Chapitre 4. À propos de ceux qui n’ont pas cru à l’Évangile, parce qu’il ne l’ont pas entendu. Quelles conséquences en tirer [Théorie des barbares et du péché]
p. 297-314
Texte intégral
1Dans cette même mission des apôtres, envoyés pour prêcher de par le monde, le Seigneur déclara que les auditeurs devaient répondre à deux conditions, et il a défini préalablement chacune d’entre elles. La première condition est que ceux qui croiront seront sauvés. La seconde est que ceux qui ne croiront seront condamnés. Mais si, comme il découle de la première question que nous avons posée dans ce livre, nous nous souvenons que tout au long des siècles passés dans le Christ il y a eu et il y a encore aujourd’hui de nombreux peuples qui n’ont absolument pas entendu l’Évangile, de même qu’est scellé le destin de ceux qui ont entendu, et qui n’ont pas cru, de la même façon il est tout à fait juste de chercher à savoir quel sera le destin de ceux qui n’ont pas cru parce qu’il n’ont jamais entendu et de statuer sur ce qu’il adviendra d’eux. La matière de cette question, sans aucun doute de la plus haute importance, doit obligatoirement entrer dans ce chapitre comme appendice et complément de celle qui a été précédemment posée.
2Saint Thomas d’Aquin (Adresse aux Romains, 10, 3) traite la totalité de cette question de la façon suivante :
Par hasard, demande-t-il, ont-ils quelque excuse de leur péché d’infidélité ceux à qui l’Évangile n’est jamais parvenu, comme ceux, par exemple, qui ont été élevés en pleine forêt ? Il faut répondre à cela que selon les propres paroles du Seigneur (Jean, 17), ceux qui n’ont pas entendu parler le Seigneur, par lui-même ou à travers ses disciples, sont exonérés du péché d’infidélité. Toutefois, ils n’obtiendront pas la grâce de Dieu au point d’être lavés des autres péchés qu’ils ont encourus par leur naissance ou qu’ils ont accumulés par leur mauvaise vie, et pour cela, ils seront justement condamnés. Mais si certains ont fait tout ce qui était à leur portée de faire, le Seigneur, dans sa miséricorde, aura fait en sorte de leur envoyer un prédicateur de la foi, comme il a envoyé Pierre à Corneille1 (Actes, 10) et Paul aux Macédoniens (Actes, 16).
3De cette si claire opinion du Docteur angélique à propos de ceux qui n’ont pas eu accès à l’Évangile découlent deux questions très complexes : la première se réfère à la nature de la condamnation, la seconde à l’exercice de la Providence divine à leur égard. Nous allons les examiner toutes deux séparément.
I
4Par hasard, les barbares qui sont nés dans les forêts, et qui n’ont rien entendu dire à propos de Dieu et le méconnaissent d’une manière invincible, doivent-ils être soumis pour leurs péchés aux peines éternelles ?
5Toute la raison de l’éternité des peines qui sont infligées aux damnés de l’Enfer est l’offense faite à la majesté de Dieu, à propos de laquelle l’opinion des théologiens, notamment les plus anciens, est que le péché contient l’essence même du mal, qu’ils disent être infinie. L’opinion courante parmi les modernes est que cette infinitude est seulement relative, même s’ils conservent cette idée d’infinitude, en laquelle se base et se fonde la proportion qu’il y a entre la faute et la peine, dans la mesure où les tourments du Tartare, qui par eux-mêmes ne sont pas infinis, acquièrent cette qualité par la durée éternelle et ainsi sont-ils assimilés, d’une façon différente mais tout aussi vraie, à l’offense infinie faite à Dieu. C’est ce que pensent, après saint Thomas, le cardinal [Juan] de Lugo (De mysterio incarnationis, disposition 5, sections 5 et 6, lorsqu’il traite ex professo de cette question), Suárez (De gratia, livre VII, chap. 23, et livre XIV, chap. 13), le cardinal Bellarmin (De Romano Pontifice, livre IV, chap. 20), Lessius (De perfectionibus divinis, livre XIII, chap. 26) et Arriaga (De actibus humanis, disposition 19, section 6, sous-section 2)2.
