Femme
p. 51-60
Texte intégral
1D’un bon coup de gourdin, Platon, à l’aube de l’Occident, matraqua l’érotisme et jeta l’interdit sur l’Éros pagailleur. La femme, instrument d’échange et de connexion sociale, bonne à faire des enfants pour la république. La pédérastie, réglée, codifiée, sublimée, déserte la Spartiate fraternité d’armes, devient initiation à l’amour des Idées, du Beau. La philosophie naît ; l’amour de Sophia, connaissance et sagesse, évince ou détourne l’aiguillon d’Aphrodite. Le manque irritant s’instaure. Un jour viendra le triste mot castrateur : « platonique ». Le christianisme n’avait qu’à reprendre la bonne régulation de la Cité hongre, qu’à substituer au joyeux foutoir des Olympiens le Père paternel, la Mère maternelle, le Fils rédempteur, et le long remords de l’origine. Inscrit et proscrit, le désir selon saint Paul doit se sublimer ou se domestiquer dans le Sacrement fondateur des cellules familiales.
2Char parle d’une femme. Il parle, dit-on, de l’Ame. Il parle de la Poésie. Il parle de la Beauté. Il parle de l’Être. Il parle de ce qui l’appelle et de ce qui l’interpelle, exigence et promesse délicieuses, de la fatale distance qui s’abroge, de ce qui requiert l’Arche, de la durée qui la fait échouer. J’adopterai pour hypothèse dans ce chapitre celle qui semble la plus plate à certains esprits, la plus sottement biographique : il parle d’une femme, ou d’une autre. Dans le sens buissonnant, j’élis cette tige pour l’observer, ou encore, dans la tapisserie, je suivrai le fil écarlate.
3Beauté, Être, Poésie, Âme, non point congédiés mais attenants, viendront de surcroît, s’ils peuvent, dans leur abstraction synecdochique ou leur sublimation métaphorique. Qu’on ne bassine pas mon méfiant matérialisme avec Heidegger car, comme dit Max Ernst : « La nudité de la femme est plus sage que l’enseignement du philosophe », et comme dit Char : « La présence du désir comme celle du dieu ignore le philosophe. En revanche le philosophe châtie »1 On peut distribuer les figures de la femme éprouvée selon trois rubriques : la mère, l’ange, l’épousée.
4Première figure à l’épreuve : la mère. D’où vient le contentieux de René Char avec sa mère ? La plus grave hypothèse, sans doute, qu’on puisse avancer, est que l’enfant René n’a pas été désiré, tout juste accepté ; et, une fois survenu, pas (ou peu) été aimé. À la naissance de l’enfant, Marie-Thérèse Armande Rouget achève à trente-huit ans sa quatrième grossesse. Elle a une fille de dix-huit ans qu’on mariera dans deux ans, une autre de sept ans, un garçon de quatorze ans en pleine puberté. Le tard venu ne sera pas le préféré mais le fruit d’une maladresse de contraception, le fatigant, l’être en trop.
5À ce grief que je suppose, et que valide l’obstiné silence du poète sur sa génitrice, s’ajoute la mort précoce du père, dont le garçonnet inculpe sa mère. Mère anthropophage, mère mante ? « Je ne verrai pas l’empuse te succéder dans ta serre », telle est la prophétie prophylactique du « Visage nuptial »2, avec son inquiétante équivoque entre le jardin fleuri de la femme aimée et la griffe de l’orthoptère. La disparition du père est bénie quand l’amour se reporte sur l’enfant unique, héritier plénier (qu’on songe au bref paradis du jeune Baudelaire) ; ou encore quand le père incarnait brutalement la Loi. Ici, le père était, semble-t-il dans l’image conservée, un allié contre l’autorité de la mère ; à sa disparition ne subsistent que des arpents de sécheresse, le roidissement d’une veuve obsédée de devoirs pédagogiques étroitement conçus (ce qui l’assimile à la mère de Rimbaud, assumant le rôle du père absent). La faveur inquiète de Marie-Thérèse va au grand frère Albert, que la guerre mobilise et menace ; et le moutard peut toujours récolter des gifles et aller sécher ses larmes dans le jardin. Hors poésie, cela donne, dans le commentaire de « Jacquemard et Julia » : « [...] ma mère qui se montra toujours bonne pour moi. Bien que maladroite parfois »3. La rancœur du peseur de mots, soupçonnant l’hypocrisie, perce dans « se montra » alors que « fut » eût été simple. Dans le théâtre, cela donne, quand la grand-mère protectrice interroge Lucien, dix ans : « La gifle de ta mère t’empêche-t-elle de dormir ? », puis « (D’une voix teintée de mépris.) Elle n’a pas de passion, elle ! »4.
