VII. Yvain le Bâtard et la Bête aboyeuse
p. 78-83
Texte intégral
Ch. 84. Où Yvain le Bâtard est hébergé par le père de Palamède, lequel luira conte l’histoire de la Bête qui aboie
1Il chemina toute la journée sans rencontrer d’aventure digne d’être racontée et il arriva, à la nuit tombée, chez un ermite. Il reçut de lui un peu de vin parce qu’il ne mangea que des herbes crues que le brave homme était allé chercher dans son jardin en même temps qu’il lui avait apporté de l’eau de la fontaine. Après que le brave homme lui eut donné à manger de la meilleure façon possible, il lui demanda ce qu’il venait faire et il lui dit la vérité.
2– Quelle est l’aventure qui vous mena d’une terre si lointaine et si étrangère ?
3Il lui avoua qu’il n’abandonnerait pas la quête de la bête tant qu’il n’aurait pas connu la vérité sur les voix qui sortaient du ventre de la bête. Quand le brave homme entendit cela, il hocha la tête et des larmes commencèrent à tombèrent de ses yeux. Il donna tous les signes de la tristesse et ensuite il réfléchit pendant un long moment et il dit :
4– Mon pauvre ami, sachez que vous allez au-devant de votre mort si vous n’abandonnez pas cette quête. Parce que cette bête que vous poursuivez est la bête du diable. Et cette bête m’a fait tant de mal que j’en aurai de la douleur autant que je vivrai et je vous dirai pourquoi. J’avais cinq fils, les meilleurs chevaliers de cette terre, et dès qu’ils virent cette bête comme vous l’avez vue, ils eurent envie de savoir ce que vous-même vous voulez savoir. Ils se mirent à sa recherche comme vous le faites maintenant. Et moi, j’étais chevalier errant comme vous l’êtes vous-même maintenant et je suis allé avec eux. Ainsi, il nous arriva un jour d’être près d’un grand lac et nous avions encerclé la bête de toute part de sorte qu’elle ne pouvait plus s’échapper. L’aîné de mes fils avait une lance et c’est lui qui était le plus près d’elle. Le cadet cria : « Frappe-la ! frappe-la ! et nous verrons ce qu’elle a dans le corps et d’où viennent ces voix. » Il revint vers ses frères et leur dit : « Frappez-la ! frappez-la ! » Il la blessa avec sa lance.
5Il enfonça alors sa lance dans la cuisse de sa patte gauche, n’ayant pas réussi à la blesser ailleurs. Quand la bête se vit blessée, sa voix se mit à proférer un son si merveilleux que c’en était merveille.
6Au son de cette voix sortit de l’eau un homme plus noir que la poix, aux yeux rouges et étincelants comme la flamme. Ledit homme s’empara alors de la lance qui avait blessé la bête, et il frappa mon fils d’un tel coup qu’il lui donna la mort, puis il en fit de même avec l’autre, jusqu’au quatrième et au cinquième. Puis, il replongea dans l’eau et on ne le vit plus jamais. Et toutes ces douleurs et souffrances, dont je vous entretiens, me sont advenues en l’espace d’une heure à cause de la bête que vous poursuivez. À cette vue, constatant que je ne pouvais plus rien faire, je ramenai tous mes enfants ici pour les déposer dans une sépulture située dans cette chapelle. À cause de l’amour que je leur vouais, je me suis établi ici ; j’ai délaissé toutes les richesses et tous les plaisirs du monde, afin de servir Dieu pour toujours en leur nom.
Ch. 85. Où le vieil homme conseille à Yvain d’abandonner la chasse de la bête
7Tout ce que je viens de vous raconter, dit le vieil homme, m’est arrivé tel que je vous le dis, aussi vous conseillerais-je d’abandonner la poursuite de cette bête. Si vous avez entrepris cette quête par folie, laissez-la tomber au nom de la sagesse. Aussi vrai que Dieu m’inspire ce conseil, j’y vois davantage votre mort que votre vie, car cette chose-là ne vient pas de Dieu mais du diable.
8– Messire, dit Yvain, je m’y suis engagé et, soyez-en certain, je ne vais pas déclarer forfait, ne voulant pas m’exposer à la raillerie. Plutôt mourir, sachez-le, que d’y renoncer !
9– C’est vous qui l’aurez voulu, dit l’ermite, mais je ne suis pas sûr que tout cela tournera à votre avantage.
