Précédent Suivant

Kaléidoscope

Rêverie sur les mots « fêlure » et « fracture »

p. 107-112

Dédicace

In memoriam Philippe Renard.


Texte intégral

1« Céder l’initiative aux mots », comme y invite Mallarmé au trente quatrième alinéa de « Crise de vers », n’est pas, comme une lecture simpliste le croirait, jouer avec les homophonies et les anagrammes du signifiant pour illusoirement triompher de l’hégémonie conformiste d’un discours du signifié. C’est savoir que les mots en savent, dans leur latence, plus long que nous, que la langue garde mémoire de l’oublié. « Les mots sont les morts », écrit Guillevic.

2C’est déployer les deux faces chiffonnées du signe, autant et aussi loin qu’on le peut, vers l’origine. Céder donc, « par le heurt de leur inégalité mobilisée », l’initiative à ces deux mots, « fêlure » et « fracture », et voir comment « ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries ».

3Si j’ouvre le Hatzfeld et Darmesteter, entre « felouque, sorte de galère, petit bâtiment long et effilé marchant à la voile ou à la rame », et « femelle, animal du sexe organisé pour concevoir et enfanter ou pour pondre des œufs », je trouve, chapeauté du circonflexe qui signale une absence, un état antérieur perdu, « fêlure, fente légère, superficielle (dans un objet cassant) », et au figuré, « dérangement du cerveau ». Je remonte à « fêler », de « fééler, ancien français faieler, origine inconnue, fendre légèrement », etc.

4Le Robert fait dériver « faieler » de flagellare, et définit plus dramatiquement « fêler » comme « fendre (un objet cassant) sans que les parties se disjoignent ». La légèreté et la superficialité disparaissent ; ne reste que le maintien d’une continuité et d’une cohérence, don la durée devient douteuse. Le Robert ajoute que « fêlé » se dit d’une voix. La parole à Baudelaire, qui, dans « La cloche fêlée », avoue sa déréliction, son impuissance à relayer l’appel religieux, à répercuter le chant catholique et lamartinien :

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de son chant peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé [...]

5Je trouve « fracture » entre « fractionner, diviser une totalité en parties qu’on sépare des autres », et « fragiforme, qui a la forme d’une fraise ». « Fracture : solution de continuité produite violemment dans un corps solide, sp. chirurgie, os. Réduire une fracture : ramener à leur position normale les parties déplacées de l’os fracturé. » Je retiens donc la violence du fractionnement qui fait passer du continu au discontinu, fragmente l’Un en multiple.

6Je mets en réserve toutes les expansions métaphoriques, toutes les fractures de l’indivis : entre l’enfant et la mère, entre le sacré et le profane, entre le Créateur et ses créatures, entre le Tout et les individus ; la catastrophe originelle, la Chute, la malédiction de l’individuation et de la sexuation ; la nostalgie de la réduction, de la réparation, de la réintégration dans l’Absolu, la Gnose et tout ce que le christianisme imprégné de néo-platonisme en a gardé. Le vibrato pascalien n’est pas ma tasse de thé, et là-dessus je préfère suivre Voltaire ou Valéry pour qui nos infirmités ne méritent pas tant d’histoires (tant de mythes).

7Mon chemin sera plus vagabond. J’attrape mon vieux Gajfiot, histoire de vérifier. Oui, flagellare, « fouetter, flageller ». Etrange que la fêlure soit le résultat d’une flagellation. Passent en tête les flagellants qui châtient leur chair coupable en pénitence de leur péchés. Apparemment, la pratique naquit au début du xie siècle, dans la sévère communauté monastique fondée par saint Romuald dans les forêts montagneuses de Camaldoli et Fonte Avellana, et se répandit dans toute la chrétienté d’Occident comme une traînée de poudre. La simple pénitence fit place à une hystérie d’imitatio Christi. Pérouse, 1260 : après une famine et une peste, guidées par des prêtres, des cohortes de flagellants laïcs parcourent les rues, se fustigent face aux églises. L’épidémie gagna toute l’Italie, dans l’attente du millenium annoncé par les prophéties pseudo-joachimites. Elle franchit les Alpes, se répandit chez les pauvres en Bavière et Rhénanie, échappant au contrôle de l’Eglise, s’inventant des rituels et des hymnes hérétiques, ressurgissant en 1296, balayant, lors de la peste de 1348-1349, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Flandre, par bandes de 50 à 500 flagellants, voire davantage (5 300 à Tournai en dix semaines), guidées par des « maîtres » laïcs.

