XXII. Exploits de Galaad
p. 211-288
Texte intégral
Ch. 237. Où Galaad rencontre Arthur le Petit qui se battait contre Palamède
1Après qu’il eut quitté Perceval, le conte nous dit que Galaad ne rencontra en ce jour d’aventure méritant d’être rapportée. Et, au troisième jour, il advint qu’il tomba, vers midi, sur deux chevaliers qui se battaient, leurs chevaux étant attachés à des arbres. Un autre chevalier, revêtu lui aussi de ses armes, contemplait ce duel : ceux qui se battaient étaient Arthur le Petit et Palamède, et le troisième Esclabot le Méconnu, père de Palamède. Au moment où Galaad s’en approchait, les deux chevaliers avaient fait une pause dans le duel, voulant reprendre leur souffle car ils étaient las et fatigués plus qu’ils ne pouvaient le souffrir. Palamède, à la vue de son écu blanc à la croix vermeille, reconnut de suite que c’était bien Galaad le preux chevalier et il dit à Arthur :
2– En vérité, chevalier, si mon excellence en faits d’armes était comparable à celle du chevalier que je vois arriver, je ne tarderais pas, me semble-t-il, à vous vaincre, fussiez-vous accompagné de plusieurs chevaliers…
3À ces paroles, Arthur le Petit resta tout interdit, ne pouvant concevoir qu’en nul chevalier au monde pût résider cette force dont il était question.
4– Qui est donc, demanda-t-il, ce chevalier dont vous me parlez ?
5Et Palamède de le montrer du doigt :
6– Que le malheur tombe sur moi, dit Arthur le Petit, s’il pouvait l’emporter sur deux chevaliers tels que vous et moi.
7– Je suis même sûr, répondit Palamède, qu’il y parviendrait avec cinq tels que vous et moi.
8– Au nom de Dieu, dit Arthur, je n’en croirai rien si je ne le vois pas de mes yeux.
9– Faites donc ce que je vous dirai. Vous venez de me défier, reprit Palamède, pour voir si vous étiez meilleur chevalier que moi. Il s’en est suivi que vous ne vous en êtes pas trouvé mieux et qu’il se pourrait même que vous vous en trouviez pire. Laissons donc tomber notre duel, si cela vous agrée. Vous allez vous mesurer à lui et, si vous ne le trouvez pas meilleur encore que je ne vous l’ai dit, eh bien, ne me tenez plus jamais pour un chevalier.
10– J’y consens, répondit Arthur le Petit, mais je ne souhaite pas, pour autant, que notre duel en reste là, et il nous faudra bien le reprendre. Encore un mot. Si vous quittez maintenant les lieux, où que je vous trouverai, je vous défierai en duel !
11C’est ainsi que s’interrompit le duel entre Arthur le Petit et Palamède. Galaad, voyant que les combattants s’étaient séparés et qu’il n’avait donc plus rien à y faire, s’éloigna de là pour reprendre son chemin à vive allure car il lui tardait beaucoup de se retrouver à Camaalot. S’étant remis en selle, Arthur le Petit s’en fut à sa poursuite, tout en disant à Palamède :
12– Nous nous quittons mais n’oubliez pas le différend qui est entre nous…
13– Oubliez cela, répliqua Palamède, car, si je ne me suis pas mépris sur ce chevalier à l’écu blanc et à la croix vermeille, il m’obtiendra très vite réparation sur vous, en confondant tout à son aise votre orgueil.
Ch. 238. Où Galaad désarçonne d’un coup de lance Arthur le Petit.
14Sans daigner même répondre, Arthur le Petit allait en toute hâte à la poursuite de Galaad qui se trouvait déjà un peu loin. S’étant remis en selle, Palamède dit à son père :
15– Allons à leur suite et nous verrons ce qu’il va advenir de l’orgueil de ce chevalier.
16– Comment ? dit son père. Êtes-vous sûr que ce chevalier qui s’en est allé est le meilleur chevalier au monde ? Voilà une chose qu’il me plairait bien de voir.
17Arthur le Petit, qui les devançait, avait déjà rejoint Galaad, qu’il héla de la sorte :
18– Messire chevalier, prenez garde à moi, car il vous faudra jouter contre moi.
19Galaad retourna sa tête et aperçut alors Arthur le Petit sans toutefois le reconnaître. Ayant compris qu’il était défié en duel, Galaad tourna bride, puis il frappa le chevalier avec une telle fougue qu’il le fit rouler par terre. Arthur s’en trouva tout brisé par cette chute, qui fut très violente. Comme il était toutefois très vigoureux, Arthur se remit aussitôt en selle, accablé de chagrin. Galaad, qui ne l’avait pas vu remonter à cheval, s’en était déjà éloigné à trois portées d’arbalète.
20Palamède, qui avait rejoint entre temps Arthur le Petit, lui dit :
21– Messire, vous avez maintenant appris comment joute notre chevalier. Et à moins de vouloir votre propre mort ou bien un déshonneur encore plus grand, ne lui cherchez plus noise, car vous ne sauriez tenir contre lui tant soit peu. S’il l’avait voulu, il aurait pu vous tuer. S’il vous a épargné c’est au titre de sa bonté et non pas de la vôtre.
Ch. 239. Où Galaad renverse Arthur le Petit, cette fois-ci à l’épée
22Arthur le Petit, à la fois furieux et accablé par ces mots de Palamède, dit alors :
23– Messire chevalier, dit-il, qu’il soit meilleur chevalier que moi, c’est ce que nous allons voir, vous et moi, dans le combat à l’épée. Je m’en vais à sa poursuite et je verrai bien qui il est.
24– Au vrai, répondit Palamède, vous n’êtes pas aussi courtois qu’il le faudrait. Je vais vous dire pourquoi : vous êtes un preux chevalier, je vous l’accorde, mais vous vous devriez aussi, au nom de cette chevalerie, d’être courtois et plein de mesure, au lieu d’être fanfaron, coléreux et insolent. C’est par jalousie envers les bons chevaliers errants que vous vous en prenez à eux ; ce qu’il ne vous sied pas de faire. Ceci, sachez-le, n’est pas en accord avec la courtoisie. Croyez-moi, s’il avait vos manières, celui qui est à présent le meilleur chevalier au monde, il vaudrait moins qu’il ne vaut.
25À cela, Arthur le Petit répondit :
26– Ma foi, messire, vous ne devriez pas me faire de tels reproches. Si je m’en prends à vous ainsi qu’à ces preux chevaliers, c’est que je suis un jeune chevalier, nouvellement adoubé, et que je me dois de gagner honneur et valeur. Si je ne les gagne pas maintenant, je ne sais pas quand je les gagnerai. Nul jeune chevalier ne doit rester oisif mais plutôt oser accomplir des choses dont il sera loué lors de sa vieillesse.
27– Vous dites là une grande vérité, reprit Palamède, mais encore faut-il se garder de vilenie, une fois que l’on est devenu chevalier.
28Sur ces mots, Arthur, ne voulant plus s’attarder avec Palamède, s’en fut à la poursuite de Galaad. Quand il l’eut rejoint, il mit la main à l’épée, en disant :
29– En garde, messire chevalier ! On ne peut se quitter comme cela…
30Galaad, voyant qu’il s’obstinait à se battre contre lui, laissa sa lance contre un arbre pour empoigner son épée à l’étrange baudrier. Comme Galaad s’approchait pour engager le combat, il dit :
31– Dieu m’est témoin, chevalier, vous n’êtes pas courtois comme il se devrait. Vous ne faites que retarder les chevaliers errants qui, occupés à leurs affaires, veulent seulement qu’on les laisse en paix. S’il vous arrive malheur, vous ne devrez vous plaindre qu’à vous-même.
32Il se laissa alors courir vers Arthur, lui assenant un tel coup sur le sommet du heaume que ce dernier ne put tenir sur selle et se retrouva par terre bien malgré lui. Il en fut si assommé qu’il ne savait plus si c’était le jour ou la nuit. Après avoir jeté un regard sur lui, Galaad remit l’épée au fourreau, reprit sa lance et suivit son chemin.
Ch. 240. Où l’on raconte comment Arthur le Petit se rend à Camaalot en compagnie de Palamède
33Palamède, qui avait été témoin de tout cela, prit le cheval pour le ramener à Arthur le Petit, et lui dit :
34– Vous pouvez maintenant vous remettre en selle.
35Et Arthur le Petit de remonter à cheval.
36– Maintenant, reprit Palamède, pouvez-vous m’accorder ce que je vous avais bien dit, à savoir que celui-là est le meilleur chevalier au monde ?
37– Certes pas, répondit Arthur, car il s’en trouve de meilleurs. D’ailleurs, il n’oserait pas dire de lui-même ce que vous en dites.
38– En cela, dit Palamède, vous avez tout à fait raison. S’il parlait de la sorte, ce serait un grossier personnage et un rustre, mais ce n’est pas parce qu’il ne le dit pas qu’il laisse pour cela d’être le meilleur chevalier au monde, et il l’est sans conteste.
39– Aussi vrai que Dieu me garde, répondit Arthur, jamais je ne dirai cela, tant que je ne connaîtrai sur lui plus de choses que maintenant.
40– Eh bien, répondit Palamède, vous en verrez, croyez-moi, si seulement vous vouliez être des nôtres.
41– Et vers quel endroit, donc, vous dirigez-vous ? demanda Arthur.
42– À vrai dire, répondit Palamède, j’ai entendu dire que le roi Marc, avec toutes les forces de Sessoigne, vient d’assiéger le roi Arthur, dans sa ville de Camaalot. Et, moi, je lui voue un tel amour que je m’en vais l’aider de ma personne. Et ce chevalier qui vient de combattre avec vous, je le sais, s’y rend lui aussi pour défaire les Saxons et secourir le roi Arthur. Si vous étiez sur place le jour de son arrivée sous les murs de Camaalot, vous ne me tiendriez plus pour un menteur à cause de ce que je vous ai dit au sujet de sa perfection. D’après ce que je sais, il voudra charger, à lui tout seul, contre toute l’armée, et, j’en suis sûr, il y fera les plus grandes merveilles en faits d’armes que jamais fit chevalier.
43– Puisque vous allez à Camaalot pour aider le roi, dit Arthur le Petit, il ne saurait plus y avoir de litige entre vous et moi. Je souhaite donc être votre compagnon, si cela vous agrée.
Ch. 241. Où Galaad rencontre Ansel après le combat contre son frère
44Ils étaient donc quatre compagnons à suivre les traces de Galaad, tout en devisant au sujet de ses hautes qualités. Tandis qu’ils faisaient route de la sorte, ils arrivèrent à l’abbaye où Siméon gisait en proie aux flammes. C’est bien Galaad qui surmonta cette aventure, mais nous ne la rapportons pas ici, parce que cela se trouve écrit dans Le Livre de Galaad15. En quittant ce tombeau, Galaad s’empressa de suivre sa route. Palamède et ses amis se dirent entre eux qu’ils devaient le suivre afin de pouvoir devenir ses compagnons. Ils chevauchèrent tant et si bien qu’ils purent enfin le rejoindre et, tous ensemble, ils arrivèrent à l’heure de none auprès d’une fontaine qui jaillissait au pied d’un arbre appelé sycomore. S’étant approchés de la fontaine, ils y trouvèrent un chevalier revêtu de toutes ses armes, hormis le heaume et l’écu qu’il avait déposés à côté de lui. Il tenait encore son épée au poing, sa tête était couverte de blessures et il était sur le point de mourir. En voyant cela, les quatre compagnons mirent pied à terre pour voir si c’était l’une de leurs connaissances, craignant en effet qu’il s’agisse de quelqu’un de la Table ronde. Quand Galaad fut à ses côtés, il lui demanda :
45– Chevalier, qui êtes-vous ?
46Les forces lui manquant, celui-ci ne répondit pas. Mais Galaad insistait de plus belle et il finit par répondre péniblement :
47– Messire, je suis un chevalier pécheur que son péché rend bien malheureux. Voici, en toute sincérité, l’origine de mon malheur. J’ai nom Ansel et suis compagnon de la Table ronde. Il m’est advenu aujourd’hui même, pour mon malheur, que mon frère Synadoc et moi avons fait la rencontre d’une demoiselle. J’ai voulu la posséder et mon frère de même. À cause d’elle, nous nous sommes battus, la rage au cœur comme si nous étions des ennemis mortels. À la fin, c’est moi qui l’ai tué, en lui tranchant la tête, mais il m’a causé, à son tour, cette blessure mortelle, dont je ne connaissais pas la gravité, au moment d’abandonner son cadavre. Après l’avoir tué, disais-je, j’ai amené la demoiselle à cet endroit, mais, m’apercevant que j’étais frappé à mort et que je ne pouvais plus chevaucher, je suis descendu auprès de la fontaine, puis j’ai dit à la demoiselle :
48– Je viens de tuer mon frère et moi-même je vais mourir, aussi je ne veux pas vous laisser en vie afin d’éviter que d’autres chevaliers s’entretuent à cause de vous. Me saisissant de mon épée, je voulais lui trancher la tête, mais elle s’empressa de fuir et je n’ai pu la rattraper.
49Sur ces mots, il se coucha en proie à l’agonie et son âme quitta son corps. Constatant que le chevalier était mort, Galaad plaça le corps devant lui sur son cheval et il le porta dans une maison de moines toute proche, où il le fit enterrer parce qu’il était de la Table ronde. Il fit graver aussi sur son tombeau comment il avait fait périr son frère dans un combat où il fut lui-même mortellement blessé.
Ch. 242. Où Galaad, Esclabor, Palamède et Arthur le Petit font périr les chevaliers qui sortaient du palais
50Les quatre chevaliers y firent une halte d’un jour pour l’enterrement d’Ansel. Le lendemain, ils quittèrent les lieux afin de poursuivre leur route. Ils chevauchèrent jusqu’à se trouver à quelques six lieues de Camaalot. Alors qu’ils faisaient route au milieu de la forêt, ils firent la rencontre d’un chevalier du roi Marc qui traversait, lui aussi, la forêt, en compagnie de quatre chevaliers saxons, tous armés de pied en cap. Arthur le Petit dit alors à ses compagnons :
51– Voici un groupe de vos ennemis, de ceux qui assiègent le roi Arthur. Allons sus à eux ! Ils sont cinq contre nous quatre, que chacun renverse le sien, et moi j’en prends deux !
52Ils en furent tous d’accord et, après leur avoir crié de se mettre en garde, Arthur le Petit piqua des deux pour s’en approcher. Il frappa le premier d’un tel coup de lance qu’il le fit rouler par terre sans vie. Palamède ne fut pas en reste avec le sien : son coup lui fit vider les arçons, grâce à quoi il put en réchapper, et c’était lui le chevalier du roi Marc. Chacun ayant renversé le sien, Arthur le Petit empoigna son épée afin de tenir sa promesse et, se laissant courir vers le cinquième qui cherchait à s’enfuir, il le frappa avec une telle fougue qu’il fit rouler sa tête de l’autre côté.
53À la vue de ce coup, Palamède dit :
54– Arthur le Petit, ma foi, vous avez bien tenu vos promesses.
55– Mon Dieu, dit Arthur, comme il me plairait qu’il y ait au moins un survivant, de la sorte nous pourrions avoir des nouvelles des assiégeants et des assiégés.
Ch. 243. Où Galaad et ses compagnons se renseignent sur les assiégeants
56Comme ils parlaient de la sorte, ils voient de leurs yeux comment le chevalier du roi Marc (celui-là même que Palamède venait de mettre à terre) se relevait et cherchait à rejoindre son cheval pour fuir. Voyant cela, Arthur le Petit fonça vers lui tout en lui disant :
57– Pas si vite ! Vous ne pouvez pas vous en aller de la sorte. Je m’en vais vous tuer sur-le-champ.
58Dans sa frayeur de mourir, il tendit son épée à Arthur, en le priant de ne pas le tuer. Et Arthur de lui dire :
59– Sans tarder, dis-moi qui tu es, comment résiste le roi Arthur et ce qu’il en est des assiégeants depuis qu’ils ont encerclé Camaalot.
60– Je vous le dirai en détail, répondit le chevalier, mais vous devez me garantir la vie sauve.
61– Je te la garantis, dit Arthur.
62– Je suis un chevalier du roi Marc, de sa propre maison, et il a mis le siège à Camaalot avec de grands renforts venant de Cornouailles et de Sessoigne. Rien ne peut l’empêcher d’investir la ville, si Arthur ne reçoit pas des renforts extérieurs : et encore faudrait-il que ces secours soient très considérables pour le forcer à décamper. Le roi Arthur est encerclé et, de plus, grièvement blessé, depuis que le roi Marc le renversa à leur premier assaut.
63– Et les assiégés, reprit Galaad, que font-ils ? Est-ce qu’ils tentent des sorties ?
64– Oui, ils font des sorties, répondit le chevalier, mais pas très souvent. Ils sont si peu nombreux face aux autres qu’ils ne peuvent tenir le choc. Étant donné qu’ils ont le dessous à chaque fois qu’ils se battent contre les assiégeants, ils n’osent plus faire des sorties. Mais sachez que demain, quoi qu’il advienne, ils en tenteront une pour se battre contre ceux de notre camp. Aujourd’hui même, Karados au Court Bras vient d’arriver en leur aide avec un groupe de ses gens. Aussi, nous ont-ils fait savoir qu’ils nous affronteraient demain, et nous en sommes convenus pour demain matin.
65– Pensez-vous, demanda Galaad, que ceux du château pourront tenir face à ceux du camp ?
66– Cela est hors de question, répondit le chevalier, ils sont si peu nombreux qu’ils ne pourront tenir contre ceux qui les encerclent.
67S’approchant du chevalier, Palamède lui demanda :
68– Pour ce qui est de dame Iseut, en avez-vous des nouvelles ?
69– Messire, répondit le chevalier, sachez qu’elle se trouve en Cornouailles. Le roi Marc, après avoir recouvré sa femme à la Joyeuse Garde, la fit ramener chez elle, voici un mois, sous bonne escorte.
70En entendant ces nouvelles, Palamède fut si chagriné qu’il aurait préféré la mort. Il voyait bien que son amour pour Iseut ne pourrait aboutir, si la reine était absente.
Ch. 244. Où Galaad tient conseil avec ses compagnons sur la façon dont il faudrait s’y prendre contre les assiégeants
71Arthur le Petit dit alors au chevalier :
72Vous êtes l’homme que je déteste le plus au monde, mais je ne vais pas vous tuer à cause de ma promesse. Remontez donc à cheval et partez où bon vous semblera ! S’étant remis en selle, d’autant plus heureux qu’il avait eu peur de mourir, le chevalier se rendit chez le roi Marc, à qui il raconta le tout : comment les choses s’étaient produites et comment avaient péri les autres chevaliers. On fit grand deuil pour eux car ils étaient de très noble lignée.
73Cette nuit-là, les quatre compagnons s’installèrent pour dormir dans un ermitage qui se trouvait tout près de la forêt. Cet ermitage était très proche du camp, à une demi-lieue de distance à peine. Dans la soirée, ils parlèrent entre eux des événements qui s’étaient produits, tout en tenant conseil sur ce qu’ils allaient faire.
74Le lendemain matin, Galaad leur dit :
75– Mes amis, je vous propose, si vous êtes d’accord, de rester ici à attendre que ceux du château fassent leur sortie et qu’ils aient engagé le combat. Nous sortirons alors de notre embuscade pour frapper dans les rangs ennemis et, si Dieu veut qu’ils soient défaits, ce sera une belle prouesse.
76Les autres en furent d’accord. Cette nuit-là, Galaad avait longuement prié Dieu, du fond du cœur, de porter remède à la grande affliction du royaume de Londres. Il se doutait bien que, si le roi Marc parvenait à ses fins, ceux du royaume de Londres seraient détruits et pendus. Il savait bien aussi que la sainte Église en ce temps-là n’était nulle part aussi honorée et exaltée qu’en Grande-Bretagne. En outre, il ne se trouvait, nulle part ailleurs dans le monde, [de si preux chevaliers et de si excellents barons]. Ce serait une grande détresse, pensait-il, qu’un royaume si haut et d’une telle valeur en fût réduit, par un extrême malheur, à un état de dévastation et de désarroi.
Ch. 245. Où Palamède abandonne ses compagnons au début du combat
77Pendant toute la nuit, l’esprit de Galaad était tout à ces soucis. Le lendemain, au point du jour, ils allèrent, revêtus de leurs armes, entendre la messe. Après quoi, ils se mirent en selle et, en empruntant le chemin principal, ils sortirent de la forêt. Ayant débouché sur la plaine, ils purent voir Camaalot et tout alentour tant de pavillons et de huttes que c’en était merveille. Ceux du château étaient déjà sortis en vue de la bataille, divisés en échelles. Ils s’étaient déjà heurtés à l’ennemi mais, peu nombreux, ils encouraient un grave danger et bien des mésaventures, si Dieu ne leur venait pas en aide. Le roi Karados, qui avait pris le commandement et la tête de ceux du château, faisait tant et si bien qu’il n’est pas d’homme, en le voyant, qui ne l’eût pris pour un très bon chevalier en faits d’armes. Il amenait avec lui bien des preux qui l’aidaient loyalement, mais ils restaient si peu nombreux en comparaison de leur ennemis que c’était merveille de voir comment ils parvenaient à résister.
78Comme nos quatre chevaliers s’approchaient du lieu où se tenait la bataille, ils rencontrèrent un chevalier qui s’éloignait du combat, grièvement blessé. Arthur le Petit se dirigea de son côté et lui demanda qui il était. Saisi par la peur, il voulut s’enfuir et Arthur le Petit, le prenant alors par le frein, lui dit :
79– Tu es un homme mort, si tu ne me dis pas qui tu es.
80– Je suis de Camaalot, répondit-il, et je viens de recevoir tant de blessures et de coups dans ce combat que je n’en peux mais. Je me retire pour aller mourir dans un lieu sanctifié, me doutant que je suis mortellement touché.
81– Qui est donc en plus mauvaise posture ? demanda Galaad.
82– En voilà une question, répondit le chevalier. Les assiégés sont si peu nombreux face à une telle foule qu’ils ne peuvent plus tenir.
83– Tu peux t’en aller maintenant à la grâce de Dieu, dit Galaad, tu nous a dis tout ce qu’il nous fallait. Et le chevalier suivit son chemin, tandis que les compagnons se rendaient du côté de la bataille. Ils y arrivèrent juste au moment où ceux du château étaient sur le point d’être défaits. En voyant cela, Galaad dit à ses compagnons :
84– Messires, que vous en semble de cette aventure ?
85– À vrai dire, répondit Palamède, ceux du roi Arthur sont en bien mauvaise passe. Ils seront battus, s’ils ne reçoivent pas des renforts.
86– Faisons notre devoir, dit Galaad, nous ne sommes que trois. Qu’il plaise à Notre-Seigneur d’être notre quatrième compagnon : il vaudra plus que cent mille hommes à cheval !
87– Comment cela ? dit Palamède, ne sommes-nous pas quatre ?
88– Non, répondit-il, vous n’êtes pas notre compagnon, puisque, ne partageant pas notre foi, vous n’êtes pas chrétien.
89– Comment non ? dit-il. Eh bien ! Cherchez-en un autre que moi pour vous aider. Je suis celui qui, de toutes ses forces, se mettra aujourd’hui en travers de votre chemin, puisque vous ne voulez pas me compter parmi les chevaliers. À partir de ce moment, je vous défie vous et tous ceux de la Table ronde.
90Puis il ajouta encore [à] l’adresse de Galaad :
91– Au nom de Dieu, messire chevalier, vous me prisez fort peu en ne voulant pas me compter au nombre des chevaliers. Aussi vrai que Dieu me garde, plutôt mourir que de [ne pas] vous démontrer sur le champ de bataille si je suis oui ou non chevalier.
92Alors Palamède, piquant le cheval de ses éperons, s’en fut rallier le roi Marc.
Ch. 246. Où Galaad, Esclabor et Arthur le Petit vont s’attaquer à l’armée du roi Marc
93Palamède ayant abandonné ses compagnons au moment où il leur était le plus nécessaire, Galaad dit aux autres :
94– Messires, nous sommes bien peu, mais ne vous découragez pas pour cela. Ayez foi que Notre-Seigneur viendra à notre secours, si nous plaçons en lui notre espérance.
95Esclabor dit alors :
96– Messire, attaquez-les, car seule la mort m’éloignera de vous.
97Galaad s’élança alors du côté où il voyait que les chevaliers du roi Marc se pressaient davantage, en frappant le plus proche d’un tel coup qu’il fit rouler par terre chevalier et cheval. Après quoi, il piqua vers les autres, en faisant tant et si bien de sa lance qu’il mit à terre pas moins de sept adversaires, avant que sa lance ne se brise. Arthur le Petit, quant à lui, s’en tirait si bien qu’il n’est pas d’homme au monde qui eût pu lui tenir tête. Et Esclabor le Méconnu accomplissait lui aussi de très belles actions. Ils faisaient si bien, tous les trois, lors de cette première passe d’armes qu’il fallait plus de deux mille chevaliers pour les affronter.
98Le roi Marc, qui se trouvait sur place, dit alors aux siens :
99Vous avez pu contempler ce que viennent de faire ces trois chevaliers. Sachez qu’ils sont de la Table ronde, de ceux qui vont à la quête du Graal et c’est l’aventure qui les a conduits ici. S’ils s’attardent sur place, ils nous feront beaucoup de mal : allons sus à eux sans plus tarder !
Ch. 247. Où le roi Marc et son escorte affrontent Galaad et ses compagnons
100Quand Esclabor, celui qui était le plus près du roi, entendit ces mots, il fonça vers lui. Il le frappa avec une telle violence qu’il défit écu et haubert et transperça de sa lance son épaule gauche. La blessure était d’importance mais non mortelle et le roi, qui était très vigoureux, frappa à son tour Esclabor avec une telle force qu’il le fit à tomber à terre de son cheval. Palamède, voyant à terre son père, dit alors au roi : – Je voulais me mettre à ton service mais, toi, tu m’as bien mal récompensé. Je ferai de même avec toi !
