cela ? dit Palamède. Vous m’annoncez que, si je voulais recevoir le baptême, je sortirai du combat en sauvant mon honneur !
85– Oui, sur ma foi, dit son père, je te parle comme à un fils.
86– Eh bien, dit Palamède, je promets sur l’heure à Jésus-Christ, s’il me fait sortir du combat en tout bien et en tout honneur, de recevoir le baptême aussitôt après, et d’être désormais un loyal chevalier de la sainte Église.
87– Mon fils, dit le père, notre condition mortelle est ainsi faite que, si tu es aujourd’hui en bonne santé et vivant, tu ne sais pas pour autant ce qu’il en sera demain. Aussi, je t’en prie, pour le bien de ton âme et pour l’honneur de ton corps, fais-toi baptiser au plus tôt, puisque cette chair mortelle ne décide pas du terme de sa vie.
88Et Palamède de lui répondre que cette promesse faite à Dieu, il la tiendrait bien, mais à l’issue du combat singulier.
Ch. 336. Où Palamède étrenne de nouvelles armes
89Le père, qui chérissait son enfant d’un grand amour, n’osait pas s’opposer à ses volontés. Il s’appliquait plutôt à les encourager :
90– Mon fils, disait-il à Palamède, n’aie crainte. Par la promesse que tu viens de faire à Notre-Seigneur, Il te fera sortir du combat indemne, joyeux et à ton honneur.
91– Dieu le veuille, répondit-il, si tel est son bon plaisir.
92Et Palamède demeura auprès de son père, dans l’attente du terme fixé, toujours soucieux et triste. Tout évoluait très favorablement pour lui. Avant le terme de vingt jours, ses blessures étaient guéries. Il avait recouvré aussi la joie et toute sa force dans le maniement des armes. Il se fit forger des armes toutes neuves, les meilleures que l’on put faire dans cette contrée-là. Le surcot et la housse étaient de couleur noire. La veille du duel, Palamède se fit armer en présence de son père, afin que celui-ci pût vérifier ce qui était mal fait ou ce qui faisait défaut. Ses armes étaient telles, sachez-le, qu’on aurait eu grande peine à en trouver de meilleures. Le père et ses hommes constatèrent que rien ne manquait à son équipement et lui dirent :
93– Vous pouvez porter ces armes en toute sûreté. Elles ne vous lâcheront pas, pour peu que le sort vous soit favorable.
94Et Palamède de répondre avec une ombre de tristesse :
95– Que le Divin Maître me vienne en aide en cette heure, Celui-là même à qui j’ai fait la promesse d’embrasser la foi véritable ! C’est Lui qui pourrait me secourir dans cette épreuve, bien plus que ces armes que je porte.
96Voilà ce que dit Palamède, en homme qui avait déjà accepté la foi et la droite religion de Jésus-Christ.
Ch. 337. Où Esclabor bénit son fils Palamède en lui demandant de revenir au plus tôt
97Cette nuit-là, Esclabor était très affligé et se faisait du souci pour son fils. Il savait bien, en effet, qu’il n’égalait pas Galaad en chevalerie. Le lendemain matin, Palamède se leva et se fit armer, après quoi il monta sur un cheval, le meilleur qu’il put trouver. Puis, il prit congé de son père. À son départ, le père de Palamède pleurait :
98– Mon père et seigneur, dit Palamède, pourquoi pleurez-vous ? J’en viens à penser que votre foi en Jésus-Christ n’est pas parfaite. Si vous aviez une foi tenace, vous n’auriez aucune crainte à mon sujet, puisque j’ai fait ma promesse d’un cœur sincère.
99– Mon fils, répondit-il, tu as bien parlé. Maintenant, vas-y ! Que Celui-là te vienne en aide qui peut te délivrer de tout danger.
100Après avoir fait sur lui le signe de la croix, le père le recommanda à Dieu, puis il dit :
101– Mon fils, je t’ordonne, en père qui peut commander à son fils, de revenir vers moi, si possible aujourd’hui même, car je ne pourrai être heureux avant de t’avoir revu.
102Et Palamède de lui confirmer qu’il agirait de la sorte.
Ch. 338. Où Palamède retrouve Gauvain, et Gauvain défie Palamède
103Après quoi, sans plus s’attarder, Palamède prit congé de son père pour se rendre vers l’endroit où le combat devait avoir lieu. Il n’avait pas cheminé longtemps qu’il fit la rencontre de Gauvain. À la vue de Palamède, Gauvain ne le reconnut pas, puisqu’il ne portait pas les mêmes armes. Mais Palamède l’avait reconnu tout de suite :
104– Messire chevalier, dit Gauvain, il vous faut vous battre contre moi.
105Et Palamède de ne rien répondre. Gauvain, qui prit cela comme un affront, dit alors :
106– Qu’est-ce donc que tout cela, chevalier ? N’avez-vous pas compris que je vous parle ?
107Palamède entendait bien tout cela mais, au lieu de répondre, il commençait à s’éloigner. Gauvain, enrageant de se voir ainsi méprisé, se mit en travers de son chemin et, tenant son cheval par le frein, il lui dit :
108– Je vous fais prisonnier, chevalier ! Soit vous vous battez, soit vous vous avouez vaincu.
109– Chevalier, répondit Palamède, laissez-moi partir ! Ne me forcez pas à me battre, car je n’en ai pas envie. Sachez-le, ce n’est pas aujourd’hui que vous allez jouter contre moi.
110– Pourquoi donc ? demanda Galaad.
111– Parce que je n’en ai pas envie, répliqua Palamède, et je sais bien que vous n’allez pas m’y contraindre.
112– C’est vrai, dit Gauvain, mais vous êtes, comme moi, un chevalier errant. Si vous vous dérobez au combat, je prendrai cela pour de la couardise ou de l’indignité.
113– Eh bien, dites ce qu’il vous plaira, répondit Palamède, mais ce n’est pas courtoisie de tenir des propos déplaisants à un chevalier étranger que vous ne connaissez même pas. Soit, je suis bien indigne et poltron. Mais, si vous aviez vous-même à accomplir en ce jour tout ce que j’ai à faire, à mon grand péril, je vous assure que vous ne seriez pas assez hardi pour oser vous y rendre. Vous n’auriez pas, non plus, assez de cœur, de force ni de qualités pour pouvoir en réchapper sans dommage corporel. Et si je vous réponds de la sorte, c’est à cause de la vilenie que j’ai trouvée en vous.
Ch. 339. Où Palamède renverse Gauvain qu’il fait rouler par terre
114Gauvain, qui enrageait à cause de cette querelle, répondit :
115– Chevalier, par Dieu, vous me montrez bien du mépris. Je le regrette d’autant plus, à mon sens, qu’il n’y a aucun motif pour cela. Quand bien même je serais aussi indigne que vous le dites, je vous prie, par la foi que vous devez à la chevalerie, de combattre une seule fois contre moi, après quoi je ne vous en ferai plus la requête.
116– Vous m’en priez tant, répondit Palamède, que je le ferai, mais ce n’est vraiment pas ce qu’il me fallait en ce moment, car j’ai beaucoup à faire ailleurs.
117Ils chargèrent alors l’un contre l’autre, se frappant avec une telle violence que Palamède renversa par terre cheval et chevalier. S’approchant de Gauvain, il lui prit sa lance, la sienne ayant été brisée, car il ne voulait pas aller dépourvu de lance là où il se rendait. Puis Palamède quitta les lieux, sans jeter le moindre regard sur Gauvain.
118Gauvain se releva alors et, s’étant remis en selle, se mit à le poursuivre en se disant qu’il allait mourir ou humilier son rival. Ayant rejoint Palamède, il dit :
119– Revenez, chevalier, l’excellence ne consiste pas à renverser un chevalier. C’est à l’épée que l’on reconnaît le bon chevalier.
120Dans sa colère, Palamède lui répondit :
121– Messire Gauvain, pourquoi êtes vous si vilain et envieux ? Venant de vous, qui êtes si renommé parmi les bons chevaliers sur terre, cela m’étonne grandement. Vous savez bien que nous sommes arrivés à un accord, et voici que vous réclamez derechef un duel. Dieu me vienne en aide, vous n’agissez pas selon la courtoisie ! Laissez-moi en paix, je vous en prie, et vous aurez agi en tout bien et en toute mesure. La prochaine fois, vous me réclamerez ce combat, s’il y va de votre avantage, et je ne m’y refuserai pas, je vous le promets.
122– Si je ne craignais pas, dit Gauvain, votre dérobade, lors de notre prochaine rencontre, je vous laisserais partir cette fois-ci.
123– Je vous promets de tenir parole, dit Palamède.
124– Et maintenant, déclinez-moi votre nom, demanda Gauvain, et Palamède de se nommer.
125– Par Notre-Dame, dit Gauvain, vous êtes l’un des hommes au monde que je déteste le plus ! Vous nous avez humiliés, moi, mes parents et mes amis et j’en tirerai vengeance, soyez-en convaincu, le moment venu.
Ch. 340. Où Gauvain rencontre son frère Gaheriet à qui il fait part de ses griefs au sujet de Palamède
126Palamède ne répliqua rien. Alors, ils se quittèrent, chacun repartant de son côté. Avant d’avoir fait un long chemin, Gauvain rencontra son frère Gaheriet. Ils se firent très bon accueil, tout à leur joie, et Gauvain raconta ce qui lui était advenu avec Palamède.
127– Ah ! messire, dit Gaheriet, que faites-vous là ? Prenez bien garde à vous et, si vous tenez à la vie, ne vous en prenez pas à Palamède car, sachez-le, il est meilleur chevalier que vous.
128– Peu me chaut, répondit Gauvain, il m’a tant offensé que je ne renoncerai pas à le faire périr d’une mort infâme et cela pour tout le royaume de Londres.
129– Dieu me garde, dit Gaheriet, de tuer un si bon chevalier, ce serait une très grande perte. Aussi vrai que Dieu m’aide, il n’est pas au monde de chevalier si plein de superbe et si cruel qui, connaissant la prouesse de Palamède comme je la connais moi-même, voudrait lui chercher des ennuis, à moins que celui-là soit le plus déloyal de tous les chevaliers.
130– Il m’a fait un tel outrage, répondit Gauvain, que je dois lui rendre ce qu’il mérite.
131C’est ainsi que les deux frères parlaient des faits et gestes de Palamède et je vous rapporte fidèlement les faits.
