IX. Galaad et la fille du roi Brutus
p. 86-102
Texte intégral
Ch. 90. Où Galaad et Bohort, qui devisent en route au sujet de leurs aventures, arrivent tard au château
1Après que Keu eut quitté Galaad et Bohort pour se rendre auprès de Gauvain, le conte nous dit que Bohort enfourcha le cheval appartenant au chevalier tué par Keu. Laissant le chevalier gisant à terre, les deux compagnons s’en allèrent ensemble, et Bohort, chemin faisant, disait à Galaad :
2– Je me suis bien réjoui de vous rencontrer, tant j’ai désiré vivement être votre compagnon dans cette quête, aussi resterai-je avec vous tant qu’une aventure ne viendra pas nous séparer.
3Et Galaad de lui donner son accord de bonne grâce.
4– Messire, reprit Bohort, de quel côté voulez-vous aller ?
5– Aussi vrai que Dieu m’aide, je n’en sais rien. Ce matin, nous étions trois chevaliers de la Table ronde à faire route ensemble, à savoir moi-même, Yvain le Bâtard et Dodynel le Sauvage, et d’autres encore qui ont croisé notre chemin avant de repartir de leur côté. Et alors que nous étions, tous les trois, sur le point de nous séparer, trois aventures bien étranges se sont offertes à nous.
6Et Galaad d’en faire le récit.
7– Et après les avoir vécues, nous nous sommes dit : « Que chacun raconte la sienne ! » Quant à moi, j’ai pris celle du cerf blanc avec son escorte de lions : les bêtes sont parties de ce côté-ci et je m’en vais les poursuivre.
8En entendant cela, Bohort dit :
9– En vérité, vous avez eu bien du bonheur. Il y a fort longtemps que je n’ai pas entendu raconter d’aussi belles aventures advenues à des chevaliers, mais la meilleure qui soit jamais parvenue à mes oreilles est bien celle qui vous est échue. Plût à Dieu que je puisse être présent quand vous allez l’accomplir !
10– Je ne sais pas si vous y serez, quant à moi, je n’aurai de cesse d’en connaître la vérité cachée, si rien ne vient y faire obstacle.
11Et ils chevauchaient en devisant de la sorte pendant toute la journée jusqu’à l’heure de vêpres. À la nuit tombée, il advint qu’ils furent bien forcés de se rendre à un château qui se trouvait dans une plaine. L’endroit s’appelait Château Briviel en l’honneur de Brutus6, celui qui le bâtit après la destruction de Troie et sa dévastation par les Grecs à cause de la belle Hélène.
Ch. 91. Où la fille du roi s’éprend de Galaad
12Sachez que ce château était une belle demeure et, s’il y avait eu de l’eau en abondance, fort bien située. Le maître de céans avait nom Brutus en l’honneur du roi Brutus qui l’avait bâti, et sachez aussi que la seigneurie du château s’étendait sur une vaste contrée. Son roi à cette époque-là était donc Brutus. Il comptait parmi les bons chevaliers qui fussent au monde, sans parler qu’il avait bien des richesses, ayant agrandi ses terres à la force de son bras. Il avait aussi une fille de quinze ans, l’une des plus belles femmes du royaume de Londres.
13Au moment où les chevaliers arrivaient, le roi se trouvait à la fenêtre de son palais et, en voyant qu’ils étaient armés de pied en cap, il se dit tout de suite qu’il s’agissait de chevaliers errants. Aussi se réjouit-il beaucoup de leur arrivée car il avait en grande estime la chevalerie et tous ceux qui la servaient. Alors, il envoya deux chevaliers pour leur dire, d’abord, de venir se loger chez lui et, ensuite, qu’il ne souffrirait pas de les voir choisir un autre gîte que le sien. Ayant pris connaissance de ce message, Galaad et Bohort furent très heureusement surpris, en y reconnaissant la courtoisie d’un véritable preux. Ils en remercièrent le roi et sa cour et on leur fit grande fête. Après qu’ils furent introduits et qu’on leur eut retiré leurs armes, le roi les honora grandement, puisqu’il leur attribua un siège tout près de lui. Puis il posa aux chevaliers des questions sur leurs faits et gestes, ce à quoi ils ne répondirent qu’en partie.
14Or la fille du roi, qui était très belle, regardait longuement Galaad. À ses yeux, il était un si beau jouvenceau et si bien fait, qu’elle ne put s’empêcher de l’aimer d’un grand amour. Elle n’en a jamais ressenti de plus fort ni pour elle-même ni pour un autre. L’infante ne cessait de le regarder, n’arrivant pas à quitter Galaad de ses yeux. À cause de ces regards, l’amour ne cessait de grandir en elle. C’est ainsi que la jeune fille s’éprit de Galaad, elle qui n’avait jamais entendu, vu ou appris ce qu’était l’amour. Et elle de regarder, une fois et encore, du côté de Galaad, jusqu’à concevoir dans son cœur une telle admiration pour sa beauté et toutes ses qualités, qu’elle n’en avait jamais ressenti pour personne d’autre. Il lui semblait même qu’elle en mourrait si elle ne pouvait accomplir avec lui son désir, ce qu’elle croyait être chose facile, s’agissant d’un jeune et beau chevalier qui ne manquerait pas de lui céder, d’autant plus qu’elle comptait parmi les plus belles demoiselles du royaume. Aussi, avait-elle bon espoir de trouver chez lui un accueil favorable. Elle misait, disions-nous, et sur sa propre beauté et sur la jeunesse de Galaad, lequel ne pourrait que lui donner son cœur aussitôt qu’elle se dirait prête à l’aimer.