6Madame Char se guinda dans l’éducation, fit tout ce qu’elle put pour socialiser et normaliser son dernier rejeton, si volatile, le fixer, lui donner un métier, l’insérer dans la petite bourgeoisie départementale. Comme toute mère, elle l’eût bien marié. Pauvre Émile, promis à Sophie. Être la belle-fille de Marie-Thérèse Rouget, veuve d’un maire et belle-mère d’un sous-préfet, quel rêve de parlotes, de lessives et de confitures ! « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Tes dix-huit ans réfractaires [...] au ronronnement d’abeille stérile de ta famille […]5.La mère incarne la femme pratique, la « femme de punition », la femme dont se garder farouchement. Modèle de soumission, perpétuation des modèles, elle est « immobile » parce que soumise aux rails d’une discipline exogène. Elle énonce les principes, châtie les infractions, accomplit ses devoirs, dicte le Devoir. D’une certaine façon, elle a réussi, si l’on en juge par le perpétuel souci éthique enraciné chez Char (même si les responsabilités qu’il assume dans l’antifascisme et la Résistance ne sont pas celles que la mère souhaitait inculquer) et par son intransigeance (même s’il se défend contre les risques de manichéisme).
7Enfin, et plus gravement, le despotisme de la mère est surtout langagier : « Ceux qui [...] s’appliquent à parler correctement “comme dans les livres” [...] ma mère se range dans cette catégorie »6. La soumission docile au code reçu est à l’origine de toutes les sujétions, de toutes les castrations. En toute âme « libère et bien née », elle provoque le désir de s’affranchir ; et celui que travaille le verbe, ses libres jeux, ses mystérieuses fatalités et ses fureurs combinantes, il ne peut voir, dans la règle livresque et celle qui l’impose, que la négation même de ce qu’il est, qu’une trahison. L’image lointaine de la traîtresse ressurgit au milieu de l’étreinte des amants avides : « Loin derrière eux leur mère ne les trahirait plus, leur mère si immobile »7.
8De ces expériences infantiles découlent de la méfiance, voire de la misogynie, qui laissent trace ici ou là. Sur le mode rustique : les Casseurs de cailloux ne sont pas pressés de rejoindre « la méchanceté prochaine de nos femmes »8. Sur le mode citationnel : « Claude me dit : “Les femmes sont les reines de l’absurde” »9.
9Diane, la « femme aux offrandes opaques et spacieuses » (faut-il l’identifier à « la compagne du vannier » ?) s’impose à l’évidence comme figure de transfert œdipien lors de l’adolescence, Trans-parente, Transmère : « Je venais d’avoir quatorze ans et Diane n’avait que l’âge du désir qu’elle suscitait »10. Quand Diane invite le garçonnet mi-nu à venir se sécher dans sa serviette, il fuit mais laisse en cadeau le produit de sa pêche. Offrande et retrait, lot commun des puceaux, que l’hypersensibilité du poète exaspère. Crainte et désir devant la femme réelle sont propices à la femme imaginaire :
Onan consommé, suave sécheresse, le trajet de son sperme pose un problème de magie formelle : grossièrement, éclair, foudre, et corollaire. Mais l’angoisse nomme la femme qui brodera le chiffre du labyrinthe.11
10Dans le mystère furieux de l’orgasme découvert par l’adolescent, l’angoisse dédie le sperme au fantasme de telle ou telle femme ; et cette femme « brodera le chiffre du labyrinthe ». Formule équivoque. Broder son chiffre, dans l’ancienne France, ses initiales entrelacées sur les draps du trousseau qu’on apporterait en dot, était une activité féminine prénuptiale, une appropriation anticipée du statut conjugal. Broder le chiffre du labyrinthe, est-ce vraiment rendre visible la combinaison qui permet d’en sortir, le fil d’Ariane ? Car chiffrer, c’est aussi transformer un texte clair en cryptogramme. Le corollaire qu’est la nomination d’une femme arrache le Minotaure à la solitude d’Onan, mais pour le vouer à la complication d’autres lacs et réseaux, d’un autre chiffre (du chiffre d’un autre être) à tenter de décoder.