101Il se retourna alors contre le roi qui était entouré par ses hommes. Il lui assena un coup si violent qu’il le fit tomber de son cheval, sans lui faire cependant plus de mal, car le roi avait une très bonne armure. Son corps n’en fut pas moins très meurtri à cause de cette chute. Lorsque les chevaliers du roi Marc virent leur seigneur à terre, il ne s’en trouva pas un parmi eux qui ne fût abasourdi. Plus de dix chevaliers foncèrent alors sur Palamède, tuant son cheval et lui causant plusieurs blessures. Désormais, il se retrouvait pied à terre sans pouvoir bien se défendre. Mais Galaad le bon chevalier, qui tenait en haute estime la chevalerie de Palamède, s’était aperçu que ce dernier luttait maintenant dans son camp ; il fonça alors au milieu de la mêlée, ayant au poing son épée à l’étrange baudrier, dont il assenait des coups si rudes qu’il renversait chevaliers et chevaux. Bref, il faisait partout tant de dégâts qu’il ne se trouvait personne pour oser lui barrer la route. Tout un chacun était saisi de stupeur devant les merveilles qu’on lui voyait accomplir. Pour sûr, il ne rencontrait pas de chevalier, aussi bien armé fût-il, qu’il ne fît rouler à terre mort ou blessé. À mesure qu’il était connu de tous, on se mit à l’éviter et à se tenir loin de lui, si bien qu’il n’y eut plus de chevalier sur le champ de bataille qui ne fût forcé de décamper. Galaad en effet accomplissait les plus merveilleuses prouesses qu’on fit jamais au royaume de Londres. Et au sujet de Galaad, il y avait encore un autre prodige qui laissait tout interdits ses ennemis, à savoir qu’il ne se trouvait jamais à un seul endroit. Vous auriez pu le voir tantôt ici, tantôt là-bas, tantôt au loin et tantôt tout près, tantôt à droite et tantôt à gauche. De la sorte il tournoyait entre les échelles et c’en était merveille. C’est à peine si un homme pouvait en réchapper après s’être trouvé sur son chemin.
102En voyant ce prodige que personne ne pouvait tenir longtemps devant son épée, les hommes du roi Marc quittaient le champ tout en essayant de faire bonne figure. Ils ne pensaient plus à frapper mais à se protéger : il ne s’en trouvait aucun qui ne craignît de mourir ou de recevoir une cuisante leçon. Arthur le Petit, à la vue des merveilles que faisait Galaad, dit alors :
103– Mon Dieu, que ne dirait-on pas de cet homme-là ? Sur ma foi, je ne connais pas de chevalier terrestre16 pouvant accomplir les choses que celui-là est en train de faire ! Je ne sache d’homme qui puisse lui résister : quand bien même tous les chevaliers du monde s’assembleraient contre lui, je crois bien qu’il aurait le dessus sur eux, sans qu’ils puissent lui tenir tête. On dirait, d’après ce qu’il m’est donné de voir, qu’il ne peut jamais se lasser ou se fatiguer de frapper, aussi longue que soit la journée. Qu’il m’advienne malheur, si je ne le tiens pas désormais pour le meilleur chevalier au monde, voire de tous ceux qui ont jamais porté des armes. Il mérite bien cela.
Ch. 248. Où le roi Marc et son armée se retrouvent défaits et en fuite
104Arthur le Petit tenait donc ces propos, tout émerveillé des choses qu’il voyait accomplir à Galaad. Il croyait bien, se disait-il, que les dix meilleurs chevaliers au monde ne pourraient faire ensemble ce qu’il était en train de faire. Galaad, lui, n’était pas plus fatigué que lors de son entrée au combat. Avec son épée, il malmenait tant ceux de Sessoigne et de Cornouailles qu’ils finirent par comprendre que, s’ils s’attardaient en ces lieux, il n’en resterait bientôt plus un seul. Aussi, se résignèrent-ils à abandonner le champ de bataille, forcés et contraints. Ils reculèrent vers les tentes avec autant d’ordre que possible, mais cela ne servit à rien : ceux du roi Arthur, voyant qu’ils battaient retraite vers les tentes, se mirent à les poursuivre. Et ce fut la débâcle, au milieu des tentes et des pavillons renversés. L’on y fit de tels ravages et un tel massacre que plus de dix mille chevaliers y trouvèrent la mort, sans compter d’innombrables blessés et éclopés, si grande était la foule de ceux qui assiégeaient la ville. C’est ainsi, comme je viens de vous le raconter, que périrent et furent anéantis des chevaliers et des barons, ainsi qu’une foule de gens venant de Sessoigne ou de Cornouailles. Le roi Karados dit alors aux siens :
105– Veillez bien à ce que personne n’en réchappe, ni pour une quelconque rançon ni pour rien d’autre : tous doivent périr.
106Ses hommes obéirent bien à ces ordres. S’emparait-on de quelqu’un, on lui tranchait aussitôt la tête. Ils les auraient tous fait périr, n’était-ce la forêt proche, où certains s’engagèrent pour fuir, si bien que plusieurs purent échapper à la mort.
Ch. 249. Où Galaad quitte le combat et ses compagnons pour suivre son chemin
107La débâcle et le massacre prirent une ampleur dont on ne connaissait pas de précédents dans le royaume de Londres : ce jour-là, il y eut entre morts et blessés plus de cinquante mille hommes. Sur les conseils d’Andret, le roi Marc prit la fuite avec lui, en pénétrant vers les parties les plus épaisses de la forêt. C’est ainsi qu’ils purent échapper à la mort. Galaad, voyant que ces hommes en débandade n’étaient plus à craindre, repartit à fond de train vers la forêt, mais vers un autre côté que les fuyards. Le roi Karados avait vu de ses yeux, ce jour-là, les merveilles qu’accomplissait Galaad en fait d’armes, aussi n’ignorait-il pas que c’était grâce à lui que l’on avait remporté la bataille sur les ennemis. En le voyant repartir, il se mit à sa poursuite afin d’essayer de le faire revenir ou, du moins, pour connaître son nom et pouvoir de la sorte raconter aux barons du royaume de Londres les merveilles qu’il accomplissait. Ayant rejoint Galaad à l’orée de la forêt, il le salua par ces mots :
108– Messire chevalier, ne soyez pas contrarié de ce que je vais vous dire.
109– Je ne suis pas du tout contrarié, répondit Galaad, parlez donc à votre guise.
110Il avait bien reconnu que c’était le roi Karados.
111– C’est une grande faute, dit le roi, de nous quitter ainsi sans vous entretenir avec mon seigneur le roi Arthur. Par Dieu, quand il apprendra que vous êtes parti, il en sera si chagriné que je ne sais comment le réconforter. Aussi, je vous prie, au nom de Dieu et de votre courtoisie, de revenir avec moi pour aller voir le roi Arthur qui est le meilleur homme au monde, comme vous le savez bien. Si vous ne le faites pas, cela est sûr, vous nous faites grande vilenie.
112– De grâce, Sire, dit Galaad, ne me demandez pas cela, car je ne puis le faire pour rien au monde. J’ai tant à faire ailleurs que je ne pourrais aucunement m’attarder ici. Je vous prie donc de me tenir pour excusé.
113– Ce message, dit le roi, je le regrette de tout cœur, et il en sera de même pour le roi Arthur quand il l’apprendra. Cela dit, puisque vous ne voulez pas rester en cédant à mes prières, je vous prie de me dire au moins votre nom.
114– J’ai nom Galaad, répondit-il.
115– Comment ? s’écria le roi. Vous êtes donc celui qui surmonta l’épreuve du Siège périlleux !
116– Oui, Sire, répondit Galaad.
117– Ma foi, ce fut la plus belle entrée que jamais fit chevalier en fait de chevalerie. Et, aussi vrai que Dieu me garde, vous tenez bien les promesses de vos débuts. Je crois bien que le lignage du roi Baudemagus, l’un des meilleurs chevaliers au monde, ne sera pas avili en votre personne… Partez donc à la bonne aventure, puisque vous souhaitez nous quitter. Que Notre-Seigneur soit votre guide et qu’Il vous accorde aussi la force pour accomplir les aventures du royaume de Londres, comme vous en avez le désir. Et Galaad de répondre par ces mots :
118– Qu’il en soit selon le bon plaisir de Dieu.
Ch. 250. Où le roi Arthur apprend que c’est grâce à Galaad que la bataille fut remportée
119Après avoir quitté le roi Karados, Galaad emprunta le chemin où la forêt lui semblait plus épaisse, ne voulant être suivi d’aucun compagnon. Désormais, il voulait accomplir ses prouesses dans le secret, si bien que personne ne pourrait rien en apprendre. Le roi Karados, après avoir quitté Galaad, rejoignit ses troupes : ses hommes venaient de prendre un si grand butin sur le roi Marc et sur les Saxons qu’ils étaient devenus riches à tout jamais. La ville elle-même avait plus de richesses que par le passé. Ces nouvelles parvinrent au roi Arthur à l’endroit où il gisait blessé, à savoir que ceux du roi Marc avaient été vaincus et défaits avec très peu de survivants dans leurs rangs. Très heureux d’entendre ces nouvelles, le roi dit alors :
120– Mon Dieu, comment est-ce possible ? Les nôtres étaient si peu nombreux contre les ennemis… Je suis encore émerveillé qu’ils aient osé les affronter en rase campagne.
121– Mon Dieu, Sire, répondirent les messagers, c’est un chevalier tout seul qui les a défaits. L’aventure l’a conduit sur les lieux au moment même où ceux d’en face ont engagé le combat. Avec lui venaient d’autres chevaliers et sachez qu’il n’y eut jamais pareil chevalier au royaume de Londres. Il accomplissait des merveilles, telles qu’il ne fut jamais donné à un homme d’en voir. De son seul bras, il a renversé et tué plus de sept cents hommes.
122En entendant cette merveille, le roi se signa et dit :
123– Béni soit Dieu qui nous accordé une telle grâce ! À juste titre, ce royaume est vraiment appelé aventureux. De telles merveilles et prouesses n’adviennent pas ailleurs que dans notre royaume. Dieu nous a secourus en temps voulu en sauvant nos vies du danger et de la mort, aussi devons-nous lui en savoir gré tout au long de notre vie.
124Le roi demanda ensuite le nom de ce chevalier qui accomplissait de telles aventures et merveilles.
125– Nous l’avons laissé sur le champ de bataille, lui répondirent-ils, mais le roi Karados, qui est allé à sa suite, le ramènera ici.
126– Mon Dieu, dit le roi, j’en mourrais si on ne me le ramenait pas.
127À ces mots entra le roi Karados, très joyeux du bonheur qui lui avait été accordé. En le voyant, le roi Arthur s’empressa de lui demander :
128– Où est donc le bon chevalier qui vous est venu en aide ?
129– Sire, dit le roi Karados, aussi vrai que Dieu me vient en aide, il n’a pas voulu rester avec moi, en dépit de mes prières, et il nous a quittés dès la fin de la bataille. Ensuite, je suis parti à sa poursuite pour le faire revenir, mais sans succès. Il m’a dit qu’il avait à faire ailleurs, si bien qu’il ne pouvait pas m’accompagner, puis il s’empressa de suivre son chemin.
130– Dites-moi vite, demanda le roi, quel est son nom ?
131– Certes, Sire, répondit-il, il s’agit de Galaad le bon chevalier, le bienheureux qui surmonta l’épreuve du Siège périlleux.
132– Par Dieu, dit le roi Arthur, je crois maintenant que celui-là est bien le chevalier qui doit surpasser les meilleurs chevaliers. Comme je regrette de ne pouvoir le rencontrer ! Je l’aurais volontiers questionné sur son père Lancelot et sur les autres chevaliers du roi Baudemagus. Maintenant dites-moi, je vous en prie, si le roi Marc est prisonnier ou mort.
133– Non Sire, dit-il, car il a fui le combat.
134– Je le déplore, répondit le roi, car j’aurais mieux aimé le tenir, lui, bien plus que tout autre. J’aurais puni comme il se doit un si grand traître.
135Le roi fut donc très consterné en apprenant que le roi Marc s’était enfui, mais en même temps il était fort joyeux de l’heureux dénouement que Dieu avait permis. Ils donnèrent alors de grandes fêtes et réjouissances, comme si le Christ était redescendu sur terre. Et le roi demanda encore si Galaad était venu seul au combat ou avec des compagnons.
136– Sire, lui fut-il répondu, trois autres chevaliers étaient avec lui qui se sont fort bien comportés en se donnant bien de la peine.
137– Et où sont-ils allés ?
138– Sire, dit le roi Karados, je peux très bien vous répondre. Sachez que je les ai ramenés ici, mais presque de force. Je les ai fait conduire dans une demeure pour être désarmés, et bientôt ils seront parmi nous.
139– Voilà qui m’est agréable, dit le roi, car nous aurons bientôt des nouvelles au sujet des chevaliers de la quête du Graal.
140Les trois chevaliers firent leur entrée dans le palais, très richement habillés. En apercevant son fils, le roi le reconnut aussitôt.
141– Arthur, dit-il, soyez le bienvenu ici.
142Et Arthur, ployant les genoux, embrassa le pied de son père. Le roi accueillit et honora grandement les autres chevaliers, puis ceux-ci prirent place auprès de lui. Le roi, qui connaissait bien Esclabor, lui souhaita la bienvenue, sa présence lui étant très agréable. Il lui présenta aussi ses condoléances pour la mort de ses enfants.
143– Sire, répondit-il, ce fut la volonté de Jésus-Christ Notre-Seigneur, mais il lui a plu aussi de me consoler avec un fils qui m’est resté. Je m’en tiens pour heureux car il grandit en honneur à cause de sa parfaite chevalerie. Un peu partout, Dieu en soit remercié, on le loue comme un très bon chevalier.
144Le roi demanda alors de ses nouvelles.
145– Messire, le voici, dit-il, à mes côtés.
146Et se tournant vers Palamède, le roi remarqua que c’était un homme magnifique et merveilleusement bâti et il s’en fit une haute idée sous tous rapports. Il lui demanda alors quel était son nom et lui de répondre qu’on l’appelait Palamède.
147– Ah, Palamède, s’écria le roi, j’ai entendu bien des louanges pour vos faits d’armes et aussi que vous étiez un très bon chevalier et, ma foi, c’est bien ce qui me semble. Je vous reconnais volontiers l’honneur de la chevalerie, au plus haut degré parmi tous ceux qui ne croient pas en Dieu. Je ne vois pas de reproche à vous faire, hormis que vous n’êtes pas chrétien. Au nom de Dieu, pour votre salut et pour mon amour, acceptez donc le baptême.
148– Sire, ce n’est pas pour cela que je suis venu ici et, d’ailleurs, je ne me ferai baptiser pour rien au monde, du moins ce n’est pas mon intention actuelle. Mais sachez que si je devais le faire pour un homme, je le ferais pour vous qui êtes l’homme au monde pour qui je me devrais le faire, plus que pour nul autre.
149Et le roi d’insister :
150– Sachez que je vous en fais la demande et que je vous donnerai aussi cette ville de Camaalot, la ville de mon royaume que j’aime le plus.
151– Pour l’amour de Dieu, Sire, répondit Palamède, ne m’en pressez pas davantage. À présent, je ne le ferai pour rien au monde, car cela ne me dit rien.
152Et le roi ne lui en parla pas davantage, voyant que c’était à son déplaisir, après quoi il se mit à demander des nouvelles de ceux de la Table ronde. Les trois chevaliers lui répondirent ce qu’ils en savaient, puis le roi demanda comment avait fait ses premières armes Arthur le Petit. Le roi Karados et ses compagnons lui dirent alors qu’ils n’avaient jamais vu d’homme qui eût mieux fait, pour un chevalier adoubé depuis si peu de temps. Le roi se réjouit fort de ces nouvelles et il dit :
153– Arthur, veillez à être bon, un riche royaume ne vous fera pas défaut, si Dieu me prête vie, car il sera, je le crois, en de bonnes mains.
154Et Arthur le Petit de l’en remercier vivement.
Ch. 251. Où Palamède reprend la quête de la Bête qui aboie
155Ce jour-là, il y eut grande liesse à Camaalot. Le roi se retira dans son palais avec tous les preux qui avaient pris part à la bataille. Ce jour-là encore, le roi et la reine posèrent beaucoup de questions au sujet de Lancelot, mais on ne sut rien leur répondre. Les chevaliers séjournèrent six jours dans la maison du roi Arthur à Camaalot avant de repartir. Palamède fut prié par bien des preux de devenir chrétien mais il ne le voulait pas. Il reprit sa route, en disant qu’il voulait retourner à sa quête de la Bête aboyeuse, et qu’il n’y renoncerait pas (sauf s’il mourait ou s’il avait envie de rejoindre un compagnon) avant d’avoir accompli cette aventure de la Bête qui aboie. En laissant là son père et Arthur le Petit, il reprit sa quête. Mais ici le conte cesse d’en parler pour revenir à Galaad.
Ch. 252. Où Galaad [séjourne] dans une abbaye où il retrouvera Pharan17 le Noir
156D’après ce que le conte nous en dit, Galaad, après avoir quitté le roi Karados, fit route pendant toute la journée. À la tombée de la nuit, il arriva près d’une abbaye de moines blancs18, qui se trouvait dans une vallée. À son arrivée, les moines lui firent très bon accueil en prenant soin de sa personne le mieux qu’ils pouvaient. Après quoi, ils lui demandèrent d’où il venait, et il dit qu’il arrivait de Camaalot.
157– Au nom de Dieu, le questionnèrent-ils, et comment va le roi Arthur ? Peut-il tenir tête à ses ennemis ?
158– Je vous en dirai ce que je connais, répondit Galaad. Sachez que le roi Marc, son assiégeant, vient d’être défait, lui et tous ses gens. La ville n’est plus encerclée et je ne sache pas que l’on ait jamais vu au royaume de Londres un pareil carnage. Et vous pouvez faire prendre d’autres nouvelles, si vous ne me croyez pas.
Ch. 253. Où les moines se réjouissent grandement des nouvelles apportées par Galaad
159En entendant cela, les moines élevèrent les mains vers Notre-Seigneur, en lui rendant grâce d’avoir eu pitié du royaume de Londres. On lui demanda ensuite par qui, selon lui, les ennemis avaient été défaits et lui de répondre que c’est grâce à quatre chevaliers qui vinrent secourir le roi Arthur.
160– En voilà une grande merveille ! dirent-ils.
161– Eh bien, ce fut ainsi, fit Galaad.
162– Cela dit, messire, si vous êtes de l’armée du roi Marc, veuillez quitter les lieux ! lui dirent-ils.
163– À vrai dire, seigneurs, ils auraient bien voulu m’avoir à leurs côtés, mais ce ne fut pas ainsi. Au contraire, j’ai été pour eux une source d’ennuis plutôt qu’une aide. Sachez que je suis chevalier errant et compagnon de la Table ronde.
164Ils lui dirent alors :
165– Nous sommes donc à vos ordres, faites comme si vous étiez dans la maison du roi Arthur. Nous ferons de notre mieux, sachez-le, pour vous servir.
166Galaad les en remercia vivement et fit halte chez ces religieux. Un peu après, survint un chevalier qui était lui aussi compagnon de la Table ronde et il avait nom Pharan le Noir, appartenant au lignage du roi Lac. C’était un bon chevalier qui se rendait à Camaalot pour aider le roi Arthur.
Ch. 254. Où Pharan le Noir demande au bon Galaad s’il avait pris part à la débâcle du roi Marc
167Ayant appris qu’il s’agissait d’un chevalier errant qui faisait partie de la Table ronde, les moines lui rapportèrent les nouvelles que Galaad venait de leur donner au sujet du roi Marc. En les entendant, il en fut tout joyeux et il demanda :
168– Mais, qui vous a donné ces nouvelles ?
169– Tout cela est la pure vérité, dirent-ils, d’ailleurs nous avons parmi nous le chevalier qui a été présent dans la bataille où le roi Marc fut défait avec toutes ses troupes.
170– Ah ! Seigneurs, pour l’amour de Dieu, présentez-moi à lui, et s’il est de la maison du roi Arthur je le reconnaîtrai sur-le-champ.
171On le conduisit alors dans la chambre où se trouvait Galaad, fatigué par le grand effort qu’il avait consenti ce jour-là. Quand Pharan le Noir y pénétra, Galaad se releva pour aller à sa rencontre, sachant bien qu’il s’agissait d’un chevalier errant et il lui fit une place auprès de lui.
172– Messire, dit le chevalier, dites-moi si vous étiez présent lors de la débandade du roi Marc.
173– Certes oui, répondit Galaad. Aujourd’hui même, j’ai vu de mes yeux comment il était défait, lui et toutes ses troupes. Et sachez aussi que tous ceux du roi Arthur y ont gagné bien des honneurs et des richesses.
174– Et le roi Marc, a-t-il péri ? demanda Pharan.
175– À vrai dire non, dit Galaad, car il a pris la fuite du côté de la forêt. Je n’étais pas présent en ce moment, mais j’ai pu voir plus tard son armée défaite.
176– Et qui êtes-vous ? demanda Pharan.
177– Je suis un chevalier errant de la maison du roi Arthur, mais pour le moment vous ne pouvez rien savoir de plus au sujet de mon nom.
178Pharan ne lui posa pas davantage de questions mais, il lui semblait bien, réflexion faite, qu’il avait déjà rencontré ce chevalier. Toutefois, il ne parvenait pas à se rappeler quand et où il avait pu le voir. Et Galaad ne lui demanda rien au sujet de ses affaires, ne voulant pas s’exposer à être questionné, à son tour, sur les siennes.
Ch. 255. Où le roi Marc arrive à l’abbaye où se trouvaient Galaad et Pharan le Noir
179Comme ils parlaient de la sorte, tout à leur joie, le roi Marc arriva avec dix chevaliers, blessés et fort mal-en-point, qui avaient échappé au désastre. Ayant rejoint le roi dans la forêt, ils l’escortèrent tant bien que mal afin de le secourir si d’aventure il était attaqué. Le roi Marc descendit le premier de cheval, et les moines demandèrent à son escorte :
180– D’où êtes-vous ?
181Et les chevaliers de répondre :
182– Seigneurs, nous sommes du royaume de Londres et nous venons de Camaalot.
183– Quelles nouvelles apportez-vous, demandèrent les moines, est-ce vrai que le roi Marc vient d’être défait ?
184– Oui, répondirent-ils, c’est la pure vérité.
185– Soyez donc les bienvenus, dirent les moines, et bénies soient de si excellentes nouvelles !
186Ils mirent pied à terre et on les conduisit dans une pièce pour être désarmés. Après qu’on eut pansé leurs blessures, on les conduisit à une autre pièce qui n’était pas celle où se trouvaient Galaad et son compagnon. Ayant appris que des chevaliers du roi Arthur s’y trouvaient, ils craignirent d’en être reconnus ; aussi cherchèrent-ils à se dissimuler de leur mieux. À la tombée de la nuit, il advint que le roi Marc passait devant la chambre où se trouvaient Galaad et son compagnon et, tournant son regard vers l’intérieur, il aperçut l’écu de Galaad accroché à un pilier. Il reconnut l’écu blanc à croix vermeille qui avait été si craint lors de la mêlée, et il le montra à ses compagnons en disant :
187– Reconnaissez-vous cet écu ?
188– Ma foi, et comment donc, dirent-ils ! Maudit soit le chevalier qui le porte. Il nous a vaincus à lui tout seul !
189– Maintenant, dites-moi ce que nous pourrions entreprendre. Il n’est pas de créature au monde que je ferais périr d’un cœur plus léger. Tous les hommes qui sont au monde, ensemble, ne m’ont jamais fait autant de mal qu’il m’en a fait en ce jour, à lui tout seul. Je sais que c’est l’un des deux chevaliers mais j’ignore lequel.
190– Sire, dirent-ils, jamais vous ne pourrez vous en venger aussi aisément que maintenant. Si nous prenons nos armes et allons sus à eux, maintenant qu’ils sont désarmés, nous les ferons périr.
191– Il n’en sera pas ainsi, dit le roi, car, venant de nous, ce serait scélérat. Je me vengerai bel et bien mais d’une autre manière, dès que je l’aurai identifié. Que l’un d’entre vous aille leur demander à qui appartient l’écu blanc à croix vermeille.
192Un chevalier s’y rendit aussitôt et, ayant pénétré dans la pièce où Galaad se trouvait, il demanda ce que le roi lui avait ordonné.
193– Messire chevalier, répondit Galaad, cet écu m’appartient et je le porterai toujours avec moi. Pourquoi donc cette question ?
194– Parce que je voulais faire votre connaissance, dit le chevalier, car, aussi vrai que Dieu me garde, on ne peut que se réjouir de faire la connaissance d’un chevalier tel que vous. Vous êtes, aussi vrai que Dieu me garde, le meilleur chevalier au monde.
195Galaad rougit de se voir loué de la sorte, si bien qu’il se tut sans rien ajouter. Le chevalier s’en revint alors vers son seigneur pour lui en faire le récit.
196– Silence maintenant, dit le roi, je vais tous vous venger, en le faisant périr de male mort ! Et encore cette vengeance ne sera pas celle qu’il mériterait car il m’a humilié, moi et tous les preux qui se sont trouvés sur son chemin. Cent chevaliers tels que lui dussent-ils périr pour cela, nous n’en serions pas encore bien vengés !
197Ainsi parla le roi Marc et c’est ainsi qu’il voulait agir mais Dieu n’y consentit pas. Or Galaad avait été frappé de nombreux coups de lance, grands et petits, mais aucun n’était mortel. Pharan, son compagnon, était, lui, gravement blessé à cause d’une mêlée à laquelle il avait pris part. Le roi Marc arriva alors et s’adressa à Galaad :
198– Messire chevalier, êtes-vous blessé d’importance ?
199– Dieu soit loué, je ne le suis pas, répondit Galaad, et je ne suis pas si touché que je ne puisse reprendre la route et, qui plus est, me défendre si d’aventure il le fallait.