15Telles étaient les pensées de la demoiselle cependant que son père s’entretenait avec les chevaliers. Elle était tellement travaillée par ces pensées que, sans pouvoir se contenir, elle se leva pour se retirer dans ses appartements, où elle se jeta sur son lit. Elle éclata alors en sanglots en menant un si grand deuil que l’on eût dit qu’elle était devant le cadavre de son père. Toutefois, la demoiselle ne poussait pas des cris. Il s’agissait de larmes qui montaient du fond de son cœur, et c’était merveille à voir. Au milieu de ses plaintes, arriva sa gouvernante, celle qui l’avait élevée. C’était une dame de haut rang qui, ayant pris soin d’elle dès son plus jeune âge, l’aimait comme si c’était son propre enfant. S’étant aperçue qu’elle pleurait dans son cœur, elle en fut toute surprise et lui demanda ce qu’elle avait.
16– Hélas ! ma maîtresse. Qu’y a-t-il donc ? Vous a-t-on causé du chagrin ? Dites-le moi et je pourrai vous aider de mon mieux, car je ne puis être joyeuse en vous voyant si triste.
17Mais la demoiselle, qui n’avait jamais éprouvé auparavant de telles tentations, n’osait pas le lui avouer. La gouvernante en éprouva bien du souci, car elle était fort attristée de sa peine :
18– Ma maîtresse, pour votre bien, vous devez me dire d’où vous vient tout ce chagrin.
19Et elle de se taire, tout en essayant d’étouffer ses sanglots.
20– Ma maîtresse, si vous ne répondez pas à mes questions, dit la gouvernante, sachez que je m’en irai le dire à votre père, et qu’il vaut mieux pour vous de vous en ouvrir à moi. Et s’il s’agissait d’un secret, sachez que je ne le trahirai jamais.
Ch. 92. Où la demoiselle dit à sa gouvernante qu’elle est très amoureuse de Galaad
21En entendant que sa gouvernante allait en parler à son père, la demoiselle fut saisie d’épouvante. Elle craignait son père qu’elle tenait pour un homme très dur et coléreux et, s’il apprenait la chose, elle était femme morte. Poussée par cette crainte, elle dit :
22– Ha ! madame ma gouvernante. Pour l’amour de Dieu, ne lui en dites rien, et je répondrai à vos questions ! Mais je vous prie, au nom de Dieu, que cela reste entre nous, car c’est une chose qui doit rester secrète.
23– Cela restera caché, puisque c’est votre secret.
24– Madame, sachez que je suis amoureuse d’un des chevaliers qui sont parmi nous. Mon cœur en est si épris que, si je n’accomplis pas mon désir, le bonheur me quittera à tout jamais, car, sachez-le, je me donnerai moi-même la mort.
25À ces paroles, la gouvernante fut tellement affligée qu’elle ne savait plus quel conseil lui donner. Elle savait bien que si la demoiselle parvenait à ses fins avec le chevalier, le roi ne manquerait pas de l’apprendre tout de suite, et, une fois au courant, il tuerait non seulement la demoiselle mais aussi tous ceux qui étaient dans le secret. La gouvernante dit alors à la demoiselle :
26– Ha ! pauvre et folle créature. Mais qu’est-ce que j’entends ? Soit tu as perdu la tête, soit tu es ensorcelée : toi, une dame de haut rang et, de plus, fort belle, voilà que tu donnes ton cœur à un chevalier étranger dont tu ignores qui il est, à un homme de passage qui demain ne sera plus là… Et quand bien même ton père lui donnerait toutes ses terres, ce chevalier préfère mourir plutôt que de rester ici. Mais toi, tu mourras à cause de ce que tu me racontes. Tu ne penses pas aux suites de tout cela. Il me semble que tu es en proie à la folie et je suis effarée que tu puisses nourrir de telles pensées. Si ton père venait à l’apprendre, il n’est rien au monde qui pourrait te garder la tête sur tes épaules.
27En entendant ces paroles, la demoiselle fut si effrayée qu’elle appelait la mort de ses vœux. D’un côté, son cœur ne pouvait pas s’arracher au chevalier, si ce n’est par la mort ou en accomplissant son désir (et, de fait, elle ne cessait de réfléchir aux moyens de parvenir à ses fins). De l’autre côté, elle était ébranlée à cause de l’extrême rigueur de son père. La demoiselle, tiraillée entre ses deux pensées, fondit en larmes, en disant :
28– Ha ! malheureuse que je suis et la plus vile des femmes ! Je maudis le jour de ma naissance !
29– Maintenant, dites-moi, reprit sa gouvernante, si vous acceptez le conseil que je viens de vous donner, à savoir qu’il n’est pas bon pour vous de donner votre cœur à ce chevalier.
30– D’accord, dit-elle, car je ne puis faire autrement, et il n’est pas donné à chacun de commander à son cœur, comme il l’entend.
31– Vous ne pouvez faire à votre guise, dit la gouvernante, si vous ne voulez pas vous voir déshonorée !
32– Je ferai ce que vous me dites, madame, ne pouvant pas agir autrement.
Ch. 93. Où la demoiselle s’ouvre à sa gouvernante sur son secret
33La demoiselle raconta tout cela à sa gouvernante pour mieux dissimuler un autre dessein qu’elle abritait dans son cœur. Le soir même, avait-elle imaginé, quand tous les chevaliers se seraient retirés pour aller dormir, elle irait se glisser dans le lit de Galaad, et c’est ce qu’elle entreprit de faire. Quand elle eut constaté que tout le monde était couché, elle se déshabilla entièrement, ne gardant sur elle qu’une chemise. Elle se rendait auprès de lui, en proie toutefois à la honte et au chagrin, voyant qu’elle devait faire contre son gré ce que l’amour lui commandait de faire. Tout son malheur venait du fait que, toute demoiselle qu’elle fût, elle devait requérir d’amour un homme. Quant elle se trouva devant la chambre où dormaient les chevaliers, elle y entra. Elle était saisie d’une telle frayeur qu’elle ne savait plus que faire. Elle se souvint alors que c’était sous le guide de l’amour qu’elle agissait de la sorte et, surmontant ses craintes, elle se rapprocha de l’endroit où se trouvait Galaad. Celui-ci dormait très profondément à cause des fatigues de la journée et la demoiselle, devant ce sommeil profond, ne savait que faire. Si elle réveillait Galaad pour lui déclarer son fait, elle serait tenue pour une folle, sans compter qu’il pourrait penser qu’elle agissait de la sorte avec tous les hôtes de passage. Mais, si elle tremblait et enrageait, c’est surtout à l’idée que Galaad la verrait s’allonger auprès de lui, sans qu’il en eût fait lui-même la demande.