11« Réserve romancée »12 semble tourner autour du chiffre de la mère, de la masturbation féminine et masculine, maternelle et filiale. « Réserve : partie laissée en blanc d’une aquarelle, d’un lavis, d’une gravure », dit le dictionnaire. Le titre promet donc du diégétique « blanc », un circuit narratif autour d’un centre indicible. J’ajouterai quelques lignes en marge de l’analyse fouillée de Jean-Claude Mathieu13. Le texte conte la singulière histoire de Madame de Serrure, de Verrou, de Fer-à-Porte, que l’étreinte violente, quasi incestueuse, de son fils a ressuscitée : « un os qui l’étouffait se détacha de son gosier ». Vaguement molièresque (voir l’arête qui rend muette dans Le Médecin malgré lui), l’histoire bascule ensuite dans une atmosphère onirique confusément imaginable, mais inconcevable. Miraculeusement désobturée, Renée, Madame de Fauveouverture, de Fer-à-Porte, éprouve dans un songe « une jouissance équinoxiale définitive », grâce à « une main vibratile au médius de toute beauté ». Passe pour ce substitut de phallus. Mais qui est le fauve qui se dédouble et se masturbe devant la glace ? La mère ? Le fils fantasmant un scénario œdipien ? Les deux chacun de son côté ? Apparemment calqué sur « Ne réveille pas le cochon qui sommeille », l’énigmatique proverbe qui résonne ensuite (proche des jeux dada d’Éluard et Péret, mais proche aussi des « phrases de réveil » bretonniennes) enchevêtre le problème, ajoutant aux difficultés métaphoriques une double lecture syntaxique. Les sens possibles pour « Ne trépane pas le lion qui rêve » (ou « le lion qui le rêve », dans le premier état) se multiplient. Entrouvrons l’éventail. Deux interdictions possibles : « Ne fais pas X au Y qui rêve » ou « Ne fais pas X au Y qui rêve qu’on lui fait X ». Et deux adages possibles : « Celui qui rêve ne fait pas X au Y » et « Celui qui rêve qu’il fait X au Y ne le fait pas en réalité », soit encore : « Il ne suffit pas de rêver qu’on fait X au Y pour le faire. » Comme « trépaner » et « le lion » imagent sans réduction sémantique évidente (le rêve est-il l’abcès intra-crânien qu’on interdit d’extraire ? le lion est-il le « ça » d’avant le refoulement ?), je m’abstiendrai d’épiloguer, retenant simplement ce nœud œdipien indébrouillable d’une mère « morte » qui, dans une autre vie, se donnerait du plaisir, et, selon la jolie formule de Jean-Luc Steinmetz dans le numéro spécial « René Char » de Sud, « le regret que le sens n’arrive pas à posséder ce qui l’excède ».
12Viennent ensuite le service militaire, les demoiselles des bistrots d’Avignon, et bientôt, à vingt-trois ans, la drague parisienne en compagnie d’Éluard, la « douceur du nombre », la « multitude assouplie », « l’expédient du gîte », congédiés dans « Le visage nuptial ».