200– Si je dis tout cela, dit le roi Marc, c’est pour votre bien, et ma visite vous sera très profitable, si vous le voulez bien. Je porte avec moi un remède tel qu’il n’est d’homme au monde, sauf cas de blessures mortelles, qui en le buvant n’en soit aussitôt guéri, au troisième jour. Je puis vous en donner, à vous et à votre compagnon. J’ai tant entendu louer votre prouesse que celui-là serait bien déloyal qui ne vous souhaiterait pas tout le bien du monde et une longue vie.
201Galaad, croyant qu’il disait tout cela pour son bien, en savait gré au roi Marc.
Ch. 256. Où Galaad prend ses armes et s’en va demander qui est le roi Marc
202Après avoir bu le breuvage, Galaad se coucha, fit ses prières et ne tarda pas à s’endormir. Pendant son sommeil, un homme vint à lui, si bien fait que c’en était merveille.
203– Galaad, dit-il, fils de la sainte Église et véritable chevalier de Jésus-Christ, puisque tu sers si bien et si loyalement Celui-là qui a fait de toi le meilleur chevalier, plus affable que nul autre dont on ait connaissance, voici pourquoi il t’est advenu ceci : il n’est personne au monde qui, ayant bu ce que tu viens d’avaler, ne fût déjà trépassé.
204– Messire, demanda Galaad, comment cela se fait-il ?
205– Je vais te le dire, répondit-il. Sache que le roi Marc ne t’a pas donné hier soir un remède mais un poison mortel, lequel a fait son effet sur ton compagnon, mais non pas sur toi à cause de la sainte vie que tu mènes. Ton compagnon, tu le trouveras mort et, si tu as pu en réchapper c’est que le Divin Maître a trouvé en toi une vie droite.
206Voilà ce que disait le saint homme à Galaad dans son sommeil, il ne se réveilla pas pour autant mais il continuait de dormir jusqu’à ce que la voix le réveillât. Il se recommanda alors à Dieu et fit ses oraisons et ses prières. Ensuite, il se rendit auprès de Pharan pour vérifier si la voix avait dit vrai. Quand il fut tout près de lui, il voulut le réveiller mais sans y réussir car il était mort depuis un bon moment. Il dit alors :
207– Hélas ! Notre-Dame, avec quelles traîtrise et déloyauté vient d’agir le roi Marc !
208Il se revêtit alors tout seul de ses armes tant bien que mal et prit aussi son épée à l’étrange baudrier. Ayant ouvert les portes, il s’aperçut que le jour était bien avancé. Il se rendit derechef auprès de Pharan et il en trouva le corps tout jaune et noir, si gonflé que c’était merveille à voir.
209– Hélas ! mon Dieu, dit-il, quelle méchanceté a commise celui qui vous a fait mourir d’une telle mort !
210Sur ces paroles, Galaad quitta la pièce pour se rendre là où se tenait le roi Marc. Il le retrouva à son lever, alors que lui et ses compagnons s’apprêtaient à se revêtir de leurs armes. Galaad, qui ne connaissait pas le roi, tira son épée en disant :
211– Lequel d’entre vous est le roi Marc, dites-le moi ou, je le jure devant Dieu, personne ne sortira vivant d’ici !
212Eux, voyant que c’était le bon chevalier qui venait d’accomplir de si grandes merveilles lors de la bataille, avaient grande peur de mourir. Ils savaient bien qu’il pouvait les battre, quand bien même ils seraient le double de ceux qu’ils étaient, et qu’ils ne pourraient pas lui tenir tête. Mais ne voulant pas voir périr leur seigneur, ils se mirent d’accord pour dire :
213– Messire chevalier, nous ignorons ce qu’il en est du roi Marc car, sachez-le, il n’est pas parmi nous.
214– Je n’en ai cure, dit Galaad, et il vous faudra bien me répondre, sinon vous serez morts, tous autant que vous êtes !
215Puis, il courut sus à eux, en frappant de taille l’un d’entre eux, et ce avec une telle force qu’il le fit tomber à terre tout évanoui. Galaad reprit alors :
216– Dites-moi et vite lequel d’entre vous est le roi Marc, sinon j’en ferai de vous tous comme de celui-ci.
Ch. 257. Où Galaad se saisit du roi Marc et lui reproche d’avoir agi avec traîtrise
217À la vue de ce coup, l’un des chevaliers, qui n’aimait pas le roi Marc, fut tout effrayé à l’idée de mourir, aussi dit-il :
218– Messire chevalier, si je le dénonce, devrais-je craindre ensuite pour ma vie ?
219– Tu n’as absolument rien à craindre de moi, je m’en porte garant.
220Et le chevalier de lui signaler aussitôt lequel était le roi Marc. Galaad se dirigea vers le roi, l’épée au poing, en lui disant :
221– Ah ! roi Marc, félon et déloyal ! Qu’avait-il fait contre toi mon compagnons pour que tu le fasses périr ? Et moi, à qui tu as donné hier soir un poison mortel ? Pour ce mauvais procès que tu nous a fait, te voilà homme mort, car personne, si ce n’est Dieu, ne peut t’éviter la mort, à moins de reconnaître ici même, en présence de tes hommes et des moines, que tu as agi avec traîtrise et déloyauté.
222Puis, Galaad leva son épée en faisant semblant de s’apprêter à lui trancher la tête. Alors le roi Marc, qui se voyait déjà mort, se mit à genoux devant lui en disant :
223– Hélas ! Je vous crie merci, messire, ne me faites pas périr. Il n’est rien que je ne sois prêt à faire pour réparer le tort que j’ai commis contre vous ! – Pour sûr, dit Galaad, tout cela ne vaut rien. Il vous faut reconnaître la déloyauté commise et alors, si le cœur m’en dit, ou bien je vous laisserai partir ou bien je vous revaudrai le prix de votre félonie.
224Le roi Marc, voyant qu’il valait mieux pour lui d’avouer, dit alors :
225– Ah ! bon chevalier, ayez pitié ! Je m’en remets à vous ! Faites de moi ce qu’il vous plaira ! Quant à moi, je me plie à vos ordres !
226Galaad envoya alors chercher les moines et, aussitôt qu’ils furent rassemblés, il leur dit :
227– Messeigneurs, voici le roi Marc que vous avez hébergé hier soir, à votre insu. Lui et ses hommes vous ont abusés en disant qu’ils étaient du royaume de Londres. Et voilà que cet homme vient d’agir, cette nuit même, avec une grande félonie : il vient de faire périr un chevalier qui était mon compagnon de la Table ronde et il a tenté aussi de me tuer moi-même, seulement Dieu ne l’a pas voulu. Je tiens à lui faire avouer devant vous comment il a fait tout cela. Ensuite, selon ce que le cœur m’en dira, je le ferai périr ou non.
228En apprenant ces choses, tous, chevaliers et moines, étaient fort émerveillés. Ils n’auraient jamais pu penser qu’un homme, tel que le roi Marc, eût pu tuer qui que ce soit avec traîtrise.
Ch. 258. Où le roi Marc reconnaît qu’il avait voulu tuer Galaad à l’aide d’un poison
229Galaad dit alors :
230– Roi Marc, maintenant dites-nous, et sans mentir, ce qu’il en a été, car si vous mentez vous êtes un homme mort.
231Épouvanté à l’idée de mourir, il se mit à rapporter les faits fidèlement, tels que le conte vient de vous les raconter. Puis il ajouta :
232– Il n’est rien au monde dont je sois si émerveillé que de voir que vous n’en êtes pas mort, comme ce fut le cas pour votre compagnon. Je pensais que rien au monde ne pourrait vous éviter la mort.
233Après que le roi fut passé aux aveux, Galaad dit :
234– Jamais je n’ai voulu tuer un homme de mon propre gré. Cela dit, je n’avais jamais vu ni imaginé que l’on puisse rencontrer un homme méritant la mort plus que vous. En dépit de cela, je ne vous tuerai pas et, si j’y renonce ce n’est ni par compassion ni par bienveillance à votre égard, je renonce pour l’amour de Jésus-Christ, car il m’a délivré, dans sa miséricorde, de ce danger et de maints autres encore. Je vous épargne, il est vrai, mais cette trahison ne tombera pas dans l’oubli de Dieu Notre-Seigneur, qui vous en donnera la récompense qui revient à un traître. Allez-vous-en tout de suite où vous voudrez avec vos hommes ! Je ne veux plus contempler votre déloyauté, sans compter que je ne dois pas porter la main sur un roi, hormis pour défendre ma vie ou mon seigneur naturel. Pour être scélérat, tu n’en es pas moins roi, et l’opprobre est tombé, par toi, sur tous les rois de la terre.
Ch. 259. Où l’écuyer demande ses armes à Galaad et s’offre à les lui porter
235En entendant cette bonne nouvelle, le roi Marc fut très heureux. Il prit ses armes, s’en revêtit et repartit avec ses hommes. Après son départ, il s’engagea dans une forêt du côté où elle semblait plus touffue, craignant fort de tomber sur des chevaliers de la quête du Saint-Graal qui pourraient le malmener.
236Galaad demeura avec les moines, enrageant de la mort de son compagnon. Il maudissait le roi Marc et son escorte, en souhaitant que Dieu lui donnât la récompense qu’il méritait pour sa grande félonie. Puis il prit le cadavre de son compagnon qu’il fit ensevelir avec autant d’honneur qu’il le put. Sur son tombeau, il fit graver une inscription qui racontait comment il avait été tué par la traîtrise du roi Marc. Et sachez que les moines virent dans toute cette affaire un beau miracle. On changea alors le nom de cette abbaye qu’on appelait d’Uterpandragon (en effet, c’est lui qui l’avait fondé) pour l’appeler désormais La Merveille de Galaad, c’est ainsi qu’on l’appelle encore de nos jours et il en sera ainsi à tout jamais. Galaad y demeura le reste de la journée et il s’en alla le lendemain matin. Il s’engagea sur la grand-route où il chevaucha toute la journée sans rencontrer d’aventure digne d’être rapportée, si ce n’est que dans l’après-midi il lui advint d’être rejoint par un écuyer. Après avoir fait ses salutations à Galaad, qui les lui rendit, l’écuyer dit :
237– Messire chevalier, la chaleur devient très forte et vous êtes très alourdi par vos armes. Je vous prie, si cela vous agrée, de me prendre à votre service. Donnez-moi votre écu, votre lance et votre heaume. Je vous les porterai et de la sorte vous chevaucherez plus à votre aise, si vous le voulez bien.
238Et Galaad lui passa ses armes car il était très éprouvé (c’était l’heure de sexte).
Ch. 260. Où l’écuyer s’en prend à Galaad du fait que ce dernier n’avait pas voulu jouter contre le chevalier
239Après lui avoir passé ses armes, ils firent route à cheval, devisant de choses et d’autres. Galaad demanda à son écuyer d’où il venait :
240– Messire, dit-il, je suis fils du roi Frolle, prince d’Allemagne, qui tenait les Gaules au nom des Romains. Le roi Arthur le tua près de la ville de Paris quand il y mit le siège19. Je naquis peu après et j’ai séjourné jusqu’à présent dans cette contrée. Il y a peu de temps, à Pâques, l’envie me prit de venir par ici, car ce pays est plus renommé que tout autre en faits de chevalerie. Mon désir le plus cher était de me mettre au service d’un preux qui pût m’adouber. La chevalerie, en effet, est un ordre si sublime que je ne voudrais la recevoir si ce n’est de la main d’un preux chevalier.
241Galaad ne lui demanda plus rien et ils chevauchèrent ensemble jusqu’à l’heure de vêpres où ils arrivèrent près d’un très beau château qui se trouvait dans une plaine. Galaad reprit son heaume et il le laça. Ils allaient vers le château et, alors qu’ils en étaient tout près, ils virent venir en sens opposé trois chevaliers qui cherchaient un gîte dans le château. Et sachez qu’il s’agissait de trois frères de Gauvain. En les apercevant, l’écuyer dit à Galaad :
242– Messire chevalier, voici venir trois excellents chevaliers.
243– Comment le sais-tu ? demanda Galaad.
244– Je le sais, répondit le chevalier, parce que ce sont des frères de Gauvain.
245L’écuyer lui en donna les noms : l’un était Gaheriet, l’autre Agravain, et enfin Mordret.
246– Je le pense moi aussi, dit Galaad, ce sont de bons chevaliers.
247Comme ils parlaient de la sorte, Agravain qui était vantard héla Galaad, en lui disant :
248– Messire chevalier ! en garde, il vous faut jouter contre moi.
249– Messire, dit l’écuyer, soyez en garde.
250– À Dieu ne plaise, dit Galaad, que je prenne les armes contre lui.
251– Comment cela ! dit l’écuyer. Vous n’allez donc pas vous défendre ?
252– Non, répondit-il.
253– Que Dieu m’envoie malheur à l’instant, dit l’écuyer, si jamais j’ai entendu parler d’un homme aussi couard que vous. Vous me défendriez très mal, le cas échéant, puisque vous ne vous défendez pas vous-même. À cause de l’indignité que je vois en vous, je ne veux plus jamais vous rendre service, je suis même très déçu de tout ce que j’ai fait pour vous.
254Sur ce, l’écuyer jeta la lance et l’écu par terre et dit avec rage :
255– Chevalier, allez-vous-en où bon vous semblera ! Aussi vrai que Dieu est, je n’ai jamais servi un si piètre chevalier et, dorénavant, je ne servirai plus de chevalier avant de savoir s’il en est digne ou indigne.
256L’écuyer piqua alors son cheval pour s’en éloigner et, s’approchant d’Agravain, il lui dit :
257– Retournez-vous-en, messire chevalier, et ne vous en souciez plus. Il vient d’avouer qu’il n’osera pas jouter contre vous.
258Agravain s’arrêta donc et dit :
259– Puisque c’est par couardise qu’il renonce à la joute, je ne m’attaquerai pas à lui le moins du monde.
260Après avoir retourné du côté de ses frères, il leur rapporta comment les choses s’étaient passées. Tout en éclatant de rire, ils se dirent entre eux :
261– Attendons-le ici pour savoir de qui il s’agit.
262Les trois frères l’attendirent donc jusqu’à son arrivée. Galaad leur adressa des salutations qu’ils lui rendirent. Ils lui demandèrent alors où il comptait passer la nuit.
263– Dans ce château que voici, dit-il, si j’y trouve un gîte, et demain je reprendrai mon chemin.
264L’écuyer dit alors :
265– À la vérité, chevalier, vous menez un train bien pauvre. Vous devez porter vous-même l’écu et la lance, ce que ne font pas les riches chevaliers.
266Et Galaad de lui répondre :
267– Mon ami, celui-là n’est pas chevalier errant qui serait mécontent de devoir chevaucher tout seul.
268Et Gaheriet, qui était très courtois, dit à ses frères :
269– Allons tous ensemble, mais sans nous moquer de ce chevalier au cas où, d’aventure, il serait meilleur que nous ne le croyons.
Ch. 261. Où Agravain, Gaheriet et Mordret raillent Galaad
270Entre temps, ils étaient arrivés à la porte du château et, comme ils s’apprêtaient à y entrer, ils virent sortir du château quatre chevaliers en armes qui disaient :
271– Chevaliers, il vous faut jouter, si vous voulez trouver un gîte.
272À ces mots, Gaheriet assena sur le premier un coup si rude qu’il le fit culbuter par terre, et de même Agravain pour le sien et Mordret pour le troisième. Après cela, les trois chevaliers étaient si mal-en-point qu’ils ne parvenaient pas à se relever. En voyant cela, Galaad, qui les croyait morts, fut très contrarié : il craignait de faire aussi périr le quatrième, s’il le frappait. N’éprouvant aucun plaisir à tuer qui que ce soit, Galaad lui dit alors :
273– Messire chevalier, vous voyez bien ce qu’il en a été de vos compagnons. Si vous agissiez en homme sensé, vous renonceriez à la joute. Il s’agissait d’un preux chevalier, aussi dit-il à Galaad :
274– Je voudrais bien me battre, car cela me tient à cœur, mais si telle est votre volonté, je renoncerai au duel.
275– De mon côté j’y renonce, dit Galaad, puisqu’il m’est avis que rien de bon ne peut en sortir ni pour vous ni pour moi.
276Le chevalier déposa sa lance et se mit à sourire, croyant que c’est par couardise que Galaad s’était désisté du duel. Et les trois frères de se mettre, eux aussi, à rire et à le railler. Celui-là était sans conteste, disaient-ils, le plus lâche des chevaliers qui jamais portât des armes. Ils pénétrèrent dans le château et, lors de cette entrée, Galaad [, comme tous les autres,] déclina son nom.
277Mordret, entendant que ce compagnon avait nom Galaad, se signa d’étonnement et dit à ses frères :
278– Le bon chevalier, celui qui doit accomplir les aventures du royaume de Londres, porte lui aussi le nom de Galaad. Il porte, en outre, le même écu que celui-ci, il a son âge, et il se pourrait bien qu’il s’agisse de lui.
279Agravain dit alors :
280– Vraiment, je ne crois pas que ce soit lui. Plusieurs chevaliers ont pour nom Galaad et portent sur leurs armes un blason semblable.
281Et les deux autres de tomber d’accord avec lui. S’entretenant de la sorte, ils arrivèrent ensemble devant le donjon où ils mirent pied à terre. Et sachez que l’on fit très bon accueil aux trois frères, aussitôt que l’on eut connaissance de leur lignée, mais sachez aussi que Galaad fut, par contre, très peu honoré et fort mal servi. Il ne se trouva personne qui ne le méprisât, croyant que c’était par couardise qu’il avait renoncé au duel. Ayant constaté toutefois combien il était beau et bien fait de sa personne, on se mit à dire qu’il avait une belle prestance et encore que Dieu avait commis un grand tort en renfermant tant de couardise en un corps si splendide, si bien que l’on devrait l’appeler Le Joli Couard plutôt que Galaad, nom réservé au meilleur chevalier au monde. – S’il est appelé Galaad, dit Agravain, vous ne devez pas le tenir à merveille. Bien des choses sont appelées du nom d’autres choses et forcément il doit s’en trouver une dans le tas qui soit mauvaise. Plusieurs chevaliers ont pour nom Galaad : les uns sont bons et les autres mauvais. Et tout comme Galaad, celui qui doit surmonter les aventures du royaume de Londres, est le meilleur chevalier au monde, de même le Galaad que voici est le pire et le plus poltron de tous ceux qui portent le nom de Galaad.
Ch. 262. Où la demoiselle du château raille Galaad
282Et tous éclatèrent de rire à ces mots, hormis Galaad qui les tenait pour des envieux et des déloyaux. Le bon mot qu’avait eu Agravain, se disaient-ils. Le soir même, comme ils étaient assis à table pour dîner, voici qu’une demoiselle, s’arrêtant devant Galaad, se mit à le dévisager et dit :
283– Chevalier, combien il doit vous peser d’être si bel homme et si piètre chevalier. Maudite soit la beauté qui est venue loger dans un corps si vil que le vôtre !
284Et Galaad de sourire mais, la colère montant un peu en lui, il répliqua :
285– Par ma foi, mademoiselle, vous n’avez pas de bonnes raisons, me semble-t-il, pour parler de la sorte. Je ne sache pas que vous ayez jamais remarqué chez moi la moindre chose vous autorisant à me rudoyer de la sorte.
286– Certes, dit-elle, jamais je n’ai été témoin d’un acte me permettant de vous dénigrer, mais tous ici présents disent tant de mal de vous que je ne puis me retenir d’en dire moi aussi.
287– Demoiselle, répliqua-t-il, aussi vrai que Dieu vous vienne en aide, dites-moi une chose. Si j’étais aussi bon chevalier que bel homme, qu’en diriez-vous ?
288– Aussi vrai que Dieu me vienne en aide, répondit-elle, je dirais que vous êtes le meilleur chevalier qui soit au monde. Vous êtes, sans conteste, le plus bel homme qu’il m’ait jamais été donné de contempler, mais vous êtes, en même temps, pire que les plus mauvais. Faites donc en sorte de ne pas donner de raisons pour vous faire mépriser et humilier.
289Et Galaad, tout confus, ne répondit mot à ce que la demoiselle lui disait.
Ch. 263. Où Gaheriet, Agravain et Mordret apprennent par Galaad que le roi Arthur n’était plus assiégé
290Les uns et les autres devisèrent longuement au sujet de Galaad, mais ce n’était certes pas à son honneur et à son avantage. Galaad supportait tout cela fort bien, sans vouloir répliquer quoi que ce soit. Il était plus patient et maître de soi que tout autre chevalier dont on ait eu connaissance, sans compter qu’il ne voulait pas s’en prendre à eux, puisqu’il s’agissait de chevaliers de la Table ronde. S’il l’avait fait de son propre gré, et sauf cas de légitime défense, il aurait été parjure et aurait brisé son hommage. Voilà pourquoi il se retint si bien ce soir-là, sans vouloir répliquer à aucun de ces propos. Après qu’on eut préparé son lit, aussi bon que celui des autres, il moucha les chandelles. Galaad avait coutume de ne pas se coucher tant qu’il n’aurait pas fait ses prières et, cette nuit-là, il la passa surtout à prier Dieu, à genoux, de bien vouloir lui accorder qu’il accomplisse lors de cette quête des choses qui fussent à l’honneur de Dieu, pour le salut de son âme et pour la grandeur du royaume de Londres.
291Le lendemain matin, il se leva et se rendit dans une chapelle proche pour entendre la messe de Notre-Dame, après quoi il s’en retourna au palais pour revêtir ses armes. Il y retrouva les autres chevaliers qui s’armaient pour partir et, une fois qu’ils s’en furent tous revêtus, ils prirent congé des gens du château et, sortant par la même porte par où ils étaient entrés, ils suivaient leur chemin. Galaad demanda alors à ses compagnons de quel côté ils voulaient aller :
292– Vers Camaalot, répondirent-ils, chez le roi Arthur dont on nous a dit qu’il est assiégé par le roi Marc.
293– Point n’est besoin de s’y rendre, dit Galaad, et en voici la raison. Le roi Marc et les Saxons, sachez-le, viennent d’être défaits. Ses gens ont trouvé la mort et le roi Arthur n’est plus assiégé. Moi-même, je me trouvais sur place lors de cette débâcle même si je gênais plus le roi Arthur que je ne l’aidais.
294En entendant ces nouvelles, ils en furent si heureux qu’ils avaient du mal à croire que c’était vrai. Ils lui demandèrent ensuite quand eut lieu cette défaite et Galaad leur en indiqua le jour.
295– Messire, dirent-ils, au nom de Dieu, ne nous faites pas croire des choses fausses, car ce serait nous induire très gravement en erreur.
296– Sur ma foi, je vous jure avoir vu de mes yeux le roi Marc en déroute et ses hommes tués devant la cité de Camaalot, que vous le croyiez ou non, je n’y puis rien.
297À ces mots, tout en bénissant Dieu, ils dirent :
298– Puisque c’est ainsi, nous n’avons plus à nous rendre du côté de Camaalot, d’autant que nous n’avons encore rien accompli pendant cette quête.
299– C’est bien la vérité, dit Mordret, il faut reprendre la quête.
300Et ses compagnons en furent d’accord.
Ch. 264. Où Galaad, s’étant séparé des trois frères, poursuit sa route
301Les frères demandèrent alors à Galaad :
302– Messire chevalier, de quel côté comptez-vous aller ?
303– Je voudrais bien aller, répondit Galaad, vers le royaume de la Terre foraine.
304– Nous voudrions nous y rendre nous aussi. Nous avons appris que le roi de cette contrée est impotent. Allons donc de conserve jusqu’à ce que l’aventure nous fasse nous séparer tous les quatre.
305Ils allaient sur la grande route, en chevauchant, jusqu’à arriver à une petite forêt. Ils n’y chevauchèrent pas longtemps avant de voir le chemin se diviser en quatre sentiers. Galaad dit alors :
306– Mes amis, il nous faudra bien nous séparer ici, puisque ces quatre sentiers nous invitent à le faire.
307Et eux, qui prisaient fort peu sa compagnie, lui répondirent :
308– Allez-y à votre guise. Quant à nous, nous ne voulons pas encore nous quitter.
309Galaad prit alors le sentier le plus étroit, les autres restants sur la grande route. Ils devisaient à son sujet en disant que jamais ils ne virent chevalier si peureux.
310– Ah ! mon Dieu, dit Agravain, quelle distance entre ce Galaad et le nôtre !
311– C’est bien vrai, dit Mordret, et nous avons eu tort de ne pas lui enlever l’écu qu’il portait. D’un si mauvais chevalier, comment souffrir qu’il porte le même écu que le meilleur chevalier sur terre ? C’est une honte et un affront pour l’ensemble des chevaliers. Tous les frères en étaient d’accord et ils se disaient entre eux que, si d’aventure ils le retrouvaient, ils lui retireraient son écu tout en lui faisant promettre de ne plus jamais le porter ; ils se faisaient même un grave devoir de le faire.
Ch. 265. Où les trois frères rencontrent Gauvain, Keu et Brandélis
312Tout en parlant de ces choses, les trois frères chevauchaient. À l’heure de tierce, ils rencontrèrent messire Gauvain et messire Keu, sénéchal du roi Arthur, accompagnés de Brandélis. Ces trois chevaliers se rendaient à vive allure à Camaalot, car ils avaient entendu dire que le roi Arthur s’y trouvait assiégé. Pour cette raison, ils faisaient route à longues journées. Aussitôt qu’ils se reconnurent, les chevaliers furent d’autant plus joyeux qu’ils ne s’étaient pas vus depuis fort longtemps.
313Gaheriet leur demanda où ils allaient et eux de répondre qu’ils se rendaient à Camaalot où le roi Arthur, leur avait-on dit, se trouvait encerclé.
314– Eh bien, vous pouvez rebrousser chemin, dit Gaheriet, le roi Marc vient d’être battu, ses gens sont tués et anéantis, le siège a été levé. Nous avons appris cela par un chevalier qui était présent sur les lieux.
315En entendant cela, ils levèrent leurs mains au ciel, en disant :
316– Dieu soit béni d’avoir pris en pitié le royaume de Londres.
317Gauvain dit alors à Brandélis :
318– À quoi bon aller à Camaalot puisque le roi Arthur n’est plus assiégé ? Mais je crains, ajouta Gauvain, que cela ne soit un mensonge.