6Tous ces auteurs, avec beaucoup d’autres anciens et modernes, qu’ils citent, infèrent de ce principe qu’aucun péché commis par un homme qui ne connaît pas Dieu, même s’il est d’une extrême gravité, n’est mortel et ne peut être puni par une peine éternelle. La raison expresse en est donnée par deux Docteurs scholastiques, saint Thomas et saint Bonaventure3 : la malice du péché s’accroît par aversion et éloignement de Dieu et, par conversion et transmutation, elle rejaillit alors contre la créature ; or, comme celui qui ne connaît pas Dieu d’une manière absolue, même lorsque Celui-ci s’intéresse à la créature, ne peut s’éloigner de Lui, ni mépriser son infini majesté (ce par quoi la faute elle-même devient d’un certaine façon infinie), c’est pour cela que celui qui pèche dans un tel degré d’ignorance ne commet point de péché mortel, ni ne peut être soumis à une peine infinie par son éternité, autrement dit, par l’absence de toute fin.
7Cette même opinion peut être confirmée et explicitée en des termes plus accessibles. Personne n’ignore par hypothèse qu’il suffit d’un seul péché mortel pour que quelqu’un soit à bon droit et justement condamné aux peines éternelles de l’Enfer. Or, ces auteurs que nous citons prouvent parfaitement qu’aucun péché mortel ne peut être commis sans une véritable connaissance de Dieu, quelles que soient les diverses manières de considérer Dieu lui-même et le péché. Saint Thomas dit à l’article 3 de la Quæstio 2.2, où il enseigne à distinguer entre l’addiction à un bien transitoire et l’éloignement de Dieu, la chose suivante : « S’attacher à un bien transitoire sans s’éloigner de Dieu est une erreur, mais ce n’est pas un péché mortel. » Bellarmin (De Romano Pontifice, livre IV, chap. 20, § « Ad confirmationem ») dit ceci : « Ainsi, si nous feignons de croire que Dieu n’est pas dans l’essence des choses, ceux qui violent les justes lois pèchent en conscience, mais ils n’offensent pas Dieu et ne seront pas condamnés à l’Enfer. » Suárez (De gratia, livre I, chap. 13, n o 8), pour prouver que le précepte qui consiste à aimer Dieu plus que toute autre chose est naturel, affirme :
[…] s’il n’y avait pas dans la créature à l’état pur le précepte d’aimer Dieu plus que tout autre chose, il n’y aurait pas de péché mortel, en particulier contre son prochain, parce que ceci n’implique pas la haine de Dieu ni l’éloignement de Dieu. Et c’est pour cela que les transgressions contre les autres préceptes sont des péchés mortels, car elles excluent l’amour de Dieu.
8D’où l’on peut conclure que les barbares qui vivent dans les forêts et qui n’ont jamais entendu l’Évangile ou qui, en d’autres termes, n’ont jamais été purifiés de l’ignorance innée de Dieu, de même qu’ils sont exempts de toute peine immortelle, au sens de ce qui ne peut avoir de fin, de même ne peuvent-ils encourir de faute pour quelque autre motif. En ce qui concerne la punition des autres péchés (qui sont tous véniels), nous en disserterons plus tard. Entre-temps, qu’il me soit permis d’ajouter un témoignage propre à la nature elle-même, qui parfois parle par la bouche des enfants, et mélanger aux plus illustres lumières d’Europe, auxquelles je viens de me référer, une petite histoire issue de l’obscurité de l’Afrique, qui sera agréable au lecteur pour être quelque merveille digne d’être écoutée.
II. Confirmation de cette opinion à propos d’un barbare encore en enfance
9Il y avait à cette époque dans notre collège de Bahia un jeune esclave que nous avions acheté, âgé d’une douzaine d’années, de race noire, né dans l’intérieur sauvage de l’Angola, déjà fait chrétien et instruit des mystères de la foi et, ce qui est capital, d’une remarquable vivacité d’esprit. Je lui ai demandé un jour :
Dis-moi, Bernard (car tel était son nom), et sois franc, es-tu content d’être esclave ? Rends-tu grâce à Dieu de t’avoir arraché aux ténèbres de la barbarie et, une fois au Brésil, d’avoir fait en sorte que tu serves non pas un maître séculier mais les religieux de la Compagnie de Jésus, dans la doctrine desquels tu peux vivre, instruit de la morale et des mystères chrétiens, gagnant ainsi le ciel à ta mort ? En effet, si tu étais resté là où tu es né, tu serais allé en Enfer pour y être torturé dans les flammes éternelles, comme le sont tes ancêtres qui n’ont pas connu Dieu.