Femme [...] qui lui avez appris, alors qu’il n’était encore qu’une graine captive de loup anxieux, la tendresse des hauts murs polis par votre nom (hectares de Paris, entrailles de beauté, mon feu monte sous vos robes de fugue) [.. ]14
13Fête pour la sensualité, la pluralité des conquêtes fugaces, le vagabondage érotique ne comble (selon la mémoire de celui qui en est revenu) qu’un savoir-faire donjuanesque (« [...] l’homme qui pour mieux vous adorer reculait indéfiniment en vous la diane de sa naissance, le poing de sa douleur, l’horizon de sa victoire »)15, un machisme un peu court :
Il avait perdu tout lien avec le volume ancien des sources propices aux interrogations, avec les corps heureux qu’il s’était plu à animer auprès du sien lorsqu’il pouvait encore assigner une cime à son plaisir, une neige à son talent.16
14Il est donc temps de convoquer l’ange, sous le nom propre d’Artine qui unifie le bouquet de ses visites :
Depuis, cette Artine m’a par intermittences accompagné. Elle n’a jamais été réduite en cendres. Elle apparut sous différents aspects, aux abords de l’invisible, la passante sur l’horizon, le cou dégagé.17 Le propre de la passante angélique (sorte d’irruption, quasiment nervalienne du « Grand Réel », de la femme absolue, dans la frustration et l’insignifiance du quotidien) est de délivrer un message.
15Messagère d’outre-monde est la première esquisse d’Artine, qui apparaît en 1929 au poète de vingt-deux ans, le fantôme d’une morte, noyée à dix-sept ans, Lola Abba (1912-I929)18. Elle vient un jour de pluie se proposer comme « bonne » à la porte des Névons. Visite énigmatique. Quelle manne viennent dispenser son âme, ses Mânes ? (« Manne, dixit Larousse : nourriture miraculeuse que Dieu envoya du ciel aux israélites dans le désert. Manne des pêcheurs : éphémère qui abonde près des rivières en fin d’été et qui peut être utilisé comme appât. ») La brune éphémère Lola conjoint la figure mariale espagnole et catholique – qu’attestent à la fois « la croix noire parmi les herbes » et son prénom (Lola, diminutif de Maria de los Dolores : Marie des Douleurs, sept épées dans le cœur, se vénère dans une église de Cordoue, à deux pas de la Juderia où vécut Maimonide) - et la référence à une lignée paternelle juive, Abba (le Comtat fut par moments, sous les papes, un asile pour les Juifs fuyant les persécutions). Le message de cet ange demi-juif est double. Le premier souligne la brièveté de l’existence (manne = éphémère ; et les champignons croissent en une nuit) ; le second affirme l’unité des contraires. C’est, attesté par la conservation des habits, le refus de l’abolition ; l’idée que se transfuse à la terre, dans le contact de l’herbe et des cheveux fous de l’étreinte en plein air, quelque chose de la couronne d’amour ; que, des destins inaccomplis, précocement dispersés avant d’avoir librement flambé, permane le désir de vivre. Que la vie, « la vie contournante », passe dans la mort mais repasse dans la vie, que « le mur mitoyen de la vie et de la mort »19 est franchissable, qu’Eurydice répugne au néant.
16Trois ans plus tôt, en 1926 ou 1927, Françoise de M., avec le baiser soudain sur l’hippodrome, délivrait un autre message à l’adolescent : que la femme peut désirer comme lui désire, sauvagement, qu’on peut le désirer sur sa mine, ou plutôt sur son magnétisme, qu’il est désirable. Viendront d’autres anges : au crépuscule, la cueilleuse de mimosas, intouchable odorante qui porte à ses lèvres «la chimère de l’humidité de la nuit»20; ou encore Florence à la gorge de jujube21 ; ou encore la jeune bohémienne en costume qui lui tend la main sans un mot dans les rues désertes de Céreste en 1943 : «Je ressentis cette fulgurance qu’on a devant un événement préfiguré et résolu sur l’heure»22.