319– Il n’en est rien, répondit Blandélis, j’ai rencontré hier un chevalier qui revenait, lui aussi, de Camaalot. Mais, comme j’ai eu du mal à le croire, je n’ai rien osé vous dire.
320– Eh bien, retournons donc à notre quête, car nous n’y avons pas encore accompli des choses par quoi nous puissions être mieux prisés.
321Ils rebroussèrent donc chemin, les six compagnons tous ensemble. Gaheriet dit alors à Gauvain :
322– Auriez-vous des nouvelles de Lancelot ?
323– Non, répondit-il, voici plus de six mois que je ne l’ai plus croisé, mais j’ai beaucoup entendu parler de lui.
324– Quant à moi, [ajouta Keu,] quand j’ai laissé Lancelot, cela fait moins de deux mois, tout près de la tour des Demoiselles, il se portait on ne peut mieux. Il m’a même questionné sur Galaad, ce à quoi je n’ai rien pu répondre car je ne savais rien.
Ch. 266. Où Gauvain, Brandélis et Keu déclarent qu’ils vont retirer son écu à Galaad
325Entendant prononcer le nom de Galaad, Mordret dit alors à Brandélis et à Keu :
326– Cette nuit, il nous est arrivé la plus belle aventure du monde.
327Puis de leur rapporter tout ce qui était arrivé avec Galaad le Mauvais, en disant que jamais un si mauvais chevalier ne porta écu et armes. À ces nouvelles, Gauvain fut fort dépité de savoir qu’un si piètre chevalier portait le même blason que le meilleur chevalier qui soit au monde, aussi ne put-il s’empêcher de dire :
328– Vous avez certes très mal agi. Alors que vous étiez conscients de son indignité, vous ne lui avez même pas retiré son écu ! Ce chevalier, je ne sais qui il est, mais si l’aventure me le fait rencontrer, je lui ferai promettre de ne plus porter cet écu sur lui. Et mieux encore, je vous le dis, s’il ne me donne pas sa parole de chevalier de ne plus jamais porter un tel écu, je ferai de lui un corps sans âme.
329Keu et Brandélis abondaient, eux aussi, dans le même sens.
Ch. 267. Où Galaad renverse Keu, Brandélis, Gauvain, Gaheriet et Agravain
330Ce jour-là, les six firent route ensemble, devisant de la sorte, jusqu’à l’heure de none. Comme ils chevauchaient ils virent venir Galaad au-devant d’eux. À sa vue, les trois chevaliers de tête, qui l’avaient aperçu, dirent aux trois autres :
331– Le voici, vous l’avez sous les yeux, ce chevalier dont vous avez parlé toute la journée !
332À sa vue, Keu se lança à bride abattue vers lui et dit :
333– Messire chevalier, dépouillez-vous de votre écu !
334En entendant ces mots, Galaad tourna bride vers lui et dit :
335– Je n’en ferai rien, tant que je serai vivant et que je pourrai l’empêcher.
336Et Keu de reprendre :
337– Chevalier, vous avez intérêt à vous dessaisir de cet écu.
338Sur ces paroles, Galaad s’en fut le frapper avec une telle force qu’il fit rouler Keu à terre, très sérieusement touché, puis il retira la lance de son corps. Gauvain, qui avait vu, ce coup, dit alors :
339– Par Notre-Dame, ce chevalier n’est pas si couard que vous me l’aviez dit.
340Or Brandélis, très chagriné de voir Keu renversé de la sorte, déboula vers Galaad qui, lui, ne l’avait pas reconnu. Galaad lui assena un coup si violent qu’il le fit, lui aussi, rouler par terre, lui et son cheval. La chute fut telle qu’il ne donnait plus signe de vie.
341Craignant que Brandélis n’eût été frappé à mort, Gauvain dit à ses frères :
342– Hélas ! combien nous avons été déshonorés et combien vous avez mal agi en méprisant ce chevalier et en daubant à son sujet. Ce chevalier dépasse les autres car, s’il n’avait pas une grande excellence, il n’aurait pu renverser Brandélis.
343– Messire, répliquèrent-ils, ne le placez pas si haut ! Nous allons venger ce coup sans tarder.
344Mordret fonça alors vers Galaad, lequel non seulement reçut très bien le choc, mais il fit culbuter Mordret à son tour, le faisant tomber en arrière du cheval. Puis Galaad se retourna vers Gaheriet qu’il jeta à terre et de même pour Agravain.
345En voyant tout cela, Gauvain était si marri qu’il ne savait plus ce qu’il devait faire si ce n’est dire :
346– Notre-Dame, qu’est-ce donc tout ceci ? Ce chevalier, ma foi, n’est pas si couard qu’on veut bien le dire. Quant à moi, je préfère être mort ou à terre plutôt que de rester là, sans faire de mon mieux pour venger mes compagnons.
347Or Galaad quittait les lieux, ne voulant plus se battre. Gauvain se mit à courir après lui en le hélant de la sorte :
348– Messire chevalier, revenez jouter contre moi puisque vous venez de renverser mes compagnons.
349Galaad, voyant qu’il devrait se battre bon gré mal gré, dit :
350– Par Notre-Dame, qu’avez-vous donc, chevalier, à ne pas me laisser suivre ma route sans aucun motif ? Jamais je ne vous fis tort ou dommage et voilà que vous m’attaquez sans aucune raison. Par ma foi, c’est une bien mauvaise action mais, soit, je suis bien forcé de me défendre contre vous.
351Tournant bride vers Gauvain, il le frappa d’un coup de lance si fort qu’il le jeta à terre avec les autres. Ceci fait, il dit :
352– Mes amis, le voici Galaad le poltron que vous brocardiez, et je pense que vous avez bien recherché tout cela.
353Gauvain avait une blessure si vilaine sur son épaule gauche qu’il craignait de rester invalide à tout jamais. S’étant assuré qu’il n’avait plus rien à craindre de leur part, Galaad s’engagea sur son chemin à marche forcée, non pas qu’il les craignît, mais parce qu’il voulait éviter de se laisser entraîner trop loin, se doutant qu’ils appartenaient à la maison du roi Arthur. Quand Brandélis eut repris conscience et qu’il se vit à terre au milieu de tous les autres, il leur dit :
354– Comment avons-nous pu être si déshonorés et si aveugles ? Celui-là n’est pas Galaad le poltron mais Galaad le brave, fils de Lancelot, celui-là même qui triompha du Siège périlleux. À cheval ! Allons à sa suite et demandons-lui la grâce de nous pardonner de l’avoir assailli et de lui avoir fait du tort sans raison. Prions-le aussi de nous accorder la faveur de nous dire s’il est bien Galaad, fils de Lancelot.
355Tous les autres dirent de même qu’il fallait aller à sa suite et c’est ce qu’ils firent. Gauvain était le plus gravement touché mais, en homme courageux qu’il était, il se releva, lui aussi, le plus promptement qu’il put :
356– Par Notre-Dame, dit-il, nous avons fort mal agi, en l’assaillant si présomptueusement. Maintenant, il peut bien rire de nous et de notre déconfiture et, avec lui, tous ceux qui l’entendront raconter ce fait.
Ch. 268. Où Hestor défie Gauvain à cause de la mort d’Érec
357Les six compagnons se remirent alors en selle, tant bien que mal, pour s’en aller à la poursuite de Galaad. L’ayant rejoint, ils le prièrent de bien vouloir leur pardonner de s’en être pris à lui sans raison. Les trois frères étaient fort marris des propos qu’ils avaient tenus à son égard et Galaad accorda son pardon. Hestor avait reconnu Galaad du premier regard (il était arrivé au moment où ils allaient prendre congé) et à son tour, Méraugis de Norgalès avait reconnu Hestor. Ils se précipitèrent les uns dans les bras des autres, en faisant grande joie car ils avaient beaucoup désiré de se rencontrer, disaient-ils, depuis le temps qu’ils s’étaient perdus de vue. Galaad demanda alors à Méraugis ce qu’il était devenu :
358– Voyez-le vous-même, répondit-il.
359Galaad lui fit très bon accueil, ayant entendu raconter, en bien des endroits, ses faits de chevalerie. Méraugis, mis au courant de l’identité de Galaad, lui marquait une grande déférence, l’ayant entendu louer comme le meilleur chevalier sur terre. Les trois chevaliers étaient tout joyeux de se retrouver ensemble. Méraugis, plus disert qu’Hestor, demanda alors à Galaad :
360– Messire, qui sont donc ces chevaliers ?
361– Ce sont six de nos compagnons de la Table ronde, répondit Galaad qui se mit à les nommer.
362Apprenant que Gauvain se trouvait parmi eux, Méraugis dit :
363– Ah ! Seigneur Dieu. Béni sois-tu d’avoir bien voulu me faire retrouver ce félon de Gauvain. Si Érec n’est pas vengé sur-le-champ, soyez-en certains, jamais plus je ne porterai des armes.
364Et Hestor dit de même et, s’approchant de Gauvain, il lui parla ainsi :
365– En garde ! Je vous défie car vous avez tué avec félonie et par traîtrise Érec, fils du roi Lac, le plus loyal chevalier qui fût au monde, celui-là aussi que j’aimais par-dessus tout. Pour votre malheur, vous l’avez tué par traîtrise, mais moi je serai dans mon droit pour vous tuer.
Ch. 269
366À ces propos, Gauvain ne savait que répondre, sachant combien Hestor disait vrai. Il fut saisi de peur car il n’ignorait pas qu’Hestor était bon chevalier. Gauvain voyait aussi que Galaad et Méraugis penchaient du côté d’Hestor et que lui-même était blessé d’importance. Tout s’annonçait fort mal pour lui et il en avait conçu de la crainte, ce qui n’avait rien d’étonnant. Méraugis lui dit alors :
367– Comment cela, messire Gauvain, ne voulez-vous pas vous défendre du chef de trahison dont vous accuse Hestor ?
368– Il n’est pas au monde, répondit Gauvain, de si bon chevalier devant qui je ne me défendrais de toutes mes forces, s’il venait à me défier. Cela dit, je constate qu’il ne saurait y avoir de duel entre moi et messire Hestor, à cause du compagnonnage de la Table ronde qui nous en empêche, ce qu’il sait aussi bien que moi. Je suis ahuri de ce qu’il prétend faire. Il ne peut s’en prendre à moi sans devenir parjure et sans violer son hommage. En outre, et quand bien même j’accepterais ce duel, lui ne devrait pas y consentir car il ne peut en tirer le moindre honneur : il est bien portant, lui, et moi blessé. Je lui dirai, enfin, que son honneur n’en sortira pas grandi. Qu’il me laisse donc pour l’instant, et qu’il me défie plutôt chez le roi Arthur, où il y a tant de sages barons. Je me défendrai alors et, si je ne le fais pas, que je périsse en traître… Mais si c’est moi qui devais l’emporter, je le ferai passer pour un félon.
369– Ah, chevalier déloyal ! dit Hestor, cela ne vous servira de rien. Il vous faut vous défendre ici même, devant vos frères. Je vous tuerai, en vous faisant avouer en plus la forfaiture que vous avez commise lors de la mort d’Érec.
370– Cela ne peut se faire, répliqua Gauvain, et vous ne pouvez me forcer à jouter sur-le-champ car vous êtes bien portant et moi blessé. D’ailleurs, vous ne pouvez pas me presser de la sorte pour cette querelle puisque j’ai droit à un délai de quarante jours. C’est alors que le duel pourra avoir lieu où que vous me trouviez, soit armé soit désarmé. Et si je n’allais pas à votre rencontre, vous avez le droit de m’assaillir. Voilà ce que vous pouvez faire si vous voulez être à l’abri de tout reproche car telle est la coutume des chevaliers du royaume de Londres. Si en dépit de cela, vous vous en prenez à moi maintenant, alors c’est moi qui vous fais grief d’être déloyal et parjure, et je vous cite à comparaître, d’ici quinze jours, chez mon oncle, et je vous prouverai alors que, par ce méfait, vous allez perdre votre siège de compagnon de la Table ronde et je vous le dis ici même, devant messire Galaad.
Ch. 270. Où Galaad, Hestor et Méraugis se séparent de Gauvain et de ses compagnons
371En entendant ces mots, Hestor ne savait plus que faire, si ce n’est de dire :
372– Hélas, messire Gauvain le mauvais, vous vous y connaissez en perfidie et vos trahisons sont toujours faites de fausseté et de dissimulation. Je vois bien que le duel n’aura pas lieu maintenant puisque je serais parjure à la Table ronde et à ses compagnons, mais si Dieu me conduit chez le roi Arthur et que je vous y retrouve, alors je vous apprendrai que jamais vous n’avez tué d’homme dont la mort sera aussi bien vengée que celle d’Érec.
373Se tournant alors vers Galaad, il dit :
374– Messire, laissez donc tomber la compagnie d’un chevalier si déloyal car aucun chevalier ne saurait demeurer près de lui sans devenir pire.
375Galaad dit alors à Hestor :
376– Ne parlez pas ainsi au sujet de messire Gauvain. Si jamais il a fait tort à l’un de ses compagnons, par ignorance ou par courroux, il veillera désormais à ne plus le faire. Il est vrai que jamais, de la bouche d’un homme, je n’ai entendu dénoncer autant de méfaits que par vous. Je ne sais pas s’il faut vous croire avant que je ne puisse en voir davantage par moi-même.
377– Messire Gauvain, dit alors Méraugis, scélérat et déloyal, vous le savez bien. Pour Érec, celui que vous avez tué, cela ne lui fut pas compté que d’être compagnon de la Table ronde ni d’être blessé gravement. De plus vous saviez bien qui il était et pourtant vous ne l’avez pas épargné. Vous lui avez tué son cheval et, une fois à terre, vous l’avez fait périr. Et voilà que maintenant vous voulez vous dérober au défi que vous lance Hestor. Eh bien sachez une chose : n’était Galaad ici présent, je m’apprêterais à soutenir par les armes ce grief de trahison pour lequel Hestor vous défie, cela dit, où que je vous trouve, je le maintiendrai.
378Sur ce, Galaad, Hestor et Méraugis s’en allèrent d’un côté, les trois frères de l’autre côté. Galaad demanda alors :
379– De quel côté, voulez-vous aller ?
380– Messire, dit Hestor, nous voudrions aller vers Camaalot car le roi Arthur, nous a-t-on dit, s’y trouve assiégé.
381– Vous pouvez rebrousser chemin, dit Galaad, puisque je vais vous en donner de bonnes nouvelles.
382Et Galaad de leur rapporter fidèlement tous les faits. En entendant cela, Hestor et Méraugis rendirent grâces à Dieu Notre-Seigneur, puis ils demandèrent :
383– Et vous-même, messire Galaad, de quel côté voulez-vous aller ?
384– Je voudrais aller au royaume de France, répondit-il, où j’ai entendu dire qu’il y a beaucoup d’aventures.
385– C’est la vérité, dit Hestor, je l’ai souvent entendu dire par bien des preux chevaliers et je connais bien la route.
386– Eh bien, que Notre-Seigneur nous y guide, dit Galaad, en sorte que tout aille pour le mieux, et pour le salut de nos âmes et à l’avantage de nos vies.
Ch. 271. Où Hestor, Galaad et Méraugis arrivent au Château félon
387Ils s’engagèrent alors sur la grande route et ils y chevauchèrent quatre jours durant sans rencontrer la moindre aventure. Et sachez que, pendant ces quatre journées, ils avaient mis beaucoup de distance entre eux et Camaalot. En effet, les nuitées étaient courtes, les journées longues et ils changeaient souvent de monture. Au cinquième jour, il leur advint d’arriver à un château appelé Château félon qui relevait d’un domaine long d’une bonne journée de cheval, mais composé surtout de landes.
388Sur ces entrefaites, les trois chevaliers firent la rencontre d’une demoiselle très belle et fort bien parée qui portait à sa main un épervier. La demoiselle marchait à pied, se délassant au bord d’une rivière. Quand ils furent tout près de la demoiselle, elle leur dit :
389– Messires les chevaliers, rebroussez chemin car vous faites une folie. Si vous vous y rendez, vous ne pourrez quitter ce château sans risquer votre vie. Ici c’est le Château félon : aucun chevalier ou demoiselle n’en sort après y être entré, mais tous et toutes y restent emprisonnés.
390– Sur ma foi, dit Galaad, voici de bien mauvaises coutumes. Maudits soient ceux qui les ont établies et ceux qui de nos jours les maintiennent encore ! Si les choses se passent de la sorte, nombre de preux et de demoiselles sombrent dans le malheur. Mais sachez que rien ne nous arrêtera avant que nous ne soyons mieux renseignés sur les coutumes de ce château. Nous ne sommes venus ici pour rien d’autre si ce n’est pour nous essayer aux merveilles du royaume de Londres.
391Sur ce, et ayant pris congé de la demoiselle, ils s’approchèrent des portes du château.
Ch. 272. Comment, ses habitants [ne] voulant pas devenir chrétiens, le château est appelé Château félon
392Et sachez que ledit château était si puissamment fortifié qu’il n’avait rien à craindre. C’est Gabanasar, parent de Priam, qui l’avait bâti après la ruine de la cité de Troie. Ce Gabanasar était un preux et il eut des enfants, excellents chevaliers eux aussi, qui surent, après lui, maintenir le pays en paix. En effet, il ne se trouvait pas de voisin pour oser y porter la guerre. Cette contrée, la lignée de Gabanasar parvint à la garder longtemps, au sein de sa parenté, jusqu’à l’arrivée des chrétiens. Et jamais le roi Mordrain, qui fut un bon chrétien après qu’il eut embrassé la foi, pas plus que Nascien son beau-frère, lors de leur venue en Grande-Bretagne, ne purent les soumettre. De même pour Joseph d’Arimathie et pour son fils Josèphe qui ne réussirent pas, eux non plus, à en faire des chrétiens, ou encore pour saint Augustin qui, en ce temps-là, se trouvait en Angleterre20. Les habitants d’ici ne voulaient pas les croire, bien au contraire ils les accueillaient avec mépris, insolence [et félonie]. Bref ils n’embrassèrent pas la foi, si bien que saint Augustin donna ce nom de Château félon que depuis lors on a toujours conservé.
Ch. 273. Où l’on dit comment Harpion, maître de céans, avait fait graver une inscription sur le perron
393C’est ainsi que les païens s’étaient maintenus dans ce Château félon alors que toute la contrée alentour avait embrassé la foi de Jésus-Christ. Sous le règne d’Uterpandragon, le château fut assiégé et le roi y campa devant longtemps. Le château se trouva donc entre les mains des païens depuis la ruine de Troie jusqu’aux temps du roi Arthur, lorsque Galaad s’y rendit avec ses compagnons et qu’il réduisit à néant les lieux. Ces païens, avant l’époque du roi Arthur, n’avaient pas fait beaucoup parler d’eux car ils se tenaient à l’écart dans cette contrée. Mais, ayant appris la vérité sur la Table ronde (avec quelle arrogance elle avait été instituée, et comment ceux qui en faisaient partie s’en allaient parcourir les contrées en quête des merveilles et des aventures du monde), ayant vu aussi que le roi Arthur était le plus puissant des chrétiens, le seigneur du château se mit à songer à la façon dont il pourrait l’abuser, lui et ses gens. Il fit alors bâtir dans la plaine un beau perron avec une belle dalle en marbre, sur laquelle il fit graver une inscription qui disait : « Ô toi, le chevalier errant qui vas en quête d’aventures, si tu étais assez hardi pour monter là-haut, dans le château qui est sur ces hauteurs, et que tu accomplisses l’aventure qui s’y trouve, il n’est pas de chose que tu demanderais sans la posséder ! Ô toi, la demoiselle désemparée qui vas à la recherche du chevalier aventureux, si tu montais là-haut dans le château, tu n’en partirais pas que tu n’aies reçu secours à ton gré ! »
Ch. 274. Où l’on parle des chevaliers et des demoiselles qui s’y trouvaient emprisonnés
394Telle était l’inscription sur le perron, laquelle avait été gravée pour abuser les chevaliers et les demoiselles de passage. Et ils tombaient bel et bien dans le piège : aussitôt que les chevaliers montaient, on les emprisonnait pour les faire mourir, quant aux demoiselles, elles y servaient de concubines. Quand ils en étaient lassés, on leur apprenait à filer la soie dans une captivité qui durait toute leur vie. C’est pour ladite raison que le châtelain avait fait graver ce perron et il s’ensuivit que bien des preux trouvèrent la mort et que plus de cinq cents demoiselles s’y trouvaient emprisonnées. De tout le mal qui se faisait dans le château, personne n’avait eu vent au royaume de Londres. Et ceux de la forteresse ne voulaient pas l’ébruiter pour ne pas courir à leur perte. Tous les chevaliers qui s’y rendaient trouvaient la mort sans exception et on mettait les demoiselles sous bonne garde afin qu’elles ne puissent s’enfuir.
Ch. 275. Où Galaad et ses compagnons trouvent bon accueil au Château félon
395Voilà comment Harpion, le seigneur du château, avait conçu d’en finir avec tous les chevaliers du roi Arthur, venant du royaume de Londres, mais il n’y parvint pas. Il ne plaisait pas à Dieu Notre-Seigneur que cette félonie durât à tout jamais, aussi daigna-t-Il y conduire le bienheureux chevalier afin que, par sa venue, cessât ce déplorable usage.
396Au moment de leur arrivée, les trois chevaliers ne virent pas le perron car ils avaient emprunté une autre route. Ils montèrent sur la colline et, arrivés devant la porte, ils n’y trouvèrent personne pour leur interdire l’entrée. Aussitôt qu’ils eurent pénétré, une herse s’abattit avec grand fracas, comme si la citadelle tout entière allait s’écrouler. Ils se retournèrent et, voyant la porte close, ils se dirent entre eux :
397– Pas de doute, il y a ici de bien mauvaises gens, et nous voilà captifs, je le crains.
398– Ne vous affolez pas, dit Galaad, Notre-Seigneur nous viendra en aide.
399Après avoir pénétré dans la citadelle, ils se rendirent jusqu’au donjon et, arrivés sur place, ils entendirent ceux du château parler la langue des païens :
400– Ceux-là, dit Galaad, il est certain qu’ils ne sont pas de notre lignée. Il nous faut songer à bien nous comporter. Nous ne pourrons nous en tirer qu’en donnant le meilleur de nous-mêmes.
401Et ses compagnons de lui dire :
402– Tant que nous sommes avec vous, nous n’avons nulle crainte.
403Lorsqu’ils arrivèrent dans la cour d’honneur, ceux du château firent semblant de bien les accueillir, mais ils avaient une tout autre idée à l’esprit. Ils tenaient leurs étriers pour les aider à descendre de cheval tout en leur prodiguant de grandes marques d’amitié.
Ch. 276. Où Galaad et ses compagnons se retrouvent captifs au Château félon
404On les conduisit ensuite au palais, au milieu de tant de réjouissances que les compagnons en venaient même à se dire qu’un sort favorable les y avait conduits. Puis, on ôta leurs armes et on leur dit :
405– Puisque vous êtes de la maison du roi, soyez donc les bienvenus et, ajoutèrent-ils, nous n’en avons que plus d’estime pour vous.
406Après qu’on eut retiré leurs armes, un vieux chevalier s’approcha d’eux pour leur dire :
407– Suivez-moi et je vous montrerai des chevaliers de la Table ronde qui se trouvent ici en convalescence.
408– Allons y, répondirent-ils, nous serions très heureux de les rencontrer.
409Le chevalier, qui les précédait, les guida jusqu’au donjon, puis s’approchant d’une porte de fer, il l’ouvrit en disant :
410– Entrez, attendez-moi un instant et je vous montrerai les chevaliers.
411Ne s’attendant pas à une telle perfidie, les compagnons pénétrèrent à l’intérieur et le chevalier referma aussitôt la porte en disant :
412– Maintenant, à vous de vous démener, chevaliers ! Vous ne sortirez d’ici que morts et ce sera votre ultime aventure.
Ch. 277. Où l’ange annonce, en songe, à Galaad, leur proche délivrance
413Se voyant enfermés de la sorte, ils se dirent entre eux :
414– Hélas ! mon Dieu, quelle grande traîtrise, et nous qui étions si loin de nous en douter…
415– N’ayez crainte, dit Galaad, et ne le prenez pas en mauvaise part. Si nous avons bien servi Dieu dans cette quête, soyez-en assurés, Lui ne nous oubliera pas, il nous fera sortir d’ici en dépit de toute la garnison du château. Il est le Berger par excellence, celui qui délivre ses brebis de tout danger.
416– S’Il peut donc nous délivrer, dit Méraugis, qu’il en soit ainsi, car son aide nous est bien nécessaire.
417– Ah, Seigneur Dieu, reprit Hestor, souviens-toi de nous !
418Et ils parlaient de la sorte au sujet de leur mésaventure, en disant :
419– À juste titre, ce lieu porte le nom Château félon. Vraiment, on y trouve les gens les plus déloyaux qui soient au monde.
420S’entretenant de la sorte, Hestor et Méraugis, qui essayaient de ne plus y penser, s’endormirent de fatigue. Quant à Galaad, ses pensées étaient tout autres. Il passa une bonne partie de la nuit en prières, les deux genoux à terre, implorant Dieu Notre-Seigneur, avec force larmes et sanglots, de les secourir, par sa grande miséricorde, dans ce péril, dont ils ne pourraient autrement se sortir.
421Ayant fait sa prière à Dieu Notre-Seigneur, Galaad s’endormit. Dans son sommeil, un homme d’une grande beauté vint à lui, sous les mêmes traits que lors de sa dernière apparition.
422– Galaad, dit-il, serviteur de Jésus-Christ, sois rassuré et n’aie crainte. Dès demain, au point du jour, tu seras délivré car le Divin Maître a exaucé tes prières. Mais, aussitôt libre, tu dois anéantir cette citadelle et tout ce qui s’y trouve, hormis les chevaliers et les demoiselles qui y sont emprisonnés. Ceux-ci, tu devras les délivrer et les mettre sous ta garde car Dieu ne veut plus qu’ils souffrent de la captivité qu’ils ont endurée jusqu’à présent.
