Iceberg
p. 89-95
Texte intégral
Icebergs
Icebergs, sans garde-fou, sans ceinture, où de vieux cormorans
abattus et les âmes des matelots morts récemment viennent
s’accouder aux nuits enchanteresses de l’hyperboréal.
Icebergs, Icebergs, cathédrales sans religion de l’hiver éternel,
enrobés dans la calotte glaciaire de la planète Terre.
Combien hauts, combien purs sont vos bords enfantés par le
froid.
Icebergs, Icebergs, dos du Nord-Atlantique, augustes Bouddhas
gelés sur des mers incontemplées, Phares scintillants de la Mort
sans issue, le cri éperdu du silence dure des siècles.
Icebergs, Icebergs, Solitaires sans besoin, des pays bouchés,
distants, et libres de vermine. Parents des îles, parents des sources,
comme je vous vois, comme vous m’êtes familiers...
Henri Michaux, dans La nuit remue, Paris, Gallimard, 1935.
1En 1935, quand paraît La nuit remue, Michaux a trente-cinq ans, et il a mené une vie de bric et de broc, de bourlingue et d’expatriations, tournée vers son intérieur souffrant, « troué », auquel le renvoient toujours ce qu’il voit dans ses voyages et les dérives assumées de son imagination. « Icebergs » est une pièce de ce puzzle douloureux, nostalgie et parodie d’une patrie possible, vidée de tout ce qui blesse.
2Le réseau métaphorique et symbolique de ce poème est dense, très polysémique, ambigu et ambivalent. Je me propose donc une analyse qui repère et dissocie, pour des raisons de progression et de clarté, les éléments de cet enchevêtrement. J’aborderai donc successivement :
- Les traits rythmiques et syntaxiques.
- Le tressage des structures phoniques, et l’engendrement du texte par le signifiant.
- Le sémantisme au premier degré (évocation d’un paysage réel).
- Le sémantisme au second degré (les icebergs comme domaine de la mort mais aussi de la pureté, et comme analogon du poème).
- L’attitude ambivalente du poète (effroi et fraternité).
a) Structure rythmique et syntaxique
3En préambule, j’aimerais rappeler les versants que circonscrit Philippe Jaccottet dans l’œuvre de Michaux, avec une perspicacité et une densité rares : il y discerne la prose qui relate voyages, rencontres et expériences réels ; la prose qui relate voyages, rencontres et expériences possibles, imaginaires, fantastiques ; le langage de l’exorcisme proprement dit, vers-libriste, inventif, tamtamesque, langage barbare, le plus menacé d’usure au goût de Jaccottet. Enfin, un quatrième versant, et je cite :
L’état poétique soutenu où le rythme se fait plus régulier (tendant même quelquefois au verset), le vocabulaire plus noble, le ton plus solennel. C’est celui qui convient aux rares moments où la paix qui est au-dessus de toute paix est enfin accordée au combattant ou à la victime, à ceux, en tout cas, où une espèce de communication, quelle qu’elle soit, avec l’Etre est rétablie...1
4Le lecteur ne doutera pas que je range « Icebergs » sur ce dernier versant. On ne peut qualifier ce poème de poème en prose au sens où l’entendaient Baudelaire ou Mallarmé. Il se présente en quatre versets très riches en accents toniques et, visuellement, en cinq fragments puisqu’un alinéa dédouble typographiquement le second verset.
5Syntaxiquement, six phrases, le dernier verset en comptant deux sans alinéa après le point. Le format d’ensemble s’apparente à celui d’un sonnet, mais les versets sont plus isométriques que dans la structure du sonnet ; la forme la plus proche serait quatre quatrains de vers non comptés et non rimés :
- Verset I : apostrophe simple, apposition double (« sans... sans... »), pas de proposition indépendante ou principale mais une relative à deux sujets (l’iceberg est un lieu « où »),
- Verset 2a : apostrophe double, apposition double.
- Verset 2b : exclamative double en parataxe (dont une elliptique et une explicite). Notons le remplacement du point d’exclamation attendu par un simple point, ce qui a pour effet de « geler » le lyrisme.
- Verset 3 : apostrophe double, apposition triple (dos... Bouddhas... Phares...), phrase indépendante simple (le cri dure) en anacoluthe (on attendrait un verbe impliquant les icebergs comme sujet ou objet de quelque action).
- Verset 4 : apostrophe double, apposition double. La première apposition est explicite : « Solitaires » (emphatisée par une majuscule qui les apparente aux ermites, mais véhicule en surnotation l’aspect adamantin des icebergs) et comporte une qualification simple (« sans besoin ») ; la seconde apposition est audacieusement elliptique : « des pays bouchés » pour « solitaires retirés dans des pays bouchés » (c’est-à-dire « sans accès ») avec qualification triple (tripartition en gradation : « bouchés, distants, et libres de vermine »). Après le point, apostrophe double (« Parents des îles, parents des sources »), suivie de deux exclamations « comme...comm... », toutes deux explicites, mettant enfin en relation le « je » et les icebergs. Noter le remplacement du point d’exclamation attendu in fine par des points de suspension, ce qui permet au poème de se perdre dans le non-dit.