10Toute la nuit, Yvain le Bâtard fut en proie à l’angoisse, à cause de ces révélations du vieil homme qui l’avaient rempli de frayeur. Mais il savait aussi que, de retour à la cour, il perdrait son honneur s’il y renonçait. Le lendemain, après avoir entendu la messe, il enfourcha son cheval et recommanda le vieil homme à Dieu. Yvain lui demanda aussi, pour l’amour de Dieu, de lui dire où il pourrait retrouver la bête au plus vite.
11– Mon ami, je n’en ferai rien, ce serait vous conduire à la mort.
12– Messire, dit Yvain, puisque vous ne voulez pas me le dire, je vous recommande tout de même à Dieu afin qu’il vous garde en son saint service.
Ch. 86. Où Palamède désarçonne Yvain, parce qu’il se rendait lui aussi à la chasse de la Bête aboyeuse
13Après avoir quitté le vieil homme, Yvain faisait route se laissant guider par l’aventure, comme celui qui sait qu’il finira bien par trouver ce qu’il recherche. Il errait de la sorte, tantôt d’un côté tantôt de l’autre, et il advint qu’il rencontra des bouviers auxquels il demanda s’ils avaient vu la bête. Après qu’Yvain en eut fait la description, ils lui dirent :
14– Vous recherchez la Bête qui aboie, n’est-ce pas ?
15– C’est bien cela, dit-il.
16– Allez donc au sommet de cette colline et vous allez la rencontrer dans un replat où il y a un arbre tout près d’une fontaine. Elle se rend très souvent à cette fontaine. C’est là que nous l’avons aperçue, le même jour à deux reprises, il n’y pas si longtemps.
17En entendant ces paroles, Yvain s’en fut très joyeux vers le haut de la colline. Quand il fut arrivé tout près de l’arbre, il vit un chevalier revêtu de toutes ses armes, sur un cheval magnifique, et qui avait avec lui une trentaine de chiens superbes et d’un grand prix.
18– Mon ami, dit Yvain le Bâtard, pourriez-vous me renseigner au sujet d’une bête qui rôde par ici et que l’on appelle la Bête aboyeuse ?
19– Pourquoi cette question ? dit le chevalier.
20– Il me tient très à cœur de la trouver. Je suis à sa recherche et je n’y renoncerai point tant que je ne saurai pour de vrai d’où sortent les voix.
21– Pour sûr, vous êtes bien fou, dit Palamède, de vous mettre en peine pour cela. Une telle quête n’est pas faite pour un chevalier comme vous. Il faut pour cela un bien meilleur chevalier. Je suis moi-même le meilleur chevalier de cette contrée et voilà douze ans que je la chasse avec tous les chiens que voici, sans avoir réussi à la tuer ou à la prendre et sans en savoir plus à son sujet que vous-même. Et voilà que vous, un chevalier étranger et solitaire, vous espérez en venir à bout. Assurément, vous nourrissez des idées bien folles !
22– Quand bien même ce serait folie, dit Yvain, je me dois de persévérer, puisque je me suis déjà engagé dans cette entreprise.
23– Si c’est comme cela, répliqua le chevalier, vous n’allez pas la poursuivre. Je vous en empêcherai, car vous n’avez ni la force ni la noblesse vous donnant droit à entreprendre une si noble quête. Et moi, qui ai enduré tant de souffrances et d’épreuves à cause d’elle, est-ce que je devrais renoncer en votre faveur ? Plutôt me battre à mort contre vous et, si d’aventure vous deviez me tuer, alors vous poursuivriez votre chasse, mais, moi vivant, je n’accepterai pas une telle chose, venant de vous ou de quelqu’un d’autre.
24– Vous ne sauriez m’interdire, dit Yvain, de prendre cette bête en chasse, afin de la tuer ou de me mesurer à elle de mon mieux.
25– Vous serez bien forcé de le faire, dit le chevalier, je vais faire en sorte que votre âme quitte votre corps, avant que vous n’alliez plus avant !
26– Tenez-le vous pour dit, répondit Yvain, je m’en vais la tuer et je n’y renoncerai pas à cause de vous !
27– Sur ma tête, reprit Palamède, vous allez y renoncer !
28Il se précipita alors sur Yvain, aussi vite que son cheval pouvait le porter, et il le frappa avec une telle violence qu’après avoir défait écu et haubert, le fer de lance pénétra entre ses côtes. Mais, par chance, la blessure n’était pas mortelle. Yvain tomba de cheval et, dans sa chute, la lance se brisa, mais le fer restait enfoncé dans sa poitrine.