423Tout cela, Galaad l’entendit en songe mais il sut bien s’en souvenir à son réveil.
Ch. 278. Où Galaad réconforte ses compagnons, en leur assurant qu’ils seraient bientôt délivrés
424Le lendemain, le soleil était déjà levé au réveil de Galaad. Hestor dit alors :
425– Ah, Jésus-Christ père tout-puissant, ne nous oublie pas, mais qu’il te plaise de nous secourir !
426Méraugis reprit ces paroles, quant à Galaad, il les réconfortait en disant :
427– Mes amis, n’ayez crainte, car Notre-Seigneur ne tardera pas à nous porter secours.
428– Hélas, dirent-ils, comment cela pourrait-il se faire ? Nous sommes enfermés et entourés d’ennemis mortels, à l’intérieur d’un château que nul homme ne peut prendre de force pour nous délivrer, sans compter que personne ne sait que nous nous y trouvons.
429Comme ils s’entretenaient de leur mésaventure, ils virent le temps devenir orageux et s’assombrir comme s’il faisait nuit. Il y eut des coups de tonnerre et des éclairs, puis la grêle se mit à tomber partout sur le château, avec une telle violence qu’il n’est pas d’homme, voyant cela, qui ne fût saisi d’épouvante.
430Hestor dit alors :
431– Ah, notre père Jésus-Christ, ayez merci de nous, ne nous faites pas payer la très grande forfaiture de ces gens si déloyaux.
432Galaad fit encore de son mieux pour les réconforter, mais cela ne servait pas à grand-chose, tant ses compagnons étaient effrayés.
Ch. 279. Où la foudre fend par le milieu la tour où se trouvaient Galaad et ses compagnons
433L’orage dura depuis prime jusqu’à tierce, puis il advint grande merveille, laquelle mérite bien d’être couchée par écrit car ce fut, à n’en pas douter, l’un des plus beaux prodiges jamais survenus au royaume de Londres, au temps des aventures. La tour, en effet, était très solide. Or, la foudre s’abattit sur elle et la fendit par le milieu depuis le sommet jusqu’aux fondations : une moitié s’écroula d’un côté et l’autre moitié de l’autre, en tuant bon nombre de ces méchantes gens. En revanche, tous les chevaliers qui s’y trouvaient enfermés s’en sortirent sans dommages ni pertes, hormis qu’ils perdirent connaissance à cause du tonnerre et de la foudre. Revenant à eux-mêmes, ils constatèrent qu’ils n’avaient pas été blessés et qu’ils pouvaient quitter les lieux sains et saufs. Alors ils se mirent à genoux et, levant les mains au ciel, ils rendirent grâce de bon cœur à Notre-Seigneur Jésus-Christ.
434Galaad dit alors :
435– Debout, mes amis ! Que chacun prenne ses armes, revêtons-nous-en et allons tuer tous ceux que nous trouverons dans ce château, puis délivrons les demoiselles captives. Notre-Seigneur le veut !
Ch. 280. Où Galaad et ses compagnons font périr tous les habitants du château
436Tout ce que Galaad avait dit de faire, on le suivit à la lettre. Les compagnons sortirent sains et saufs de la tour, et, tout à leur joie, ils se rendirent au palais où ils avaient laissé leurs armes. En y arrivant, ils trouvèrent que nombre de chevaliers et de sergents avaient trouvé la mort. Les survivants, eux, étaient fort mal-en-point à cause de la frayeur qu’ils avaient ressentie. Galaad, qui ne réussissait pas à trouver son épée, dit :
437– Ah ! mon Dieu. Que ferais-je sans mon épée ? Ah, Jésus-Christ, Père tout puissant, qu’Il vous plaise de me la donner !
438Sur ces mots, s’approcha de lui une très belle demoiselle qui lui dit :
439– Messire Galaad, soyez ici le bienvenu, et béni soit Dieu qui vous amène parmi nous. Grâce à vous seront délivrées les demoiselles qui étaient bafouées et emprisonnées par les félons de ce château.
440Et d’ajouter :
441– Messire, voici votre épée, et désormais prenez-en bien soin.
442Ayant repris son épée, il en remercia très vivement la demoiselle, puis celle-ci ajouta :
443– Messire, savez-vous où se trouve le reste de vos armes ?
444Eux répondirent que non et alors elle les guida vers une pièce où elles se trouvaient. Après s’en être revêtus, ils revinrent vers les appartements où les autres commençaient à se relever et ils se mirent à frapper dans le tas. Ils fauchaient des hommes, ils tranchaient la tête à tous ceux qu’ils trouvaient devant eux, sans se laisser fléchir ni par les présents ni par les promesses. Ils firent un tel massacre qu’à la nuit tombée, il ne resta aucun survivant parmi ceux du château.
445S’étant débarrassés de ces traîtres, ils descendirent en ville où ils mirent le feu partout, si bien qu’à l’heure de vêpres il n’y avait plus que cendres et cadavres. Au milieu de la citadelle, il y avait un donjon très haut où étaient enfermées toutes les demoiselles, or elles étaient toutes indemnes, n’ayant reçu la moindre blessure, car il avait plu à Dieu Notre-Seigneur qu’elles [n’] y périssent pas. Galaad, voyant que tout était détruit dans la citadelle, se dirigea vers la tour des Demoiselles, en disant à ses compagnons :
446– Allons à ce donjon pour voir ce qu’il y a dedans.
447Et eux de suivre son avis. Les compagnons se dirigèrent donc vers ce lieu et ils trouvèrent, dans les appartements du donjon, pas moins de quatre cents demoiselles, évanouies de frayeur à cause de l’orage. Ils les ranimèrent en leur disant de ne plus rien craindre car elles étaient libres désormais. Ils dévoilèrent leurs noms et la raison de leur venue. Puis, ils se rendirent vers d’autres appartements, où ils trouvèrent encore pas moins de trois cents demoiselles vivantes, dont certaines étaient encore sans connaissance. Les chevaliers réconfortèrent les unes et ranimèrent les autres.
Ch. 281. Où les demoiselles racontent qu’elles savaient devoir être délivrées lors de la venue de Galaad
448En apprenant ces nouvelles, elles étaient au comble du bonheur et dirent :
449– [Qu’en est-il de] messire Galaad ? Nous savions bien que c’est par Dieu et par lui, et [non] par un autre, que nous serions délivrées.
450Et Méraugis de le désigner. Alors elles s’approchèrent de Galaad et, genou à terre, lui dirent :
451– Messire, soyez le bienvenu et béni soit Dieu qui vous a amené ici ! Nous voilà assurées d’être désormais délivrées des épreuves et de la grande détresse où nous nous trouvions.
452Galaad fit se relever les demoiselles, tout en leur disant :
453– Mes dames, grâces soient plutôt rendues à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et à nul autre que lui.
454Puis d’ajouter :
455– Allez voir combien de demoiselles ont péri.
456Après avoir fait le tour des lieux, elles dénombrèrent cinquante demoiselles mortes. Puis, ils s’en retournèrent tous ensemble vers le palais. Ils y furent rejoints par toutes les autres demoiselles folles de joie, parce qu’elles avaient appris que Galaad se trouvait sur place, et que désormais elles étaient délivrées de ces terribles mésaventures. Elles en étaient si heureuses que chacune croyait être une reine !
Ch. 282. Où Galaad demande aux demoiselles comment elles avaient appris que c’est lui qui allait les délivrer
457Il y eut grande liesse. Les demoiselles fêtaient et honoraient grandement Galaad, lequel leur demanda :
458– Mais comment me connaissiez-vous ?
459– Messire, dirent-elles, c’est grâce à une demoiselle, fille du roi de Norgalès, qui se trouvait naguère emprisonnée avec nous. Elle tomba malade et mourut. Quand elle fut sur le point de mourir, elle nous dit : « Demoiselles, vous qui êtes en prison, ne vous désespérez pas mais réjouissez-vous car je vous apporte de bonnes nouvelles de messire Galaad, le bon chevalier qui doit mettre un terme aux aventures du royaume de Londres. Il reviendra ici et dès qu’il sera venu, ce château sera détruit et vidé pour toujours de toute présence humaine. »
Ch. 283. Où Galaad dit aux demoiselles d’adresser ses salutations au roi Arthur et à tous ses compagnons
460– Voilà ce que la demoiselle nous avait dit à votre sujet, et cela s’est avéré juste, grâces en soient rendues à Dieu. Toute la journée durant, les demoiselles firent grande joie et, le soir tombé, Galaad leur dit :
461– Mes dames, qu’allez-vous faire ? Nous ne pouvons plus rester ici.
462– Nous allons rester sur place, dirent-elles, le temps de pouvoir ramener les corps de nos compagnes, afin de les ensevelir en un lieu bénit, où qu’il se trouve, près ou loin d’ici. Une fois cette tâche accomplie, nous allons nous rendre chez le roi Arthur afin de raconter les merveilles que Notre-Seigneur, grâce à vous, vient d’accomplir ici.
463En effet, elles avaient appris comment la tour s’était effondrée, tout en épargnant les chevaliers.
464– Si vous vous rendez chez le roi Arthur, dit Galaad, veuillez bien le saluer de ma part, lui et tous ses compagnons. Dites-lui aussi que, s’il plaît à Dieu de me faire revenir chez lui, ma joie sera d’autant plus grande que jamais je ne fus si heureux qu’entouré de tels compagnons.
465Elles ne manqueraient pas de le faire, lui répondirent-elles, s’il plaisait à Dieu de les y conduire.
Ch. 284. Où les demoiselles arrivent chez le roi Arthur
466Ce soir-là, les trois chevaliers furent fort bien servis par les demoiselles, mais surtout Galaad. Le lendemain matin, Galaad et ses compagnons quittèrent les lieux et firent plusieurs journées de route sans y rencontrer d’aventures méritant d’être racontées. Les compagnons firent courir partout dans la contrée la nouvelle de la destruction du Château félon, à savoir qu’il était ruiné, ses habitants morts et la citadelle dépeuplée. Ces nouvelles ayant été connues partout dans le pays alentour, tous les gens y accouraient pour savoir si c’était la vérité. Ayant vu de leurs yeux la merveille qui était advenue au château et au donjon, ceux qui auparavant refusaient la foi, voici désormais qu’ils crurent et demandèrent le baptême.
467Quant aux demoiselles qui avaient trouvé la mort, leurs compagnes se chargèrent de les faire ramener en une terre sainte pour les ensevelir le plus dignement possible. Puis elles s’en allèrent à pied chez le roi Arthur. Elles étaient plus de quatre cents. Une fois en présence du roi, qui s’était remis entre temps de ses blessures, elles lui rapportèrent ce qu’il en était advenu de ceux du Château félon, comment le lieu était en ruines, et comment elles avaient réussi à en réchapper. En écoutant ce récit, le roi dit que c’était bien l’un des plus beaux miracles que jamais il vit ou entendit.
Ch. 285. Où Dieu ne consent pas que le château soit repeuplé
468Le roi renvoya ensuite les demoiselles, chacune dans sa contrée et toutes fort bien pourvues à leur guise. Pour celles qui choisirent de rester avec la reine, elles s’en trouvèrent fort bien servies et mariées au nom de l’amour que le roi vouait à Galaad. Puis le roi quitta Camaalot, avec une escorte fort nombreuse, en route vers le Château félon. Étant monté sur le site, et à la vue de la citadelle en ruines et de la tour fendue par le milieu, il dit :
469– Ce fut la vengeance de Notre-Seigneur et un miracle manifeste.
470Puis le roi fit chercher, partout dans le pays, tous les artisans habiles à bâtir tours et châteaux. Puisque ce peuple scélérat n’occupait plus les lieux, disait-il, il allait repeupler le château, Dieu aidant, avec un bon peuple chrétien. Aussi, fit-il venir une telle foule de gens que c’en était admirable. Mais Dieu Notre-Seigneur n’agréa pas que l’endroit fût ainsi repeuplé. Un jour, au petit matin, l’on retrouva bien deux mille cinq cents morts qui avaient péri de mort subite. En voyant cela, les rescapés prirent la fuite.
Ch. 286. Où le roi Arthur veut bâtir une tour mais telle ne fut pas la volonté de Dieu
471Le roi, voyant comment avaient péri les habitants qu’il avait établis à demeure dans le château, en conclut qu’il n’était pas agréable aux yeux de Dieu que ce lieu fût repeuplé. Le roi le laissa en l’état, comme un lieu désert, tout en se disant qu’il fallait au moins rebâtir la tour. Or Dieu y accomplit un grand prodige. L’on avait travaillé au chantier pendant une quinzaine de jours et voici qu’en une nuit tout s’était écroulé. Le roi en fut très chagriné mais il dit la rage au cœur :
472– Tout cela n’est rien !
473Et il ordonna de reprendre derechef le chantier. On bâtit une bonne partie de la tour, mais elle s’effondra à nouveau.
474Voyant cela, le roi dit :
475– Il est clair que Dieu Notre-Seigneur ne veut pas que cette tour soit rebâtie par mes soins, mais je ferai encore un dernier essai.
476Et il ordonna de reprendre le chantier.
Ch. 287. Où la voix dit au roi Arthur qu’il revenait à Charlemagne de rebâtir la tour
477Une nuit, comme le roi Arthur était couché dans son lit à réfléchir sur cette tour qui s’était écroulée maintes fois, voici qu’une voix lui dit :
478– Arthur, ne te mets plus en peine de dresser cette tour ; il ne plaît pas à Dieu de la voir rebâtie par un homme aussi pécheur que toi. Jamais plus elle ne sera relevée ni par toi ni par qui que ce soit, jusqu’à l’avènement d’un roi des Gaules qui aura nom Charles. C’est lui qui ramènera vers la foi de Jésus-Christ un peuple fort nombreux, faisant en cela mieux que toi. Certes, il n’aura pas ton honneur, ni ta puissance ni ta prouesse mais il sera meilleur chrétien et plus fidèle à la sainte Église. Celui-là fera la conquête de tout le royaume de Londres ainsi que de bien d’autres royaumes. Ce roi, issu de la lignée du roi Ban, sera, en toutes choses, semblable aux chevaliers de ce lignage.
Ch. 288. Où le roi Charles fait placer sur la tour une sculpture en l’honneur de Galaad
479Tout ce que je viens de vous rapporter, c’est cela même que la voix avait dit au roi Arthur, alors qu’il méditait à l’effondrement de la tour. Le lendemain, dès avant son lever, des messagers arrivèrent sur place et lui dirent :
480– Sire, la tour vient de s’écrouler. Ne vous mettez plus en peine de la bâtir car vous ne pourrez mener cette opération à bien.
481– Vous dites vrai, répondit le roi, moi-même je viens de recevoir des avertissements dignes de foi, comme quoi elle ne sera plus rebâtie en ce temps-ci. Je vais donc y renoncer.
482Et c’est ainsi que le roi Arthur quitta le Château félon. Dès son arrivée à Camaalot, il fit mettre par écrit le nom du roi Charles et tout ce que la voix lui avait appris. Cet écrit, il le fit garder dans une armoire dans la salle du trésor de l’évêché de Camaalot, où il fut conservé jusqu’à l’arrivée de Charlemagne lorsqu’il fit la conquête de l’Angleterre et bien d’autres royaumes, comme le rapporte la véridique Estoire.
483Tout ce que le roi avait mis par écrit, tout s’accomplit à la lettre plus tard. Il advint, en effet, lors de la conquête par le roi Charles, que ce dernier entendit parler de la tour du Château félon que Dieu avait fendue par le milieu pour délivrer Galaad et ses compagnons. Il s’y rendit en se disant qu’il ferait rebâtir cette tour, si Dieu le voulait, en hommage à un si preux chevalier. Et le roi Charles la rebâtit, et c’est la seule, paraît-il, qu’il aurait bâtie dans toute l’Angleterre. Après les travaux, il fit faire un chevalier d’or, sculpté et ouvragé avec un soin extrême, et de même pour l’écu et le blason de Galaad. Puis, il fit faire un siège en or, beau et riche à merveille. Quand tout fut prêt, il fit placer le siège au-dessus de la tour, sur lequel on installa, en position assise, le chevalier sculpté en l’honneur de Galaad. Le roi, enfin, fit placer le tout sous un dais en pierre afin que la pluie ne pût y pénétrer d’aucun côté. La statue était solidement assise sur son siège, si bien qu’elle ne pouvait tomber, à moins d’être abattue de force. Le chevalier portait dans sa main droite une pomme d’or signifiant qu’il avait été le meilleur chevalier au monde. La statue fut encore enrichie d’une pierre précieuse, placée au milieu de la poitrine, dont l’éclat était si brillant que, même par un temps sombre, elle éclairait la route d’un homme dans un rayon d’une demi-lieue de distance, tel était l’éclat de cette pierre précieuse. Voilà comment Charlemagne fit sculpter l’image de Galaad. La statue y demeura deux cents ans, au moins. Puis elle fut ôtée par de mauvais Anglais, qui plongèrent le royaume dans la misère par défaut de chevalerie. Mais ici le conte cesse de parler de tout cela pour revenir à Galaad, Hestor et Méraugis.
Ch. 289. Où Galaad apprend à Tristan la défaite du roi Marc
484D’après ce qu’en dit le conte, Galaad et ses compagnons, après avoir quitté le Château félon, firent plusieurs journées de route sans rencontrer d’aventure. Dans leur errance, ils arrivèrent à l’endroit où Tristan était resté blessé, quand il fut sauvé par Galaad et Palamède, comme cela a été rapporté plus haut dans le conte. Ayant retrouvé Tristan, ils se réjouirent tous ensemble, eux et lui, après quoi, Tristan leur demanda s’ils étaient porteurs de nouvelles. Galaad lui raconta alors comment le roi Marc, avec toutes les forces de Cornouailles et celles des Saxons, avait assiégé le roi Arthur à Camaalot, ayant entendu dire que tous les chevaliers de la Table ronde avaient péri dans la quête du Saint-Graal. Mais il n’en était ainsi, si bien que les choses ne se passèrent comme il l’avait escompté : sa défaite fut telle qu’il ne put jamais se remettre des pertes subies. Parmi ses compagnons, peu nombreux furent ceux qui échappèrent à la mort ou à la captivité, mais le roi lui-même fut assez chanceux, en fin de compte, pour pouvoir s’enfuir par monts et par vaux, entouré d’une poignée d’hommes.
485– Comment ? dit Tristan, est-ce vraiment ce qui est arrivé à mon oncle le roi ?
486– C’est cela, sur ma foi, dit Galaad, car je me trouvais moi-même dans la bataille ?
487– Et auriez-vous aussi quelques nouvelles de ma dame la reine Iseut ?
488– Oui, elle se porte très bien, répondit Galaad, sauf que le roi Marc s’était rendu à la Joyeuse Garde, où il entra la nuit, en y faisant bien des ravages. Après avoir mis le feu à tout ce qu’il trouva sur son passage, il ramena la reine qu’il fit envoyer en Cornouailles avant d’aller faire le siège de Camaalot. C’est tout ce que je sais de sûr, rien d’autre, sauf qu’à mon avis la reine Iseut se trouve toujours en Cornouailles.
Ch. 290. Où Tristan s’afflige des nouvelles que lui donne Galaad
489Et ne me demandez pas si elle était profonde, la souffrance que Tristan éprouva en entendant ces nouvelles. Il en était si affligé qu’il tomba à terre et les blessures, dont il avait déjà guéri, s’ouvrirent à nouveau. Il perdit connaissance si bien qu’on le croyait mort. En s’approchant de lui, tous virent que le sol où il gisait était couvert de taches de sang :
490– Hélas, messire Galaad ! dirent-ils, comme vous avez mal fait de lui donner ces nouvelles, c’est cela qui a causé sa mort !
491– Dieu m’en est témoin, dit Galaad, je regrette beaucoup de l’avoir fait, mais il n’en mourra pas, vous le savez bien.
492Ils soulevèrent son corps pour le porter sur un lit. Au moment de le déshabiller, voyant qu’il y avait du sang frais sur ses blessures, ils s’empressèrent de lui faire des pansements.
Ch. 291. Où Galaad quitte Hestor et Méraugis
493Tristan demeura longtemps sans connaissance. Dès qu’il revint à lui et retrouva la parole, il dit :
494– Malheureux que je suis, me voici mort ! J’ai perdu tout mes biens, puisque l’on vient de m’enlever ma maîtresse ! Maudite soit la Fortune, si déloyale et perfide en ce jour ! Tu m’as tué et anéanti avec ces nouvelles que je viens d’apprendre au sujet de ma dame !
495Après quoi, une langueur s’empara de lui, si bien qu’il fut dolent pendant une demi-année, voire davantage, ce qui l’empêcha de chevaucher. Les trois compagnons restèrent auprès de lui quatre jours. Puis ils repartirent et firent ensemble bien des journées de route sans rencontrer d’aventure digne d’être rapportée ici. Voyant qu’ils ne faisaient aucune rencontre ensemble, chacun fit désormais route de son côté.
496Quant à Galaad, il chevaucha longtemps sans faire nulle rencontre. À la tombée du jour, il aperçut un vieil ermitage qui menaçait ruine. Un homme lui dit alors de se diriger du côté de la mer et, ayant fait de la sorte, il y retrouva son père. Mais, sur cette matière, nous n’écrivons rien ici, parce qu’elle se trouve rapportée dans l’autre livre.
Ch. 292. Où Galaad arrive à la maison de la bonne dame qui lui fait beaucoup d’honneur
497Le conte nous dit ici que Galaad, après avoir pris congé de son père, s’engagea dans une forêt où il espérait retrouver le Chevalier aux blanches armes, celui qui l’avait renseigné au sujet de son père. Il chevaucha au milieu de la forêt jusqu’à l’heure de vêpres qui le surprit près de la maison d’un ermite. Il y trouva un gîte et put s’entretenir avec lui en confession du salut de son âme. Le lendemain matin, il quitta les lieux, après avoir entendu la messe de Notre-Dame. Il chevaucha toute la journée sans rencontrer d’aventure méritant d’être rapportée. Pour passer la nuit, Galaad prit gîte chez une veuve, dame de haute naissance et à la vie exemplaire, laquelle le reçut avec bien d’honneur et avec tous les égards. Au moment de passer à table, il ne voulut rien prendre sinon du pain et de l’eau. La dame, qui était fort belle, prenait son repas avec ses deux fils qui étaient serrés contre elle. C’étaient deux jeunes enfants qui pleuraient et sanglotaient. La dame, elle aussi, fondait en larmes qui coulaient sur son visage, en femme qui était en proie à un lourd chagrin.
Ch. 293. Où la bonne dame raconte son histoire à Galaad
498Galaad, qui avait pris place à table, regarda la dame et il s’aperçut qu’elle était triste et en larmes. Il en fut profondément peiné car elle lui semblait être une femme de bien. Galaad devint alors tout pensif comme la dame, sans rien dire. Quand la table fut levée, il dit :
499– Ma dame et mon maître, moi, votre hôte, je suis un chevalier errant et vous, d’après ce que je sais, vous êtes une femme de haute naissance. Et une coutume est maintenue, comme vous n’êtes pas sans savoir, par les chevaliers errants, à savoir qu’ils doivent réparer les torts qu’on cause aux veuves, aux dames et aux demoiselles. Si d’aventure quelqu’un commet une injustice à leur égard, les chevaliers errants doivent alors s’efforcer de les rétablir dans leurs droits, à la condition qu’ils soient justes. Si je vous dis tout cela c’est que, d’après ce qu’il me semble, vous ressentez tristesse et accablement. Si c’est une affaire que je suis en mesure de résoudre, veuillez vous en ouvrir à moi. Aussi vrai que Dieu me garde, je ferai de mon mieux pour vous ôter ce malheur, pour l’amour de Jésus-Christ et de vous, qui me semblez être une femme de bien.
500La dame se mit alors à pleurer de plus belle. Dès qu’elle fut en mesure de reprendre la parole, elle dit :
501– Au vrai, messire chevalier, ce n’est pas merveille si je suis si affligée, tant mes motifs de peine sont grands. Je m’en vais vous donner la raison de tout cela, sans toutefois croire que vous puissiez y porter remède. Mais puisque vous m’avez questionné, je m’en vais tout vous raconter. Sachez que toutes ces peines me viennent de l’un de mes frères qui, m’ayant ôté tous mes biens, m’a réduite par la violence à une extrême pauvreté. Mais ce n’est pas d’avoir été dépouillée qui me pèse le plus. Il a tué aussi deux de mes fils, ses propres neveux, qui étaient déjà chevaliers. Eux vivants, mon frère ne m’accablerait pas, comme il le fait à présent, d’injustices et d’affronts. Cela dit, je pourrais encore souffrir la mort de ces fils et ma pauvreté, s’il voulait bien épargner ces deux enfants que voici, mais, aussitôt qu’il le pourra, il va les faire périr pour nous prendre nos terres.
502– Sur ma foi, dit Galaad, ce que vous me dites au sujet de votre frère, qui accomplit de tels actes, est terrible. Dites-moi, et de qui tenez-vous ce domaine ?
503– Du roi Arthur, dit-elle, et mon frère également pour son domaine.
504– Eh bien, vous pouvez porter querelle auprès du roi qui vous rétablira dans vos droits.
505– J’aurais bien voulu le faire, messire, et depuis longtemps, mais voici que je n’ai pas osé quitter les lieux. Je suis sûre que, s’il s’emparait de ma personne, il me ferait périr, moi et mes enfants.
506– Que voulez-vous donc que je fasse dans cette affaire ? Il n’est pas de chose au monde qu’on puisse entreprendre, que je n’entreprendrais pour Dieu et pour vous délivrer de ces épreuves.
507– Faites ce qu’il vous plaira de faire, messire, répondit-elle, mais je vous dis aussi qu’il n’est pas de chevalier au monde pouvant mener à bien cette entreprise, car mon frère est un comte qui dispose de forces assez considérables.
508– Et quel est son nom ? demanda Galaad.
509Messire, répondit-elle, il a nom Bédoin et c’est un chevalier merveilleusement doué.
510– Où pourrais-je le trouver, dit Galaad, si je m’en allais le chercher ?
511– Messire, répondit-elle, dans le château de la Marche qui se trouve sur les bords de la Corre.
