« Fable », Par delà la Mêlée, no 25, mi-mars 1917
p. 105-106
Texte intégral
1Il y avait une fois un missionnaire qui se sentit appelé à se rendre à l’île de Kettelonia, dans l’océan Antipacifique, pour prêcher aux natifs l’anti-cannibalisme. Par erreur, il s’embarqua dans un vaisseau à destination d’une autre île, appelée Patnia. Comme le navire s’approchait de terre, le missionnaire fut surpris d’apercevoir d’immenses écriteaux cloués sur les rochers, les bâtiments publics et autres places en vue et l’on peut imaginer sa joie en lisant sur ces écriteaux une même inscription : « Mort au cannibalisme ».
2Le chef des indigènes fit un chaleureux accueil au missionnaire et celui-ci lui exprima la joie qu’il avait ressentie à la lecture de ses écriteaux.
3– En effet, répondit le chef, voici trois ans que c’est l’unanime désir de mon peuple de détruire à jamais cette pratique inhumaine.
4Le lendemain un grand banquet eut lieu en l’honneur du missionnaire, auquel furent conviés tous les notables et les prêtres de l’île.
5Comme il est d’habitude parmi les hommes pieux, le missionnaire avait un excellent appétit, mais il y avait quelque chose dans l’odeur de la soupe qui lui coupait l’appétit et le préoccupait. Mais l’hôte n’en paraissait nullement surpris.
6Le plat qui fut servi ensuite était du rôti, mais aussitôt que le couvercle fut enlevé, le missionnaire distingua, à ne point s’y tromper, la forme d’un membre humain. À ce spectacle, peu s’en fallut qu’il ne s’évanouit ; à peine était-il revenu à lui-même qu’il demanda une explication.
7– Oh ! dit le chef fort surpris – ne comprenez-vous pas qu’on ne peut abolir la pratique de se nourrir de chair humaine par de pieuses résolutions ? Au cannibalisme il faut opposer le cannibalisme ; c’est à cette condition qu’il disparaîtra. D’ailleurs si nous ne mangions pas les misérables natifs de Kettelonia, ils nous dévoreraient inévitablement. Pour être certains du succès, nous avons été jusqu’à adopter les méthodes culinaires des Ketteloniens.
8Le missionnaire se tourna alors vers le grand prêtre, l’interrogeant :
9– Certainement, lui dit-il, vous n’approuvez pas cette révoltante coutume ?
10– Révérend Père, lui répondit le grand prêtre, c’est une nécessité regrettable. Dans notre religion la fin justifie – pardon ! sanctifie – les moyens ; or, la fin étant la destruction du cannibalisme kettelonien, laquelle fin vous désirez vous-même, il serait lâche et même impie de s’opposer au seul moyen grâce auquel ce glorieux résultat peut être obtenu. De plus, comme l’unité nationale est essentielle au succès, tous les instituteurs de l’île sont forcés par la loi d’enseigner le même devoir. En second lieu si un natif quelconque formule une opinion contraire, et par cela même affaiblit la pieuse résolution nationale, la formidable massue que voilà le punit immédiatement de sa témérité. N’êtes-vous pas de notre avis ?
11– Certes oui, répliqua vivement le missionnaire. Vos arguments sont irrésistibles.
Auteur
Artiste anglais, Quaker et militant pacifiste. Il illustra notamment les contes de Perrault. Sur lui, on consultera : Joseph Southall, 1861-1944 : artist-craftsman, Birmingham, Birmingham Museums & Art Gallery, 1980. Il s’agit du catalogue de l’exposition qui lui a été consacrée au musée de Birmingham en 1980.
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