34– Ha ! malheureuse que je suis, déshonorée sans y avoir été forcée, jamais plus mon honneur ne sera sauf quoi que je fasse. Pour mon péché, et en prenant moi-même l’initiative, je suis venue m’allonger auprès de ce chevalier étranger qui ne se doutait de rien ! Ha ! reprit-elle, la folle et sotte créature que tu es ! Mais qu’est-ce que tu dis là ? Pour ce chevalier, tu ne pourrais faire chose qui fût à ton déshonneur et à ta honte, puisque ce chevalier, qui est là sous tes yeux, est la plus belle créature que tu aies jamais vue.
35L’infante décida alors de réveiller très doucement Galaad afin de lui avouer ce qu’elle portait dans son cœur. Aussitôt qu’il la regarderait, se disait-elle, plus de souci à se faire. Voyant sa beauté et connaissant la noblesse de son rang, il ne sera pas si discourtois au point de refuser d’accomplir ses volontés. Alors la demoiselle s’avança tout près de lui et, comme elle l’effleurait de sa main très lentement pour le réveiller, elle remarqua l’étoffe de bure dont il était revêtu, puisque Galaad n’enlevait jamais sa bure, ni de jour ni de nuit. Tout étonnée, elle se dit :
36– Hélas ! malheureuse. Qu’est-ce que je vois ? Il ne compte pas parmi les chevaliers errants que l’on appelle amoureux, car sa valeur et sa joie ne sont pas tournées vers les choses du monde. Ce chevalier ne mérite pas que les dames se donnent de la peine pour lui, et il n’est rien du tout. Mais si je n’arrive pas à venir à bout de mon désir, comment être sûre que le chevalier a bel et bien placé sa joie dans cette bure que je vois de mes yeux ? Le martyre auquel il soumet sa chair, n’est-il pas une preuve qu’il lui arrive, à lui aussi, de songer, dans le secret de son cœur, aux désirs de la chair ? Hélas, pauvre de moi ! Tous mes plans sont déjoués. Celui-ci est l’un des chevaliers véritables de la quête du Saint-Graal. Quel malheur qu’il soit si beau, d’une beauté qui sera la cause de ma mort ! Elle fondit alors en larmes mais elle exhala sa plainte du fond de son cœur, en la cachant autant qu’elle le pouvait.
Ch. 94. Où la demoiselle se tient tout près du lit de Galaad
37Au bout d’un long moment, Galaad se réveilla et se retourna du côté de la demoiselle. En remarquant une présence auprès de lui, il fut tout surpris et ouvrit ses yeux. En voyant qu’il s’agissait de la demoiselle, il n’en fut que plus effaré puis, dans un accès de colère, il s’éloigna vers l’autre côté du lit. Tout en faisant sur lui le signe de la croix, il dit :
38– Ha ! demoiselle. Mais qui vous a conduit ici ? Celui-là vous a fort mal conseillé, ayant choisi votre déshonneur plutôt que votre honneur. Et moi qui étais persuadé que vous étiez autrement que vous n’êtes. J’en appelle à votre courtoisie et à votre honnêteté. Allez-vous-en d’ici ! Si Dieu le veut, je ne me soucierai pas de votre chagrin, puisqu’il me faut surtout craindre les dangers encourus par mon âme plutôt que de chercher à vous complaire dans vos désirs.
Ch. 95. Où Galaad admoneste la demoiselle qui veut se glisser dans son lit
39En entendant ces paroles, la demoiselle, en plein désarroi, éprouva un immense chagrin. La réponse de Galaad, qu’elle aimait contre toute raison, avait fini de lui faire perdre la tête et tout le reste de sa raison. Et Galaad de poursuivre :
40– Hélas ! demoiselle. On vous a fort mal conseillé, mais réfléchissez donc aux suites de vos actes. Pensez à votre haute lignée et à votre père, et pensez aussi à votre déshonneur !
41À ces paroles, elle répondit comme une femme qui a perdu son sens, en disant :
42– Je n’ai pas besoin de vos conseils, dès lors que vous m’estimez si peu, ne voulant me faire plaisir en nulle chose. Sachez donc que je serai bientôt morte, car je compte m’ôter la vie de ma propre main. Quant à vous, votre péché ne sera pas moindre que si vous m’aviez tuée de votre propre main. C’est bien vous qui êtes la cause de ma mort, alors que vous auriez pu l’empêcher, si vous l’aviez voulu.
43À cela, Galaad ne savait que répondre. Si la demoiselle se donnait la mort, comme elle le disait, à cause de lui, il se savait être la cause de sa mort. D’un autre côté, s’il se pliait à ses désirs, il aurait enfreint la promesse faite à Notre-Seigneur au début de sa vie de chevalier : garder sa virginité toute sa vie durant et mourir vierge. La demoiselle était comme paralysée et, s’apercevant qu’elle ne pourrait avoir l’amour de Galaad, elle lui dit :
44– Comment, donc, chevalier ! Me ferez-vous la vilenie de ne pas changer d’avis ?