512– Sachez que je ne serai content, dit alors Galaad, tant que vos terres ne vous auront pas été rendues.
513– Je vous suis infiniment gré de vos paroles, mais il est clair que je ne saurais reprendre un bien si considérable grâce à un chevalier tout seul. Il faudrait pour cela bien plus de gens que vous ne le pensez.
514En devisant de la sorte, ils se promenaient jusqu’à se trouver sous la brise de la mer.
Ch. 294. Où une demoiselle renseigne Galaad sur l’endroit où il pourrait rencontrer le comte Bédoin
515Ils restèrent longtemps à deviser ensemble, mais la dame ne lui demanda jamais qui il était et d’où il venait. Après quoi, on prépara un lit pour Galaad. Le lendemain, Galaad se rendit à une chapelle proche pour entendre la messe puis, après avoir recommandé à Dieu la dame et tous les siens, il se mit en route. Ayant demandé le chemin le plus court pour arriver au château, on le lui montra, car tout un chacun ne connaissait que trop bien ce château. Alors, il chevaucha tant et si bien qu’à midi il se trouvait devant le château de la Marche. Près de l’entrée, il fit la rencontre d’une demoiselle montée sur un palefroi. Il la salua et elle lui rendit le salut. Galaad lui demanda alors si le comte Bédoin se trouvait dans son château :
516– Oui, répondit-elle, et vous allez le trouver dans ses appartements où il joue en ce moment aux échecs avec la Demoiselle aux cheveux d’or.
517– Que Dieu vous accompagne ! dit Galaad. Vous m’avez bien aidé dans ma recherche.
518Alors, ils prirent congé l’un de l’autre. La demoiselle reprit sa route et Galaad pénétra dans le château où se trouvait le comte Bédoin.
Ch. 295. Où Galaad fait son réquisitoire devant Bédoin
519Quand Galaad, armé de pied en cap, fit son entrée dans la cour d’armes, ceux du château reconnurent tout de suite un chevalier errant, et voici qu’ils accourent pour lui tenir l’étrier car telle était la coutume des habitants du château afin de servir et honorer les chevaliers errants. En effet, l’on trouvait parmi eux de nombreux parents du comte, surtout Dodynel le Sauvage qui était chevalier errant et proche parent du comte. Galaad ayant mis pied à terre, on prit son écu et sa lance et on lui donna une chambre.
520Galaad demanda alors au page qui le guidait :
521– Mon ami, où se trouve le comte Bédoin ?
522– Il est sur place, dans ses appartements, répondit-il.
523– Conduis-moi auprès de lui, demanda Galaad, car j’ai un grand désir de le rencontrer.
524– Très volontiers, répondit le page.
525Galaad se dirigea vers l’endroit, le heaume sur la tête et l’épée ceinte. À l’entrée du palais, le damoiseau dit à Galaad : – Voici le comte, c’est celui qui porte un habit de samit vermeil.
526À sa vue, Galaad s’approcha de lui et, sans le saluer, il lui dit :
527– À vrai dire, comte Bédoin, je ne tiens pas à te saluer car je ne sais pas comment nous allons nous quitter, en amitié ou en inimitié. Mais je vais te dire, en revanche, pourquoi je suis venu ici. Tu as privé ta sœur de ses biens de façon injuste et sans être dans ton droit, ce qui est grande méchanceté et grand péché. Si tu veux lui rendre son domaine, à mes prières, je t’en saurai gré. Si tu ne le fais pas, je te le jure, tant que je porterai mon écu, tu n’échapperas ni à la guerre ni aux assauts. Vous ne connaîtrez jamais la paix, ni toi ni tes vassaux. Tes chevaliers n’oseront plus quitter cet endroit pour se rendre tout près ou au loin car ils se heurteront sans cesse à quelqu’un qui leur causera pertes et déshonneur. Si toi-même, tu sors de l’enceinte, tu ne vas pas t’en tirer, je te le promets, avec moins que la mort ou la captivité.
Ch. 296. Où Perceval et Bohort arrivent à la loge où se trouve Galaad
528En entendant le chevalier proférer des paroles si téméraires, tout seul en face de ses vassaux, le comte, saisi de stupeur, lui répondit qu’il était fou ou peu s’en fallait. Puis il ajouta :
529– Messire chevalier, repartez à la grâce de Dieu ! Je ferai comme si vous n’étiez jamais venu ici. N’était le fait que vous êtes tout seul et que j’en aurais été blâmé, j’aurais fait sur vous un exemple tel qu’on en aurait parlé aussi longtemps que le monde durera. Et quand bien même tous les chevaliers errants, d’une seule voix, me réclameraient une chose qui ne m’agréerait pas, je ne leur accorderais pas même la valeur d’un liard, et encore moins ce que vous demandez.
530– Alors, c’est non ? Au nom de Notre-Dame, vous agissez bien mal et, soyez-en sûr, vous allez trouver aux portes de ce château quelqu’un dont vous n’imaginez pas tout le mal qu’il peut vous faire. Je vous défie de la part de la Table ronde et de tous les chevaliers errants et sachez que cela tournera mal pour vous.
531– Je ne vous prendrai pas au mot, répondit le comte, tant que vous resterez tout seul. Mais si vous trouvez des compagnons, vous allez regretter vos paroles.
532Galaad tourna alors son dos au comte. Il alla chercher son cheval, se mit en selle et reprit son écu et sa lance. En quittant le château, il se dirigea vers une hauteur proche où il mit pied à terre ; il s’installa dans une loge de feuillage qu’il y avait trouvée et il accrocha son écu à un arbre. Il entendait demeurer sur place tant que la dame n’aurait pas retrouvé son héritage, et tant que la superbe du comte ne serait pas abattue. Il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps qu’il vit se diriger vers le château deux chevaliers revêtus de toutes leurs armes. Et sachez que l’un était Bohort de Gaunes, et l’autre Perceval dont les routes s’étaient croisées au fil de leurs aventures.
Ch. 297. Où Perceval et Bohort demeurent avec Galaad pour être ses compagnons et pour lui porter secours
533En voyant l’écu de Galaad suspendu devant la hutte, ils le reconnurent aussitôt. Ils marquèrent un arrêt, et Bohort dit à Perceval :
534– Mais, n’est-ce pas là l’écu de Galaad ?
535– Sans aucun doute, répondit Bohort.
536Ils s’approchèrent alors de la hutte où ils rencontrèrent Galaad qui s’apprêtait à monter à cheval pour courir sus à eux, croyant qu’ils étaient du château. S’il ne les avait pas reconnus c’est qu’ils avaient changé d’armes. Ayant reconnu Perceval et Bohort à leurs voix, Galaad ôta son heaume, et eux firent de même. Les trois chevaliers se firent bon accueil au milieu d’une très grande joie.
537– Messire, lui demandèrent-ils, mais que faites-vous ici ?
538Et lui de rapporter fidèlement tous les événements, puis il ajouta :
539– Je suis à l’affût de ceux qui voudraient sortir du château. Il n’en sortira point de chevalier, ou qui que ce soit d’autre, que je ne fasse périr, tant que le comte ne fera pas la paix avec sa sœur en acceptant toutes ses conditions.
540– Par le nom de Dieu, dirent-ils, puisqu’il en est ainsi, nous allons rester sur place avec vous. Et si nous ne vengeons pas ses outrages incessants à la Table ronde, qu’il ne nous soit plus jamais accordé de vivre en compagnons !
Ch. 298. Où Galaad promet à Samaliel de l’adouber
541C’est ainsi que les trois compagnons mirent le siège devant le château où se trouvaient plus de trois cents chevaliers et hommes d’armes, lesquels étaient loin d’imaginer que trois chevaliers seraient si hardis pour s’attaquer à un si grand défi.
542Pendant que Perceval et Bohort faisaient une hutte en guise de gîte, s’approcha des lieux un écuyer, monté sur un roussin. Rien qu’en le voyant, l’écuyer reconnut Galaad et, ployant le genou devant lui pour baiser ses pieds, il dit :
543– Ah ! le bon chevalier, de grâce, au nom de Dieu accordez-moi un don.
544Galaad lui répondit que ce serait bien volontiers. Il avait reconnu, à son tour, le fils de Frolle, celui-là même qui, voici quelques jours, avait jeté l’écu et la lance de Galaad par terre, parce qu’il avait refusé de jouter.
545– Mon ami, lui dit Galaad en guise de réponse, je t’accorde ce que tu me demanderas, pourvu qu’il s’agisse d’une chose que je puisse faire sans mal et sans déshonneur pour moi. D’ailleurs, tu avais voulu m’offenser, en jetant mes armes à terre, alors que je te les avais confiées.
546– Hélas ! messire, pardonnez-moi, dit alors l’écuyer. Si je vous ai fait tort, c’est à cause de ma grande indignité et parce que j’ignorais tout de vos perfections.
547– Je te pardonne, dit Galaad en le relevant, et maintenant, ajouta-t-il, parle librement.
548– Messire, je voudrais que vous me confériez la chevalerie.
549– J’y consens, dit Galaad, mais il te faudra attendre d’avoir le cheval et les armes.
550Les choses en restèrent là, l’écuyer attendant toujours d’être adoubé par Galaad.
Ch. 299. Où Galaad et Perceval accordent la bataille aux chevaliers
551Là-dessus, ils virent sortir du château trois chevaliers en armes qui allaient se délasser dans la forêt. S’ils étaient armés, ce n’est pas qu’ils craignaient quoi que ce soit. En ce temps-là, en effet, on tenait pour un rustre le chevalier qui chevauchait sans ses armes. Bohort, qui les avait aperçus, dit alors à Galaad :
552– Compagnons, voici venir trois chevaliers qui sont du château. Accordez-moi, pour l’amour de Dieu, d’aller sus à eux ! Je vous promets de n’en faire qu’une bouchée.
553Et ses compagnons de le lui accorder, à la condition de pouvoir voler à son secours si le besoin s’en faisait sentir.
Ch. 300. Où Samaliel s’empare du cheval et des armes d’un chevalier
554Bohort chargea alors vers le groupe des chevaliers, en disant :
555– En garde, je vous défie !
556En voyant qu’il était tout seul à les défier, les chevaliers furent ébahis et, n’était la crainte du déshonneur, ils seraient tombés à trois sur lui. Mais un seul s’en détacha pour aller à sa rencontre. À sa vue, Bohort courut sus à lui, lui assenant un coup de lance si rude qu’il le fit rouler à terre, sans lui causer toutefois d’autre mal car le haubert était solide. Puis il chargea le suivant qu’il frappa avec une telle violence qu’il le fit tomber à terre, son cheval s’effondrant sur son corps, si bien qu’il perdit connaissance. Ce que voyant, le troisième chevalier s’apprêtait à fuir, effrayé à l’idée de mourir ou de rester à jamais perclus s’il recevait un coup d’un tel chevalier. Aussi tourna-t-il le dos pour s’enfuir à bride abattue vers le château. En voyant cela, Bohort préféra ne pas le poursuivre, puis il s’approcha des autres qui gisaient à terre.
557Samaliel alors courut vers lui, en lui disant :
558– Messire Bohort, veuillez m’accorder l’autorisation de prendre les armes et les chevaux de ces chevaliers afin que je puisse être adoubé.
559– Je te l’accorde, répondit Bohort.
560Samaliel se dirigea vers l’un des chevaliers. Il lui délaça son heaume et lui ôta son épée. Le chevalier, craignant d’être tué, implora alors sa merci :
561– Si tu ne veux pas mourir, dit Bohort, tu as tout intérêt à céder tes armes à cet écuyer.
562Et le chevalier de dire qu’il le voulait bien, et il était même très reconnaissant à Bohort, en voyant qu’il s’en tirait à si bon compte. Après l’avoir désarmé, l’écuyer se rendit avec son cheval et ses armes auprès de Galaad pour être adoubé par lui. Galaad répondit qu’il voulait bien le faire mais que, le jour étant bien avancé, il le ferait plus volontiers le lendemain matin, ce dont l’écuyer lui sut gré.
563Bohort, quant à lui, disait aux chevaliers au moment de les quitter :
564– Cette fois-ci, je m’en tiendrai à ce qui vous est arrivé. Allez-vous-en et dites à votre maître que ce fut pour lui un jour de malheur quand il décida de dépouiller sa sœur car il sera dépouillé à son tour ! Il retombera dans la pauvreté et la détresse. De plus, il ne sortira jamais du château pour aller où que ce soit, sans se retrouver prisonnier ou déshonoré.
Ch. 301. Où les chevaliers renseignent Bédoin au sujet des trois compagnons
565Bohort quitta alors ces chevaliers pour s’en retourner vers ses compagnons qui sortirent à sa rencontre en lui disant :
566– Par Notre-Dame, voilà une belle action ! Les débuts ont été bons et Dieu veuille que la fin en soit encore meilleure.
567Puis on l’aida à ôter ses armes.
568Pour ce qui est des deux chevaliers qui venaient d’être renversés, ils montèrent à deux sur le même cheval afin de rejoindre le château où ils racontèrent à leur maître ce que Bohort venait d’accomplir. Quand on prononça le nom de Bohort, celui-ci perdit de son assurance. Il avait entendu par le passé de la bouche de maints chevaliers que Bohort était le meilleur chevalier qui fût au monde. Le comte ne savait plus quel parti prendre : si Bohort trouvait la mort sur place, le roi Arthur viendrait pour venger sa mort, soutenu par tous ceux qui appartenaient à la lignée du roi Ban, si bien qu’il en serait anéanti. Il leur demanda alors d’où était sorti Bohort de Gaunes quand il vint à leur rencontre.
569– Sire, lui répondirent-ils, d’une loge de feuillage qui se trouve à l’entrée de ces fourrés-là. Avec lui, il y avait deux autres chevaliers en armes ainsi qu’un écuyer qui nous a pris des armes et un cheval.
570– Laissons faire pour l’instant, dit le comte, bientôt vous serez vengés.
Ch. 302. Où le page arrive pour espionner les trois compagnons
571Voilà ce que dit le comte, mais en réalité il se demandait, par-devers lui, si le roi ne les avait pas envoyés pour ouvrir les hostilités. Il fit alors mander un page de sa parenté pour lui dire :
572– Va voir ces chevaliers errants afin de connaître leur nombre, au cas où ils seraient plus nombreux qu’il n’y paraît. Si on te demande qui est ton maître, n’en dis rien car tu te ferais malmener, je le crains.
573À la nuit tombée, le jouvenceau s’en alla à pied vers les loges où il retrouva les chevaliers qui se tenaient dehors pour profiter d’une brise très agréable. Ils parlaient à bâtons rompus sur bien des sujets et des aventures, ce qui les consolait de ne rien avoir à manger, après une journée où ils n’avaient rien eu non plus à manger ou à boire. Et sachez que de telles journées ne manquèrent pas, et tant s’en faut, lors de la quête.
574Comme le page s’en approchait, il se mit en peine de les saluer fort courtoisement, et eux de lui demander alors d’où il venait, ce à quoi il répondit qu’il était du royaume de Londres et de la maison du roi Arthur.
575– Soyez donc le bienvenu, lui dirent-ils, qu’est-ce donc qui vous amène par ici ?
576– Je ne saurais vous le dire, avant de connaître vos noms. Selon votre personne, en effet, je puis m’ouvrir à vous de mon affaire ou pas.
577Les chevaliers, qui étaient très désireux d’avoir des nouvelles de la maison du roi Arthur, déclinèrent alors leurs identités. Et le page, faisant semblant de n’en rien savoir, leur demanda :
578– Pourquoi vous attardez-vous en cet endroit ?
579Et les compagnons de lui rapporter tout ce que le conte vient de vous relater.
580– Et vous n’êtes pas plus de trois ?
581– Ma foi, non, répondirent-ils.
582– Mais vous êtes fous, dit le jouvenceau, de vouloir entreprendre, rien qu’à trois, une telle affaire. Dans l’enceinte du château il y a jusqu’à quatre cents hommes en armes, si ce n’est davantage. Je suis effaré que vous osiez vous attaquer à eux. Dès qu’ils voudront vous faire périr, ils le pourront.
583– Peu te chaut de cela, dit Galaad, réponds plutôt à nos questions. À ton départ, où se trouvait le roi Arthur ? Que cherches-tu par ici ?
584– Voici un mois à peine que j’ai laissé le roi Arthur à Camaalot entouré de nombreux barons et chevaliers. Je l’ai quitté à sa demande pour aller à la recherche de Sagremor. – Où qu’il se trouve, le roi lui demande de le rejoindre dès qu’il aura pris connaissance des nouvelles que je lui apporte. Aussi, vous serais-je reconnaissant de m’en donner des nouvelles, si vous en avez, car je ne puis rentrer à la cour avant de l’avoir retrouvé.
585Les compagnons lui répondirent alors qu’ils n’en avaient pas de nouvelles.
586– C’est bien fâcheux pour moi, dit-il avant de prendre congé.
587Galaad lui demanda alors s’il avait un toit pour la nuit car il était bien tard. Le jouvenceau répondit que cela n’avait aucune importance au regard des nouvelles qu’il devait absolument obtenir. Puis, il s’en retourna au château pendant que les chevaliers demeuraient sur place sans se douter de rien.
Ch. 303. Où le comte Bédoin sort la nuit, avec deux de ses chevaliers, pour tuer Galaad
588Le jouvenceau, en arrivant auprès de son maître, lui rapporta tout ce qu’il venait d’apprendre. En entendant parler de Galaad, un si bon chevalier dont on ne voit pas qui pourrait le battre, ainsi que de Bohort et Perceval qui étaient, eux aussi, de bons chevaliers, le comte fut plongé dans un tel désarroi qu’il ne savait plus que faire, si ce n’est de dire au jouvenceau :
589– Garde le silence, personne d’autre, je te préviens, ne doit l’apprendre.
590Puis, à l’insu de tous, le comte se retira seul dans une chambre et se jeta sur le lit où il versa bien des larmes. En effet, il ne savait pas comment s’y prendre dans cette querelle ; il avait entendu de telles merveilles au sujet de Galaad qu’il était fermement persuadé d’une chose, à savoir qu’il ne se trouvait personne au monde pouvant avoir le dessus sur lui, à cause de sa parfaite chevalerie, et à plus forte raison quand il était accompagné de grands chevaliers. Après y avoir longuement réfléchi, il se leva, appela son officier de chambre, s’habilla et réclama ses armes. Il ne voulait que personne ne fût au courant de ce qu’il comptait faire, hormis deux chevaliers qui étaient ses cousins germains. Il leur dit de le suivre à un endroit où il aurait besoin d’eux, ce qu’ils firent très volontiers parce qu’ils l’aimaient de tout leur cœur.
591S’étant mis en selle, ils se mirent à chevaucher. Ils sortirent du château par une poterne. Le comte avait défendu au camérier d’en dire le moindre mot. Une fois en-dehors du château, le comte dit à ses chevaliers :
592– À vous qui êtes mes amis et mes cousins, je ne vous cacherai rien de ce que je compte faire. Devant nous se trouvent trois chevaliers errants de la maison du roi Arthur qui viennent de nous déshonorer et ils feront encore bien davantage si nous ne les en empêchons pas. Je préfère l’indignité plutôt que de perdre la face devant ces chevaliers. Certes je pourrais m’attirer l’inimitié du roi Arthur, mais je ne dois pas me laisser abaisser par une telle crainte. Nous allons donc les tuer en secret, à l’insu de tous sauf de nous trois.
593– Seigneur, répondirent-ils, dites une seule parole et nous obéirons.
594– Eh bien, approchons des loges de feuillage où ils se trouvent, dit le comte, ils doivent être désarmés. Nous allons les tuer et ensuite cacher leurs corps dans la forêt.
595Et ses deux cousins de donner leur accord.
Ch. 304. Où Galaad défait le comte Bédoin et tous ceux qui l’avaient suivi
596Tout comme je viens de vous le conter, voici que le comte Bédoin s’approchait des loges. Il était autour de minuit. Bohort et Perceval s’étaient endormis mais Galaad, lui, ne dormait pas car il s’adonnait, plus que les autres chevaliers, à l’oraison et aux prières, son esprit tourné vers Dieu. En apercevant les trois chevaliers qui s’approchaient des loges, son cœur lui fit deviner le motif de leur venue. Aussi prit-il son heaume qu’il laça aussi vite qu’il le put. Il n’avait pas ôté ses armes, si bien qu’il lui suffit de reprendre son écu et sa lance. Galaad se mit en selle sans attendre ses compagnons. Devant cette nouvelle situation, le comte recula un peu pour parler avec ses hommes :
597– Ils sont réveillés, que faut-il faire ? Il s’agit d’excellents chevaliers et je crains d’avoir le dessous si nous nous battons contre eux.
598Ses compagnons, qui étaient des chevaliers très vigoureux, lui dirent :
599– Seigneur, ne craignez rien, ils n’ont pas l’avantage du nombre. Allons les frapper sans hésiter et nous les battrons !
600Alors le comte, encouragé par ses chevaliers, chargea Galaad qu’il frappa avec une telle violence que la lance se brisa sur sa poitrine sans lui faire toutefois plus de mal. Or Galaad, qui avait pris l’écu et la lance, était homme à donner des coups très puissants. Il frappa à son tour le comte avec une telle force que le fer de la lance se ficha dans sa poitrine, le renversant de son cheval à terre. Quand Galaad retira sa lance, le comte perdit connaissance, puis, sans lui jeter un regard, il fondit sur les deux chevaliers de sa suite. Il les chargea avec une telle violence, le premier avec le poitrail de son cheval et le second d’un coup de lance, qu’il les fit rouler à terre. Le premier avait reçu une si méchante blessure sur la poitrine qu’il croyait devoir en mourir. Pour le second, la chute fut si dure qu’il ne savait plus s’il faisait nuit ou jour.
Ch. 305. Où Galaad fait prisonnier le comte Bédoin qu’il livre à Bohort et à Perceval
601Après le combat, Galaad revint vers les loges où il mit pied à terre, il attacha son cheval pour l’empêcher de partir et il déposa sa lance. Puis il se rendit à nouveau auprès des chevaliers afin de se renseigner sur leur identité. Quand il arriva auprès du comte, il délaça son heaume et se mit à le frapper du pommeau de son épée. Voyant cela, le comte crut qu’il allait périr, aussi implora-t-il sa merci en ces termes :
602– Messire chevalier, au nom de Dieu, ne me tuez pas. Vous n’y gagneriez rien ! Accordez-moi la vie sauve et, je vous le promets, ce sera tout à votre avantage et à votre honneur.
603À ces mots, Galaad devina par la teneur des promesses qu’il s’agissait d’un homme de haut rang. Afin de mieux connaître toute la vérité, il lui dit :
604– Dévoile-moi ton nom, autrement tu es un homme mort.
605– Messire, je vous le dirai, répondit-il, à la condition que je sois épargné.
606– Il vous faudra bien le dire, répliqua Galaad, bon gré ou mal gré.
607– Ah ! messire, ayez pitié, dit-il, je suis le comte Bédoin.
608En entendant que c’était le comte, Galaad fut prodigieusement heureux car il voyait que la guerre de la dame arrivait à son terme. Alors Galaad, qui faisait semblant d’être enragé, lui dit :
609– Pour rien au monde, je ne vous laisserai en vie. Vous pouvez déjà vous compter parmi les morts.
610À ces paroles, le comte étendant vers lui ses mains jointes, dit :
611– Hélas ! bon chevalier, au nom de Dieu, ne me tuez pas ! Ayez pitié de moi et je ferai tout ce que vous demanderez !
612– Eh bien, remettez votre sort entre mes mains, dit Galaad. Si mes compagnons en sont d’accord, je vous accorderai la vie sauve, sinon je vais vous tuer.
613Le comte en était si épouvanté qu’il ne savait plus que faire.
614– Maintenant, suivez-moi, dit Galaad.
615Le comte s’exécuta bien malgré lui. Quant aux deux chevaliers qui l’avaient accompagné, ils avaient été témoins de tout cela, mais ils n’osaient pas se porter à son secours sachant que les choses devraient fort mal se passer pour eux. Ils n’osaient pas non plus retourner au château où la garnison, se disaient-ils, allait les mettre à mort en les voyant revenir sans leur seigneur. Aussi s’enfuirent-ils tant bien que mal vers la forêt.
616En arrivant près des loges, Galaad réveilla les autres pour leur dire :
617– Levez-vous, venez voir la belle aventure que Dieu nous a accordée !
618S’étant réveillés, ses compagnons le questionnèrent sur ce qui s’était passé.
619– Voici le comte Bédoin que je vous amène. Dieu en soit grandement remercié, la guerre est finie. Mettons-nous en selle sans tarder pour le conduire devant sa sœur. Nous le laisserons en son pouvoir pour qu’elle en fasse de lui ce qu’elle voudra.
620– Hélas ! messire, ayez pitié, dit le comte. Je préfère mourir sur place plutôt que d’être conduit auprès de ma sœur. Elle me voue une inimitié mortelle et elle va me faire périr, je le sais bien, de la façon la plus atroce dont un homme soit mort.
621– Bon gré mal gré, il vous faudra bien vous y rendre, dit Galaad, et vous soumettre à son bon plaisir sur votre personne.
622En voyant qu’il n’y pouvait rien, il monta sur l’un des chevaux appartenant aux chevaliers en fuite. Les compagnons en firent de même et tous partirent ensemble, l’écuyer en plus. C’est ainsi qu’ils chevauchèrent jusqu’au point du jour. Galaad dit alors à ses compagnons :
623– Amenez ce comte auprès de sa sœur.
624Après avoir indiqué à ses compagnons comment la retrouver, Galaad ajouta :
625– Restez chez elle, je vous en prie, jusqu’à ce qu’il ait rendu toutes ses terres et qu’il ait réparé, comme elle l’entend, tous les torts causés, selon ce qu’il est en son pouvoir de faire et selon ce qui vous paraîtra raisonnable. Quant à moi, avant le jour, je chercherai un endroit pour adouber cet écuyer, puisque je lui en ai fait la promesse.
626Ils se quittèrent de la sorte. Les chevaliers et le comte Bédoin prirent la route vers la demeure de sa sœur.