10Il hésita un moment, dressant ses sourcils, puis il répondit intrépidement et sûr de lui : « Mes grands-parents et mes ancêtres ne sont pas en Enfer. » Et avant que je ne lui aie demandé pourquoi, il ajouta : « Puisqu’ils n’ont pas connu Dieu, comment Dieu pouvait-il les envoyer en Enfer ? Ou alors comment pouvaient-ils avoir offensé un Dieu inconnu pour mériter de pareils tourments ? » Étonné par une réponse si claire et par la logique inattendue de ce théologien noir, comme pour minimiser ou ridiculiser ce qu’il avait dit, je lui tendis un autre piège, lui disant : « Dans ton pays et parmi ses habitants, les vols, les adultères, les homicides et autres choses de la même sorte ne sont-ils pas considérés comme mauvais, injustes et contraires à la raison ? » « Ils le sont absolument », répondit-il. Et je lui dis alors : « Par conséquent, si vos ancêtres n’ont pas été condamnés à l’Enfer parce qu’ils n’avaient pas connu Dieu, pour le moins auront-ils été justement punis pour des crimes aussi graves. » « Cela, dit-il, répond à un autre motif qui ne me paraît pas suffisant pour que les peines qu’ils aient à subir soient éternelles et sans fin. En vérité, chez vous les Blancs (ainsi appelait-il les Portugais à cause de la couleur de leur peau), celui qui en a tué un autre est exécuté par pendaison, un supplice qui ne dure qu’un instant. Et le pendu que perd-il donc ? La vie, sans doute. En fait, il est juste que celui qui a privé un autre de la vie en soit privé à son tour, de telle sorte qu’il y ait une compensation égale, et que la peine soit équivalente à la faute. Or, ni la vie de l’assassiné ni celle de l’assassin ne devaient durer éternellement. Par conséquent, comment se peut-il qu’un homicide qui n’a pas connu Dieu soit puni par Dieu (et un Dieu d’une infinie miséricorde) non pas par un châtiment limité dans le temps, mais par les peines perpétuelles de l’Enfer, lesquelles dureront éternellement, pour compenser une vie mortelle, qui ne peut durer éternellement, dont il aura privé quelqu’un d’autre ? »
11Je restai comme stupéfait en écoutant notre Bernard (connu de moi comme celui qui avait l’esprit clair) philosopher avec une telle clarté sur une question si obscure, et je découvris par cette conversation et par un enfant, point encore adulte, et il y a peu de temps encore païen, comment pouvait être atteinte par la lumière naturelle de la raison une conclusion dont débattent encore les plus doctes de nos théologiens. Mais revenons précisément à ce que ceux-ci nous disent.
III. Où l’on défend et démontre qu’il y a chez les barbares une ignorance invincible de Dieu
12Dès lors que la théorie et la pratique de cette proposition ont pour base la solidité de cette hypothèse, il ne s’agit pas seulement de la défendre mais de la démontrer. Il y a contre elle deux opinions hostiles qui s’articulent comme suit.
13Même si les gens qui sont nés dans les forêts n’ont jamais entendu l’Évangile, il leur reste néanmoins deux choses intouchables : la loi naturelle et la lumière de la raison. Or, le principal précepte de la loi est que l’on doit adorer un Dieu unique. Mais ce Dieu-là doit être adoré pour lui-même et sans autre intermédiaire que ce qui est accessible par la lumière de la raison. Par conséquent, il ne peut exister chez l’homme une ignorance invincible de Dieu.
14Toutefois, indépendamment de ce que l’on peut tirer de semblable déduction, je réponds en premier lieu que cette proposition, comme cela est évident en elle-même, ne parle pas de l’ensemble des barbares et des païens, mais seulement d’un grand nombre d’entre eux. Pour beaucoup donc, et même pour une majorité, il faut fermement affirmer que non seulement il est possible qu’existe une ignorance invincible de Dieu, mais qu’en outre elle existe de fait.
15En outre, comme après une telle assertion la même question doit être une question de fait, nous avons besoin seulement de témoignages, et non de philosophes ou de docteurs.
16Et pour le prouver, je présenterai des témoignages qui ne seront pas seulement oculaires, mais savants parmi les savants.