29Le voyant à terre, Palamède lui dit :
30– Messire le chevalier, maintenant j’en suis sûr, vous allez me réserver cette chasse. Si je ne m’abuse, vous n’allez plus y prendre part pendant un bon mois. Dieu m’en est témoin, n’était la crainte du déshonneur, je vous aurais séparé la tête des épaules, et ce ne serait que justice car vous avez entrepris une chose qui n’était pas faite pour vous.
Ch. 87. Où Girflet rapporte au roi Arthur des nouvelles de la bête qui aboyait
31Sur ces entrefaites, survient la bête qui venait boire à la source. En la voyant, les chiens s’élancèrent à sa suite, et elle, s’apercevant qu’elle ne pourrait pas s’y abreuver, se mit à fuir. Or Girflet, qui s’était adonné longtemps à cette chasse, [se trouvait lui aussi à cet endroit]. En voyant la bête, il fit sur lui le signe de la croix, tout ahuri qu’il était devant son agilité. Ayant conclu qu’il n’en viendrait pas à bout, il [décida] de s’en retourner à Camaalot où [il comptait] en faire ainsi le récit au roi Arthur.
32En voyant que sa proie s’échappait, Palamède commença à la prendre en chasse tout en apostrophant ses chiens. Il aperçoit alors cet autre chevalier, descendant de la colline. Fort mécontent à l’idée qu’il voulait s’emparer de sa proie, Palamède lui dit :
33– Holà ! le chevalier. Rebroussez chemin ou vous êtes un homme mort !
34Mais Girflet ne voulut pas se soumettre, tout juste parce qu’il lui tenait à cœur de voir si le chevalier arriverait à capturer cette proie. Or, Palamède prit ce refus pour un affront. S’il ne s’en allait pas, pensait-il, c’était que Girflet ne lui témoignait pas une grande estime, puisqu’il ne se considérait pas tenu de rebrousser chemin. Palamède empoigna alors son épée et courut vers lui. Le chevalier qui était grand et robuste, très aguerri aussi, frappa si violemment Girflet sur le sommet du heaume qu’il le fendit, et que son épée taillada son cuir chevelu jusqu’au crâne. Quand Girflet fut à terre, il lui dit :
35– Chevalier, laissez tomber ma chasse, cela vaudra mieux pour vous. Je vous conseille plutôt de vous rendre auprès de votre compagnon qui gît au pied de la montagne.
36Et si Palamède lui disait cela, c’est qu’il avait deviné que Girflet appartenait lui aussi à la maison du roi Arthur. Sur ces mots, il se remit à traquer la bête en laissant Girflet étendu à terre. Il reprit donc sa chasse, en ayant bien montré aux deux chevaliers qu’il ne voulait en aucune manière voir personne d’autre la chasser.
37Alors Girflet se releva et décida de s’en aller vers la montagne où gisait l’autre chevalier. C’est ce qu’il fit et, en y arrivant, il retrouva Yvain le Bâtard qui avait déjà extirpé le fer de son corps. Or celui-ci, qui avait perdu beaucoup de sang, était lui-même fort étonné de se voir encore en vie. Du premier coup d’œil, il reconnut Girflet et il en éprouva une grande joie. Au prix d’un grand effort, il parvint à se relever en faisant preuve d’une telle agilité que l’on eût dit qu’il ne ressentait aucun mal.
38– Mon ami, dit-il, vous êtes le bienvenu.
39Girflet mit alors pied à terre et lui demanda comment il se sentait.
40– Très mal, répondit-il, et je crains d’avoir été mortellement blessé. Je viens de recevoir un coup de lance dans la poitrine.
41Sur ces mots, Yvain retomba à terre, affaibli par le sang qu’il perdait encore. À la vue de cela, Girflet en fut tout affligé dans son cœur, sachant qu’Yvain le Bâtard comptait parmi les chevaliers les plus hardis de la maison du roi Arthur. Si son corps avait été à la hauteur de son courage, on l’eût même tenu pour un prodige de la chevalerie. À cause de cette blessure, Yvain le Bâtard dut séjourner pendant trois mois, sans pouvoir prendre les armes, dans une abbaye de nonnes qui se trouvait tout près de cet endroit. Quant à Girflet, moins gravement touché, il ne séjourna sur place qu’une quinzaine de jours. Dès lors qu’il fut en mesure de chevaucher, il reprit la quête comme devant. Mais ici le conte cesse de parler d’eux pour revenir à Dodynel le Sauvage et à messire Tristan.
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