6En récapitulant, on constate donc deux lignes fortes :
- Une structuration de la composition par les anaphores :
- Anaphore lexicale litanique, obsessionnelle, de « icebergs » (7 occurrences) ; anaphore insistante de « sans » (5 occurrences) significative du dépouillement et de la négativité.
- Anaphore de « combien » dans le verset2b, réverbérée dans le verset 4 par l’anaphore de « comme ».
- L’omniprésence des syntagmes binaires (signifiance insistante de la dualité psychique de l’iceberg) dans un certain crescendo, renforcé encore par l’amplification des syntagmes accolés. Soit :
- Verset 1 : 2 (« sans...sans... »), 2 (« où... et... »).
- Versets 2a et 2b : 2 (« Icebergs, Icebergs »), 2 (« cathédrales... enrobés... »), 2 (« combien... combien... »).
- Verset 3 : 2 (« Icebergs, Icebergs »), 3 (« dos... Bouddhas... Phares...»).
- Verset 4 : 2 (« Icebergs, Icebergs »), 2 (« Parents... parents... »), 2 (« comme... comme... »).
b) Le signifiant sonore
7L’absence de rime débouche, en fait, sur une espèce de généralisation de la rime, en voyelle initiale ou finale de mot, avec des échos en voyelle interne, d’où un tressage en continu, jouant à la fois comme indice général de poéticité et comme expressivité cratylienne (par allitérations) :
- Le diphone IS de « icebergs » (d’évidence prononcé IS plutôt que AÏS à l’anglaise), se répète dans « issue » et « distant », se renverse en SI dans « ceinture », « glaciaire », scintillants », « silence », « siècles ». L’ensemble de ces reprises et renversements donne à entendre une allitération crissante obstinée, partout répercutée dans les allitérations en S.
- Le diphone ÈR de « icebergs » se répercute dans « hyperboréal », « hiver éternel », « glaciaire », « Terre », « éperdu », « solitaire », « vermine ».
- Une série en OR modulant le mot « mort » : « cormorans » (où l’on entend « corps morts » par une évidente surnotation), « mort », « hyperboréal », « bords », « nord », « mort » (et la forme renversée enrobés).
- D'autres échos en UR (« ceinture », « purs », « dure »), en AR (« garde-fou», « Phares », « Parents ») et en AL (« hyperboréal », « cathédrales », « calotte »).
8L’expressivité cratylienne de toutes ces allitérations « grelottantes » (brrr, glaglagla), groupes occlusive + liquide DRA, GLA, PLA, FRWA, TLA, PLE, se confronte à la dureté des occlusives : « cathédrales », « Bouddhas » du monde quasi minéral de l’eau gelée.
9On note enfin des engendrements par le signifiant à plus courte portée comme « âmes », « matelots » et « récemment » ; « récemment » et « enchanteresses » ; « étemel » et « planète Terre » ; « éperdu » et « dure ».
c) Sémantisme au premier degré
10Evocation d’un paysage hyperboréen, assignation précise dans un univers physique, une géographie septentrionale objective, avec la précision terminologique des spécialistes :
- L’hyperboréal » : le dictionnaire donne seulement « hyperborée » et « hyperboréen » ; le néologisme est formé sur « boréal », allusion aux aurores boréales.
- La calotte glaciaire de la planète Terre ».
- « Dos du Nord-Atlantique » : fait songer à la « dorsale atlantique ».
11Huit traits caractérisent les blocs de glace du visionnaire :
- Leurs dimensions monumentales, portées par une métaphore imimplicite : « vaisseau de « haut bord » (« garde-fou » s’entend comme bastingage dans une première lecture, « ceinture » comme bouée de sauvetage), et reprises par trois métaphores explicites : « cathédrales », « Bouddhas », « Phares » (implicitement le colossalpharos d’Alexandrie).
- Les bords « hauts » et « purs » : arêtes rigides et sobres.
- La blancheur (« purs ») et la luminosité de la glace (« scintillants »).
- Le froid.
- Le « cri du silence », superbe oxymore en anacoluthe par rapport au début de la phrase, suggère le vent, crissements et sifflements.
- Le caractère insulaire de l’iceberg, abrupt et inhospitalier, donc isolé, solitaire comparé à l’ermite.
- L’immensité du champ où il dérive (connotation de liberté, mais passive).
- Une sorte de figement dans l’intemporel cosmique (hibernation par l’absence de repères saisonniers ou sociaux).
d) Une analogie de la mort, une analogie de la poésie
12Immense, haut et pur, lumineux, autosuffisant de façon quasi divine « sans... », etc, détaché des impedimenta sordides, libre dans un cadre spatio-temporel illimité, connotant le sacré : on aurait ici des qualifications idéales pour l’Élévation spirituelle baudelairienne, et donc la poésie et le poème.