8Norman Cohn appelle « rédempteurs sacrificiels » ces vagues d’illuminés fêlés et sanguinaires qui parcourent l’Europe dans l’attente des derniers jours, et massacrent les Juifs. En 1370, l’évêque de Wurtzbourg interdit la flagellation dans son diocèse, et l’Inquisition commence à pourchasser les flagellants hérétiques de Thuringe. À la fin du siècle, des flagellants lombards descendirent sur Rome, et le pape fit brûler le meneur. En 1416, on brûla 300 flagellants à Sangerhausen. En 1417, le concile de Constance adjure Vincent Ferrer de ne plus encourager ces pratiques. Elles émigrent vers l’Amérique latine ou les Philippines, se ritualisent dans les processions espagnoles ou les impostures de Tartufe. Pendant plus de deux siècles, bien oubliés, de 1260 à 1480 (derniers bûchers à Nordhausen), le flagellum fut 1’ultima ratio de la misère et du salut. Dans l’Antiquité, le fouet à trois lanières garnies d’osselets fut l’emblème des Archigalles de Cybèle, déesse phrygienne, « la Bérécynthienne/Couronnée de tours, et joyeuse d’avoir/Enfanté tant de dieux », qu’évoque du Bellay1, promue à Rome aux temps de Claude, et, sans doute pour concurrencer Isis, au statut de Mère des dieux – dernier avatar de la déesse mère méditerranéenne (matriarche néolithique, cultivatrice fécondante, déchue par le passage de la houe féminine à l’araire masculin). Fouet (« Le sang lave tout ; jetez en les gouttes comme des fleurs »)2, castration volontaire des Galles (Atys) :

O Mère éternelle ! Malgré mon amour, il ne m’est pas possible de pénétrer ton essence. Je voudrais me couvrir d’une robe peinte comme la tienne. J’envie tes seins gonflés de lait, la longueur de tes cheveux, tes vastes flancs d’où sortent les êtres.
Que ne suis-je toi ! Que ne suis-je femme ! Non, jamais ! Va-t-en ! Ma virilité me fait horreur ! (avec une pierre tranchante, il s’émascule).3

9Excursion vers la Russie, où la christianisation (988) affronte le vieux culte de la Terre mère. On ne se borne pas à adopter avec ferveur la mariologie byzantine : on s’adresse directement à la Théotokos (la Bogoroditza), pour lui demander le salut, et non pas seulement des prières d’intercession. Au milieu du xviie siècle, on se confesse encore à des laïcs, voire à une femme (staritza), voire en murmurant ses péchés à la Terre mère : « Envers toi aussi, Terre mère, j’ai péché de corps et d’âme » figure dans les formulaires de confession slaves. Pour un homme, coucher nu à plat ventre sur la terre est un péché qui reçoit la même pénitence que l’insulte aux parents. On ne s’étonnera pas si, après le schisme de 1667, les raskolny, « vieux-croyants », rebelles au césaro-papisme triomphant, se pulvérisent en sectes anarchiques, dont les plus extrêmes se confessent aux forces de la nature (arbres, terre). Les khlysty, flagellants, recourent aux tournoiements vertigineux et au fouet, non comme pénitence mais comme moyen d’excitation à l’extase, et se livrent dans leurs « navires » (cabanes isolées) à des frénésies érotiques. Chaque « navire » a une Bogoroditza qui est le cœur matriarcal de la secte et préside aux réunions secrètes : revanche du féminisme humilié, populaire et paganisant, sur le machisme clérical et monastique ! Vers la fin du xviiie apparaît la variante des « pigeons blancs » ou skoptzy (castrats) (voir latin capus, chapon, grec κοπτω, ébrancher, couper), qui s’affranchissent des pouvoirs de la chair par la mutilation...

L’androgyne originel d’Aristophane. La division. La sexion. La fêlure

10Je recours alors au Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Ernoux et Meillet. Une vraie mine. Flagellum, fouet, martinet, diminutif de flagrum, terme technique de formation expressive » (ce qui, dans la prudence des auteurs, implique un onomatopéisme cratylien). À partir de saint Jérôme (344-420), le mot se substitue au Justes de Columelle pour désigner le « fléau », cet instrument agricole qui sert à battre le grain : « excutiuntur virga et baculo quae vulgo flagella dicuntur »4. À suivre : haut allemand flegil, celte irlandais strogel., brittonique flangel, frewyll, vieux français flaiel, anglais d’aujourd’hui flail. Je parcours seize siècles vers le Robert :

Fléau : instrument à battre. Instrument de la colère divine. Grande calamité. Pièce rigide d’une balance, mobile dans le plan vertical, oscillant autour du couteau et jouant le rôle de levier. Voir : joug, traversin, verge.

11J’associe : pesée, jugement, châtiment. Le pape Léon Ier, dans le livret de l’Attila de Verdi : « Ta tâche était de châtier les peuples. » Retour à Ernoux et Meillet, sondage dans les alentours. « Flagi-tum:tum : charivari, scandale, honte, faute. » Nos auteurs pensent qu’on peut rattacher la racine, bhlàg, « faire du bruit », à bhlàg, de flagrum et flagellum, et renvoient au grec ωλοιβοσ, bruit sourd d’une armée, d’un combat ; ainsi qu’àfleo, spécialisé en latin comme « pleurer », mais marqué dans les autres langues indo-européennes comme « mugir », « aboyer », « résonner fortement » ; et enfin au grec ϕλαζω, « émettre des sons inarticulés ».