Ch. 306. Où Galaad tient sa promesse de conférer la chevalerie à Samaliel
627Galaad se rendit avec l’écuyer dans un ermitage des environs. Il y pria l’ermite de leur dire une messe, ce qu’il accepta de faire. Après avoir entendu la messe, il conféra la chevalerie à Samaliel, après quoi il plut à Dieu d’en faire un chevalier sans pareil dans la maison du roi Arthur. Il était beau, et Dieu ne le rendit pas moins valeureux pour ce qui est de la chevalerie et des armes. Il était aussi très hardi, si bien qu’il était devenu, disait-on, l’un des bons chevaliers au monde.
628Après avoir adoubé Samaliel en suivant les usages en vigueur au royaume de Londres, Galaad lui adressa ces paroles :
629– Mon ami, fais en sorte d’être compté parmi les meilleurs, afin que ton lignage en soit honoré et non pas flétri dans ta vie de chevalier.
630– Messire Galaad, répondit Samaliel, je me dois d’être heureux et je vous en donnerai la raison. Je suis issu d’une noble lignée et, de surcroît, j’ai reçu l’ordre de chevalerie du plus parfait des chevaliers c’est-à-dire vous. Dieu ayant voulu me faire recevoir un si haut honneur de la main du meilleur chevalier qui jamais portât des armes, je promets à Dieu de ne point avoir de repos avant d’être certain de vous ressembler en chevalerie. Et si, dans l’espace d’un an, je n’accomplis pas des choses par quoi je puisse être jugé bon chevalier dans le royaume de Londres, que Dieu ne me permette plus de porter longtemps l’écu et la lance.
631Galaad lui dit alors :
632– Ma foi, tu as fait un long discours, plaise à Dieu que tu puisses l’accomplir en actes, en t’efforçant d’être un bon chevalier selon mon cœur.
Ch. 307. Où Samaliel prend congé de Galaad
633Ces engagements, tels que je viens de les vous rapporter, sont bien ceux que Samaliel formula devant Galaad le jour de son adoubement.
634Puis il ajouta :
635– Messie Galaad, si vous me l’accordez, j’aimerais m’en aller.
636– Que Dieu soit ton guide, répondit Galaad !
637Sur ce, ils se quittèrent. Galaad repartit en quête d’aventures comme il se devait de le faire et il chevaucha toute la journée sans en rencontrer. Le lendemain il lui advint de s’engager dans une vallée où il retrouva Samaliel fort mal-en-point et portant sur son corps plusieurs blessures. Son cheval était si éreinté qu’il pouvait à peiner se tenir sur ses jambes. S’étant reconnus au premier coup d’œil, ils se saluèrent.
638– Qui donc vous a blessé ? demanda Galaad.
639– Messire, répondit-il, c’est un chevalier de la Table ronde qui s’appelle Yvain, fils du roi Urien. Il vient de m’assaillir un peu plus haut sur la route que voilà sans m’avoir donné le moindre motif pour cela. Mais, à mon avis, il n’a rien gagné dans cette affaire car je l’ai laissé gisant à terre. Est-il blessé à mort ou pourra-t-il guérir ? Je n’en sais rien.
640– Et vous, pourquoi êtes-vous si pressé de repartir ?
641– Je vais vous le dire, répondit Samaliel à Galaad. Je suis à la poursuite d’une demoiselle qui vient de me voler une épée ayant appartenu à mon père Frolle. Alors même qu’Yvain s’en prenait à moi, elle prit l’épée au milieu de notre combat et puis elle s’en alla. Si je m’en vais à sa poursuite, c’est que je ne tiens absolument pas à perdre cette épée. Voilà pourquoi il me faut à tout prix la suivre. Sur ce, je vous recommande à Dieu.
642– Que Dieu soit aussi avec vous, répondit Galaad, mais évitez de chevaucher trop longtemps, ce serait trop risqué pour vous.
643– J’y veillerai, répondit Samaliel.
644Ils se quittèrent sur ces entrefaites.
Ch. 308. Où Galaad rencontre Yvain qui est gravement blessé
645Galaad se dirigea vers l’endroit où, d’après Samaliel, devait se trouver Yvain. En effet, il eut tôt fait de le retrouver. Yvain était si mal-en-point que les forces lui manquaient pour se relever. Galaad descendit de cheval pour voir ce qu’il en était et il lui retira son heaume pour le soulager. Yvain, très éprouvé à cause de ses nombreuses blessures qui étaient grandes et profondes, ouvrit les yeux et dit à Galaad :
646– Messire chevalier, qui êtes-vous donc ?
647– Je suis Galaad, un chevalier à qui vos mésaventures font bien de la peine.
648– Ah ! messire Galaad, soyez le bienvenu ! J’avais un grand désir de vous connaître tellement j’ai entendu de belles choses à votre sujet. C’est à vous, plus qu’à nul autre, que je puis confier mon histoire. J’ai reçu tant de blessures, grandes ou petites, que je ne crois pas devoir en réchapper.
649Pour l’amour de Dieu, je vous prie de m’aider à remonter à cheval. Je veux me rendre dans une abbaye qui se trouve dans les environs afin d’attendre la mort ou la vie.
650Galaad quitta Yvain un moment pour lui ramener son cheval, puis il l’aida à se remettre et selle et l’accompagna jusqu’à l’abbaye où il l’aida à descendre de son cheval. Galaad demanda aussi à un moine, ancien chevalier, d’examiner ses plaies, lequel le rassura en disant que les blessures n’étaient point mortelles et qu’il en guérirait bientôt. Voilà comment Yvain put être soigné des blessures que Samaliel lui avait infligées, cependant que Galaad, au nom de l’amitié, demeura quatre jours avec lui. Ce n’est qu’au quatrième jour qu’il demanda à Yvain le motif de ce duel l’ayant opposé à Samaliel.
651– En vérité, dit Yvain, c’est à cause de Lucain le Bouteiller que Samaliel venait de renverser en lui causant, en plus, une blessure profonde. Je me suis donc mis à sa poursuite pour en obtenir réparation, et il m’advint alors ce que vous avez pu voir de vos yeux. Cela dit, je puis vous affirmer au sujet de ce chevalier qu’il se compte, à mon avis, parmi les bons chevaliers qui soient au monde et, aussi, qu’il s’y connaît bien à l’épée.
652Au cinquième jour, Galaad se sépara d’Yvain afin de reprendre sa route en quête d’aventures. Le conte laisse ici Yvain pour revenir à Samaliel.
Ch. 309. Où Samaliel reprend l’épée à la demoiselle
653Voici ce que dit le conte : Samaliel, tout couvert de blessures et souffrant, avait pris congé de Galaad, puis il se mit à chevaucher jusqu’à retrouver la demoiselle qui s’était emparée de son épée. Après la lui avoir reprise, il la suspendit à l’arçon de la selle.
654– Messire chevalier, dit-elle, c’est par la force que vous m’avez enlevé mon épée. Eh bien, sachez que, si Dieu m’en donne l’occasion, elle me reviendra à nouveau, et ce bien malgré vous. Je vous ferai payer chèrement cet affront.
655Samaliel, ne voulant pas se justifier quoi qu’elle pût dire, la quitta sans tarder. Le soir, il lui advint d’arriver dans une demeure où logeait aussi messire Keu, sénéchal du roi Arthur. En voyant les deux épées de Samaliel, Keu fut tout surpris car, en ce temps-là, il n’était pas dans les coutumes du royaume de Londres qu’un chevalier portât deux épées sur lui, à moins qu’il en eût fait la promesse ou le serment. Et si d’aventure un chevalier adoptait la coutume de porter deux épées, il ne pouvait se dérober à deux chevaliers qui le défiaient ensemble au combat. Voilà pourquoi Keu était si surpris devant celui qui portait deux épées, mais il se taisait en attendant le moment propice pour lui en parler et lui demander quelle en était la raison.
656Le soir à table, Keu n’arrêtait pas de jeter des regards à Samaliel qui lui semblait être un remarquable chevalier. Après le repas, il crut que le moment était venu de lui poser des questions sur ses faits et gestes.
657– Messire chevalier, dit-il, je voudrais vous prier, au nom de votre courtoisie, de me dire qui vous êtes.
658En guise de réponse, il dit à Keu :
659– Messire, je suis un chevalier étranger tout juste arrivé du royaume de Londres. Je ne possède aucune renommée, car je n’ai encore rien accompli qui me fasse connaître, mais on ne saurait pas m’en tenir rigueur car je viens d’être adoubé chevalier.
660– Et comment donc osez-vous porter deux épées ? Ne connaissez-vous pas la coutume au sujet de ceux qui portent deux épées ?
661– Faites-la moi connaître, répondit Samaliel, car je l’ignore.
662Et Keu de lui rapporter ce que je vous en ai dit moi-même.
663– Croyez-moi, dit Samaliel, c’est la première fois que j’en entends parler. La première, je la porte parce qu’elle avait appartenu à mon père. La deuxième, parce qu’un chevalier me l’a fait ceindre. Je suis très attaché aux deux, si bien que je ne saurais m’en séparer. Il est advenu que je les porte jusqu’à maintenant, en toute ignorance de cause, mais j’ai aussi promis à Dieu de les porter toutes deux tant que je serai chevalier.
664– Voilà de bien grands mots, dit Keu, mais j’ai bien peur qu’il ne vous advienne un malheur.
665– Ce sera au bon plaisir de Dieu, répondit Samaliel, car je m’en remets à Lui.
666Puis, Samaliel demanda à son tour :
667– Mon ami, je vous prie de me dire, pour l’amour de Dieu et par courtoisie, qui vous êtes.
668– Bien sûr, répondit-il, j’ai nom Keu et je suis sénéchal du roi Arthur et compagnon de la Table ronde.
669En entendant citer le roi Arthur, Samaliel baissa la tête et devint tout pensif, si bien que Keu devina, par cette réaction, que cette nouvelle était pénible pour le jeune chevalier. Ce n’est qu’après un long moment que Samaliel dit :
670– Sur ma foi, messire, vous êtes [un vassal de] l’homme au monde à qui je veux le plus de mal, celui qui a tué mon père, en me causant, ce jour-là, un si grand malheur. Tout le bonheur dont j’étais entouré, vous l’avez fait tourner en dénuement et en détresse. Mon cœur est encore en deuil et je le garderai toute ma vie durant.
671– Et qui était donc votre père ? demanda Keu.
672– Ce fut Frolle, prince d’Allemagne qui devint roi de France. Et c’est le roi Arthur qui le tua devant les murs de Paris. C’est pourquoi je lui en voudrai tant que je vivrai.
Ch. 310. Où Samaliel désarçonne messire Keu
673À ces mots, Keu ne put s’empêcher de répondre :
674– Messire chevalier, je suis par naissance vassal du roi Arthur. Je serais bien déloyal si je ne le défendais contre tous ceux qui lui voudraient du mal. Au nom de l’amour que je lui porte, je vous le dis ici, vous n’avez pas d’ennemi au monde plus acharné que moi. Mais pour le moment ne craignez rien puisque nous venons de partager notre repas.
675– Messire chevalier, répondit Samaliel, quand vous m’attaquerez, vous aller me trouver tout prêt à me défendre le mieux que je pourrai.
676Et cette nuit-là, les choses en restèrent là. Sachez aussi que Samaliel, à partir de son adoubement, mangeait fort peu, seulement du pain et de l’eau, à moins qu’il eût à faire honneur à quelqu’un. Il se tournait aussi vers Dieu autant que possible et il n’éprouvait aucun plaisir à tuer qui que ce soit sauf pour défendre sa propre vie.
677Le lendemain, Samaliel reprit ses armes et s’engagea sur un chemin en quête d’aventures, selon la coutume des autres chevaliers. Il ne tarda pas beaucoup à rencontrer Keu qui avait quitté le gîte avant lui, afin de se poster sur le chemin et de le faire périr. À peine Keu l’avait-il aperçu qu’il se mit à le héler, en lui disant :
678– Chevalier, en garde ! Je [ne] veux pas vous frapper sans défi, mais je tiens à délivrer le roi Arthur de l’un de ses ennemis !
679Samaliel, qui avait autant de hardiesse que de bravoure, le chargea à son tour, en lui assenant un coup si formidable que le sénéchal tomba à terre et son cheval au-dessus de lui. S’il ne causa pas plus de mal à Keu c’est qu’il portait un heaume fort solide. Cela dit, Keu s’en trouva fort mal-en-point, surtout à cause du cheval qui s’était effondré sur lui.
680Aussitôt que Samaliel l’eut renversé, il contourna Keu pour suivre sa route sans même lui jeter un regard. Laissant Keu derrière lui, il se mit à chevaucher très péniblement car il perdait beaucoup de sang par ses blessures récentes et à peine guéries. Il en était si éprouvé que, sans son courage extrême, il n’aurait pu, en aucune manière, tenir debout.
Ch. 311. Où Girflet défie Samaliel
681Samaliel chevaucha toute la journée, fort éprouvé, comme je viens de vous le dire. À la tombée du jour, il trouva à se loger chez un forestier. Il y séjourna un mois et dès qu’il fut guéri de ses blessures, au moins pour pouvoir monter à cheval, il repartit en quête d’aventures comme auparavant.
682Il fit un jour la rencontre de Gaheriet et de Girflet qui, le voyant porter deux épées, se mirent à le dévisager.
683– Voici une chose que je n’ai pas vue depuis longtemps, dit Girflet. Est-ce que vous le voyez, vous aussi, ce chevalier qui porte deux épées ? D’après ce qu’il semble, il ne doit pas se compter parmi les plus poltrons sur terre. Je pense même que, s’il n’était pas au-dessus du lot, il ne se mêlerait pas de porter deux épées. Allons sus à lui tout de suite, comme le veut notre règle. Nous sommes deux mais il ne saurait se dérober au combat, du moment qu’il porte deux épées, selon l’usage de chez nous.
684– À Dieu ne plaise, dit Gaheriet, que je m’unisse à qui que ce soit pour l’attaquer, car il vient, lui, tout seul. S’il a visé un peu trop haut, ce n’est pas à moi de lui en faire grief. S’il a dépassé les bornes, c’est peut-être qu’il s’est trouvé quelqu’un pour le lui conseiller. Cela dit, si le cœur vous dit de jouter avec lui, allez-y. S’il avait le dessus, alors je ferais de mon mieux pour vous venger.
Ch. 312. Où Samaliel renverse Girflet et messire Gaheriet
685Girflet se mit alors à héler Samaliel :
686– Holà, messire chevalier, il vous faudra jouter contre moi. Mettez-vous en garde !
687Samaliel, voyant qu’il ne pourrait passer son chemin sans se battre, laissa courir sa monture sur Girflet et lui assena un coup si formidable que son écu et son haubert ne suffirent pas à lui éviter une profonde blessure. Cela dit, elle n’était pas mortelle. Samaliel le fit donc tomber de son cheval. Comme il retirait sa lance du corps de Girflet, celui-ci hurla de douleur tant son corps était meurtri. En voyant cela, Gaheriet laissa éclater son chagrin :
688– Girflet, tu nous a mis dans une querelle qui nous surpasse. À mon avis, nous n’allons pas nous en sortir à notre honneur. Mais, advienne que pourra, j’essaierai, si je le puis, de te venger.
689Et d’assaillir Samaliel, en disant :
690– En garde, messire chevalier !
691Samaliel, voyant qu’il se devait de faire face, se retourna vers lui. Gaheriet lui assena alors un coup de lance très rude qui lui ouvrit une profonde blessure dans la poitrine, mais sans réussir toutefois à le faire tomber de sa selle, sa lance ayant volé en morceaux. Samaliel, qui était très vigoureux, réussit à mieux l’atteindre par un coup si violent qu’il fit rouler par terre cheval et chevalier, mais sans causer aucune blessure à Gaheriet qui portait un haubert très résistant. C’est seulement en reprenant son chemin que Samaliel s’aperçut qu’il avait été blessé lui-même. Il voulut alors rebrousser chemin pour aller tuer Gaheriet, mais il s’en repentit aussitôt, en se disant que ce serait grande vilenie de le tuer, après qu’il l’eut fait tomber, à moins que le chevalier ne lui lance un nouveau défi. Voilà pourquoi il repartit sans s’approcher à nouveau de Gaheriet. Le voyant partir, Girflet se releva pour se diriger vers Gaheriet qui se remettait sur pieds.
692– Allons à sa poursuite, messire chevalier, dit Girflet, nous serions tenus pour de mauvais chevaliers s’il arrive à nous échapper.
693– Messire Girflet, répondit Gaheriet, vous ferez à votre guise mais moi je vous dis que, cette fois-ci, je ne courrai plus à sa poursuite. Il nous devait des explications et maintenant nous sommes quittes. Ce serait une grande vilenie de le chercher à nouveau. Je vous dis aussi que, si nous devions le rencontrer à nouveau, alors je ferais de mon mieux. Mais pour aujourd’hui, je n’en ferai pas plus.
694Et les choses en restèrent là pour les deux frères.
Ch. 313. Où Samaliel rencontre le roi Arthur endormi
695Samaliel repartit donc pour chevaucher de-ci de-là, en quête d’aventures. Il fit tant et si bien, en très peu de temps, que le bruit de sa renommée parvint autant à la cour du roi Arthur que dans les autres contrées. En le voyant faire, tous disaient que si le fils du roi Frolle vivait encore un peu, il finirait par devenir l’un des meilleurs chevaliers du monde. Comme il entendait ces louanges, le roi Arthur dit :
696– S’il devient bon chevalier, ce ne sera pas merveille. Son père aussi était un bon chevalier.
697Pendant que Samaliel était ainsi en route à la recherche d’aventures, il lui advint de se retrouver tout seul dans la forêt de Camaalot. C’était aux premiers jours de l’hiver. Or le roi, qui était lui aussi dans la forêt pour une partie de chasse, s’était éloigné de tous ses vassaux sauf d’un écuyer qui l’accompagnait. D’avoir chevauché longtemps dans la forêt, le roi se trouva fatigué, si bien qu’il s’étendit pour dormir auprès d’une fontaine. L’écuyer veillait sur le cheval qu’il menait de-ci de-là pour l’empêcher de prendre froid.
698Comme le roi dormait de la sorte, Samaliel arriva armé de pied en cap. En voyant le roi endormi, Samaliel, qui ne le connaissait pas, demanda à l’écuyer qui était ce chevalier dans son sommeil. Celui-ci, ignorant tout de la querelle qui les opposait l’un à l’autre, répondit :
699– C’est le roi Arthur.
700– Bénie soit une si excellente nouvelle ! dit Samaliel. Malheur à moi si je ne venge pas mon père qu’il a fait périr !
701À ces paroles, l’écuyer, craignant pour son maître à cause de ce chevalier tout armé, se mit à crier :
702– Ah ! Sire, levez-vous ! Il y a ici un chevalier qui veut vous tuer !
703Mais le roi dormait d’un sommeil si profond qu’il ne se réveilla pas. En voyant que l’écuyer se mettait à hurler, Samaliel empoigna son épée, en faisant mine de vouloir lui trancher la tête. L’écuyer, épouvanté à l’idée de mourir, joignit ses mains vers lui et dit :
704– Hélas ! messire, j’implore votre pitié. Ne me tuez pas ! Je vais faire silence, mais ensuite c’est le monde entier qui fera silence, quand vous aurez fait périr cet homme. Après sa mort, tous les preux chevaliers du monde seront désemparés. Si cet homme meurt, alors tous les gens de bien seront perdus, ce serait une belle récompense pour vous !
705À ces paroles, Samaliel fut si ébranlé que c’en était merveille. Son cœur lui disait que l’écuyer était dans le vrai, le roi Arthur étant l’un des grands preux qui soient au monde : il faisait bon accueil à tous ceux qui voulaient être ses compagnons. Puis, il descendit de son cheval qu’il attacha à un arbre. Il portait à sa ceinture, mais dégainée, l’épée ayant appartenu à son père. Il s’arrêta auprès du roi qu’il se mit à regarder longuement. Le voyant si grand et si bien bâti, il dit :
706– Au vrai, qu’un si bel homme ne soit pas bon, ce serait péché et misère. De tous les rois que j’ai pu voir, c’est lui qui me paraît le mieux taillé pour la prouesse et le bien de tous.
707Samaliel se mit alors à réfléchir pour savoir s’il fallait oui ou non le tuer. Il se disait en lui-même :
708– Il a tué mon père et si je ne venge pas sa mort, comme j’en ai l’intention, tout le monde me prendra pour un couard. Et par ailleurs, si je tue le roi Arthur qui est le meilleur homme du monde et qui a toujours maintenu tout son honneur à la chevalerie, ce serait le plus grand malheur qu’un homme ait jamais vu au monde et le plus grand des péchés.
709Telles étaient les pensées de Samaliel, tiraillé qu’il était entre deux choses à faire. Alors qu’il avait déjà l’épée au poing prêt à venger la mort de son père, il se mit à considérer combien cruelle serait une telle perte pour l’ensemble des chevaliers. Et cette pensée le faisait reculer. Il appela alors l’écuyer :
710– Sais-tu qui je suis ? lui demanda Samaliel.
711– Non, messire, répondit-il.
712– Eh bien, sachez que je suis Samaliel, fils de Frolle, celui-là même qui fut roi des Gaules et que le roi Arthur tua sous les murs de Paris. Et, quant à moi, je voulais venger la mort de mon père. J’en avais même un très vif désir dès que j’ai vu le roi en cet endroit, mais, à présent, le grand bien qu’on dit partout de ce roi Arthur m’a ôté la volonté de le faire. C’est pourquoi, je vais le laisser encore en vie, et pour que l’on apprenne ma grande bonté et ma courtoisie à son égard, je vais prendre son épée et lui laisser en échange l’une des miennes, celle qui avait appartenu à mon père.
713Samaliel prit alors l’épée du roi Arthur et lui laissa la sienne, après quoi il reprit son cheval et passa son chemin.
Ch. 314. Où le roi, voyant que l’épée n’était pas à lui, apprend l’aventure survenue
714À son réveil, le roi réclama son cheval. L’écuyer le lui amena et le roi monta en selle. Il remarqua alors que l’épée au fourreau n’était pas la sienne.
715– Ah, Sire, dit l’écuyer, vous ignorez l’aventure qui vient d’arriver pendant votre sommeil. Une telle aventure, à mon sens, n’est jamais advenue à aucun homme sur terre, si ce n’est à vous !
716Et l’écuyer de tout lui rapporter : comment Samaliel avait voulu le tuer, puis comment, au nom de Sagesse et Mesure, il y avait renoncé, avant de prendre l’épée du roi en échange de la sienne.
717– Et pourtant, dit le roi, il avait bien le droit de me tuer, à la condition certes que je sois réveillé, car j’avais tué, moi, son père. Par cet acte de grande bienveillance et de mesure, je lui accorderai de bon cœur une belle récompense, s’il plaît à Dieu qu’il ait un jour besoin de moi. Et en souvenir de sa mesure, je porterai toujours cette épée qu’il vient de me laisser, sauf en cas de force majeure. De plus, on colportera partout dans le monde cette belle action.
718Le roi éprouva une grande joie de cette aventure. Il était tout émerveillé que Samaliel, malgré son extrême jeunesse, eût déjà une si grande sagesse et une si belle courtoisie. Ce jour-là, le roi Arthur réfléchit bien à tout cela et, dès son retour à Camaalot, il en fit le récit dans sa cour. Tous ceux qui en avaient connaissance se disaient que Samaliel ne faillirait jamais à ses devoirs de preux. Et le roi fit mettre par écrit fidèlement cette aventure dans Le Livre des aventures.
719Mais ici, le conte laisse de côté cette aventure pour revenir à Lancelot du Lac.
Ch. 315. Où Lancelot arrive au château de Corbénic et entre dans le palais
720D’après ce que nous en dit le conte, après une longue navigation sur mer, la barque de Lancelot accosta sur le rivage devant le château de Corbénic, tout près de l’entrée dite de la Porte. À la vue du château, Lancelot s’aperçut tout de suite qu’il s’agissait bien de Corbénic, aussi remercia-t-il Dieu de tout cœur pour cette aventure, sachant que sa quête allait prendre fin à son plus grand honneur. Il prit ses armes et, après s’être recommandé à Dieu, il débarqua. Alors qu’il se dirigeait vers le pont-levis, il vit la barque repartir vers le large aussi vite qu’une flèche. Il resta là à la regarder jusqu’à ce qu’il la perdît de vue.
721Puis, Lancelot reprit sa marche vers le pont-levis à pied, sans cheval. Il pénétra dans le château par une poterne et se dirigea ensuite vers les appartements royaux, sans trouver âme qui vive pour lui parler ou pour s’interposer, il était minuit passé. En arrivant au Palais aventureux, il trouva les portes ouvertes. Après s’être recommandé de nouveau à Dieu, il y pénétra, en remerciant Dieu d’avoir daigné le conduire sur place.
Ch. 316. Où l’on raconte comment Tanaburs21 avait enchanté le château de Corbénic
722Si vous me demandiez pourquoi les chevaliers errants ne pouvaient trouver Corbénic, alors que cet endroit ne changeait pas de place, je vous dirais ceci. Sachez qu’il y eut un enchanteur, Tanaburs, avant l’époque d’Uterpandragon, qui était le plus savant, hormis Merlin, de tous ceux qui vécurent au royaume de Londres. Or il enchanta le château tant et si bien qu’aucun chevalier étranger à sa recherche ne pouvait le trouver à moins que l’aventure l’y conduisît. Quand bien même on se serait trouvé dans les alentours une centaine de fois, on n’aurait pu pour autant s’y rendre. Bien plus, si quelqu’un connaissant l’emplacement voulait y conduire un chevalier, il n’aurait jamais retrouvé le château à cause de ce sortilège. Si Tanaburs avait accompli tout cela, c’est à cause d’une femme très belle qui fut aimée par un chevalier de passage. Après que l’enchanteur eut jeté ce sort, le chevalier ne réussit plus à revenir vers sa dame, pas plus qu’elle vers lui, si bien que tous les deux trouvèrent la mort en comprenant qu’ils ne pourraient plus se revoir. Ce charme dura dès avant le règne d’Uterpandragon jusqu’à l’avènement du roi Charlemagne qui, ayant conquis la Bretagne, ordonna de le détruire, et il n’y eut plus d’enchantement. Ayant rappelé ces faits, que beaucoup ignorent, je reviendrai maintenant à mon propos.