13Rigide, glacé, passif, connotant le sacré, silencieux, dépouillé et exclu de toute socialité, figé dans l’intemporel : on aurait ici des qualifications idéales pour le cadavre et donc la mort.
14La dualité de l’iceberg, déjà repérée dans l’abondance des structures binaires explique donc l’ambivalence, l’équivoque de son symbolisme (et non pas « allégorie » qui est une figure rationnelle, univoque, indifférente au sémantisme premier).
15Attirance trouble du monde de la mort : l’iceberg comme sépulcre fascinant, souhaitable, le froid stérilisant la menace de corruption (la « vermine »), mais aussi repoussant, analogon sensible de la mort. Appositions lourdes de sens seconds. Dès le début, plus de sauvetage possible (ni « garde-fou », ni « ceinture », ni « issue »). On entre dans l’empire des morts, des oiseaux épuisés, abattus, et des marins noyés, des âmes désincarnées.
16Monde des morts que les Grecs situaient « vers l’Atlantique » ou « au pays hyperboréen ». Je m’arrête une seconde sur cet «hyperboréen » qui, pour les Grecs, désignait, au-delà de l’origine du vent du nord, une sorte d’Éden dont les habitants connaissaient la félicité.
17Les références à cette sérénité abondent chez les tragiques et les lyriques : « hyperboreos tychê », dit Eschyle2 pour désigner le bonheur suprême. D’autres parlent des makariôn nêsoi, « îles des bienheureux ». Ces connotations sont-elles indifférentes dans un recueil qui s’achèvera sur « Vers la sérénité » ? Elles sont contradictoires avec les références au sacré clairement marquées de connotations athées. Cathédrales (forcément chrétiennes, mais « sans religion ») : la Mort ne porte pas de message, ne « relie » pas les hommes. Les « Bouddhas » sont « augustes » mais « gelés » : leur posture de méditation pieuse est un leurre, ils ne contemplent pas vraiment ; les mers restent « incontemplées » (le terme de « mystique » convient mal, puisqu’il implique, outre l’ascèse spirituelle, une Révélation, un accès à l’Absolu). Il ne faut pas être dupe du chant des sirènes, des « nuits enchanteresses » : Michaux ne croit pas à la survie d’une âme individuelle.
18« La Mort » vers quoi attirent ces « Phares » est « sans issue », sans au-delà transcendental, sans paradis ni vie posthume. Bref, la Mort, c’est l’inconscience (ce que Camus appelle la « sérénité des cailloux ») et, si elle peut fasciner, c’est seulement comme terme de la souffrance de la conscience, pas comme seuil ou porte.
e) Attitude ambivalente du poète
19Solennité, immobilité, grand vide blanc inanimé et lugubre, tout cela ne manque pas d’une intertextualité que Michaux connaît : avec Coleridge (The Rime of the Andent Mariner), Poe (Les Aventures d’Arthur Gordon Pyni), Rimbaud : « Le bateau ivre » (dérive, oiseaux, noyés). Chez Baudelaire abondent les analogies de la Mort : « L’albatros », « Elévation », et surtout « Anywhere out of the world » :
[...] à l’extrémité de la Baltique, encore plus loin de la vie si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir les aurores boréales, nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’enfer.
20Bref, le monde de la poésie a une parenté avec le monde de la Mort. Comme lui, il exige une certaine « mortification » des « Solitaires », ermites comme les messieurs de Port-Royal : dépouillement, mépris altier du commerce quotidien de la vie sociale, des « besoins » ordinaires. Il implique le risque, le refus des « ceintures », contraintes académiques entre autres, la transgression des « garde-fou », des interdits que la société impose au langage pour faciliter « l’universel commerce », la communication monosémique, laquelle demande qu’on élimine ou circonscrive les risques d’erreur d’interprétation, qu’on proscrive l’ambivalence et le délire (sans parler de l’inesthétique et du malséant). Le vrai poète doit prendre ses distances, conquérir des pays « distants » et « bouchés » (comme des flacons stériles), libres de « vermine », du grouillement sordide de ses semblables. La misanthropie de Michaux exige cette démarche de « Solitaire » avide de contempler « l’incontemplé ».
21Il lui faut se libérer de l’environnement et des règles, s’isoler (dans son île – solide émergeant de l’immensité liquide –, loin de l’agitation et des promiscuités, dans le moi des profondeurs) pour trouver les sources – liquide surgissant de la terre. Michaux ne se masque pas le danger de cette démarche, le cousinage des îles, des sources et des icebergs. Il n’ignore pas que la source peut tarir, se geler, l’île dériver trop loin des hommes vers la folie et la mort. Parenté donc, visible (par voyance poétique) et familière à Michaux.
Notes de bas de page
1 Ph. Jaccottet, « L’espace aux ombres », Cahiers de l’Herne, Henri Michaux, no 8, 1966, R. Bellour (dir.).
2 Choéphores, 373.
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L’Envers de la tapisserie
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