Ch. 341. Où Palamède attend Galaad auprès de la fontaine à l’endroit fixé pour le combat
132Après avoir quitté Gauvain, Palamède chevaucha à vive allure jusqu’à la fontaine. Arrivé à l’endroit du combat avant l’heure de tierce, il n’y trouva pas Galaad. Il descendit de son cheval et, s’étant défait de son heaume, son écu et sa lance, il prit un peu de repos. Il y demeura ainsi un moment, après quoi il laça son heaume et se posta face au chemin, sur lequel il vit arriver Galaad. Ce que voyant, Palamède n’était pas très rassuré. Il savait en toute certitude que c’était le meilleur chevalier au monde, aussi n’était-ce pas merveille qu’il pût en avoir peur. Palamède remonta alors à cheval, en attendant l’arrivée de Galaad. Quand il fut près de Palamède, Galaad dit :
133– On m’avait laissé entendre que vous aviez tué un proche parent que j’aimais beaucoup. Quand nous en avions parlé, je n’en ai pas obtenu réparation. Nous nous sommes quittés sur un accord que vous connaissez bien. Nous voilà à l’heure du combat, et on verra bien ce que vous allez y faire.
134Et Palamède de répondre qu’il était prêt pour le duel, puisqu’il ne pouvait pas faire autrement.
135Alors, ils foncèrent courir l’un contre l’autre, en se frappant de toutes leurs forces. Mais, Palamède, qui n’était pas l’égal de Galaad en bonté de chevalerie, ne put empêcher de se retrouver à terre fort mal-en-point. Le voyant au sol, Galaad descendit de son cheval qu’il attacha à un arbre. Il saisit son épée et se dirigea vers Palamède qui se relevait et avait déjà empoigné son épée. Voyant venir vers lui Galaad, sa belle et riche épée au poing, Palamède dit, saisi d’épouvante :
136– Hélas ! Jésus-Christ, Père de piété, ne permettez pas que je meure ici, faites plutôt que je m’en tire à mon honneur !
137Galaad, qui s’était approché de Palamède, lui assena un tel coup sur le sommet de son heaume que, ne pouvant plus tenir sur ses jambes, il ne put s’empêcher de tomber à genoux. N’était la solidité de son heaume, Palamède aurait été fendu jusqu’aux épaules. Palamède, se sentant frappé de la sorte, se redressa promptement, en cœur vaillant qu’il était. Il couvrit sa tête de l’écu et se défendit très honorablement, à ceci près qu’il ne pouvait tenir longtemps face à Galaad, dont les qualités étaient sans pareilles par rapport au reste des chevaliers. Cela dit, Palamède lui tenait tête au prix de grandes souffrances. Il avait perdu tellement de sang qu’il ne s’attendait plus qu’à devoir mourir. Mais, il tenait encore tête à Galaad. Il endurait et rendait même des coups, mais tout cela ne lui servait à rien.
Ch. 342. Où Galaad prie Palamède de devenir chrétien, s’engageant à l’aider toujours et partout
138Galaad, voyant que Palamède n’avait plus de forces à lui opposer, fut pris de pitié, autant à cause de sa propre bonté chevaleresque qu’à cause des vertus qu’il voyait chez Palamède. Il lui vint alors à l’esprit que, s’il pouvait en faire un chrétien, ce serait grand honneur et une belle grâce, ainsi qu’une belle aventure. S’approchant de Palamède, il saisit son heaume, en tirant si fort qu’il le retira de sa tête, puis Galaad le plaqua contre terre. Palamède restait tout étourdi de sa chute. Galaad, enjambant alors son corps, dit :
139– Messire chevalier, vous êtes un homme mort, à moins de vous avouer vaincu.
140Or Palamède n’avait jamais été vaincu en aucun combat où il se pût trouver, pas plus qu’il n’avait accompli d’action pouvant être considérée de vilenie. Lui qui avait de si belles qualités et un cœur vaillant, à qui l’aventure avait toujours souri, voici qu’il disait maintenant :
141– Hélas ! messire Galaad. Que me dites-vous là ? Eh bien, sachez que de telles paroles ne sortiront jamais de ma bouche. La crainte de mourir ne me fera jamais dire le moindre mot prêtant au blâme ou à l’accusation de couardise. Cela dit, je ne peux que reconnaître que vous êtes meilleur chevalier et plus prédestiné, le meilleur même de tous ceux qui jamais portèrent des armes. Peu m’importe donc de trouver la mort par votre main ! Nul ne pourra dire que je fus tué par un chevalier moins valeureux que moi.
142– Tout cela ne vaut rien, dit Galaad, il faut vous avouer vaincu !
143– Ce serait félonie et défaut de courage, répondit Palamède, que de dire, par crainte de la mort, un mot dont je serais flétri. Vous avez une belle épée et bien tranchante, tuez-moi si vous le souhaitez ! Je préfère cela à une vie où les reproches seront permanents à mon égard.
144Galaad, qui fut toujours compatissant et plein de mesure à l’égard de tout homme, entendait ces paroles. D’un côté, il vouait à Palamède une inimitié mortelle à cause de l’homicide dont lui avait parlé Gauvain. D’un autre côté, Galaad le tenait en haute estime et il se rendait bien compte que, s’il le faisait périr, ce serait une très cruelle perte et un grave dommage pour toute la chevalerie.
145– Messire Palamède, dit alors Galaad, vous savez bien que vous êtes mort, si tel est mon bon plaisir.
146– Il n’y a pas de honte à cela, répondit Palamède, quiconque vous connaît, sait bien que vous êtes meilleur chevalier que moi. Vous, la fleur de la chevalerie, vous l’avez déjà emporté sur d’autres meilleurs que moi. Aussi, je n’ai pas à rougir de cela.
147– Si je suis bon chevalier, dit Galaad, c’est tant pis pour vous, car il me suffit de le vouloir pour vous tuer.
148– Si vous me tuez, répondit Palamède, je n’en serai pas déshonoré. Vous, en revanche, on vous en fera le reproche. On dira que vous avez tué le chevalier que je suis, moi qui ne vous en ai pas donné le moindre motif, étant innocent de ce dont vous m’accusez.
149Et Galaad de lui dire alors :
150– Je vous prie, Palamède, de faire une chose que je vais vous demander, laquelle est tout à votre avantage et à votre honneur. Après quoi, je serai votre ami et compagnon, et vous aurez mon pardon, pour toute la vie.
151– Certes, dit Palamède, si c’est pour devenir votre ami et compagnon, ainsi que pour gagner votre belle amitié, il n’est rien au monde que je ne ferais, si vous me le demandez, certes pour avoir la vie sauve, mais surtout parce que le plus grand bonheur pour moi ce serait de devenir votre compagnon. Dites-moi votre bon plaisir et je m’y soumettrai.
152– Je vais vous le dire, répondit Galaad. Si vous acceptiez d’abandonner vos croyances et de recevoir le baptême, je vous pardonnerais et tiendrais la promesse que voici. Je deviendrais votre homme lige. Où que vous vous trouviez, vous pourriez compter sur moi en cas de besoin, je viendrais vous aider et me tenir à votre service.
153À ces paroles, Palamède répondit :
154– De bon cœur, je ferai ce que vous me demandez, à cause de la générosité dont vous venez de faire preuve à mon égard. Et sachez que je n’ai jamais désiré rien au monde aussi ardemment que de recevoir sans tarder le saint baptême et d’embrasser la sainte foi de Jésus-Christ, en premier lieu parce que j’en avais déjà fait la promesse et, en second lieu, puisque c’est vous qui me le demandez.
Ch. 343. Où Galaad et Palamède, liés d’amitié, se rendent chez le père de Palamède
155Ils finirent donc le duel en bons amis, d’ennemis qu’ils étaient auparavant. Ils garantirent l’un à l’autre de tenir leurs promesses. Galaad le releva alors de terre, en lui demandant s’il pouvait se mettre en selle. Et Palamède d’acquiescer, car il se sentait un peu moins meurtri. Galaad s’en fut alors lui ramener son cheval. Une fois en selle, Palamède dit à Galaad :
156– Messire, que vous plaît-il que nous fassions ensemble ?
157– J’aimerais bien, dit Galaad, que nous allions dans un endroit où vous pourriez recevoir le baptême.
158– Messire, répondit-il, allons donc chez mon père.
159Et Galaad de lui dire que l’idée lui plaisait. Galaad monta à cheval, à son tour, et ils firent route jusqu’à arriver à la demeure d’Esclabor le Méconnu, père de Palamède. Voyant son fils couvert de blessures, il fondit en larmes, tout en disant :
160– Hélas ! mon fils, je te revois en un jour funeste ! À cause de toi, je vais mourir.
161Puis le père lui demanda comment il se sentait et s’il pensait devoir en guérir. Et Palamède de lui répondre qu’il n’y avait pas de crainte à avoir, car il se sentait bien. Ensuite, le père demanda à Galaad comment le combat s’était terminé, et ce dernier lui raconta tout, ainsi que le conte vient de vous le rapporter. En entendant cela, le père leva les mains au ciel et fondit en larmes, mais cette fois-ci à cause de la joie qu’il éprouvait.
162– Maintenant, dit-il, tous mes désirs sont comblés, puisqu’il est donné à mon fils de recevoir le baptême.
Ch. 344. Où Palamède devient chrétien et se voit aussitôt guéri de ses blessures
163C’est de cette manière, comme je vous le rapporte ici, que Palamède devint chrétien et reçut le baptême. Son nom de baptême resta inchangé. Comme il se tenait dans les saintes eaux du baptême, il advint un très beau miracle, qu’on jugea être une très grande merveille, et dont on parle encore dans cette contrée-là. Voici le miracle en question. Pour ce qui est de ses blessures, à peine était-il entré dans les fonts baptismaux, qu’il se retrouva aussi bien portant qu’avant de les avoir reçues. Messire Galaad, un évêque, son père et bien d’autres témoins l’avaient vu entrer tout blessé et en sortir tout à fait rétabli, ce dont ils rendaient grâces à Dieu. Ce fut un miracle prouvé qui fit grand bruit dans tout le royaume de Londres. L’ayant appris, le roi Arthur le fit inscrire dans Le Livre des aventures.
164Galaad demeura trois jours chez Esclabor et, au quatrième jour, il dit à messire Palamède :
165– Je me suis attardé ici plus que de raison. Je souhaiterais m’en aller, ayant beaucoup à faire ailleurs. Si je me suis attardé ici c’est au nom de votre amitié et de l’honneur que Dieu vous fit. Maintenant, il me faut repartir.
166– Messire, dès que vous le souhaiterez, mais partons ensemble, dit Palamède.
167– Comment ? dit Galaad. Vous voudriez partir avec moi ?
168– Eh bien, messire, ne m’aviez-vous pas promis votre compagnonnage ?