17En conséquence, pour la meilleure clarté de l’exposition, nous devons présenter d’abord ces deux opinions, aussi bien à propos de la loi que de l’auteur de la nature. […]
Selon la règle que nous avons adoptée, aussi bien pour le Livre antépremier que pour l’Histoire du Futur proprement dite, nous n’avons pas jugé utile de traduire le long débat théologique dans lequel Vieyra s’engage à ce moment-là, tant son obsolescence nous paraît forte et rédhibitoire pour le lecteur moderne. Nous reprenons le cours de la démonstration au moment où l’argumentation rejaillit sur des exemples concrets liés à la sociologie du Brésil, que Vieyra connaissait mieux que quiconque et qui ont encore de nos jours une résonance tout à fait remarquable.
B. E.
IX. Réfutation de l’opinion du P. Granado4 et connaissance véritable de la barbarie des Brésiliens
18Avant de répondre en dernier lieu aux auteurs qui inclinent en faveur de cette opinion, je me dois de commencer par l’invincible ignorance de Dieu où se trouve encore aujourd’hui la grande majorité des barbares brésiliens, afin de faire, ainsi que nous l’avons fait pour l’Amérique espagnole, autrement dit castillane, la même démonstration s’appliquant maintenant à notre Amérique lusitane (en fonction de quoi toute cette problématique doit être résolue), et de telle sorte que soient détruits brièvement, mais en leurs racines, les fondements les moins solides de cette doctrine, contraires aux données de l’expérience, que cet auteur rejette.
19Il faut admettre comme certain que les Indiens du Brésil, ou, pour mieux dire, ceux qui sont chez eux doués de quelque raison, se divisent de la manière la mieux appropriée en deux catégories principales.
20La première est celle qui est désignée dans la langue générale comme celle des plus civilisés, et pour l’essentiel ils le sont, et ils ont la capacité de comprendre les mystères chrétiens, certes d’une façon assez peu profonde, mais pas non plus totalement primitive. À propos des Chiliens et des Salomonais5, Botero6 note comme indice de leur extraordinaire ignorance (Relationi Universali, partie IV, livre III) qu’ils ne savent pas compter au-delà de cinq, ce en quoi ils dépassent les nôtres qui ne savent aller plus loin que trois. Ainsi l’aura voulu la Divine Providence, comme il est pieusement légitime de le penser, pour qu’en pareille indigence de savoir ne leur fît point défaut la possibilité de comprendre, en dehors ou au sein du baptême, et en toute propriété, le nom de la Sainte Trinité et de l’invoquer en juste révérence.
21La seconde catégorie est celle qu’on appelle les Tapuyas, extrêmement barbares, sans résidence fixe, sans agriculture, qui errent dans les forêts et les brousses comme des animaux, rassasiant leur faim et l’appétit de leurs ventres avec des fruits sauvages, qui poussent là spontanément, et par l’usage de la chasse. Il y a quelque temps en arrière, on a douté de l’humanité de ces gens-là, au point qu’il fut nécessaire que les souverains pontifes déclarassent qu’ils étaient des animaux doués de raison et non des brutes. Comment donc ces païens pouvaient-ils savoir quelque chose à propos de Dieu, s’ils ne savaient même pas qu’ils étaient des hommes ? De l’aveu de certains (et très rares sont ceux qui peuvent répondre à ce genre de question) et par d’autres indices confirmés, fruits d’une longue expérience, nous savons, pratiquement en toute certitude, qu’il n’est jamais venu à leur esprit la moindre idée de Dieu, avant même que ne soit parvenu à leurs oreilles quelque chose à propos de la divinité. Or, à la suite d’une forte catéchèse à propos de Dieu, non seulement il est prouvé qu’avant celle-ci ils étaient dans une invincible ignorance de Dieu, mais qu’après celle-ci ils manifestent une ignorance qui n’est pas totalement dépassée pendant de nombreux jours et même des mois. En vérité, pour reprendre une expression des missionnaires, ils ne se font pas la moindre idée de ce qu’ils ont entendu. D’où l’on comprend quelle facile inclination ont à l’erreur les élégants raisonnements faits de si loin, par lesquels nous jugeons les autres hommes selon nous-mêmes, alors que nous devrions commencer par les connaître pour ensuite les juger en fonction d’eux-mêmes.