45– Sur ma foi, je n’en changerai pas, dit-il.
46– Eh bien, sur ma foi, je vous assure que c’est une bien grande vilenie, et que vous mourrez avant d’avoir quitté ces lieux !
47– Cela, je ne le sais pas, répondit-il, mais s’il devait en être ainsi, j’aime mieux mourir pour avoir gardé ma parole que d’échapper à la mort au prix d’une déloyauté.
Ch. 96. Où la demoiselle se donne la mort pour avoir été blâmée par Galaad
48En entendant ces paroles, la demoiselle dit :
49– Je ne resterai pas ici un instant de plus.
50Elle se leva du lit, en courant, pour aller prendre l’épée que Galaad avait laissée à l’entrée de la chambre. Après l’avoir tirée du fourreau, elle l’empoigna à deux mains, tout en disant à Galaad :
51– Messire chevalier, contemplez donc tout le bonheur que j’ai trouvé lors de mes premières amours. Maudit soit le jour de votre naissance, vous si beau, d’une beauté qui me coûtera très cher !
52Voyant que la demoiselle avait saisi son épée et qu’elle voulait se donner la mort, Galaad sortit du lit, tout épouvanté :
53– Hélas ! ma bonne demoiselle. Restez calme, ne vous tuez pas de la sorte et je ferai selon votre bon plaisir.
54La demoiselle, qui était sous l’emprise de l’amour d’une manière inimaginable, dit alors :
55– Sachez, messire chevalier, que vos paroles arrivent trop tard.
56Et, levant l’épée, elle se frappa un grand coup au milieu de sa poitrine, avec une telle force qu’elle fut transpercée par l’épée et qu’elle tomba sur le sol. À cette vue, Galaad fut si épouvanté que c’était merveille à voir. S’étant rhabillé aussi prestement qu’il le put, il dit :
57– Ha ! Notre-Dame, qu’est-ce que je vois ici ?
58Entre temps, Bohort s’était réveillé lui aussi. Après s’être levé, il dit :
59– Messire, mais que se passe-t-il ?
60– C’est la plus étonnante merveille, répondit-il, dont vous ayez jamais entendu parler. Cette demoiselle vient de se donner la mort avec mon épée.
61À ces paroles, Bohort, frappé de stupeur, fit sur lui le signe de la croix, en disant :
62– Mon Dieu, c’est bien le diable qui l’a poussée à faire cela, mais que faire maintenant, car son père ne voudra pas nous croire et il va dire que c’est nous qui l’avons tuée.
63– Ne vous lamentez pas, dit Galaad, Dieu nous viendra en aide car nous sommes dans notre bon droit.
64Tout près de là, dans une autre chambre, étaient alitées deux dames malades. Réveillées par les propos des chevaliers, elles quittèrent leurs lits et se rendirent sur place en chemise. En voyant que la demoiselle était morte, elles firent un si grand deuil que c’était chose merveilleuse à voir.
Ch. 97. Où l’on annonce au roi que sa fille venait de trouver la mort dans la chambre des deux chevaliers
65En entendant tous ce bruit, le roi, qui dormait dans sa chambre, se leva tout surpris pour se rendre sur les lieux. Devant le cadavre de sa fille, il dit fort courroucé :
66– Hélas ! mon Dieu. Qui m’a causé un tel mal ?
67– Sire, lui répondirent les présents, ce sont les deux chevaliers qui sont arrivés hier soir, et personne d’autre.
68– Hélas ! dit le roi, voilà que ces deux chevaliers ont fait de moi un homme mort. Allons les arrêter, je n’aurai plus de joie tant que je n’en aurai pris vengeance, de la manière dont ma cour décidera.
69En entendant ces paroles, Bohort ne trembla pas dans son cœur ; il avait déjà connu des situations semblables. Il s’en alla prendre son épée qu’il tira de son fourreau tout en disant à Galaad :
70– Messire, prenez vos armes et songeons à nous défendre, car il m’est avis que nous en aurons bien besoin. Je vous couvrirai pendant que vous vous armez. Galaad revint en courant au pied du lit où il avait laissé ses armes et commença de s’en revêtir aussi vite que possible.
71Cependant le roi criait à son escorte :
72– Sus à eux !
73Ils commencèrent par assaillir Bohort en vue de l’arrêter, sans toutefois y parvenir. Il se défendait à merveille avec son épée, en tranchant des têtes et des bras, et en leur faisant mordre la poussière, les uns au-dessus des autres. Il défendit si bien la chambre contre ceux qui venaient les arrêter que sur place il ne restait plus que les deux compagnons, le cadavre de la demoiselle, un chevalier mort et un autre chevalier blessé qui n’avait pas réussi à s’enfuir.
74Après que Bohort eut résisté ainsi, ils verrouillèrent l’une des portes de la chambre, puis ils finirent de se revêtir de toutes leurs armes. Une fois en armes, Bohort dit à Galaad :
75– Cette aventure nous advient à cause de la demoiselle qui vient de se tuer, et cette mort, nous devrons la payer chèrement bientôt. Mais, puisque vous êtes déjà armé, il ne faut rien craindre, si Dieu le veut.
76– Nous nous en sortirons sains et saufs, dit Galaad, car nous ne sommes pour rien dans la mort de la demoiselle.
77Galaad retira alors son épée du cadavre et, après avoir essuyé le sang de la demoiselle, il s’approcha de la porte de la chambre et dit à Bohort :
78– Nous ne sommes pas venus ici pour finir en prison.