169– Oui, sur ma foi, dit Galaad, je tiens en haute estime votre compagnie, Dieu m’en est témoin, au moins autant que vous la mienne. Je reconnais votre bonne chevalerie et vos vertus. Soyez prêt à partir dès demain matin.
170Et Palamède de répondre qu’il était tout prêt.
Ch. 345. Où Palamède quitte Galaad pour aller à la cour, où il gagne son siège à la Table ronde.
171Le soir tombé, Palamède prit congé de son père et de toute la maisonnée, en leur disant qu’il allait partir le lendemain matin en compagnie de Galaad. Son père lui répondit qu’il était fort content de le voir partir avec un tel compagnon. Le lendemain, Palamède se fit revêtir d’armes très solides, et Galaad de même. Comme ils faisaient route, Palamède dit à Galaad :
172– Messire, il faut à l’homme nouveau de nouvelles œuvres. Jusqu’ici, je n’étais pas serviteur de Jésus-Christ, et je n’accomplissais pas ses œuvres. Je souhaite m’engager, pour son service, dans la quête du Saint-Graal, si tel était aussi votre avis.
173– Vous ne pouvez entrer dans la quête de bon droit, répondit Galaad, si vous n’êtes pas d’abord compagnon de la Table ronde. Aussi, vous priéje de vous rendre à Camaalot. Si vous étiez sur place, vous seriez très vite à l’honneur. Les chevaliers de la Table ronde, ces temps-ci, sont très nombreux à périr, si bien que leurs sièges demeurent vacants. Si vous vous y rendez, il me semble bien que Notre-Seigneur vous accorderait l’honneur de vous faire accéder à l’un des sièges. Et alors, vous pourriez sans l’ombre d’un doute vous engager dans la quête.
174– Puisque telle est votre volonté, dit Palamède, je m’en vais le faire.
175Ils s’embrassèrent, avant de se séparer, et chacun suivit sa route. Palamède s’en allait vers Camaalot, très heureux d’être devenu chrétien, et c’en était merveille. Il ne rencontrait pas d’ermite sans se confesser, ni prêtre sans lui demander conseil pour sa vie. Ils étaient nombreux à lui dire d’abandonner les armes désormais, puisqu’elles pouvaient le faire tomber dans le péché mortel. Mais Palamède leur répliquait :
176– Ne me parlez plus de cela, car je ne saurais me passer des armes le moins du monde, mais tout le reste, je suis prêt à l’endurer.
177Dès lors, ils lui ordonnèrent, puisqu’il ne pouvait pas faire autrement, de porter des armes, mais en prenant bien garde de ne pas accomplir d’action qui pût déplaire à Dieu. Palamède arriva à la cour de Camaalot où l’on avait déjà appris comment il était devenu chrétien et tout ce qui lui était arrivé avec Galaad, ainsi que le prodige accompli sur ses blessures. Aussitôt arrivé, il y trouva des gens pour l’honorer, car on l’estimait grandement, lui et ses faits de chevalerie, d’autant plus que Palamède était fort courtois. Il advint alors une grande merveille. Au moment où il s’apprêtait à prendre son repas avec d’autres chevaliers qui n’étaient pas de la Table ronde, voici qu’un messager arriva auprès du roi Arthur et lui dit :
178– Sire, réjouissons-nous ! Il est parmi nous un chevalier dont la présence devrait nous réjouir.
179– Dieu soit béni, dit le roi, donnez-moi son nom.
180– Sire, répondit-il, il s’agit de messire Palamède. Je viens juste de voir son nom écrit sur l’un des sièges. Le roi se réjouit beaucoup de ces nouvelles. Il ordonna à messire Palamède de se lever de l’endroit où il se trouvait pour aller prendre place à son siège de la Table ronde. Palamède s’exécuta, tout heureux de cette aventure, et il ne cessait de rendre grâces à Dieu.
Ch. 346. Où Palamède quitte la cour et retrouve Galaad
181C’est ainsi, comme je vous le raconte fidèlement, que Palamède gagna son siège à la Table ronde. Il y demeura cinq jours. Puis, il plut au roi d’avoir des nouvelles de Galaad et des autres chevaliers de la quête, et Palamède de lui raconter ce qu’il en savait. Au sixième jour, il quitta la cour pour rejoindre ceux qui s’étaient engagés dans la quête du Saint-Graal. Palamède chemina pendant un an, sans rencontrer Galaad. Un jour, il advint que l’aventure le conduisit à l’abbaye ou se trouvait le roi Mordrain, couvert de blessures et aveugle, lequel attendait la venue de Galaad22. Cette attente durait bien depuis les temps de Joseph d’Arimathie. Dans cette abbaye, on apprit à Palamède que le roi guérirait suite à la venue de Galaad, et qu’alors ses yeux verraient à nouveau la lumière. Mais, d’après les dires, le roi allait mourir aussitôt qu’il aurait recouvré la vue, et on lui donnerait une sépulture dans cette abbaye. Mais de ces événements, il n’est pas encore question [dans le conte]. Après avoir quitté l’abbaye, Palamède se remit à chevaucher, et il rencontra Galaad qui se tenait auprès d’une fontaine.
Ch. 347. Où Palamède se réjouit beaucoup de retrouver Galaad et de même pour Galaad
182Palamède retrouva Galaad au début de mois de mai. Galaad avait mis pied à terre auprès de cette fontaine pour y prendre un peu de repos. Or cette fontaine se trouvait tout près d’une grande tour. À la vue de Galaad, Palamède descendit de son cheval. Il posa par terre son écu et sa lance, et courut l’embrasser. Et Galaad fit de même.
183– Messire Galaad, dit Palamède, qu’en est-il de vous depuis que nous nous sommes quittés ?
184– Tout va très bien, répondit-il, grâces en soient rendues à Dieu ! J’ai rencontré bien d’autres aventures et Dieu m’a accordé le bonheur de pouvoir les accomplir. Mais Dieu m’a surtout donné le bienfait et la joie de vous rencontrer à nouveau. C’est pour moi une très grande joie. Il me plaît surtout que vous soyez maintenant de la Table ronde, d’après ce qu’il m’a été dit.
185Après que les deux compagnons eurent devisé sur bien des choses, Galaad demanda à Palamède s’il avait entendu des nouvelles au sujet de son père Lancelot. Et Palamède de lui répondre que, plusieurs fois, il avait pu le voir jouter chez le roi Arthur. Son père, ajouta-t-il, avait aussi tenté une aventure qu’il ne put toutefois accomplir. Ce n’est pas qu’il n’ait pas fait de son mieux, en bon chevalier, mais telle n’était pas la volonté de Dieu.
186Après un long entretien, ils se remirent en selle, et ils chevauchèrent jusqu’à arriver à la Forêt aux serpents. Ils passèrent la nuit dans une abbaye sise dans un vallon, que le roi Baudemagus avait fait bâtir dans sa jeunesse. Pendant la soirée, après avoir mis pied à terre et pris un peu de repos, Galaad demanda la route pour se rendre au château du Géant. En réalité, c’était une simple tour, mais on l’appelait château, parce qu’elle était très bien ouvragée, que ses alentours étaient très peuplés et, enfin, parce que c’est un géant qui l’avait fait bâtir. Questionnés sur le château, les frères dirent à Galaad :
187– Messire, est-ce que vous allez vous battre contre un certain Chevalier de la fontaine qui y habite ?
188– En effet, répondit Galaad, on m’a souvent parlé de ce chevalier et j’aimerais faire sa connaissance.
189– Messire chevalier, si vous tenez à votre vie et à votre honneur, prenez garde à ce Chevalier de la fontaine ! Si ce que vous voulez, c’est vous battre contre lui, ce serait grande folie. Personne n’a jamais engagé le combat contre lui sans se retirer couvert de honte et de déshonneur.
190– Cela se peut bien, dit Galaad, mais, quoi qu’il en soit, nous allons le rencontrer.
191Après avoir échangé ces paroles, chacun se retira dans sa chambre.
Ch. 348. Où Galaad cède à Palamède le combat contre le Chevalier de la fontaine, tout en lui dévoilant sa ruse
192Or, sachez que Palamède ne se doutait pas de la grande chevalerie qui était celle du Chevalier de la Fontaine. Si Dieu les guidait vers lui, pensait-il, il prierait Galaad de lui céder ce combat. Le lendemain matin, ils se levèrent et entendirent la messe. S’étant revêtus de leurs armes, ils quittèrent l’abbaye. Ils chevauchèrent tant et si bien qu’ils arrivèrent, le matin même, près de la tour et du château de Nascien. À la vue de la tour, Galaad reconnut le lieu et dit :
193– Messire Palamède, voici la tour que je recherchais ! Vous allez voir de suite, je vous l’assure, les plus grandes merveilles que j’aie jamais vues.
194– Quelles merveilles donc ? demanda Palamède.
195– Je m’en vais vous le dire, dit Galaad, si vous affrontez le chevalier, soyez-en certain, vous allez l’emporter à cause de votre bonne chevalerie. Il quittera alors le duel si mal-en-point et couvert de blessures, à cause de vous, qu’on le croirait incapable de porter des armes pendant longtemps. Puis, vous le verrez revenir vers vous plus à l’aise et mieux portant que jamais. Et il reprendra de la sorte ses forces, à plusieurs reprises, autant de fois qu’il le faudra. Il finira par vous vaincre à moins que vous ne preniez garde à sa grande ruse.
196– Par ma foi, dit Palamède, voici la plus grande merveille que j’aie jamais vue ! Puisque nous en approchons, je vous prie de bien vouloir m’accorder ce combat.
197Et Galaad de lui répondre qu’il y consentait. S’étant approchés davantage de la tour, ils y entrèrent sans toutefois rencontrer le chevalier. Galaad dit alors :
198– Je ne sais pas où nous pourrions rencontrer le chevalier de céans car il ne se trouve pas sur place.
199– Ne vous en faites pas, dit Palamède, s’il se trouve dans les lieux, il sortira aussitôt qu’il apprendra notre présence.
Ch. 349. Où Palamède affronte le Chevalier de la fontaine
200Comme ils s’entretenaient de la sorte, ils virent sortir un écuyer qui s’approcha d’eux et dit :
201– Messires, seriez-vous des chevaliers errants ?
202– Oui, répondirent-ils, mais, pourquoi cette question ?
203– Parce que, [si] vous voulez vous battre en duel, dit l’écuyer, vous aurez ici de quoi faire.
204– De qui s’agit-il ? demanda Palamède.
205– Du seigneur de cette tour, répondit l’écuyer.
206– Eh bien, dites-lui de sortir par ici, dit Palamède.