22Contre ces témoignages oculaires, le Livre de la Sagesse nous en présente un autre (chap. 13), dont nous tenons à retranscrire le texte ainsi qu’il est proposé par l’auteur :
Vains sont tous les hommes chez qui n’est sous-jacente la connaissance de Dieu, et qui, à partir des choses bonnes qu’ils voient, n’ont jamais pu comprendre qui il est, ni entendre, à la vue de ses œuvres, qu’il est de tout cela le Maître d’œuvre.
23Mais nous avons démontré sur la question précédente que c’est le propre des lynx et non des taupes que de découvrir le Créateur à travers les créatures et de connaître l’Artisan par ses œuvres. Dit autrement, c’est bien là l’apanage des hommes rompus aux disciplines de la connaissance, ou dotés pour le moins d’une grande subtilité d’entendement, et non de ces êtres rudes et barbares au dernier degré, ce qui est le cas de ceux dont nous parlons, nés dans les forêts comme les animaux et si peu différents d’eux.
24Mais si ces mots sont tout à fait sensés s’agissant de ceux qui méconnaissent Dieu, nous avons manifestement prouvé, ou tout au moins identifié, leur invincible ignorance. En réalité, que disent-ils ? Qu’à partir des choses bonnes qui se voient ils n’ont pu comprendre qui Il est. Or, si à travers ces choses que l’on voit ils n’ont pu comprendre qui Il était, c’est-à-dire Dieu, il s’ensuit qu’ils L’ignorent d’une façon invincible. Car, qu’est-ce qu’ignorer d’une manière invincible si ce n’est ignorer et ne pas parvenir à savoir ? Et qu’est-ce que l’ignorance invincible, si ce n’est l’ignorance accompagnée de l’incapacité à savoir ce que l’on ignore ?
25On dira qu’en ce cas c’est la même chose que ne point pouvoir et ne point vouloir. Mais cette opposition ne renforce pas le texte, au contraire elle l’affaiblit, d’autant que dans le texte grec7 on lit expressément « ne purent » et non « voulurent ». La raison en est que ces mots sont une introduction à tout ce qui sera dit au cours des trois chapitres qui suivent, dans lesquels sont rigoureusement décrits tous les types d’ignorance de Dieu. La première place revient à l’ignorance de Dieu de qui L’ignore sans faute ni offense faite. Mais si l’on objecte que ces mots-là ne se situent pas à cet endroit-là, il n’en reste pas moins qu’ils sont bien de l’auteur qui nous occupe, tout autant que le texte cité plus haut. Mais poursuivons.
26Voici le texte qui fait suite à celui qui est cité : « Mais ils considèrent comme des dieux qui gouvernent le monde ou le feu, ou le vent, ou l’air vif, ou le mouvement des étoiles, ou l’immensité des eaux, ou le soleil, ou la lune. » Il appert de ce passage que ce qui suit ne peut être expliqué que par ce qui précède. Et plus encore que de l’expliquer faut-il encore trouver de tout cela la concordance, dans la mesure où les deux choses ainsi exprimées ne peuvent être contraires l’une à l’autre. Toutefois, compte tenu qu’il est indiscutable que ces mots, les uns comme les autres, doivent être en harmonie, et que tous ne peuvent être entendus autrement que se référant aux idolâtres, l’opinion contraire est sans effet et ne peut rien opposer ni contredire à propos des Brésiliens. Ceux-ci, en effet, si étranges dans cette heureuse ignorance, n’adorent pas d’idoles, et on n’a point rencontré parmi eux, dès l’origine, des vestiges de cette fausse religion. Il a même été remarqué par les historiens anciens, dans une belle et véridique observation, qu’il manque dans les langues qu’ils parlent les trois lettres suivantes : « f », « l » et « r », comme si Dieu, qui enseigne et distribue toutes les langues, avait voulu rendre évident que ces païens, comme cela est de fait, n’ont ni « foi », ni « loi », ni « roi ». D’où l’on peut conclure que ledit texte dans sa première partie prouve chez les Brésiliens l’existence d’une ignorance invincible, ou que dans la seconde il ne prouve rien contre.
