9. Comment se débarrasser d’une éducation libertaire : L’Appel des armes d’Ernest Psichari
p. 101-106
Texte intégral
1Un autre roman à la valeur pédagogique encore plus déclarée que celui de Montherlant peut nous aider à identifier le rapport fantasmatique à l’accession du peuple à la culture, typique des milieux intellectuels de l’époque qui nous intéresse. L’Appel des armes (1913), roman dû à la plume du petit-fils de Renan, Ernest Psichari, qui mourut au front pendant la Première Guerre mondiale, se veut clairement, dès le titre, un ouvrage de propagande. Dans la lignée du chauvinisme nationaliste barrésien et revanchard qui dominait le panorama mental de la droite de la Belle Époque, ce roman sert au lecteur une historiette morale d’où toute ambiguïté est bannie. Les personnages en sont le capitaine Nangès et le jeune Maurice, avec en arrière-fond la figure du père de celui-ci, un instituteur aux tendances libertaires. L’intrigue minime met de fait en scène deux conceptions opposées et irréconciliables de la paternité : celle du père biologique, véhicule d’une idéologie pacifiste dépeinte comme pusillanime, et celle du capitaine, père spirituel, qui apprendra au jeune homme l’amour de la patrie et le culte des mâles vertus que l’on exerce au sein de l’armée.
L’auteur encadre d’abord son histoire en rappelant…
… que l’on était au temps du plus grand triomphe des pacifistes. On réprouvait tout emploi de la violence, toute action de la force. Il fallait – dans le monde de Maurice, c’était une obligation – rabaisser l’armée tout entière, et surtout quand elle fait œuvre d’armée, aux colonies. Il fallait détester les fusils, et surtout quand ils servent à tirer. C’était là en quelque sorte le thème de l’époque, le motif principal, et comme une de ses nécessités sociales. Il y avait des variantes. Les uns – et le père de Maurice était du nombre – maudissaient les soldats et leur drapeau. Les autres rêvaient d’une sorte d’armée qui fût comme un prolongement de l’école laïque, obligatoire et primaire, une œuvre postscolaire, selon le mot en faveur ; enfin, par une contradiction singulière, un instrument même de pacifisme. (p. 16-171)
2Le mouvement antimilitariste, aux premiers rangs duquel se trouvaient souvent des auteurs anarchistes ou des sympathisants, avait en effet produit depuis plusieurs années déjà une série de romans condamnant sans appel la vie militaire et tout ce qu’elle comportait, et c’est directement en opposition à cette vague de livres que se situe l’ouvrage de Psichari. Il suffit de rappeler, parmi les titres qui avaient le plus fait discuter : Le Sphynx rouge de Han Ryner (1905)2 et, entre 1886 et 1889, Les Misères du sabre puis Sous-Offs de Lucien Descaves, Le Cavalier Miserey d’Abel Hermant, et Au port d’armes de Henri Fèvre. Sur la situation dans les colonies, que mentionne Psichari, le Biribi de Darien (1890) avait été suivi par l’enquête sur les bagnes militaires de Jacques Dhur, publiée d’ailleurs par un journal bourgeois, Le Journal, de novembre 1906 à janvier 1907. Parmi les intellectuels progressistes, l’opinion régnante était fort bien résumée par les mots suivants d’Adolphe Retté : « Quant au talent militaire, il est intellectuellement impossible d’en donner une autre définition que celle-ci : l’art de voler et d’égorger ses semblables », suivie, en note, de la précision : « Voici, pensons-nous, une exacte définition du génie militaire : la synthèse en un homme des instincts animaux de destruction. Or le vrai génie est essentiellement créateur3. »