207Et aussitôt l’écuyer de sonner du cor. Peu après, il virent sortir de la tour un chevalier, portant de belles armes, dont un écu vert à bandes vermeilles.
208– Voici le chevalier, dit Palamède, qui l’emporta sur Gaheriet, l’un des bons chevaliers de la Table ronde, et moi, qui suis compagnon de la Table ronde, je ferai de mon mieux pour le vaincre.
209Tournant bride, Palamède se dirigea vers le chevalier qui, le voyant arriver sur lui, dit :
210– Messire chevalier, halte-là ! Nous ne nous battrons pas ici ! Allons plutôt dans une prairie, tout près d’ici, où il y a plus d’espace pour une joute à deux chevaliers.
211S’il disait cela, c’était à cause de la Fontaine de guérison, qui sourdait au milieu d’arbres touffus, si bien qu’on ne pouvait pas la voir à partir de la prairie. Et sachez que ladite fontaine avait de grandes vertus. Nul homme, aussi blessé et mal-en-point fût-il, ne buvait de son eau, sans s’en trouver aussitôt sain et épanoui. Or, les chevaliers étrangers, qui étaient de passage, ignoraient cela. Il advenait ensuite que le chevalier de la tour, blessé et au bord de la défaite, demandait une pause pour aller se désaltérer. Il buvait de cette eau et il se retrouvait sain et vigoureux comme auparavant. Et il agissait de la sorte, autant de fois qu’il le voulait, ses rivaux ignorant tout de cela. Voilà pourquoi il l’emportait sur tous ceux qui se mesuraient à lui.
212Les vertus de cette fontaine, on les trouve à l’endroit où il est question de la Bête aboyeuse et de la Dame de la chapelle (là même où Hélain le Blanc vit descendre le pain des anges) et, encore, des ascendants de la Bête aboyeuse et de sa naissance. Le roi infirme avait dévoilé les vertus de ces êtres à Galaad, lors de son séjour à Corbénic en compagnie de Bohort et de Perceval, quand ils y virent le Saint-Graal et tout ce qu’il n’est pas donné de contempler à un œil mortel. C’est dans ce passage que l’on rapporte le pourquoi et le comment de ces aventures.
213Mais, je vais maintenant me désintéresser de tout cela, pour revenir au duel entre Palamède et le chevalier de la tour.
Ch. 350. Où le Chevalier de la fontaine reprend ses forces, chaque fois qu’il boit l’eau de la source
214Dès que les deux chevaliers se retrouvèrent sur le champ qui était, comme je viens de dire, attenant à la fontaine, ils s’élancèrent à bride abattue l’un contre l’autre, se frappant avec une telle violence que leurs lances volèrent en morceaux. Le chevalier de la tour, qui n’avait pas la bonté en chevalerie de Palamède, se retrouva par terre malgré lui, mais il s’empressa de se relever car il ne manquait ni de hardiesse ni de courage. Tout à la rage d’être tombé, il saisit son épée et courut assaillir Palamède qui, lui, était toujours sur son cheval. En le voyant arriver, Palamède l’esquiva et lui dit :
215– Messire chevalier, passez votre chemin. Je ne saurais me mesurer avec vous à l’épée, alors que vous êtes à pied et moi à cheval.
216S’étant remis en selle, le chevalier fonça sur lui, et Palamède de lui assener un coup, de toutes ses forces, sur le sommet du heaume, et puis encore un autre. Le chevalier, qui avait de la vigueur et un cœur vaillant, se défendait si bien que c’en était merveille. Sans qu’il ait toutefois failli, il s’en trouva, très tôt, fort mal-en-point à cause des blessures et des pertes de sang, si bien qu’il ne pouvait plus tenir sur ses jambes. En effet Palamède le surclassait en chevalerie.
217Le Chevalier de la fontaine, voyant qu’il ne pourrait pas lui tenir tête, se détourna et sollicita une pause pour souffler un peu et se désaltérer, ce à quoi Palamède consentit. Il se rendit auprès de la fontaine et, ayant bu de son eau, il se retrouva aussi bien portant et léger que devant. Le chevalier s’en revint alors vers l’endroit où se trouvait Palamède qu’il appela de nouveau au combat, et il se mit à lui assener des coups bien plus violents que les premiers.
Ch. 35123
218Voyant cela, Palamède en fut très émerveillé et il se disait en lui-même :
219– Cela ne peut être. Ce chevalier paraissait vaincu il y a peu de temps et maintenant je le vois aussi fort et ardent qu’il n’a jamais été et je tiens cela pour une chose merveilleuse. Je ne peux que le combattre avec toute la force possible.
220Et le chevalier se mit à dévisager Palamède et à lui assener des coups très violents et répétés sur le sommet du heaume, mais sans toutefois l’emporter sur celui-ci qui était fort aguerri et très vif. Palamède se reprit en frappant des coups si violents que l’autre en était tout étourdi. Bref, Palamède faisait tant et si bien, qu’il avait eu à cinq reprises le chevalier à sa merci. Ce dernier se rendit autant de fois à la source, d’où il retournait au combat sain et plein de force. La cinquième fois, Palamède était si éprouvé par le combat, que Galaad se disait à lui-même qu’aucun chevalier au monde n’eût pu en faire autant, et que jamais il n’aurait cru Palamède si bon chevalier, quand bien même le monde entier l’aurait proclamé tel.
221Et il advint que le chevalier, qui avait été si souvent au bord de la défaite, s’en retourna au combat une cinquième fois, guéri et avec toutes ses forces. Et de se mettre aussitôt à frapper Palamède avec la même violence que la première fois. Palamède, tout au long du combat, avait reçu de si nombreuses blessures et perdu tant de sang, que Galaad était tout étonné de voir qu’il était encore en vie. Voyant le chevalier se précipiter sur lui avec tant de fougue, Palamède se dit :
222– Je mettrai tout mon courage dans cette aventure et ce chevalier ne m’échappera de cette façon-là.
223Et il l’assaillit en lui assenant des coups à droite et à gauche ; il faisait tant et si bien qu’il eut encore le dessus. Le chevalier, se voyant si mal-en-point sans pouvoir lui tenir tête, voulut se rendre à nouveau auprès de la source. Palamède se souvint alors de ce que Galaad venait de lui dire, à savoir que le chevalier retrouverait ses forces, chaque fois qu’il boirait l’eau de la fontaine. Avant que le chevalier n’arrive auprès de la fontaine, Palamède le saisit par le heaume et lui dit :
224– Messire chevalier, vous ne m’avez que trop abusé par ces allées et venues à la fontaine. C’en est bel et bien fini de tout cela ! On ne va plus se séparer jusqu’à ce que vous ayez la mauvaise part de ce combat !
225Il tira alors le heaume vers soi avec une telle force qu’il renversa le chevalier à terre. Se couchant alors sur lui, Palamède dit :
226– Par Notre-Dame, messire chevalier, cette fois-ci vous n’irez plus vous désaltérer à la source comme auparavant. Ma foi, vous n’échapperez plus de mes mains sans vous avouer vaincu et sans me dire l’origine de cette merveille.
227Après lui avoir ôté son heaume qu’il jeta au loin, Palamède fit mine d’aller lui trancher la tête. Le chevalier, épouvanté à l’idée de mourir, implora sa merci, en disant que, s’il avait la vie sauve, il s’avouerait vaincu.
228– Je n’en ferai rien, dit Palamède, tant que vous ne répondrez pas à mes demandes.
229– Je vais vous répondre, dit le chevalier, je vois bien que je ne puis faire autrement, mais dites-moi votre nom, je vous en prie.
230Et lui de répondre qu’il avait nom Palamède.
231– Ah ! Palamède, dit le chevalier, j’ai souvent entendu parler de vos faits de chevalerie, et vous êtes, au dire des gens, un bien vertueux chevalier ; je me considère heureux d’avoir été vaincu par un chevalier tel que vous. À mon tour, je vais satisfaire à vos demandes. Sachez que j’ai nom Atamas le Chevalier de la Fontaine de guérison, du fait que je monte la garde, depuis fort longtemps, près d’une fontaine, laquelle renferme une grande vertu. Il n’est pas d’homme au monde, aussi blessé et estropié soit-il, qui, en buvant de son eau, n’en guérisse aussitôt et ne retrouve ses forces comme auparavant.
232– Ah ! messire, par Dieu, demanda Palamède, montrez-moi une telle fontaine.
233Atamas se releva et, prenant Palamède par la main, il l’amena à la source qui naissait au pied d’un arbre qui avait nom Sacré. L’eau s’écoulait d’abord sur un bassin d’argent finement ouvragé, puis, elle sortait du bassin par un conduit en plomb. Le chevalier lava tout le corps de Palamède dans cette eau. Puis ce dernier but de son eau et le chevalier de même : tous les deux se retrouvèrent aussi bien portants qu’avant le combat. C’est alors que Palamède put constater la fraude d’Atamas.
234– Messire Galaad, dit Palamède, maintenant nous pouvons vraiment dire que nous avons sillonné tout le royaume de Londres. Nous avons trouvé la fontaine aventureuse, la voici.
235– On m’en avait parlé bien souvent, dit Galaad, béni soit Dieu qui a daigné nous la montrer !
236Il demanda alors à Atamas s’il savait d’où venait cette vertu de la fontaine.
237– Aussi vrai que Dieu m’aide, je n’en sais rien, répondit le chevalier. Jamais je n’ai rencontré personne pouvant me l’expliquer, hormis une femme qui m’a amené ici, laquelle me laissa entendre que personne ne pourrait connaître la vertu de cette fontaine, sauf le chevalier qui doit accomplir les aventures du royaume de Londres. C’est de la bouche du roi Pellès que ce dernier devra l’apprendre.
Ch. 352. [Où Galaad et Palamède délivrent Gauvain et Gaheriet de leur prison.]
238– Messire, dit Palamède à Galaad, vous savez déjà beaucoup de choses au sujet de cette aventure qui vous était destinée.
239[Puis il dit à Atamas :]
240– Vous pouvez demeurer ici, si vous le souhaitez.
241– Oui, dit-il, et je monterai la garde auprès de cette fontaine tant que je pourrai frapper de l’épée.
242– Nous ne partirons d’ici, ajouta Galaad, sans avoir visité la tour pour voir si quelques-uns de nos compagnons de la Table ronde n’y sont pas restés prisonniers. Bien des preux nous ont rapporté que ce chevalier, après les avoir vaincus, les y avait enfermés.
243– Vous dites bien, répondit Palamède.
244– Si je les retiens chez moi, dit Atamas, cela ne vous regarde point, et je vous prie de ne point m’en chercher querelle.