79Puis, il ouvrit la porte et tous les deux se dirigèrent vers les appartements royaux, où les autres s’étaient déjà assemblés, en armes, pour donner l’assaut à la chambre. En voyant arriver les deux compagnons, prêts à se défendre et s’élançant vers eux, ils étaient tout effarés. Les épées étincelaient partout dans le palais et on eût dit que c’était des flambeaux. Le roi, qui avait revêtu lui aussi ses armes, put voir comment ils arrivaient dans ses appartements, et comment, à eux deux, ils allaient affronter les quarante hommes armés qui étaient dans le palais. Dans son étonnement, il pensait que c’étaient, soit les meilleurs chevaliers au monde, soit les plus insensés. Or le roi, qui était un bon et hardi chevalier, dit à son escorte de pas engager le combat contre ces deux chevaliers.
Ch. 98. Où le roi expose aux chevaliers sa plainte au sujet de sa fille.
80Ensuite, le roi s’avança et dit :
81– Messires, il est de bonne justice que je vous présente mes griefs. Je vous ai accueillis sous mon toit pour l’honneur de la chevalerie et aussi pour vous être agréable, et voilà que vous venez de tuer ma fille. Je soutiens que vous avez bien mal agi et il faudrait que la fortune me soit bien adverse si je n’obtiens pas justice contre vous.
82Bohort lui répondit en disant :
83– Sire, en tant que roi, vous pouvez dire ce que bon vous semble, mais ce n’est pas nous qui l’avons tuée. Nous sommes innocents de sa mort. Aucun roi, s’il ment, ne devrait porter la couronne, et vous devriez bien vous garder d’avancer de telles choses, sans avoir de preuves.
84– Je sais une seule chose, dit le roi, c’est l’un de vous qui l’a assassinée. Je vais vous le prouver soit à chacun séparément, soit à tous les deux à la fois.
85– C’est d’accord, répondit Bohort, je me battrai contre vous ou contre le meilleur chevalier de votre maison, s’il n’y avait un détail à régler.
86– De quoi s’agit-il ? demanda le roi.
87– Vous n’ignorez pas, dit Bohort, que vous nous avez offert votre hospitalité, en nous faisant bien d’honneur et des largesses alors que nous n’en méritions pas tant. Or, si nous vous tuons, nous allons nous rendre coupables de perfidie et de cruauté.
88– Je n’ai que faire de vos subterfuges ! dit le roi. Soit vous acceptez le combat contre moi, soit je prendrai vengeance au hasard sur l’un d’entre vous, en chevaliers perfides que vous êtes.
89– Et si j’acceptais le combat, dit Bohort, puis-je avoir votre garantie pour ce qui est de votre escorte ?
90– Bien sûr, dit le roi, personne ne vous fera de mal après le combat.
91– Eh bien, dit Bohort, avec l’aide de Dieu, je vais vous battre.
Ch. 99. Où Bohort l’emporte sur le roi dans le différend au sujet de la mort de la demoiselle
92Sans dire un mot de plus, ils s’élancèrent l’un contre l’autre, en échangeant des coups si forts que c’était merveille à voir. Très enragé et courroucé à cause de la mort de sa fille, et persuadé qu’ils en étaient les meurtriers, le roi avait à cœur d’obtenir vengeance de sa propre main, car il se sentait très fort et prêt à combattre. Mais lors de ce premier choc, aucun d’eux ne parvint à blesser l’autre. Ils engagèrent un nouveau combat et Bohort lui assena un coup, d’une force sans pareille, sur le sommet de son heaume. Le roi ne fut pas très sérieusement touché, son heaume étant d’une très bonne facture, mais il en resta si étourdi qu’il se retrouva à quatre pattes sur le sol, ayant perdu son épée et sans pouvoir se relever. Bohort s’en approcha et le frappa de nouveau, d’un coup si violent qu’il fit voler son heaume loin de sa tête, laquelle était désormais sans défense à l’exception de la coiffe de son haubert. Puis le roi se releva aussi vite qu’il le put, bien mal-en-point et fort ébranlé. Bohort lui dit alors :
93– Hélas pour vous, roi ! Vous voyez bien que, si j’avais voulu vous tuer, je vous aurais tué. Mais je ne veux pas m’y résoudre avant de savoir si nous pouvons faire la paix, ce qui vous serait, me semble-t-il, plus profitable que la guerre. Regardez, donc, vous avez perdu vos armes alors que moi je suis armé, aussi pourrais-je vous tuer si seulement je le voulais.
94Alors le roi lui répondit en disant :
95– Vous avez raison, chevalier, et je reconnais que vous parlez vrai. Je sais que vous pourriez me tuer et que seule votre courtoisie vous en empêche. Aussi je vous tiens quittes, tous les deux, de ce grief que j’avais contre vous. Si j’agis ainsi, c’est avant tout à cause de vos qualités de chevaliers. Il serait bien dommage qu’en plus de la perte de ma fille - qui ne reviendra jamais à la vie quoi que je fasse-j’ordonne de tuer d’aussi preux chevaliers que vous. Mais je vous prie pour Dieu et au nom de la courtoisie de vous expliquer sur le meurtre de ma fille.
96– Sire, dit Bohort, je vous jure sur ma foi, sur l’honneur de la chevalerie et sur la loyauté que je dois à Dieu et à monseigneur le roi Arthur, que nous ne l’avons tuée ni même touchée.
97– Que s’est-il donc passé ? demanda le roi, je tiens à le savoir.
98– Sire, répondit Bohort, je vais vous le dire, sans en rien omettre.
99Et Bohort de lui raconter alors les choses telles qu’elles s’étaient passées.
100En apprenant que sa fille s’était donné la mort de sa propre main, le roi dit :
101– Ha ! mon Dieu ! Pourquoi ce terrible malheur ?
102Et il ordonna à ses hommes d’aller se désarmer.