3C’est contre cette vision que Psichari décide de proposer son roman, non pas tant d’ailleurs pour revendiquer pour l’univers militaire un génie créateur quelconque, que pour opposer clairement les vertus de la subordination et de l’obéissance – ces servitudes qu’aimait déjà Vigny – à la prétention de la part des progressistes (vaste communauté qui comprend en son esprit non seulement les anarchistes, mais aussi toute la gauche républicaine de manière indifférenciée) de se créer de nouvelles valeurs et d’exalter l’individualisme. Le père de Maurice, « esprit fumeux » (p. 14), lui sert de représentant des « mornes académies de nos pédagogues d’aujourd’hui » (p. 15) qui cultivent « l’intellectualisme, par opposition sans doute à l’intelligence » (ibid.). En face de ces philosophes d’occasion qui démoralisent la jeunesse en la privant de son énergie naturelle, Psichari dresse le mur inébranlable des certitudes de Nangès, homme qui a « organis[é] son existence sur quelques réalités simples » (p. 12). L’auteur reviendra sans cesse sur ce point : « Un soldat est un homme d’une simplicité merveilleuse. » (p. 20) Et encore : « Les soldats ne sont pas des hommes de progrès. Le cœur n’a pas changé, ni les principes, ni la doctrine. Cette pureté, cette simplicité barbares qui sont à eux et leur bien, Nangès les retrouvait là, merveilleusement préservées de toute contamination. » (p. 33)
4La simplicité ainsi proposée en idéal s’identifie non seulement avec le refus de la part du personnage de tout « intellectualisme » au nom de la tradition, mais carrément avec le refus de toute réflexion. Nangès, nous dit l’auteur, « n’était pas un théoricien et surtout il estimait que certaines rêveries n’avaient point de place dans le cerveau d’un soldat » (p. 194). Pour lui, toute pensée s’assimile à la rêverie pour l’unique raison que seule l’action mérite d’exister, et que l’homme ne se sent véritablement vivre que du moment qu’il agit. Les sensations esthétiques sont entièrement bannies de son esprit, et seule une certaine admiration pour la beauté de la nature pourra percer dans sa narration, utilisée d’ailleurs comme justification ultérieure des entreprises coloniales qui permettent au soldat de profiter de la vue curieuse de pays exotiques. L’armée en tant que telle, dont il est un humble élément, est directement représentée comme une vaste force naturelle, solide et inamovible, « la borne où viendront éternellement se briser les philosophes et les moralistes, les philanthropes, les hygiénistes, les orateurs et les politiques » (p. 204). Elle est par conséquent ce qui s’oppose à la parole, au mot, et à leur concrétisation en écrit.
5Il est peu étonnant, étant donné ces prémisses, que toute représentation de la lecture et de l’éducation acquière une valence nettement négative dans le roman. Nangès est décrit avec admiration comme étant « naïf et peu informé. Il lisait rarement les journaux ». Encore s’agit-il là, bien qu’elle soit épisodique, de son unique lecture, car la simple mention d’autre chose suscite chez lui des réactions instinctives : « Peuh ! les livres !… dit-il avec dédain. » (p. 67) Il se confie d’ailleurs à Maurice en ces termes sans équivoque : « dans ce qui m’occupe maintenant, les lectures sont peu de chose. L’armée est un article de foi » (p. 22).
6À ce personnage, qui intrigue le jeune Maurice par sa « forte humanité […], cette force vive toujours prête à s’exalter » (p. 150), et n’a d’opinions que celles, « saines » (p. 125), du peuple, vient faire contraste la figure effacée de l’instituteur. Qualifié de « sophiste violent » (p. 83), Sébastien Vincent offre par excellence le spectacle de l’homme issu du peuple, qui a eu l’arrogance de vouloir s’élever et s’extraire de sa classe, et qui n’est parvenu qu’à absorber une série de concepts brumeux dont il s’enivre sans véritablement arriver à les saisir. On retrouve chez lui « tout l’appareil de la philosophie moyenne […], dans une surprenante confusion. Phrases fumeuses dont l’enfantine et appliquée calligraphie symbolisait bien la prétention et la misère ! » (p. 151).