245– Il vous faudra libérer, dit Palamède, de gré ou de force, les prisonniers que vous pourriez détenir.
246– Messire, vous et votre bonne étoile, dit Atamas, m’avez poussé à faire ce que personne n’a réussi à m’imposer. Aussi bien ferai-je pour vous ce que je n’aurais jamais accepté de nul autre. Maintenant suivez-moi…
247Alors ils se rendirent à la tour et, comme ils y pénétraient, ils trouvèrent nombre de gens pour les honorer, puisqu’ainsi l’avait ordonné Atamas. Et les deux compagnons lui demandèrent d’amener sur place les prisonniers qu’il gardait.
248– Se trouvent ici, dit-il, plusieurs compagnons de la Table ronde, que j’avais voulu faire périr en captivité, en les enfermant dans un horrible cachot. En effet, ils m’avaient fait beaucoup de tort, tant et si bien que je n’ai pas encore recouvré toutes mes forces.
249– C’est entendu, dit Palamède, faites-les venir ici, et on avisera sur ce qu’il convient de faire.
250Alors Atamas les envoya chercher. Quand on amena les chevaliers, ils étaient si estropiés que personne n’eût pu les reconnaître. Il s’agissait de quatre chevaliers des plus renommés : le premier était Gauvain, le second son frère Gaheriet, et puis Bliobéris et Sagremor.
251Que le chevalier Atamas eût pu les vaincre et tenir captifs, cela n’est guère étonnant, puisqu’il retrouvait sa vigueur et guérissait de ses plaies tout à son aise, comme je viens de vous le dire. Voyant les chevaliers si éprouvés, Galaad et Palamède se mirent à pleurer car ils compatissaient à leur malheur. Lorsque Galaad vit Gauvain, il le reconnut tout de suite, et Gauvain de même.
252– Ah ! messire Galaad, soyez le bienvenu. J’ai toujours dit que nous ne pourrions jamais quitter cette prison sinon grâce à vous. Béni soit Dieu qui vous a guidé jusqu’ici !
253– Remerciez plutôt Palamède, répondit Galaad. C’est lui qui a vaincu le chevalier et qui vous rend libres.
254Puis il leur demanda comment ils se sentaient, et s’ils pourraient se rétablir.
255– Oui, répondirent-ils, la joie d’être libres nous fera guérir.
256Galaad et Palamède demeurèrent sur place jusqu’au moment où les chevaliers purent à nouveau chevaucher. Alors ils quittèrent la tour, tous les six, presque entièrement remis, Atamas leur ayant procuré tout ce qu’il fallait pour cela. Ils chevauchèrent ensemble pendant deux jours. Au troisième, ils se séparèrent et chacun prit son chemin. Mais maintenant le conte ne parle plus d’eux et revient à Galaad.
Ch. 353. Où Galaad met un terme à l’aventure de la fontaine bouillante
257D’après ce que nous dit le conte, Galaad se sépara de ses amis, puis il fit route longtemps tout seul, à la recherche des aventures du royaume de Londres. Comme il chevauchait de la sorte, il advint que l’aventure le conduisit vers la forêt d’Armantes24, où se trouvait le Pas périlleux. Et c’est ainsi qu’il retrouva le tombeau de Moïse, fils de Siméon, lequel brûlait sans cesse, comme le conte vous en a déjà fait le récit. Tout comme Siméon avait été délivré de son châtiment par l’arrivée de Galaad, il en fut de même pour son fils Moïse par cette même aventure, prodige qui fut gravé sur le Siège périlleux de Camaalot. Après avoir accompli cette aventure, il chevaucha à longues journées, jusqu’à ce que l’aventure le menât à la Forêt périlleuse, où il se retrouva devant la fontaine bouillante. C’est là que Lancelot avait affronté [les deux lions] qui gardaient le tombeau, comme cela est raconté dans la Grande Estoire. L’aventure de cette fontaine bouillante, c’est Galaad qui y mit un terme, et je m’en vais vous raconter comment.
Ch. 354. [Où la demoiselle trouve la mort dans la fontaine.25]
258Un jour, alors que Galaad se trouvait dans la Forêt périlleuse, il lui advint de rejoindre un chevalier, un écuyer et une demoiselle. Il les salua et ils firent de même. Marquant un arrêt, ils demandèrent à Galaad d’où il venait. Il leur répondit qu’il était de la maison du roi Arthur, et on lui fit un très bon accueil. Comme il faisait très chaud, le chevalier dit :
259– Messire, voudriez-vous vous reposer un peu ?
260Galaad répondit que cela lui serait agréable. Sur ce, la demoiselle dit à l’écuyer qu’elle avait soif et qu’il fasse en sorte de trouver de l’eau. L’écuyer partit et se mit à chercher de part et d’autre. Il trouva une fontaine bouillonnante, mais il ne vérifia pas si elle était chaude ou froide. Puis, de retour auprès de la demoiselle, l’écuyer lui dit qu’il venait de trouver la meilleure fontaine qui eût jamais existé à sa connaissance. Comme elle avait grand soif, la demoiselle se rendit auprès de la fontaine, et, au moment de se pencher pour y boire, elle tomba dedans. L’eau était brûlante au point de bouillir, si bien qu’elle causa tout de suite la mort de la demoiselle. Se voyant mourir, elle poussa un cri si fort que les chevaliers purent l’entendre. S’étant approchés de l’endroit, ils y trouvèrent l’écuyer, qui se tenait tout près de la fontaine, sans oser y mettre la main parce qu’elle était bouillante.
Ch. 355. [Où Galaad achève l’aventure de la fontaine ardente.26]
261– Où est ta maîtresse ? lui demanda le chevalier.
262– Elle est au fond de cette fontaine, répondit-il, mais l’eau est si brûlante que je n’ose pas plonger la main pour l’en tirer.
263Le chevalier, désolé par le sort de la demoiselle, plongea sa main dans la fontaine et voulut l’en faire sortir, mais il n’y arriva pas, parce que l’eau chaude le brûlait.
264– Mon Dieu, dit-il, je suis perdu !
265– Messire chevalier, que vous arrive-t-il ? demanda Galaad.
266– Quoi ! dit le chevalier, sachez que ma main est toute brûlée. Cette fontaine est si chaude qu’on dirait que tout le feu du monde est là pour la réchauffer.
267– Mon Dieu, dit Galaad, voici la fontaine bouillante dont j’ai entendu parler maintes fois.
268Faisant alors sur lui le signe de la croix, il se recommanda à Dieu par ces paroles :
269– Ah ! Jésus-Christ, mon Père ! Si telle est votre volonté, faites cesser, avec ma venue, la chaleur de cette fontaine, tout comme l’ébullition qu’elle produit.
270Sa prière faite à Notre-Seigneur, Galaad se retourna vers la fontaine [qui était devenue froide comme toute autre fontaine]27. Le chevalier, qui voyait cette merveille, en fut tout abasourdi, n’arrivant pas à croire que l’on pût attribuer tout cela à la seule vertu de Galaad. Celui-ci rendit grâces à Jésus-Christ. Puis, on retira de la fontaine le corps de la demoiselle. Une fois le corps dégagé, Galaad prit congé du chevalier et continua son chemin. Quant au chevalier, il prit avec lui le corps de la demoiselle pour lui donner une sépulture. Puis, il se rendit chez le roi Arthur où il raconta devant la cour comment la demoiselle était tombée dans la fontaine et comment cette aventure fut achevée par un chevalier portant un écu blanc à la croix vermeille. Tout le monde comprit de suite que ce chevalier n’était autre que Galaad. Tout cela, disaient-ils, ne relève point d’un artifice, mais bien de la grâce et de la bienveillance de Dieu pour lui. Le roi fit écrire cette aventure à la suite des autres.
271Après que Galaad eut quitté le chevalier, il fit plusieurs journées de route, là où Dieu le guidait, mais je n’en ferai pas le récit ici. Sachez que ce serait une trop grande affaire pour moi que de raconter ici toutes les aventures de Galaad, ce qui donnerait une dernière partie du livre encore plus étendue que les précédentes. Cela dit, tout ce que j’omets dans cette dernière partie de mon livre, on peut le trouver dans Le Conte du brait.
Ch. 35628
272Galaad erra longtemps, vous disais-je, à travers le royaume de Londres. Il y accomplit tant de choses, non relatées ici, que la nouvelle s’en répandit dans tout le royaume. Il lui advint un jour, comme il allait dans la forêt, de rencontrer la Bête aboyeuse, puis une vingtaine de chiens à ses trousses. La bête fuyait à très vive allure. Quand Galaad la vit passer devant lui, il se dit par-devers soi :
273– Je serais indigne, si je laissais passer maintenant cette aventure, sans y faire de mon mieux, à la suite de tant de preux qui s’y sont essayés, sans pouvoir en venir à bout.
274Alors il commença à pourchasser la bête à fond de train. Il n’avait pas chevauché longtemps qu’il aperçut deux chevaliers, allant, eux aussi, à la poursuite de la bête à très vive allure. L’un était Palamède qui l’avait prise en chasse depuis fort longtemps. L’autre, Perceval de Gaunes. Quand ils virent Galaad, ils le reconnurent à son écu, mais lui ne les reconnut pas tout de suite, les ayant perdus de vue il y a longtemps, sans compter qu’ils ne portaient plus les mêmes armes. S’approchant de Galaad, ils le saluèrent et se firent connaître, si bien que tous les trois étaient au comble de leur joie. Ils lui demandèrent alors :
275– Messire Galaad, que s’est-il passé après notre séparation ?
276– Tout s’est bien passé, répondit-il, Dieu merci ; j’ai rencontré nombre d’aventures, dont aucune pour le moment que je n’aie réussi à surmonter, Dieu en soit loué, si ce n’est celle de la Bête aboyeuse. C’est la première que j’ai trouvée sur mon chemin et je ne l’ai pas encore achevée, et pourtant j’ai croisé la bête maintes fois. J’aimerais tant connaître l’origine de cette bête ! Je la poursuivais tout à l’heure, et il me semblait qu’elle était plus fatiguée que d’habitude, n’est-ce pas ?
277– Sans doute, répondirent-ils, puisque cela fait plus d’un mois que nous la poursuivons, mais nous vous la laisserons à vous, si cela vous fait plaisir.
278– Pas question, dit Galaad, je préfère vous avoir pour compagnons et que nous allions ensemble la chercher.
279Alors ils se promirent de ne jamais abandonner cette quête, sans avoir appris d’où venaient ces voix qui sortaient de la bête.