103– Aussi vrai que Dieu me sauve, de preux chevaliers tels que vous, n’ayant rien à se reprocher, ne doivent recevoir aucun mal de ma part. C’est à cause de nos péchés mortels que cette mésaventure est advenue.
Ch. 100. Où le roi ordonne à ses chevaliers de faire la paix
104Sur ces paroles, les chevaliers qui escortaient le roi mirent bas leurs armes. C’était déjà le point du jour. Voyant que le jour commençait à se lever, Galaad et Bohort dirent au roi :
105– Sire, s’il vous agrée, nous aimerions reprendre nos chevaux. Nous avons beaucoup à faire ailleurs et nous ne pouvons pas demeurer ici plus longtemps.
106Le roi ordonna qu’on leur rendît leurs chevaux. Puis, s’étant mis en selle, ils prirent congé de lui. Les deux compagnons s’engagèrent sur un chemin où ils firent route ensemble. Tout s’était bien terminé pour eux, se disaient-ils, après des faits bien éprouvants. Après avoir quitté le château où on les avait ainsi traités, croyant à tort qu’il avaient tué la fille du roi Brutus, ils chevauchèrent jusqu’à l’heure de vêpres. Alors qu’ils se trouvaient dans un vallon, ils virent sortir la Bête aboyeuse. Elle avançait très lentement et seule, donnant des signes de fatigue, car elle avait été prise en chasse pendant toute la journée. En la voyant arriver, Galaad dit :
107– Voici une bien belle aventure !
108Puis il fit à Bohort le récit de ce dont il avait été témoin la veille, à savoir qu’Yvain le Bâtard était parti à sa poursuite, mais, d’après ce qu’il semblait, il avait déjà abandonné la partie.
109– Messire, dit Bohort, je n’ignore pas, que, s’agissant d’une créature si merveilleuse, il n’est pas donné à tout homme d’en avoir la révélation. Je crois même que la vérité va demeurer à jamais cachée pour tous, sauf pour nous, qui sait ? Mais, en fait, une telle aventure ne saurait échoir qu’à vous et à personne d’autre.
110– Je n’en sais rien, répondit Galaad, mais je voudrais bien que Dieu m’en fît la grâce, puisque je serais bien heureux d’en connaître la vérité.
111Tout en devisant de la sorte, ils s’approchaient de la bête, laquelle, les ayant entendus, s’enfuit du côté opposé, à une si vive allure qu’aucun homme au monde n’eût pu la rattraper. En peu de temps, elle creusa un si grand écart qu’ils en perdirent la trace.
112– J’ai bien peur qu’elle nous ait échappé, dit Galaad.
113– C’est bien ce qui me semble, répondit Bohort. Il n’est aucun être au monde, aussi agile soit-il, qui aurait pu la rejoindre. Pour autant que je puisse en juger, ne nous donnons pas la peine de la chasser. Pour ma part, je ne me mettrai pas en peine de la traquer, sauf en votre compagnie, si vous souhaitiez aller à sa recherche.
114– N’ayez crainte, dit Galaad, car si Dieu le veut, bientôt nous connaîtrons ce qu’il en est.
Ch. 101. Où Galaad et Bohort rencontrent Palamède qui poursuit lui aussi la bête
115Ils devisaient de la sorte quand ils virent arriver un chevalier tout équipé portant des armes noires. C’était celui-là même qui avait renversé Yvain le Bâtard et Girflet. Il avait un très bon cheval ainsi qu’une meute d’une trentaine de chiens. Il s’approcha des deux chevaliers et, sans même les saluer, il leur demanda :
116– Messires, auriez-vous vu passer par ici la Bête aboyeuse ?
117– Oui, dit Bohort, mais pourquoi cette question ?
118– Parce que c’est ma proie, répondit-il, je suis à sa poursuite et je le resterai tant que l’aventure m’y poussera.
119– Alors, dit Bohort, vous pouvez vous joindre à nous, car nous venons de commencer cette chasse, nous aussi, et nous ne la laisserons pas tomber tant que nous n’aurons pas appris d’où sortent les voix.
120– En voilà une grande folie, dit le chevalier. Tu t’es engagé dans cette quête alors que tu es un vaurien, du moins dans cette contrée. Si tel chevalier d’ici venait à l’apprendre, il vous ferait vite y renoncer dans le déshonneur, parce qu’il fait lui aussi la chasse de la bête.
121À ces mots, Bohort se mit à rire et lui dit :
122– Je ne connais au monde aucun chevalier qui me ferait y renoncer, sauf un chevalier de la Table ronde.
123– Je n’ai jamais fait partie, il est vrai, de la Table ronde, mais j’ai pu séjourner plusieurs fois dans la demeure du roi Arthur. Aussi puis-je vous dire qu’il n’est chevalier en Grande-Bretagne que je ne pense être en mesure de battre, avant même le lever du jour.
124– Ce n’est pas mon avis, dit Bohort, car ce serait grande folie. Nul doute que dans la maison du roi Arthur, il y a des chevaliers bien meilleurs que vous. Et à cause de vos paroles, je jure Dieu devant messire Galaad, ici présent, que je maintiendrai la quête de la Bête aboyeuse de toutes mes forces, rien que pour voir si ce chevalier dont tu me parles est assez écervelé pour me priver de ce droit.
125– On verra bien cela aux actes, répondit l’autre chevalier. Quant à moi, je vous garantis que, si vous persistez à faire ce que vous dites, vous vous en trouverez fort mal, et très vite. Quelle que soit la foule de chevaliers au monde, il n’y en a que deux, lui et moi, pour avoir un droit sur cette chasse.
126Sur ces mots, il reprit sa course à toute allure, dans la direction où il croyait que la bête était partie. Galaad et Bohort firent de même et ils chevauchèrent de la sorte tout le reste de la journée jusqu’à l’heure de vêpres. Il advint alors qu’ils firent la rencontre d’un vieux chevalier, tout seul et ne portant qu’une épée pour toute arme. Après s’être salués mutuellement, il leur demanda d’où ils venaient, et eux de répondre qu’ils étaient de la maison du roi Arthur.