7L’instituteur ne possède pas un véritable savoir, il n’en a que des bribes qui parviennent uniquement à lui cacher la réalité de sa situation et celle de la nation. Antipatriotique, ne ressentant rien devant le souvenir des grandeurs guerrières passées de son pays, il est dépeint comme se souciant exclusivement de l’avenir – un avenir sans bases car bâti seulement sur des théories au lieu de se développer, dans la vision de Psichari, comme une suite organique du passé. Par conséquent, « il avait du progrès l’idée que s’en font tous les ignorants. Qu’étaient vingt siècles d’histoire pour lui, devant cette force mystérieuse ? » (p. 165). Insensible à l’histoire et à ses enseignements, le père Vincent souffre des limitations dues à sa nature (il « était de ces tièdes qui souffrent d’une pensée forte […], toujours il avait fui, oblique, devant l’absolu, qu’il se nommât la Sainteté, la Force, la Volupté même », [p. 164]) et de celles dues au système social égalitaire dont il est le représentant attitré. En effet, il a lui-même été à l’école, il en est un produit, et il est imbibé d’un savoir forcément partiel et insuffisant justement du fait qu’il est livresque. Il est « cet homme qui ne savait que ce qui s’apprend, que ce qu’il avait appris, si peu de chose » (p. 166), car les choses qui comptent s’apprennent ailleurs qu’entre quatre murs, et ne s’écrivent tout simplement pas.
8Coincé entre ces deux personnages si dissemblables, ayant à choisir entre eux et se trouvant forcé, en bout de course, de renier les liens du sang pour retrouver une unité idéale avec la nation entière4, Maurice opère sa transformation principalement en se distanciant du modèle éducatif fourni par son père biologique et en adoptant pleinement le mode de vie de son mentor, sans laisser le raisonnement interférer avec une décision qui est surtout instinctive. Le jeune homme se force en effet volontairement à ignorer ces aspects de la vie de l’armée que la propagande antimilitariste souligne comme particulièrement abrutissants (obéissance aveugle, ennui, répétition continuelle d’actions dont on ne saisit pas le sens), et dont il est lui-même conscient, pour accéder à un niveau supérieur de conscience dépeint en des tons mystiques. C’est le refus délibéré de la raison qui guide ses actes et le porte à sacrifier son individualité dans le creuset de l’existence militaire. Cette transformation, ou si l’on veut ce sauvetage, ne peut avoir lieu que parce que le jeune homme n’a pas encore été entièrement taré par les études qu’on lui a fait faire et les concepts dont on l’a gavé. Avant de rencontrer le capitaine, et de comprendre que d’autres modes de vie existent que ceux que l’exemple paternel lui a fait découvrir,
Maurice Vincent se destinait aux carrières du livre : typographie ou librairie. Outre que ce parti s’accordait à merveille avec les nécessités sociales auxquelles il était soumis, il plaisait aussi à M. Vincent le père, la corporation des typographes lui ayant toujours semblé une des plus ardentes dans le bon combat où il était lui-même devenu un capitaine. (p. 45)
9Quoi de plus naturel ? Heureusement pour lui, Maurice n’en arrivera pas là. Il est vrai que lorsqu’il commence à fréquenter le capitaine, celui-ci identifie sans difficulté la maladie dont il souffre, et commente : « Tu as beaucoup lu, mon cher enfant, et les propos de tes aînés ont mis en toi le trouble de la conscience moderne. » (p. 22) Mais en réalité, le militaire a été trop pessimiste, et son disciple a eu la chance de ne pas lire tant que ça et, en outre, d’avoir évité les plus mauvais livres. En effet, « après avoir entrevu ce que c’était que la culture de l’esprit, après avoir lu pas mal de livres qu’il avait eu le bonheur de choisir assez bien, il restait un rural, et […] le nom d’intellectuel lui eût convenu aussi mal que possible » (p. 42). Après l’affaire Dreyfus, le terme d’intellectuel ne se portait pas comme une médaille dans certains milieux. On se souvient que la propagande anti-dreyfusarde de l’époque identifiait justement dans les soi-disant « demi-savants », ces prétendus intellectuels qui utilisaient la culture qu’ils avaient amassée pour critiquer les institutions et les autorités constituées, en lesquels ils voyaient les responsables principaux de l’état de déliquescence dans lequel se trouvait la société française. Maurice était tout prêt à devenir lui-même membre de cette peu auguste corporation, du moment que Psichari nous explique qu’il « a reçu un peu plus qu’une demi-instruction, une instruction bourgeoise et peuple tout ensemble. Il a été soumis à une pédagogie semi-bourgeoise. C’est la plus pernicieuse de toutes, celle dont il est le plus difficile de se dégager » (p. 127-128). À l’intérieur de ce discours résolument classiste, cela s’apparente à un crime que de vouloir prétendre à une éducation ou à une formation autre que celle que la tradition impose pour la classe sociale dont on est issu. L’image qui en ressort est celle d’une société organique et immuable où tout mouvement d’une classe à l’autre est non seulement impossible, mais dénoncé comme non naturel et par conséquent criminel.