Ch. 35729
280Les trois compagnons s’associèrent, vous disais-je, pour poursuivre la Bête aboyeuse, en la traquant vers l’endroit où ils l’avaient vue se diriger. Mais, de toute la journée, ils ne la trouvèrent pas, tant elle avait pris de l’avance. Ils passèrent la nuit au milieu de la forêt sans manger ni boire, car ils n’avaient rien apporté et ne pouvaient rien trouver. C’est ainsi qu’ils passèrent la nuit tant bien que mal avec leurs chevaux. Le lendemain matin, après s’être mis en selle, ils chevauchèrent.
281– Je crois bien, dit Galaad, qu’aujourd’hui vous allez mener à bonne fin cette aventure.
282– Messire, dirent-ils, comment le savez-vous ?
283– C’est mon cœur qui me le dit.
284Ils firent route de la sorte jusqu’à l’heure de midi, où ils retrouvèrent morts les vingt chiens qui poursuivaient la bête, ce dont ils furent très peinés. Galaad dit alors :
285– Mes amis, la bête est passée par ici, c’est elle qui a tué ces chiens.
286Tout en parlant de la sorte, ils firent la rencontre d’un écuyer qui marchait à pied et à qui ils demandèrent s’il avait vu la Bête aboyeuse. Il répondit :
287– Maudite soit l’heure où je l’ai vue, car elle a tué mon cheval et je dois aller à pied.
288– Et par où va-t-elle ? demanda Galaad.
289L’écuyer indiqua la direction à Galaad qui repartit à sa poursuite.
Ch. 358. [Comment Palamède apporte à Lancelot et à Hestor des nouvelles de Galaad et des autres chevaliers.30]
290Ils chevauchèrent tant et si bien qu’ils arrivèrent dans un vallon où il y avait un petit lac mais qui était très profond. La bête était allée s’y abreuver car elle avait très soif. Sur la berge, il y avait bien vingt lévriers, appartenant à la meute de Palamède, qui avaient pris les devants sur lui. À la vue de la bête, ils se mirent à l’entourer de toutes parts, en aboyant si fort, que les chevaliers qui traquaient la bête, purent les entendre. Galaad dit à Perceval :
291– Entendez-vous ces aboiements ?
292– Oui, répondit-il.
293– C’est là-bas que se trouve la bête, allons-y !
294Alors ils forcèrent l’allure et, arrivés près du lac, ils y virent la bête ainsi que les lévriers qui l’entouraient en aboyant. Elle n’était pas très loin de la berge de sorte qu’on eût pu la blesser aisément par un jet de lance. Quand ils la virent ainsi, ils s’en approchèrent autant que possible. Puis Palamède, ennemi mortel de la bête qui avait fait périr ses onze frères (en outre, cette affaire lui tenait à cœur à cause des épreuves qu’il endurait à cause de la bête depuis fort longtemps), plongea dans le lac à cheval, puis il frappa la bête de sa lance avec une telle force qu’elle pénétra par un de ses flancs et sortit d’un empan de l’autre côté. Se sentant blessée, la bête hurla si douloureusement que le cheval de Palamède en fut épouvanté, tout comme les autres chevaux, qu’on n’arrivait pas à retenir.
295La bête, mortellement blessée, plongea sous l’eau, et commença à causer une grande tempête dans le lac, tout en poussant de grands cris et des aboiements. On eût dit que tous les diables de l’enfer se trouvaient au fond du lac. L’eau commença à bouillir et à projeter des flammes. Il n’est point d’homme qui, voyant cela, n’aurait jugé que c’était la plus grande merveille du monde. Les flammes ne durèrent pas très longtemps, mais le bouillonnement et la chaleur du lac, tout cela demeura, demeure encore et demeurera à tout jamais. Voilà pourquoi, croit-on, ce lac est nommé lac de la Bête aboyeuse. Les trois chevaliers, après s’être attardés sur place pour voir une telle merveille, se dirent entre eux, voyant que la bête ne paraissait plus :
296– Il y a dans cette bête une bien grande merveille.
297– Le lac vient de changer, ajouta Galaad, de froid qu’il était, il est devenu bouillant, et sachez aussi que, de nos jours, il restera toujours bouillant. Maintenant nous pouvons bien nous en aller. Cette aventure est bel et bien achevée. Plus personne ne verra plus jamais cette bête comme nous venons de la voir. À vous, messire Palamède, l’honneur et le renom de cette aventure. Quant à nous, nous vous servirons de témoins.
298Palamède remercia Galaad pour ces nobles paroles. Puis ils dirent :
299– Maintenant, il nous faut remercier Dieu de nous avoir accordé cet heureux dénouement.
300Ils s’éloignèrent ensuite du lac et se dirigèrent vers un ermitage, où ils purent trouver tout ce dont ils avaient besoin et prendre aussi un peu de repos cette nuit-là. Le lendemain, après qu’on les eut revêtus de leurs armes, ils se mirent à chevaucher. Ils demeurèrent longtemps tous ensemble, en rencontrant nombre d’aventures, auxquelles ils donnèrent une heureuse fin, et dont il ne sera pas fait mention ici. Celui qui voudrait en savoir davantage, qu’il prenne Le Livre du brait31.
301Alors qu’ils chevauchaient par diverses contrées, ils firent la rencontre de Bohort de Gaunes, puis ils se rendirent à Corbénic, mais comment ils pénétrèrent dans le Palais aventureux, comment les vingt chevaliers arrivèrent, comment ils furent tous rassasiés par la sainte nourriture, comment le roi Pellès fut guéri, et finalement comment ils se séparèrent, tout cela je ne vais pas le raconter ici, parce que cela se trouve écrit dans Le Livre de Galaad. Cela dit, on n’y trouve pas le nom des chevaliers qui, ayant goûté à la sainte nourriture, furent comblés de tous ses bienfaits, aussi vais-je vous les citer ici. Le premier fut Galaad et puis Perceval, le troisième Bohort, le quatrième Palamède. Le cinquième fut Méliant de Danemark, que Galaad avait fait chevalier. Je ne vous raconte pas ici ses hauts faits de chevalerie, à cause du gros livre qu’on en a tiré, mais qui voudrait bien les connaître, il doit se rapporter au Livre du brait : c’est là qu’il les trouvera. Le sixième avait pour nom Hélain le Blanc, le septième Arthur le Petit, le huitième Claudin fils du roi Claudas, excellent chevalier aux mœurs sans reproche. Le neuvième était [Lambègue] un chevalier âgé menant une très sainte vie, le dixième Pinabel [des Îles], le onzième Persidès de Calaz, le douzième Méraugis. Tous ceux-là, je vais les laisser de côté, car je dois vous dire ici ce qu’il advint de Palamède après qu’il eut quitté ses compagnons, tout en larmes à l’idée de devoir se séparer de Galaad.
302– Messire Galaad, disait-il, sainte chose et saint corps, cette séparation m’est une mort. Je crains qu’il ne plaise pas à Dieu que je puisse vous revoir. Si c’était le cas, je vous prie de vous souvenir de moi. C’est vous qui m’avez délivré de tout chagrin et de toute détresse, me mettant sur la voie du parfait bonheur. Tout le bien que j’ai en partage, c’est grâce à vous que je l’ai obtenu. Aussi, vous prié-je encore de demander à Dieu sa grâce pour moi, afin qu’Il ne me tienne pas en oubli. Que Dieu m’accorde aussi d’accomplir de telles œuvres qu’Il puisse accueillir mon âme quand elle quittera ce corps.
303Galaad lui dit qu’il ne manquerait point de le faire. Alors ils se séparèrent et chacun alla où Dieu le guida. Par la suite, on ne racontera pas ici les aventures que les autres compagnons rencontrèrent, et tout ce qui s’ensuivit pour eux, puisque cela se trouve dans Le Livre du brait. Nous allons raconter plutôt ici comment Palamède se battit avec Lancelot.
[Ch. 358 bis. Où Lancelot et Palamède se battent en duel.]
304Le conte nous dit ici que Palamède se sépara de Galaad et des autres chevaliers après avoir quitté Corbénic, et qu’il chevaucha longtemps sans rencontrer nulle aventure. Étant arrivé près d’une fontaine, il descendit de cheval, but de l’eau et, après en avoir bu, il s’assit pour se reposer. L’aventure mena aussi à cet endroit Lancelot et son frère Hestor. Lancelot, qui avait aperçu le chevalier, reconnut Palamède par son écu, puis il dit à son frère :
305– Voyez là un des bons chevaliers du monde. Je l’ai naguère tâté de la lance, sans l’emporter sur lui. Aussi, voudrais-je me mesurer avec lui à l’épée, pour voir s’il est aussi bon chevalier à l’épée qu’à la lance, mais je ne me permettrais point de faire pareille chose, si cela ne lui agrée pas.
306Allez donc vers lui, dit-il à Hestor, pour lui dire que je le défie dans un duel à l’épée. Mais veillez à le lui dire sans l’irriter.
307– Quel est son nom ? demanda Hestor.
308– Je vous le dirai un autre jour, répondit Lancelot.
309Alors Hestor se dirigea vers Palamède et lui dit :
310– Qui est-ce donc ? demanda Palamède.
311– Pour le moment, vous ne pouvez pas le savoir, répondit Hestor.
312– Messire, voyez là-bas un chevalier étranger qui vous défie en duel, mettez-vous en garde.
313– Mais pourquoi veut-il se battre contre moi ? demanda-t-il. Je ne crois pas lui avoir jamais causé du tort.
314– C’est ce que je crois, moi aussi, dit Hestor.
315Après avoir cherché son cheval, Palamède se remit en selle. Lancelot, le voyant s’approcher, empoigna son épée, puis alla à sa rencontre, et Palamède fit de même. Ils engagèrent un combat si fougueux et si formidable qu’Hestor pensa qu’il n’existait pas deux chevaliers pareils sur terre. Leurs épées étaient si bonnes, que les armures ne pouvaient protéger les corps ni éviter qu’ils se fissent de nombreuses blessures grandes et petites. Le duel s’éternisait et les deux chevaliers souhaitaient reprendre souffle. Leurs forces étaient amoindries car ils avaient perdu beaucoup de sang. Lancelot avait un léger avantage dans le combat, mais pas trop, Palamède étant, lui aussi, très aguerri. Ils se combattirent tant et si bien, qu’ils n’en pouvaient mais. Forcés de se reposer un peu, ils quittèrent le champ.
316Palamède regardait Lancelot. Voyant combien il était grand et beau, ayant remarqué aussi ses qualités, il avait le pressentiment qu’il s’agissait de quelque chevalier de la Table ronde et, s’il reprenait le combat, ne risquait-il pas de devenir parjure ?