27Reste seulement le thème de cette préface : vains sont tous les hommes qui… Ceci, en toute propriété, peut s’appliquer aux Brésiliens, dont on peut dire qu’ils ont reçu en vain une âme (Psaumes, 23, 4) ou, comme l’a dit avec éloquence l’auteur de l’Histoire naturelle à propos des porcs : « C’est le plus stupide des animaux, et l’on a dit assez plaisamment que l’âme lui a été donnée en guise de sel pour protéger sa chair8. » Et que signifie posséder une âme pour rien, si ce n’est être doté d’une âme rationnelle et de ne pouvoir raisonner ? Mais cette stupidité mentale est si innée chez les barbares brésiliens que parmi les nombreuses raisons par lesquelles le Livre de la Sagesse fustige les adorateurs des idoles, il ne s’en trouve presque aucune qui soit dans les limites connues de leurs capacités, comme cela est évident pour le lecteur à partir de ce qui vient d’être dit.
X. Pourquoi ne peut être admise la réponse de l’opinion contraire de l’auteur, même si elle est plus modérée
28Le P. Granado répond que cela peut être admis par rapport à un jugement véritable qu’ils eussent pu faire à propos de Dieu, non point cependant par rapport à quelque doute qu’il eussent eu à un certain moment sur leur créateur et sur l’obligation de lui plaire ou de le rechercher. Ainsi dit-il avec une présomption sans doute admirable à propos de la capacité de discourir et de juger de ces païens, et avec une présomption encore plus grande, à propos de ce qu’il suppose d’eux, que celle dont il use pour le nier constamment. En effet, pour connaître Dieu véritablement, chose que le P. Granado leur refuse, il suffit d’user de philosophie. Mais pour ce qu’il présume et suppose, il faut admettre une théologie telle qu’elle requière l’obligation de plaire à Dieu, de le rechercher et d’encourir la faute de douter de lui. En effet, l’obligation suppose un précepte ; l’obligation et le précepte induisent le péché ; le péché méprise Dieu et sa loi ; d’où il advient qu’un vague doute ne suffit pas à mettre en cause la conscience. Il est certain qu’avant que n’apparaissent « sylvestres et tables tabiennes9 », non seulement en Judée, mais dans toute la chrétienté, on ne prenait pas en compte devant le tribunal de la confession de tels scrupules et ni par conséquent de telles obligations. Mais, quant à l’obligation de chercher à connaître Dieu, elle ne peut provenir, comme cela est prouvé, que si elle découle d’un enseignement ; je demande, moi, avec l’aide de qui ils pouvaient chercher et s’enquérir en cette voie, quand on sait que le troupeau par eux constitué, sans un seul pasteur, était fait tout entier de la même laine et de la même couleur ? Or, s’ils avaient découvert quelque trace d’un autre homme et qu’ils l’eussent recherché, avec le flair canin qui est le leur, ce n’eût pas été pour s’instruire de la doctrine d’icelui, mais pour le tuer et se rassasier festivement de sa chair en le mangeant.
29Finalement, considérons avec respect les auteurs qui soutiennent la même opinion. Que pouvaient nous dire Chrysostome, Augustin et Damascène10, cités chacun individuellement, à propos des barbares brésiliens et des autres Américains, de qui la postérité tardive des saint-pères eux-mêmes ne pouvait guère avoir connaissance à dix grands siècles de distance ? Cicéron, dont le nom lui aussi est cité, en a donné une excellente définition, non pas à propos des humains, mais des animaux. Il dit en effet au livre trois [en fait le livre I] du De officiis :
Il y a entre l’homme et la bête cette grande différence, que celle-ci, autant qu’elle est mue par la capacité de ses sens, s’accommode seulement à ce qu’elle a devant elle et qui est actuel, s’intéressant peu au passé et au futur. L’homme au contraire, ayant part à la raison, peut prévoir les suites des événements, il en voit les causes et n’ignore pas comment elles se déterminent et s’enchaînent ; il établit des rapports de ressemblance, au présent il joint, rattache le futur, il voit sans peine tout le cours de la vie et se préoccupe d’avoir tout ce qui est nécessaire pour la conduire à son terme.11
30À propos des Brésiliens, cependant, même parmi les moins barbares, rien ne fut jamais relevé ni observé par les Portugais, ou plutôt rien ne fut plus vanté à propos de leur paresse et de leur indolence, que le fait qu’il n’existât chez aucun d’entre eux de préoccupation pour le jour d’hier et de prévoyance pour le lendemain.