10Pour le plus grand bonheur du capitaine, Maurice n’opposera pas une bien grande résistance à ses pouvoirs de persuasion. Il reconnaîtra l’influence négative que ses lectures avaient eue en l’éloignant de Dieu et de son devoir (« Les livres […] ont tout emporté des songes mystiques d’autrefois » [p. 288]), se réjouira d’avoir su quitter l’ombre pour la proie (« je bénis Dieu […] de m’avoir conduit au sortir des livres vers du mouvement, de la noblesse » [p. 283]), et tirera les conclusions qui s’imposent en reniant définitivement la fausse voie : « Je maudis ma jeunesse studieuse. » (p. 279)
11Avec ce volume, Psichari parvient à construire un objet paradoxal : un livre pour tuer les livres, une lecture qui veut éloigner de la lecture. Son exemple n’est guère unique, et on a connu bien d’autres cas d’auteurs, et même d’éditeurs, qui ont entrepris des carrières souvent longues dans le but de tenter de soustraire les lecteurs populaires aux mauvaises influences des romanciers progressistes, dont les ouvrages étaient perçus comme une force extrêmement dangereuse et nuisible de destruction sociale5. Psichari a toutefois le mérite de construire son argumentation avec une simplicité et une logique toutes particulières, qui rendent singulièrement transparentes les assises idéologiques qui sont les siennes. Le résultat en est un ouvrage qui condense en quelques figures clés les oppositions philosophiques et politiques entre le champ progressiste, avec les anarchistes en première ligne, et la réaction catholique antirépublicaine, et ouvre une fenêtre intéressante sur le mécanisme par lequel les auteurs de droite créent une équivalence entre anarchisme et culture visant à les discréditer de concert. Il représente aussi un moment déterminant dans une évolution politique et idéologique qui voit un éloignement progressif du grand public de l’antimilitarisme, qui avait cependant connu une forte vogue, et le retour à une vision plus positive de cette armée qui semblait naguère encore discréditée pour toujours. On a eu raison de s’étonner :
Est-ce bien là le même peuple français qui, vingt ans auparavant, s’assimilait Descaves, Hermant et A. France, et qui maintenant non seulement accepte, mais acclame Psichari ? La formule la guerre est divine marque bien le point extrême de l’oscillation du pendule qui était parti de la formule La guerre est un retour lascif à la vie sauvage6.
12En ce qui concerne toutefois sa vision du peuple dans ses rapports à la culture, une citation d’un auteur inconnu, tirée d’une allégorie publiée dans un journal pacifiste et libertaire de peu de temps postérieur, peut servir d’épigraphe finale une fois la dernière page du roman de Psichari tournée : « Si certaines gens te conseillent de ne point trop t’instruire, suis leur conseil et ne deviens point savant. C’est par amitié pour toi, pour ton bien seul et non pour le leur que ces gens te donnent cet avis7. »
Notes de bas de page
1 Les numéros de page suivant les citations du roman de Psichari font référence à l’édition de 1919 citée en bibliographie finale.
2 Signalons la belle réédition récente de ce roman aux éditions Théolib (2012) avec un avant-propos de Marie-France de Palacio.
3 A. Retté, « Le Revenant ».
4 Psichari dira que Maurice « avait pris le parti de ses pères contre son père » (p. 220-221).
5 Sur l’histoire des publications catholiques, on lira avec profit le livre de L. Artiaga Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au xixe siècle.
6 A. Schinz, « Le roman militaire en France de 1870 à 1914 », p. 57.
7 « Le philosophe facétieux ».
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