Ch. 317. Où Lancelot veut voir de force le Saint-Graal
723Une fois à l’intérieur du Palais aventureux, Lancelot se mit à le parcourir jusqu’à arriver devant une pièce qui baignait dans une grande clarté. Il y pénétra pour savoir d’où venait cette clarté, mais il n’y vit que deux gros cierges allumés. Il passa d’une pièce à l’autre jusqu’à parvenir à l’endroit où se trouvait le Saint-Graal. La lumière, d’après ce qu’il vit, était si intense que l’on se serait cru en plein midi. Puis il parcourut du regard cette pièce qui lui parut la plus riche et la plus belle parmi celles qu’il eût jamais contemplées. Au milieu de la pièce, il y avait une table en argent ressemblant à un maître-autel, et au-dessus le Saint-Graal, recouvert avec autant de richesse qu’au temps où Josèphe, le premier évêque, avait célébré sa première messe. Dès que Lancelot vit l’endroit où se trouvait le Saint-Graal, il dit :
724– Ah, seigneur Dieu ! Quel bonheur si je pouvais voir le saint vase qui se trouve sous le voile, par la grâce duquel de si belles merveilles surviennent au royaume de Londres !
725Il jeta un regard à droite et à gauche pour voir s’il y avait quelqu’un qui l’empêcherait d’y pénétrer. En effet, il voulait se rendre à la sainte table pour voir le Saint-Graal et ce qu’il renfermait. Alors il entendit une voix qui disait :
726– Lancelot, n’entre pas plus avant, car cela ne t’a pas été octroyé par le Divin Maître.
727Mais il éprouvait un si vif désir de voir le Saint-Graal (tant de preux s’étaient mis en peine pour savoir ce qu’il en était) qu’il se précipita sans tarder à l’intérieur de la pièce. Il était à peine entré, qu’il sentit toutes les douleurs du monde fondre sur son corps et sur ses bras. Il lui sembla qu’on l’entraînait par ses cheveux pour le chasser dehors, puis qu’on le renversait à terre avec une telle violence qu’il crut mourir. Il y resta jusqu’au lendemain, où on le retrouva sans connaissance.
Ch. 318. Où l’on retrouve Lancelot évanoui et où seule la fille du roi Pellès le reconnaît
728Le lendemain, comme les chevaliers rentraient, ils trouvèrent un homme en armes devant la porte de la chambre du Saint-Graal. Puis ils s’en approchèrent en groupe pour voir s’il leur était connu. Arrivés auprès de lui, ils le trouvèrent très mal-en-point, perclus des pieds et des mains. On lui retira ses armes avant de le porter au palais du roi Pellès, où personne ne sut le reconnaître, pas même le roi Pellès qui, pourtant, l’avait rencontré à maintes reprises. Ils s’aperçurent alors qu’il n’était pas encore mort, mais on jugea qu’il allait bientôt trépasser, aucun de ses membres n’ayant été épargné par le mal.
729Le roi le fit mettre sous bonne garde toute la journée et, à la tombée de la nuit, survint la très belle demoiselle, fille du roi Pellès, et elle ne manqua pas de trouver Lancelot sur son passage. L’ayant reconnu du premier regard, elle se dit que cet homme-là n’était autre que Lancelot du Lac, l’homme qu’elle aimait le plus au monde, celui-là même de qui elle avait conçu Galaad le bon chevalier, grâce à qui tout son lignage était rehaussé et grandement honoré. Le voyant si éprouvé, l’infante était si affligée qu’elle ne savait plus à qui se vouer :
730– Au vrai, messire, dit-elle, si vous mourez, ce sera une grande perte, et très dommageable, pour le monde.
731À ces mots, la belle demoiselle repartit. Tous les présents s’étaient aperçus qu’elle avait reconnu Lancelot. Quand elle se retrouva dans sa chambre, elle se mit à faire grand deuil. Comme la nouvelle était arrivée au roi Pellès, à savoir que sa fille avait reconnu le chevalier et qu’elle faisait grand deuil pour lui, le roi fit convoquer l’infante. Quand elle vint auprès du roi, il lui ordonna de dire qui était ce chevalier-là.
732– Sur ma foi, sire, répondit-elle, je suis très accablée à cause de ses maux car, sachez-le, il s’agit de Lancelot.
733Le roi ordonna alors de le porter dans une chambre. On le dévêtit et sachez qu’on s’aperçut alors qu’il portait une bure, ce dont tous furent très surpris. Connaissant la vie de plaisirs que menait Lancelot, ils ne parvenaient pas à croire qu’il pût porter sur lui une bure. Après l’avoir dévêtu, on le mit dans une chambre éloignée de l’agitation des gens. Le roi le fit veiller par les dames et les demoiselles : il resta lui-même sur place, croyant que Lancelot allait mourir très bientôt.
Ch. 319. Où Lancelot, revenant à lui, apprend qu’il se trouve à Corbénic
734Lancelot resta sans connaissance, comme je vous le dis, vingt-cinq jours sans rien boire ni manger, sans montrer non plus aucun signe de vie laissant à penser qu’il n’allait pas mourir. Ces vingt-cinq jours s’étant écoulés, survint alors un ermite qui menait une très sainte vie, à qui Dieu avait daigné révéler une bonne part de ses mystères. Le roi Pellès, le voyant entrer, se porta auprès de lui afin de bien l’honorer. Après avoir longuement devisé avec l’ermite, le roi lui dit :
735– Allons voir une merveille que je souhaite vous montrer.
736Et l’ermite de lui dire :
737– Est-ce bien Lancelot que vous voulez me montrer ?
738– Seigneur, répondit le roi, c’est la vérité. Pour l’amour de Dieu, si vous savez pourquoi il est ainsi éprouvé, dites-le moi.
739– Sachez, dit l’ermite, qu’il n’a eu que ce qu’il méritait. S’il se trouve dans cet état depuis vingt-cinq jours, c’est pour signifier les vingt-cinq jours pendant lesquels il fut le vassal du diable alors qu’il aurait dû l’être de la sainte Église. N’était le péché dans lequel il vit depuis longtemps, il n’aurait pas manqué de gagner haute renommée et grand honneur dans cette quête.
740Voilà ce que dit l’ermite au sujet de Lancelot, et il disait vrai car, le lendemain, à l’heure de prime, Lancelot reprit connaissance. Il demanda où il se trouvait car il ne reconnaissait pas les lieux. Le roi, qui se tenait auprès de lui, répondit :
741– Vous vous trouvez à Corbénic.
742Il lui souvint alors de la pièce, où il avait vu le Saint-Graal, et des paroles que la voix lui avait dites.
743– Comment vous sentez-vous ? lui demanda le roi.
744– Je me sentirais mieux, répondit-il, si je pouvais demeurer à jamais dans le plaisir et la joie qu’il m’a été donné d’entrevoir. Il me pèse beaucoup d’avoir été éconduit d’un tel lieu.
745– Pensez-vous pouvoir guérir ? demanda le roi.
746– Guéri, je le suis déjà, répondit-il, je ne ressens plus aucun mal.
747Lancelot se fit alors vêtir. Il était très chagriné qu’on eût découvert sa bure qu’on lui avait retirée avec ses autres vêtements, si bien que, par honte, il n’osa plus la redemander. La nouvelle se répandit dans le château que le chevalier était guéri, alors qu’il était resté si longtemps sans connaissance. Ils allèrent, tous sans exception, contempler ce prodige, mais personne n’avait reconnu Lancelot, hormis le roi, l’ermite et l’infante. La nouvelle s’étant répandue trois jours plus tard, on lui fit encore plus d’honneur qu’auparavant.
Ch. 320. Où Lancelot rapporte au roi Pellès l’événement du Palais aventureux
748Au troisième jour, il advint que le roi Pellès se trouvait à table au Palais aventureux, où tous étaient servis par la grâce du Saint-Graal. Sur ce, les volets des fenêtres se mirent à s’ouvrir et à se refermer, dans le palais, alors qu’il n’y avait personne pour les manœuvrer. Ils claquaient comme sous l’effet des plus forts vents du monde. Lancelot, qui se trouvait tout près du roi, demanda alors :
749– Sire, qu’est-ce donc que tout cela ?
750– Je vais vous le dire, répondit le roi. Il s’agit d’un signe que Notre-Seigneur accomplit bien souvent à l’adresse des chevaliers de la Table ronde qui s’engagent dans la quête du Saint-Graal sans avoir avoué leurs péchés. Ils s’érigent en serviteurs de la sainte Église alors qu’ils ne le sont pas. Et c’est ainsi que Notre-Seigneur se manifeste, dès qu’ils se présentent ici en voulant pénétrer dans le Palais aventureux, toutes les portes et fenêtres se mettent à claquer et à se refermer. Par ce signe, je puis savoir avec certitude si un chevalier en quête d’aventures se trouve à la porte sans pouvoir la franchir.
Ch. 321. Où Hestor frappe à la porte du palais qu’on refuse de lui ouvrir
751Comme ils parlaient de la sorte, voici qu’on entendit frapper à la porte, puis retentit la voix d’un chevalier qui disait :
752– Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !
753– Maintenant, dit le roi à Lancelot, vous allez constater la vérité de ce que je vous disais. Il doit s’agir de quelque chevalier de la Table ronde.
754– Ah ! Sire, dit Lancelot, faites-le donc entrer.
755– Voilà, répondit le roi, ce que je ne ferais pour rien au monde.
756Il appela alors l’un de ses chevaliers, en lui disant :
757– Allez voir ce chevalier qui se trouve dehors pour lui dire de passer son chemin car il ne saurait pénétrer ici.
758Le chevalier se rendit près d’une fenêtre et, l’ayant ouverte, il vit Hestor des Marés se tenant dans la cour d’honneur monté sur un cheval prodigieusement grand.
759– Messire, dit le chevalier, repartez pendant qu’il en est temps ! Vous ne sauriez pénétrer ici, car vous n’êtes pas digne de ce lieu.
760Et le chevalier disait tout cela sur le ton de la raillerie. En entendant ces paroles, Hestor se remémora le songe qu’il avait fait pendant son sommeil. Plus tard, un saint homme le lui avait tiré au clair et il en avait été si affligé qu’il eût préféré mille fois la mort. Il savait désormais qu’il aurait eu beau accomplir de hauts faits dans la quête du Saint-Graal, ce n’est pas couvert d’honneur et de renom qu’il retournerait à la cour mais plutôt couvert de honte et de déshonneur. Le chevalier lui demanda alors quel était son nom :
761– J’ai nom Hestor des Marés, répondit-il. C’était un jour de malheur celui où j’ai pris écu et lance pour la première fois. Je me retrouve maintenant si malheureux que je n’aurai plus jamais bonheur ni honneur.
762Alors Hestor tourna bride et, éclatant en sanglots, il parcourait les ruelles du château en faisant grand deuil et en disant :
763– Hélas ! chétif et malheureux que je suis ! Pourquoi suis-je né ?
764Et le chevalier de s’en retourner alors auprès du roi Pellès à qui il rapporta que le chevalier, qui s’appelait Hestor des Marés, s’en allait en larmes et faisant grand deuil.
Ch. 322. Où Hestor repart sans vouloir revenir malgré le message du roi
765En apprenant qu’il s’agissait d’Hestor, frère de Lancelot, le roi dit au chevalier :
766Allez-y, partez à sa suite ! Dès lors qu’il ne saurait pénétrer dans les appartements, je ne manquerai pas pour autant de l’honorer de mon mieux. Un groupe nourri de chevaliers se mit alors en selle pour partir à la recherche d’Hestor qu’ils atteignirent au moment où il quittait la citadelle. Ils lui dirent que le roi Pellès le faisait mander, ce à quoi il répondit qu’il ne reviendrait pour rien au monde sur ses pas. Et les chevaliers de lui dire alors :
767– Faites-le au moins pour l’amour de votre frère Lancelot qui vous le fait dire lui aussi.
768Comment cela ? fit Hestor. Mon frère Lancelot se trouverait donc sur place !
769– Oui, sur notre foi, répondirent-ils.
770Hestor, très affligé de ces nouvelles, dit alors :
771– Désormais, je ne porterai plus d’armes et plaise à Dieu qu’il ne me soit jamais donné de revenir dans un tel lieu. Quoi que je fasse à l’avenir, je ne pourrai plus retrouver mon honneur puisque mon frère connaît le déshonneur qui m’est advenu.
772Sur ce, Hestor les quitta pour s’en aller aussi loin que son cheval put le porter, tout en maudissant l’heure de sa naissance et celle de son adoubement quand il commença à porter les armes. Dans son lignage, on comptait les meilleurs chevaliers au monde, et voici qu’il ne pouvait plus lui apporter honneur mais opprobre et indignité.
773C’est ainsi qu’Hestor s’en allait, faisant grand deuil. Il ne chevaucha pas longtemps qu’il ne fit la rencontre de Gauvain et de Gaheriet. Ils saluèrent Hestor, l’ayant reconnu de loin. À son tour, il les salua avec émotion, tout accablé de tristesse qu’il était. Gauvain, le voyant rendre les salutations de façon si chagrine, crut que c’était à cause de la mort d’Érec et du défi qui s’en était suivi. Aussi, demeurait-il un peu à l’écart. Gaheriet, qui aimait beaucoup Hestor, resta près de lui, en le priant, sur la foi et à titre de compagnon, de lui dire toute la vérité sur ce qui lui était arrivé.
774– Je vois bien, dit Gaheriet, que vous venez de recevoir des nouvelles, à moins que vous n’ayez fait une rencontre qui est la source de votre chagrin.
775Et Hestor de lui rapporter alors les événements survenus à Corbénic :
776– Et cela ne me cause pas plus de chagrin que je n’en ai eu pour mon frère qui était là-bas et qui a vu tout mon malheur.
777Et Gaheriet, qui avait pour lui une profonde amitié, le réconforta de son mieux par ces paroles :
778– Messire Hestor, il ne vous faut pas en être si affligé car, sachez-le, des aventures bien plus pénibles sont advenues dans cette quête à nombre de preux de la Table ronde. Vous y avez perdu bien d’excellents compagnons frappés par la mésaventure, ce qui devrait vous consoler. Hestor lui répondit qu’il ferait de son mieux mais qu’il en garderait un lourd chagrin.
779– Je vous prie maintenant, dit Gaheriet, d’aller séjourner dans le château appartenant à l’une de mes parentes qui demeure près d’ici. Attendez-moi sur place jusqu’à mon retour de Corbénic ! Je vous propose de nous retrouver chez elle, et de tout ce qui nous sera arrivé, à mon frère et à moi, je vous ferai ensuite le récit.
780Et Hestor de lui dire qu’il l’attendrait pendant deux jours
Ch. 323. Où Gauvain et Gaheriet se rendent au Palais aventureux
781C’est ainsi qu’Hestor et Gaheriet se quittèrent, Hestor partant pour l’endroit que Gaheriet lui avait suggéré, et ce dernier allant retrouver son frère. Après avoir rejoint Gauvain, tous les deux se mirent en route vers Corbénic. Ils n’avaient pas chevauché longtemps qu’ils purent apercevoir le château.
782– Ah ! Seigneur Dieu, dit Gauvain. Qu’il vous plaise de me laisser entrer dans le Palais aventureux, mais aussi de pouvoir le quitter plus à mon honneur que lors de mon premier départ !
783– Comment donc, demanda Gaheriet, auriez-vous déjà quitté ces lieux à votre déshonneur ?
784– C’est bien cela, répondit-il, jamais je ne fus déshonoré nulle part comme en cet endroit.
785– Peu importe, dit Gaheriet, si le bonheur ne vous a pas accompagné naguère, maintenant il sera de votre côté.
786Ils pénétrèrent alors dans la cité pour rejoindre le château. Arrivés aux portes du Palais aventureux, ils ne réussirent pas à y entrer, portes et fenêtres s’étaient refermées. En voyant cela, Gaheriet comprit tout de suite combien vrai était le récit d’Hestor, à savoir qu’ils ne pourraient en franchir les portes. Il en fut très affligé, au point qu’il aurait préféré la mort à cette situation. Gauvain, lui, se mit à réclamer, à cor et à cris, qu’on lui ouvre la porte. Après un long moment, survint une demoiselle qui lui parla comme suit :
787– Messire chevalier, qui êtes-vous donc pour vouloir entrer de la sorte ?
788Et Gauvain de se nommer, suite à quoi la demoiselle lui dit :
789– Messire Gauvain, passez votre chemin ! Vous ne pouvez pénétrer ici, pas plus que votre compagnon. Mais s’il vous agréait d’être hébergé ici, vous y seriez accueilli fort honorablement.
790– Comment ? dit Gaheriet. Nous ne pouvons pas y entrer !
791– Non, sur ma foi, dit-elle, car tel n’est pas le bon vouloir de Notre-Seigneur. Aussi, faudrait-il en déduire que vous ne le servez pas dans cette quête comme il était de votre devoir de le faire.
792En proie à un lourd chagrin, Gaheriet lui répondit :
793– Demoiselle, voici que j’en éprouve le plus vif regret.
794– Mon frère, ajouta-t-il, rebroussons chemin ! Ce n’est pas la peine de nous attarder plus longtemps ici puisque nous ne pouvons pas entrer.
795Comme ils étaient sur le point de repartir, la demoiselle demanda à Gaheriet comment il se nommait.
796– Quoique cette demande soit tout à mon déshonneur, je vais vous le dire. J’ai nom Gaheriet.
797Sur ce, il s’en alla rejoindre son frère. Tout au long des ruelles, ils rencontraient bien des gens qui les raillaient et les brocardaient. Tous éclataient de rire en les voyant revenir si vite du Palais aventureux. Aussitôt qu’il eut quitté la cité, Gauvain se mit à la maudire ainsi que tous ses habitants :
798– Que la grêle du ciel, disait-il, tombe sur elle pour l’anéantir !
799– Hélas ! messire, dit Gaheriet, voici de bien méchantes paroles ! Et pourtant, vous savez bien que le Saint-Graal s’y trouve par qui Dieu répand tant de vertus sur le monde.
800– Pour le Saint-Graal, répondit Gauvain, je n’ai que des paroles d’honneur et de louange, mais pour ce château, je voudrais bien qu’il fût détruit par un orage de grêle. À chaque fois, j’ai dû le quitter à mon déshonneur et lourd de chagrin.
801– Hélas messire, dit Gaheriet, vous ne devriez incriminer ni le château ni le palais, mais nous-mêmes qui avons accompli ces mauvaises actions nous empêchant d’y pénétrer.
Ch. 324. Où Gauvain voudrait bien rentrer à la cour [du roi Arthur] mais Gaheriet l’en dissuade, puis une demoiselle flétrit Gauvain
802– Maintenant, dites-moi ce que nous allons faire, dit Gauvain. À quoi bon poursuivre désormais la quête du Saint-Graal ? Il me semble que nous avons déjà atteint le degré d’honneur qui nous y était réservé, aussi serait-il plus judicieux, à mon avis, de retourner à Camaalot.
803– Messire, répondit Gaheriet, ce ne serait point à votre honneur : aucun des chevaliers de la quête n’a déclaré forfait et, si nous étions les premiers à le faire, l’opprobre et la honte ne nous quitteraient plus.
804– Que faire donc ? demanda Gauvain.
805– Messire, dit Gaheriet, allons à la recherche d’aventures, comme nous l’avons fait jusqu’ici, et nous y consacrerons encore un an ou deux. Sitôt que nous aurons appris que des compagnons sont rentrés à la cour, alors nous pourrons nous y rendre sans encourir de reproche.
806Comme ils s’entretenaient de la sorte, voici qu’une demoiselle s’approche d’eux en disant :
807– Ah ! messire Gauvain, méchant et déloyal ! Voilà que viennent au jour vos forfaits et vos mauvaises actions, tout le mal que vous avez fait dans cette quête. C’est par malheur que vous vous êtes engagé dans la quête : vous avez fait périr par traîtrise bien des preux. Et, assurément, si les habitants du château avaient eu vent des actions déloyales que vous avez perpétrées depuis votre entrée dans la quête, ils n’auraient pas manqué de vous faire périr d’une mort atroce. Et sachez aussi que Perceval, le loyal chevalier dont vous avez tué le père, est entré, lui, dans le château, et tout à son honneur. Ses qualités vont éclater au grand jour bien mieux que les vôtres. Vous essayez de dissimuler votre méchanceté, mais son excellence à lui et ses belles actions ne sauraient rester dans l’ombre, Notre-Seigneur doit les manifester aux yeux de tous.
808Cette demoiselle était sœur d’Yvain de Cinel, laquelle poursuivait sa querelle contre Gauvain à cause de la mort de son frère.
Ch. 325. Où Gauvain se justifie de la mort d’Érec
809Gauvain ne répondait mot aux paroles de la demoiselle, se sentant coupable de tout ce qu’elle disait.
810– Partons d’ici, mon frère, dit alors Gaheriet.
811Gaheriet tourna bride ; il ne pouvait croire que son frère eût perpétré au long de la quête tous ces forfaits dont la demoiselle venait de parler. Puis la demoiselle s’en retourna au château. Quant à eux, ils chevauchèrent toute la journée jusqu’à leur arrivée à l’endroit où Hestor était resté à les attendre.
812– Gauvain, dit Gaheriet, il nous faut maintenant rejoindre Hestor qui nous attend.
813– Je ne le reverrai plus, répondit Gauvain, car il me déteste depuis la mort d’Érec. Que Dieu ne me vienne plus en aide, si je suis aussi coupable qu’il le croit ! Mais vous, allez-y, si vous le souhaitez.
814C’est ainsi qu’ils se quittèrent, Gauvain partant d’un côté, et Gauvain s’en allant vers le château pour rejoindre Hestor qui l’attendait. En le voyant arriver, Hestor s’efforça de lui faire bon accueil, puis il demanda à Gaheriet comment les choses s’étaient passées au château de Corbénic. Et celui-ci de lui rapporter fidèlement tous les événements. Hestor, qui s’en trouva un peu réconforté, dit alors :
815– Maintenant, je ne suis plus seul à avoir connu cette mésaventure. Vous êtes mon compagnon d’infortune.
816Sur ces entrefaites, survient Lancelot. Il faisait nuit, mais ceux du château, qui tenaient beaucoup à la coutume de servir et d’honorer les chevaliers errants, le conduisirent vers son logis, puis lui ôtèrent ses armes. En voyant arriver Lancelot, les deux compagnons furent tout joyeux et lui demandèrent de ses nouvelles.
817– Ah ! messire Lancelot, dit Gaheriet, jamais je n’ai vu homme si affligé comme l’est, en ce jour, votre frère, après sa mésaventure dans le palais. Hestor n’a pu y pénétrer alors que vous vous trouviez dedans. Mais, il ne devrait pas en être si accablé, puisque la même chose nous est arrivée, à moi et à mon frère messire Gauvain.
818– Je n’aurais pas quitté dès aujourd’hui Corbénic, dit Lancelot, si ce n’était pour retrouver et réconforter mon frère. Je me doutais bien de ce qu’il éprouvait, et je veux surtout qu’il se reprenne sans y attacher trop de prix, Nombreux sont les preux à avoir échoué, sans avoir pu y pénétrer, dès les commencements de cette quête. Ce n’est pas pour autant que je ne les tiens pas pour de bons chevaliers, tout comme lui.
819– Sachez-le, mon frère, dit Hestor. Ce n’est pas tant le fait de ne pouvoir y entrer qui m’avait chagriné, mais la honte de ne plus être un bon chevalier à vos yeux.
820– Je ne vous en fais pas le reproche, dit Lancelot, car seul un petit nombre, parmi les chevaliers de la quête, peut y pénétrer.
821Hestor se trouva alors réconforté de son chagrin, voyant que son frère savait si bien le consoler.
Notes de bas de page
15 L’épisode est raconté dans La Quête du Saint-Graal, éd. de A. Pauphilet, op. cit., p. 264.
16 Selon la tradition romanesque inaugurée par La Quête du Saint-Graal, Galaad appartient en effet à une chevalerie céleste et non à la chevalerie terrestre.
17 Bren en castillan. Il s’agit en fait du personnage connu sous le nom de Pharan dans Le Roman de Tristan en prose.
18 Moines de l’ordre cistercien qui portent une soutane blanche.
19 Cet épisode est rapporté dans Le Brut de Wace mais également dans son adaptation en prose. Selon les manuscrits, elle s’appelle Les Premiers Faits du roi Arthur ou Suite du roman de Merlin intégré au grand cycle du Graal en prose.
20 Il s’agit de saint Augustin de Cantorbery, évangélisateur des Anglo-Saxons au VIe siècle.
21 . Personnage et curiosité mentionnés pour la première fois dans Le Roman de Tristan en prose, éd. de L. Harf-Lancner, t. 9, p. 235-236.
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Arthur, Gauvain et Mériadoc
Récits arthuriens latins du xiiie siècle
Philippe Walter (dir.) Jean-Charles Berthet, Martine Furno, Claudine Marc et al. (trad.)
2007
La Quête du Saint Graal et la mort d'Arthur
Version castillane
Juan Vivas Vincent Serverat et Philippe Walter (trad.)
2006
Histoire d'Arthur et de Merlin
Roman moyen-anglais du xive siècle
Anne Berthelot (éd.) Anne Berthelot (trad.)
2013
La pourpre et la glèbe
Rhétorique des états de la société dans l'Espagne médiévale
Vincent Serverat
1997
Le devin maudit
Merlin, Lailoken, Suibhne — Textes et études
Philippe Walter (dir.) Jean-Charles Berthet, Nathalie Stalmans, Philippe Walter et al. (trad.)
1999
La Chanson de Walther
Waltharii poesis
Sophie Albert, Silvère Menegaldo et Francine Mora (dir.)
2009
Wigalois, le chevalier à la roue
Roman allemand du xiiie siècle de Wirnt de Grafenberg
Wirnt de Grafenberg Claude Lecouteux et Véronique Lévy (trad.)
2001