317– Messire chevalier, je me suis battu avec vous à n’en plus pouvoir, mais j’ai trouvé chez vous une si grande excellence que je souhaite vivement faire votre connaissance. Voilà pourquoi je vous prie, si cela vous agrée, de me dire votre nom, avant que vous n’en fassiez davantage, et si par hasard je vous ai nui en quoi que ce soit, je ferai amende honorable.
318– Croyez-moi, messire Palamède, dit Lancelot, vous ne m’avez jamais causé de tort et je n’ai pas la moindre inimitié contre vous. Si j’ai croisé le fer contre vous, ce n’est pas au nom d’une quelconque inimitié. J’ai agi de la sorte plutôt pour savoir si vous étiez aussi bon chevalier à l’épée qu’à la lance, et j’ai pu découvrir en vous un des meilleurs chevaliers sur terre. Vous ayant obligé à combattre sans raison aucune, je reconnais volontiers mon tort et je tiens à le réparer comme il vous plaira. Si vous voulez que nous arrêtions le duel, cela me plaît, puisque je place plus haut votre excellence que vous ne sauriez le faire pour la mienne.
319– Comment ? dit Palamède, c’est pour cela que vous avez engagé le combat, et pour rien d’autre ?
320– Pour rien d’autre, sur ma foi ! répondit Lancelot.
321– C’en est grande merveille, fit Palamède. Mais dites-moi maintenant quel est votre nom ?
322Et le chevalier de lui dire qu’on le nommait Lancelot. En apprenant que ce chevalier était Lancelot, le plus renommé chevalier du monde hormis son fils Galaad, Palamède jeta son écu par terre en disant :
323– Ah ! messire, j’implore votre merci et je m’avoue vaincu. Par Dieu, si je vous ai offensé en quoi que ce soit, pardonnez-moi !
324Mais Lancelot pria Palamède de lui pardonner en premier, puis il lui pardonnerait à son tour. Ils s’assirent ensuite pour prendre un peu de repos tout en devisant ensemble au sujet de leurs aventures. Lancelot demanda à Palamède comment il allait et il répondit qu’il se sentait très mal. Et Palamède de raconter alors à Lancelot ce qui lui était advenu pour son siège de la Table ronde.
325– Je reconnais volontiers mes torts, dit Lancelot, mais je vous prie de me pardonner.
326Palamède lui pardonna de bon gré et, en bons amis, ils firent la paix.
327– Maintenant, dit Lancelot, auriez-vous des nouvelles de Galaad ?
328Palamède raconta alors comment Galaad se comptait parmi les douze qui s’étaient restaurés à la sainte table, où la sainte nourriture fut dispensée, chez le roi Pellès. Il raconta aussi la suite des aventures, et comment ils s’étaient quittés plus tard à Corbénic. Et, sachez-le, tandis que Palamède racontait cela, Lancelot pleurait de joie à cause des nouvelles qu’il apprenait de Galaad. À la fin de son récit, Palamède se fit désarmer pour qu’on puisse examiner ses blessures le mieux possible. Quant à Lancelot, il était lui aussi blessé.
[Ch. 358 ter. Où Gauvain et Agravain tuent Palamède.]32
329Après quoi, ils se remirent en selle tous les trois, et, après une courte chevauchée, voici qu’ils trouvent trois routes où ils se séparent. Palamède prit le chemin de gauche. Il était très gravement blessé, perdait beaucoup de sang et ne pouvait se tenir sur la selle. Son mauvais sort voulut qu’il y fît la rencontre de Gauvain et de son frère Agravain, qui lui vouaient une haine mortelle. Quant à eux, ils étaient sains et bien portants, n’ayant pas rencontré depuis longtemps d’aventure pour les mettre à l’épreuve.
330Aussitôt qu’il aperçut Palamède, Gauvain le reconnut, et, en le voyant chevaucher à si faible allure, il comprit qu’il était blessé. Il le désigna à son frère Agravain, tout en lui disant :
331– Voici venir un chevalier, l’homme que je déteste le plus au monde et qui m’a offensé le plus.
332– Je vous assure, dit Agravain, qu’il en va de même pour moi, mais je ne sais quel parti prendre. D’après ce que j’en sais, c’est l’un des meilleurs chevaliers du monde et il s’y prend très bien pour repousser les attaques. C’est à vous de décider ce que vous allez faire. Ce n’est pas une petite affaire que de s’attaquer à un chevalier ayant de si belles qualités.
333– Nous pouvons l’attaquer en toute sûreté, dit Gauvain, à ce qu’il me semble, il est blessé d’importance.
334– Alors, dit Agravain, je ne sais pas ce qu’il adviendra de moi, mais puisque, vous le voulez ainsi, je m’attaquerai à lui.
335Agravain lui cria alors :
336– Messire Palamède, en garde, je vous défie !
337Et Gauvain de lui dire la même chose. Quand Palamède vit que les deux frères venaient l’affronter, il les reconnut et ne sut que faire. Il se dit :
338– Si je lève la main sur eux, je serai parjure, car ils sont compagnons de la Table ronde comme moi.
339Il dit alors à Agravain :
340– Chevalier, venez jusqu’ici, car je veux parler un peu avec vous.
341Ce que l’autre fit et Palamède lui dit :
342– Êtes-vous de la Table ronde ?
343– Oui, dit Agravain.
344– Les compagnons de la Table ronde ne peuvent se combattre les uns les autres, quelque male envie qu’ils en aient, sous peine d’être parjures.
345– Vraiment ? dit Agravain. Alors ce combat ne peut être.
346Et Palamède d’ajouter :
347– Je suis de la Table ronde.
348Il s’arrêta devant Gauvain33 et celui-ci lui dit :
349– Palamède, tout ceci n’est rien car vous êtes mort. Personne sinon Dieu ne peut vous sauver.
350– Ah ! messire Gauvain, dit Palamède, ne nous faites pas pareils tort et vilenie, car je n’ai pas mérité la mort de vous, d’autant que je suis votre compagnon de la Table ronde.
351Gauvain lui répondit :
352– Si vous le voulez, défendez-vous, car votre bon droit consiste à ne point vous laisser tuer.
353Et Palamède leur dit :
354– Par ma foi, vous faites mal, car si j’étais comme je fus ce matin, vous ne me feriez point cela. J’ai été trop grièvement blessé après mon combat contre Lancelot. Et si vous me tuez maintenant, vous n’y gagnerez rien, si ce n’est vilenie et déshonneur, car je ne puis me défendre d’aucune manière. Toutefois, je me défendrai autant que je le pourrai, et si je meurs, je mourrai à tort. Quoi qu’il en soit, Dieu m’aidera, qu’Il ait pitié de mon âme, car ma chair est en grand danger.
355Sur ce, il mit la main à l’épée et dit :
356– Qu’approche maintenant le premier d’entre vous qui voudra être parjure et déloyal.
357Gauvain vint à lui et lui dit :
358– Tout ceci n’est rien.
359Et il lui assena un coup sur le heaume aussi fort qu’il put. Agravain vint de l’autre côté et lui porta un grand coup. Et ils échangèrent leurs coups avec autant de force qu’ils purent. Palamède se défendait si bien, par la force qui était la sienne, que personne, en le voyant, n’aurait pu dire qu’il n’était pas chevalier. Pendant qu’il se défendait, ses plaies se rouvrirent et ainsi en peu de temps la terre fut couverte de tout le sang qui en coulait. C’est ainsi qu’il perdit toute force et vigueur. Ses membres lui firent défaut, et avec tous les coups qu’ils lui donnèrent, ils finirent par l’abattre. L’épée lui tomba des mains et il se retrouva à terre comme mort. Le voyant ainsi, Gauvain descendit de son cheval et voulut lui fendre la tête. Agravain s’interposa alors et lui dit :
360– Par la grâce de Dieu, mon frère, n’usez pas d’une telle cruauté ni ne lui faites point de mal, car sachez qu’il est mort. Renoncez à fendre la tête d’un aussi bon chevalier. Allons-nous-en, l’affaire est réglée.
361Et Gauvain d’ajouter :
362– Si tel est votre vœu, je ne lui couperai pas la tête, mais il ne m’échappera pas.
363Et il lui enfonça son épée au travers du corps. Se sentant blessé à mort, Palamède poussa un cri et dit :
364– Ah ! mon Dieu, ayez pitié de moi, et pardonnez-moi mon erreur, car mes péchés m’ont valu cette mort !
365Il resta alors étendu, à l’agonie. Quand ils virent cela, Gauvain et Agravain dirent :
366– Allons-nous-en.
367Et Gauvain d’ajouter :
368– Partons, car en voilà un qui ne portera plus jamais atteinte à notre honneur.
369Agravain dit aussi :
370– [Que Dieu me garde] car j’ai grand regret de ce que nous avons fait ; c’était un homme d’une parfaite chevalerie et une telle perte sera difficile à réparer.
Ch. 359. [Où Lancelot et Hestor assistent à la mort de Palamède.34]
371Alors les deux frères quittèrent les lieux en laissant Palamède dans l’état que je vous ai indiqué. Gauvain était très satisfait de ce qu’il venait d’accomplir mais Agravain un peu moins, car il prisait fort la bonne chevalerie de Palamède. Ils ne s’étaient pas beaucoup éloignés, que surviennent Lancelot et son frère Hestor, lesquels trouvent Palamède, le visage contre le sol, posé sur son écu. Ils purent le reconnaître aussitôt par son écu. Ils mirent donc pied à terre. Palamède se redressa et on lui retira le heaume et la coiffe de mailles. S’étant aperçus qu’il était blessé à mort, Lancelot et Hestor se penchèrent sur Palamède, en s’adonnant à une si grande déploration que c’en était merveille :
372– Quel grand dommage et quelle perte, disaient-ils, pour les compagnons de la Table ronde. Dieu maudisse celui qui vient de tuer un si bon chevalier !
373Comme ils parlaient de la sorte, ils s’aperçurent que Palamède n’était pas encore mort et qu’il entendait les lamentations proférées sur lui. Ayant saisi que ces plaintes ne venaient ni de Gauvain ni de son frère, dans un suprême effort, Palamède ouvrit ses yeux pour regarder qui se trouvait devant lui. Ayant reconnu Lancelot et Hestor, il fondit en larmes, puisqu’il allait devoir quitter des compagnons tels que ces deux chevaliers. Après un long moment, il dit :
374– Hélas ! mon bon messire Lancelot, je suis déjà un homme mort. Au nom de Dieu, souvenez-vous de moi, car vous êtes l’homme que j’aime le plus au monde, hormis messire Galaad. Ne m’oubliez pas, quand je serai mort ! Et vous, messire Hestor, si jamais vous m’avez aimé vivant, ne m’oubliez pas après ma mort.