12Passent en tête les cérémonies de déploration tout autour du bassin méditerranéen : véhémence sombre des pleureuses à gages d’Etrurie, gémissements, cheveux arrachés, joues lacérées ; cortège des praeficae à Rome (Anthony Rich, dans son Dictionnaire des antiquités romaines, traduit en 1861 chez Didot, signale que la coutume se perpétue dans le diocèse de Gerace, un trou perdu de Calabre, sous le nom de ripetitrici – qu’en est-il aujourd’hui ?) ; vocératrices corses ; ululements orientaux. Prendre congé socialement, rituellement, des morts, par la déploration qui leur est due, par la dose accordée au cri animal, inarticulé, de la douleur collective (rôle aux femmes dévolu, maternité à l’envers, que s’efforcent de canaliser les lois viriles de Solon et de Lycurgue en limitant la présence féminine à la stricte parentèle, en interdisant les cris inarticulés). Dose réglée et nécessaire, pour s’assurer que les morts ne reviendront pas rôder et hanter maléfiquement la tribu où ils ont cessé leurs fonctions. Assurer, par le congé codé et le nourrissement périodique codé (dont parle si bien Fustel de Coulanges), l’étanchéité du monde des défunts, d’où seuls leur souvenir apaisé, leurs vertus, leur exemple, leur lumière fraternelle, pour d’aucuns leur intercession, peuvent nous atteindre.

13Dans les parages de flagrum, inexplicablement, « flagro, brûler, être en feu », racine bhleg, voirfulgo, grec ϕλεγω, sanskrit bhrajate. Le feu a-t-il des lanières ? Les cinglons brûlent-ils ? Ou la mimesis sonore est-elle analogue ?

14Fracture. Latin fractura : « éclat, fragment, fracture d’un membre ». Frango : briser, fracasser, diffère de rumpo qui implique déchirement, dilacération ; racine bhr°g. Gothique brikan, anglais break. En sanskrit et en vieil irlandais, la racine bheg, de même sens, offre en plus le sens de « partager ». (Mallarmé, dans sa rêverie mimologique sur l’anglais, rapproche eucharistiquement break de bread, ce qui, s’il a raison, en dit long sur la consistance des galettes de jadis, comparées au pain d’aujourd’hui, qui se rompt.) Fragilis, « fragile, cassant, périssable » ; chez Properce, parlant des articulations noueuses des doigts d’un vieillard : craquant, crépitant. Ce n’est pas le seul rapport avec le son. De fragor, « bruit d’une brisure, fracas », viennent – peur par les oreilles – l’ancien français freour, et « frayeur ». Au xvie siècle, un dérivé de « fraindre » chez d’Aubigné : « le frain de la mer qui estoit rude ». Et des verbes : suffragor, voter pour, donner sa voix à (par allusion au bruit des acclamations), refragor, voter contre (voir « réfractaire »).

15Houle électorale des clans primitifs. Refringere verba : estropier les mots (rendre impurs les mots de la tribu). « Frais », de frait, de fractum : brèche, dégâts.

16Dans les parages de fractura, inexplicablement, frater, racine bhra, « membres de la famille ou du genos qui sont au même niveau par rapport aupater, au chef » (dissémination de l’indivis).

17Où nous a conduits le chemin de la fêlure à la fracture ? Non pas, comme il serait pensable, sur la pente d’une aggravation du Mal, d’une entropie et d’une eschatologie ; mais, par les tribulations de la mémoire des mots, vers ce que Char appelle « la face voilée de l’origine ». D’abord vers la sotériologie sanglante des flagellants et les cultes de la Déesse mère et de la Terre mère. Puis vers l’agriculture néolithique des espaces orientaux ou nordiques, où les conquérants romains, adeptes, à l’origine, pour dépiquer les céréales, de la grosse pierre ou du traîneau du tribulum, découvrent et renomment le « fléau ». Puis vers les sociétés esclavagistes des premiers empires, où l’on fouette férocement des peuples asservis. Et, plus loin, vers les tribus de chasseurs du paléolithique qui fracassent – gourdins, massues, haches de pierre – les crânes et les os de leurs proies ou de leurs semblables, pour les abattre et se les partager. Et, plus loin encore – millions d’années –, vers les premiers hommes qui, frappant le nucléus de silex pour en débiter des éclats, des fragments, inventèrent le premier outil, façonnèrent des couperets, des taillants, des bifaces, des hachereaux, ancêtres de tous nos artéfacts... La rumeur des millénaires accompagne ce voyage à travers la basse continue de la nature, le crépitement du feu, le grondement du tonnerre, le mugissement des flots, à travers le bruit de fond des gestes élémentaires et permanents : l’ahan régulier des fléaux, les cinglures des lanières sur les nuques courbées, le craquement effrayant des palissades que brise le choc des béliers ennemis, les lamentations du deuil, les acclamations montant vers les maîtres successifs, et la percussion rythmée du silex originel.

Notes de bas de page

1 Les Antiquités de Rome, 6.

2 G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine.

3 Ibid.

4 Jérôme, « Sur Isaïe », 28, 3, 3, Commentaires sur la Bible.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.