31Quant aux auteurs cités, qui sont de notre époque et de notre école, et qui défendent la même opinion, qu’en dirai-je ? Ceci seulement : qu’ils sont en Europe et qu’ils écrivent depuis l’Europe. Souvenez-vous combien est grande la distance entre les choses que l’on croit et que l’on juge par ouï-dire et « celles qui sont offertes à l’exactitude du regard12 ». Quelle différence n’y a-t-il pas entre les appréciations du plus savant des savants, philosophant de loin sur des choses fort distantes, et celle de quelqu’un bien moins savant qui, tout près et lui-même présent, voit les choses telles qu’elles sont ! Plût au ciel (et nous le demandons continuellement au Seigneur, ainsi qu’il nous l’a enseigné), plût au ciel, je le répète, que nous soient envoyés ces maîtres si savants depuis l’Europe, lesquels promettent dans leurs livres que Dieu doit être prêché au barbare ignorant ! Sans doute est-il plus facile pour ces hommes si savants, si pieux et qui professent avec une telle perfection, de venir prêcher, que de conduire à la foi le barbare infidèle. Qu’ils viennent donc et l’expérience fera loi, nous verrons s’ils entendent nous apprendre quelque chose ou s’ils s’accordent eux-mêmes avec nous. Il est inévitable, ô très illustres théologiens, que vous réalisiez qu’il y a entre vos raisonnements et notre regard un immense abîme, plus grand sans doute que l’océan qui nous sépare.
32[…]
Suite du débat strictement théologique jusqu’à la fin du chapitre.
B. E.
Notes de bas de page
1 Pour ce qui concerne ce centurion romain converti par Pierre, voir Dheilly, 1964, p. 229.
2 Juan de Lugo (1583-1660), jésuite espagnol considéré comme un brillant théologien ; Francisco Suárez (1548-1617), autre jésuite espagnol, exégète de renom, surnommé, l’Excellent Docteur (Doctor eximius) ; Robert Bellarmin (Roberto Belarmino) (1542-1621), jésuite italien élevé au cardinalat en 1559 et canonisé en 1930, très riche bibliographie dont Vieyra était assidu ; Léonard Leys, latinisé en Lessius (1554-1623), jésuite flamand ayant laissé également une très riche bibliographie ; pour ce qui concerne Rodrigo de Arriaga, voir, ci-dessus, note 45, p. 289.
3 Moins connu que le précédent, mais son contemporain et ami, saint Bonaventure (1221-1274) était franciscain et surnommé pour cela le Docteur séraphique.
4 Diego Granado (1574-1632), jésuite espagnol, professeur de théologie à Séville, effectivement auteur d’un traité sur la nature du péché.
5 Autrement dit les habitants des îles Salomon, découvertes en 1568, dont parle Giovanni Botero (voir note suivante) dans ses Relations universelles (1596).
6 Giovanni Botero (1543-1613), théologien italien ayant appartenu à la Compagnie de Jésus de 1560 à 1580. Il est surtout connu pour son traité de sociologie politique, les Relationi universali (1596).
7 Rappelons que Vieyra ne connaît ni le grec ni l’hébreu, ce qui lui a été reproché pour ses exégèses aventureuses.
8 « Animalium hoc maxime brutum animamque ei pro sale datam non inlepide existimabatur. » (Pline, Histoire naturelle, VIII, 207, 8)
9 Il s’agit des traités sur les règles de la confession (« summæ tabienæ »). Voltaire, semble-t-il, avait connaissance de cette expression métaphorique.
10 Moins connu que l’évêque d’Hippone ou que le patriarche de Constantinople, saint Jean Damascène (mort vers 749) reste une des figures majeures de la théologie occidentale.
11 « Sed inter hominem et beluam hoc maxime interest, quod haec tantum, quantum sensu mouetur, ad id solum, quod adest quodque praesens est se accommodat, paulum admodum sentiens praeteritum aut futurum. Homo autem, quod rationis est particeps, per quam consequentia cernit, causas rerum uidet earumque praegressus et quasi antecessiones non ignorat, similitudines comparat rebusque praesentibus adiungit atque adnectit futuras, facile totius uitae cursum uidet ad eamque degendam praeparat res necessarias. » (Cicéron, De officiis, I, 4, 11)
12 Horace, Art poétique, v. 181.
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