127– Seriez-vous donc de la Table ronde ? demanda-t-il.
128– Oui, répondirent-ils.
129– Soyez donc les bienvenus.
130– Tout l’honneur est pour nous, dirent-ils.
131– Sachez, dit le chevalier, que je me réjouis grandement de votre arrivée, surtout à cette heure où l’on doit chercher un gîte. Si vous me faites la grâce d’accepter, vous allez être mes hôtes dans ma forteresse, très belle et plaisante, tout près d’ici, où vous serez hébergés tout à votre aise. Aussi vous prié-je de bien vouloir accepter de venir avec moi.
132Après avoir accepté cette offre, ils repartirent ensemble vers la forteresse où les deux compagnons furent fort bien accueillis ce soir-là. Puis le chevalier leur proposa de se promener dans un verger afin de se délasser un peu. C’est alors seulement qu’il leur demanda ce qu’ils cherchaient dans cette contrée :
133Bohort, qui était le plus âgé des deux, répondit :
134– Nous venons tout juste de nous engager dans la quête d’une bête que nous traquons.
135– De quelle bête s’agit-il ? demanda l’hôte.
136Et eux de lui en faire le récit. En entendant cela, le chevalier se mit à pleurer et à devenir pensif. Autant il était très joyeux auparavant, autant il devint fort triste. Alors Bohort s’interrompit, ayant compris combien il navrait son hôte. Après avoir été longuement plongé dans ses pensées, ce dernier s’écria :
137– Hélas ! mon Dieu ! Maudite soit la terre qui vit naître une pareille bête ! C’est par sa faute que nous avons perdu le meilleur chevalier qui jamais portât des armes dans toute la Grande-Bretagne.
138Ces paroles prononcées, il s’abîma à nouveau dans ses pensées et dans ses sanglots. Quant à eux, ils se taisaient, craignant d’accroître son chagrin. Le chevalier resta longtemps pensif, mais il se ressaisit, d’un cœur généreux, afin de leur montrer bonne figure :
139– Mon Dieu, dit-il, il ne faut pas m’en vouloir si je suis triste, mais je n’en puis mais. Vous venez de me donner des nouvelles de la bête et à chaque fois que j’en entends parler, je ne puis m’empêcher de me troubler. Je vous en donnerai la raison et cela vous semblera être une bien grande merveille. Or, si je vais vous raconter tout ceci, ce n’est pas pour vous encourager à continuer, car vous ne pourriez en venir à bout, mais plutôt pour vous faire renoncer à cette quête.
Ch. 102. Où Esclabor raconte son histoire à Galaad et à Bohort
140– En vérité, Dieu et les hommes m’en sont témoins, je suis natif de Galilée. Jadis, j’étais païen et, du reste, un chevalier assez acceptable. Afin de connaître la haute valeur de la Grande-Bretagne, ainsi que pour me parfaire en chevalerie dans un lieu si renommé en cette matière dans le monde entier, je suis venu dans cette contrée. C’était peu avant que le roi Arthur ne commence à régner et j’ai fait ce voyage avec un chevalier qui était mon compagnon d’armes depuis plus de trente ans. Il me croyait chrétien mais je ne l’étais pas. Le roi Arthur, ainsi que nombre de barons avec qui je m’étais lié, me tenaient pour un bon chevalier.
141Et un jour, il advint qu’un chevalier ramena à la cour une belle demoiselle, la fille d’un géant qu’il venait de tuer dans les montagnes. Il en fit présent au roi, lequel lui demanda si elle voulait devenir chrétienne. De la sorte, il pourrait lui offrir un riche mariage avec un bon chevalier pour mari. Et elle de répondre au roi qu’elle préférait plutôt mourir de mille morts. Pour cette raison, il ne se trouva aucun chevalier voulant la demander en mariage au roi, en dehors de moi qui n’étais pas chrétien. Le roi m’accorda sa main, quand je lui en fis la demande, puisque moi non plus, je ne tenais pas à devenir chrétien. Le roi, qui me connaissait bien, m’ayant vu à maintes reprises lors des tournois, me dit alors : « Comment, tu n’es pas chrétien ? – Non, seigneur », lui dis-je. Et lui dit : « Par Dieu, je ne te connais pas bien mais en toute bonne foi tu peux dire que tu t’appelles Esclabor l’Inconnu. » Et on m’appelle depuis lors comme le roi m’avait appelé à ce moment-là. Je lui demandais la demoiselle. Il me la donna et me dit qu’elle était à moi « puisque vous êtes de la même religion. Mais je préférerais que vous fussiez chrétiens. »
142Ayant obtenu la demoiselle, je partis fort joyeux de la cour et j’ai vécu avec elle seize ans durant. Elle me donna douze enfants, tous des garçons, très hardis et courageux, à tel point que l’on n’en connaissait pas de si renommés dans toute la Grande-Bretagne. C’est ainsi, comme je vous dis, que Dieu me fit la grâce de m’accorder une si excellente compagne. C’était chose connue que mes enfants étaient païens, mais ils n’étaient pas moins fort bien accueillis partout, aussi bien que s’il s’était agi des fils d’un roi.