375– Hélas ! messire Palamède, demanda Lancelot, dites-moi, par Dieu, qui vous a fait tout ceci ?
376– Messire, répondit Palamède, c’est Gauvain qui, sans juste cause, a tout fait, mais que Dieu le lui pardonne, comme je lui pardonne moi-même.
377Son frère Agravain lui a apporté son aide, mais plus malgré lui que de son plein gré.
378– Croyez-vous pouvoir en guérir ? dit Lancelot.
379– Non, répondit-il, je vais mourir, c’est sûr, mais quand vous vous rendrez à la cour, je vous en supplie, apportez mes salutations au roi Arthur et à tous les chevaliers de la Table ronde.
380Ces paroles dites, Palamède commença à se frapper la poitrine, en battant sa coulpe pour le repentir de ses péchés.
381– Hélas ! Dieu Père de piété, disait-il, accorde-moi miséricorde. Depuis que j’ai embrassé la foi, tu le sais bien, je t’ai loyalement servi de bon cœur, aie donc pitié de mon âme, car, à présent, une seule chose m’est nécessaire, ta miséricorde. Après un moment de silence, il parla à nouveau :
382– Ô mort, si tu l’avais bien voulu, j’aurais pu devenir encore un homme de bien au service de Dieu et du monde.
383Puis, étendant ses mains jointes vers le ciel, il dit :
384– Père de miséricorde, je remets mon âme entre tes mains. Ne regarde pas mes péchés !
385Palamède croisa alors les mains sur sa poitrine et son âme quitta le corps.
386Hestor et Lancelot firent grand deuil sur sa dépouille, toute la nuit durant (il était mort le soir). Sans rien boire ni manger, ils s’adonnaient au deuil et à rien d’autre. Lancelot disait :
387– Hélas ! mon Dieu, voici une cruelle perte et un grand dommage ! Qui pourra réparer le dommage et la perte qui surviennent ?
388– Certes, personne, dit Hestor, il n’est au monde de meilleur chevalier, hormis Galaad.
389C’est ainsi, comme je vous dis, que les deux frères se lamentaient, car ils prisaient beaucoup l’excellence et la bonne chevalerie de Palamède. Le lendemain matin, au point du jour, survient Esclabor, le père de Palamède. Il demanda à Lancelot pour qui ils faisaient tout ce deuil, et eux de lui répondre que c’était pour le preux chevalier Palamède. En entendant le nom de son fils, il ne put prononcer un mot, tant son cœur en fut affligé, puis il tomba de son cheval. Les deux frères, qui [n’] avaient pas reconnu Esclabor, s’approchèrent de lui pour lui retirer le heaume. Ils constatèrent qu’il avait perdu connaissance et que son corps était inerte. Esclabor resta longtemps couché de la sorte. Quand il reprit connaissance, il se mit à crier en disant :
390– Hélas ! mon fils, si aimé de tous ! Voici de bien mauvaises nouvelles pour moi !
391Alors, se penchant sur Palamède, il se mit à baiser son visage recouvert de sang et de poussière. À cette vue, les deux frères reconnurent qu’il s’agissait bien d’Esclabor, son père, si bien qu’ils reprirent de plus belle leur lamentation. C’est ainsi que, tous ensemble, ils firent grand deuil jusqu’à l’heure de none. Puis Esclabor dit :
392– Messire, je suis déjà un homme mort, plus jamais je ne connaîtrai bonheur ni joie. Celui qui a vu mourir, sachez-le, ses onze enfants sous ses yeux, je ne vois pas comment il pourrait connaître le moindre bonheur. Il ne m’était resté que ce fils, mais quel chevalier ! Grâce à lui, moi-même et toute notre lignée étions craints et honorés. Et maintenant, je le vois mort sous mes yeux, et d’une mort cruelle… Je ne vois pas comment je pourrai vivre. Je veux mourir. Mais avant de mourir, je vous supplie, par pitié, de m’aider à porter mon fils dans une abbaye proche pour que nous l’y enterrions. Je suis un vieil homme et ne puis le porter tout seul. Je tiens à l’ensevelir sur place, car c’est moi qui ai fait bâtir cette abbaye. Les deux frères de lui répondre alors qu’ils allaient le faire de très bon cœur. Puis ils enfourchèrent leurs chevaux. Lancelot portait Palamède sur la selle devant lui et l’emmena jusqu’à l’abbaye. Le père de Palamède les accompagnait en faisant grand deuil.
Ch. 360. Où Palamède est enseveli à l’abbaye au milieu de grandes lamentations
393Parvenus à l’abbaye, ils rendirent à Palamède tous les rites dus au chrétien qu’il était, puis on l’ensevelit. Après s’être acquittés de cette tâche, les deux frères révélèrent à Esclabor le nom des meurtriers de Palamède. Puis ils quittèrent les lieux pour suivre leur chemin. Le père demeura sur place pour faire bâtir un très riche tombeau, qu’il fit recouvrir d’argent, en sorte qu’on n’en trouverait point de plus admirable dans tout le royaume de Londres. Esclabor s’y rendait tous les jours en faisant grand deuil pour la mort de son fils. Les moines, qui savaient bien que Palamède était l’un des bons chevaliers au monde, avaient entendu raconter comment il avait été tué par Gauvain et par son frère Agravain. Ils proposèrent alors que l’on gravât une inscription sur le tombeau afin de proclamer sa vertu et les circonstances de sa mort. Le père leur demanda, à son tour, de quoi seraient faites les lettres, et on lui répondit qu’elles seraient en or.
394– Puisque telle est votre volonté, dit alors le père, je vous prie de m’accorder une faveur.
395Et les moines d’accepter.
396– Eh bien, je vous prie, dit-il, de faire graver les mots que je vous ferai parvenir dès demain.
397Les moines lui répondirent que cette demande leur était bien agréable. Esclabor s’en alla, tout à son deuil, en emmenant avec lui un écuyer qui rapporterait tout ce qu’il fallait pour l’inscription. Ils firent route jusqu’à ce que la nuit les surprit dans une montagne, au milieu des rochers. Et c’est là même qu’ils couchèrent.
Ch. 361. Où Esclabor le Méconnu est en proie au désespoir à cause de la mort de son fils Palamède
398Le lendemain, au point du jour, Esclabor se leva. Il tira son épée et plaça son heaume devant lui, puis, il frappa son corps de l’épée et plaça son heaume là où le sang jaillissait. Après l’avoir rempli de son sang, il dit à l’écuyer :
399– Mon ami, prends ce heaume rempli de sang, puis porte-le à l’abbaye et dis aux moines de faire l’inscription qu’ils m’avaient promise au sujet de mon fils. Au moyen de ces lettres, on pourra se remémorer le fils d’Esclabor, et comment son père mourut le cœur lourd. Je ne saurais survivre à mon fils et la mort m’est préférable à la vie. Toi l’écuyer, je te prie de me faire enterrer près de mon fils, mais non pas avec lui, car je ne mérite pas de reposer avec un preux chevalier comme lui jadis.
400Il prit donc le heaume portant son sang qu’il tendit à l’écuyer en disant :
401– Mon ami, fais donc ce que je viens de te dire.
402À ces mots, il empoigna à nouveau son épée et s’en transperça la poitrine puis il tomba raide mort. En voyant cela, l’écuyer fut tout affolé. Il se dit qu’il devait en informer les moines. Il quitta donc les lieux pour se rendre à l’abbaye, portant le heaume rempli de sang. Il le donna aux moines auxquels il raconta tout ce dont il avait été témoin. En entendant ce récit, les moines furent très affligés et ils mirent en œuvre ce qui leur avait été mandé. On fit donc l’inscription sur le tombeau de Palamède. On y lisait que Gauvain et son frère Agravain l’avaient fait périr avec félonie, alors qu’il s’agissait de leur compagnon et que, de plus, il se trouvait gravement blessé. Et encore, [lisait-on,] comment son père Esclabor s’était donné la mort, et comment les lettres étaient faites de son sang.
403Ils furent très nombreux, ceux que la mort de Palamède affligea, parce qu’on tenait en grande estime son esprit et ses vertus chevaleresques. Quand il apprit la nouvelle, le roi Arthur lui-même en fut très chagriné. Depuis fort longtemps, disait-il, aucune mort d’homme n’avait représenté une telle perte pour le royaume de Londres. Qu’il plût à Dieu de maudire Gauvain, disait-il encore et que de sinistres nouvelles parviennent à la cour sur son sort, puisqu’il avait si mal agi pendant la quête.
404Enfin, que Dieu daignât envoyer quelqu’un pour le faire périr. On fut aussi très attristé à la cour de la mort d’Esclabor, et on se lamentait sur le fait qu’il se fût donné la mort de la sorte. Les moines avaient ramené sa dépouille dans l’abbaye et on l’ensevelit tout près de son fils. Et c’est ainsi, comme je vous le dis, que trouvèrent la mort père et fils, lesquels vécurent en bons chrétiens, dès l’instant même où ils reçurent le baptême. Mais le conte n’en dit pas plus pour revenir à Galaad.
Notes de bas de page
22 Épisode raconté pour la première fois dans La Quête du Saint-Graal, éd. d’A. Pauphilet, op. cit., p. 86 et 263.
23 Rubrique inexacte, déplacée au chapitre suivant.
24 Forêt déjà mentionnée dans Suite du roman de Merlin (c’est la que Viviane emprisonne Merlin) mais aussi dans Le Livre du Graal et Le Roman de Tristan en prose. Elle ne serait pas très éloignée de la forêt de Brocéliande.
25 Rubrique 353.
26 Rubrique 354. Où Lancelot et Palamède se battent en duel. Passe à 358 bis.
27 Dans La Quête du Saint-Graal, Galaad fait aussi cesser le bouillonnement d’une fontaine (éd. de A. Pauphilet, op. cit., p. 263) mais la Demanda apporte des précisions supplémentaires avec l’aventure de la demoiselle.
28 La rubrique indiquée ici correspond en fait au contenu du chapitre 358.
29 La rubrique indiquée dans l’édition originale ne correspond pas au contenu du chapitre, nous la supprimons.
30 Rubrique inexacte. Où Lancelot et Hestor arrivent au moment de la mort de Palamède.
31 Ce livre (français) n’a jamais été retrouvé. Il n’est connu que par quelques mentions de la Demanda et de Suite du roman de Merlin.
32 Rubrique de 357.
33 Le texte dit « Agravain ».
34 La rubrique indiquée ici est celle du chapitre précédent.
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