143Alors que je me trouvais avec femme et enfants dans le château que le roi Arthur m’avait donné, il advint un jour qu’autour de midi, nous venions de prendre notre repas, nous avons appris, grâce à un écuyer, des nouvelles de la Bête aboyeuse. Elle passait juste devant la porte de notre château. Nous avons aussitôt pris nos armes, moi et mes enfants, excepté Palamède qui était alors souffrant. Après nous être mis en selle, nous sommes allés à la poursuite de cette maudite bête que nous avons retrouvée tout près d’un étang. Nous l’avons entourée de toutes parts si bien qu’elle ne pouvait s’échapper si ce n’est en passant tout près de l’un d’entre nous. Quand elle se vit ainsi entourée, elle s’arrêta tout en faisant mine de ne pas vouloir bouger. Je dis alors à l’un de mes fils de la frapper, et il lui porta un coup de lance du côté de sa jambe. Elle poussa alors un cri si déchirant qu’aucun chevalier au monde, en l’entendant, n’aurait pu éviter la frayeur. C’était un cri si étrange et si farouche qu’aucun de mes fils, et moi non plus, nous ne pûmes tenir en selle. Ayant perdu connaissance, nous avons tous roulé par terre.
Ch. 103. Où Esclabor raconte à Bohort la mort de ses enfants
144– Quand je repris connaissance, je m’aperçus que j’étais gravement blessé par un coup de lance m’ayant transpercé le corps, et je me croyais au bord de la mort. Je regardai autour de moi en cherchant un secours de mes enfants et c’est alors que je me suis rendu compte qu’ils étaient tous morts. Quand la nouvelle se répandit dans la contrée, tout le monde en fut très attristé. Quant à moi, m’étant aperçu que ma blessure n’était pas mortelle, j’enfourchai mon cheval pour retourner au château. Puis j’envoyai mes gens pour en ramener les corps, et veillai à leur donner une sépulture.
145Or, l’un de mes fils, qui était l’aîné, n’avait pas quitté le château à cause d’une maladie. En apprenant qu’un si grand malheur s’était abattu sur nous, il fut très accablé et jura de ne point renoncer à cette quête avant que de tuer la bête ou d’être tué par elle. Voilà comment mon fils s’est engagé dans cette quête où il a persévéré depuis ce jour-là et jusqu’à présent.
146– Et comment sont les armes de votre fils ? demanda Bohort.
147Et le vieux chevalier de les lui décrire.
148– Par ma bonne foi, nous venons tout juste de le rencontrer.
149– C’est un preux chevalier que vous avez rencontré, soyez-en certain, dit le vieil homme. Même s’il ne s’agissait pas de mon fils, et à en juger par ce que j’en sais, je dirais même que c’est le meilleur chevalier au monde, et que l’on ne vit jamais son pareil en Grande-Bretagne. Une seule chose lui manque, c’est de ne pas être chrétien.
150– Comment ! dit Bohort, seriez-vous chrétien, vous-même ?
151– Oui, répondit-il, et l’aventure est d’autant plus inouïe qu’elle est advenue à un pécheur comme moi. Je vais vous en faire le récit.
Ch. 104. Où Esclabor raconte l’aventure de la foudre qui tua sept chevaliers
152– Un jour il advint, voici huit ans, que je me trouvais dans une forêt en compagnie de sept autres chevaliers païens, d’excellents chevaliers en faits d’armes et des plus renommés dans cette contrée. Il se faisait tard et, à la nuit tombée, nous étions toujours au milieu de la forêt. Nous avons donc été forcés d’y faire halte, en nous arrêtant dans une prairie, située au bord du chemin où nous avons trouvé une cabane. Le temps tourna alors à l’orage, avec une telle violence que l’on se serait cru à la fin du monde. Le danger dura toute la nuit et une foudre tomba du ciel qui tua tous les autres chevaliers qui se trouvaient avec moi. Je perdis moi-même connaissance, mais j’ai pu en réchapper sans plus de mal.
Ch. 105. Où Esclabor raconte pour quelle raison il est devenu chrétien
153– Alors que j’avais perdu connaissance, une voix se fit entendre qui disait : « Homme malheureux et chétif, je t’ai gardé du cri de la bête et du récent danger de mort et voilà que tu ne m’as rien donné en retour. Cesse donc d’être aussi oublieux ou bien je vais tirer de toi une vengeance si prodigieuse que le bruit en parviendra au monde entier. » Voilà ce que la voix me dit, et ce fut tout. Aussitôt je me suis converti, sachant que la voix disait vrai. Le jour même, nous reçûmes le baptême, moi et toute ma maison, hormis mon fils qui n’a pas voulu être baptisé. Bien au contraire, il me dit qu’il ne serait pas chrétien tant qu’il ne connaîtrait pas la vérité sur la Bête aboyeuse.
154Voilà le récit fidèle de tout ce qui m’est advenu au sujet de cette bête, à cause de laquelle j’ai perdu mes enfants. Ce fut pour moi un tel chagrin que je ne puis entendre parler de cette maudite bête et garder mon calme.
155– En vérité, dirent-ils, c’est une bien éprouvante aventure par tout ce que vous avez perdu. Mais quoi qu’il en soit, nous nous devons de poursuivre la bête. Nous avons entrepris une chose et, si nous y renoncions, nous en serions blâmés.
156– Que Dieu vous éclaire, dit le chevalier, et qu’il vous réserve un sort plus heureux qu’à moi et à mes enfants. Tout ce que je sais, moi, c’est que nul homme ne s’y est engagé sans qu’il lui arrive malheur.
157Après ces entretiens, ils allèrent se coucher. Le lendemain, après s’être levés de bonne heure, ils prirent congé de leur hôte afin de poursuivre leur route. Mais ici le conte cesse de parler de ces chevaliers pour revenir à Gauvain, le neveu du roi Arthur.
Notes de bas de page
6 Peut-être allusion à Brutus, héros de Wace, dans Le Roman de Brutus. Ce rescapé de la guerre de Troie serait venu fonder la Bretagne, d’où son nom. Celui-ci s’écrit « Bricus » en espagnol et « Brutus » en portugais.
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