17La «terrestre silhouette d’ange rouge» du Prisonnier de Georges de La Tour du musée d’Épinal illustre la figure de la messagère : «Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore »23. Elisant comme titre Le Prisonnier, Char choisit la lecture la plus universelle et la moins chrétienne de la toile, écartant Saint Pierre et l’ange (proposé par Sterling en 1934) et Job raillé par sa femme (proposé par Laffond en 1935). Prémonition plastique, la reproduction magique «désaltère». Montrant l’intense dialogue des regards entre la femme et le démuni, suggérant les paroles de miséricorde, de compassion et d’encouragement, elle atteste, par-dessus les siècles, une sensibilité fraternelle, une «alliance substantielle» avec le peintre. L’image, surtout, mémento d’éternité à la différence de la météorique femme de chair, fixe la promesse dans la douce durée de la bougie, rappelle, préfigure et garantit la permanence du possible. Autre antécédent que Char cite avec prédilection, le sonnet que Baudelaire dédie, dans ses Tableaux parisiens, «À une passante » :
[...] Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
18C’est dans la contradiction entre ces deux figures antithétiques, la mère, femme de punition, abeille stérile, hirondelle casanière, conformiste langagièrement, donc moralement et intellectuellement, empuse potentielle, et l’ange rencontré, femme de résurrection, instantanéité fulgurante de l’échange oblatif, qu’il soit le don de l’harmonie visible, le désir fauve partagé ou la parole exactement nécessaire, appropriée et consolante, que se meut l’érotique de Char, que se construisent ses relations avec la troisième figure, celle de l’épousée, Georgette ou Yvonne. Ce conflit entre l’ordinaire médiocrité du repoussoir maternel et le paroxysme angélique, entre le survoltage inaugural et les pertes de régime subséquentes, conduit Char à répudier les mythes de la durée amoureuse et de la fusion des amants, de Philémon et Baucis, à Tristan et Iseult et aux troubadours, ces « grands abusés »24, ainsi que leurs retombées surréalistes, chez Breton (L’Air de l’eau, etc.) et Aragon (le cycle d’Eisa) : « D’autres chanteront l’incorporation mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier »25. Ce sont, pour Char, des topoï insincères, des idolâtries idéalistes, des griseries verbales. La vérité est plus rugueuse, et l’épousée, aux prises avec la discontinuité, la durée, le temps ruineux, se décolore, cesse parfois d’être à la hauteur de l’exaltation initiale que le poète, lui, ne cesse de requérir. Le rapport avec l’érotique d’Eluard, ami intime, interlocuteur privilégié, initiateur au libertinage et amoureux de Gala puis de Nusch, est plus complexe, puisque son « une pour toutes, toutes pour une », conjoint la permanence de l’élue à la diversité des rencontres, admet l’intermittence du Désir et son pluriel. Comme pour Paul et Gala, du reste, des isolements, des séparations programmées, des éloignements voulus ou pas, dans la guerre et la Résistance, préservent pour René et Georgette, à travers la fragmentation, l’image de l’amour et les chances des retrouvailles, de la « rencontre du présent » dans une convergence renouvelée. Mais la gentillesse que manifeste Eluard pour une Nusch qui admet ses fredaines n’est pas le trait dominant de Char. Il s’y essaye parfois, parce que déclarer l’amour (comme on dit « déclarer la guerre ») engage : « J’ai sauvegardé la fortune du couple. Je l’ai suivi dans son obscure loyauté. La vieillesse du torrent m’avait lu sa page de gratitude »26. Mais que faire d’un vieux torrent à l’oxygène appauvri ? Les localités de Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance ne se prisent guère en comparaison de la source vauclusienne qui irrigue Tendre-sur-Inclination : « Tu condamneras la gratitude qui se répète »27. Le présent doit être surgissement plénier et flamboyant ; les stratifications du passé sont excrémentielles et aliénantes. L’indépendance de l’écorché est trop exigeante, son goût de la vérité trop vif pour feindre, par confiance en l’amour, durant les zones fades, au long du lit à sec :
Ne laisse pas le soin de gouverner ton cœur à ces tendresses parentes de l’automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie.28
19À la bienveillance de Philinte, et tout en souffrant de faire souffrir, il préfère soit la franchise brutale d’Alceste et de Timon d’Athènes : « Il n’y a pas de siège pur »29, soit l’équivoque d’une dualité assumée, entre chien fidèle et loup rebelle à toute domestication. À côté de « l’immunité de la Fête »30, de la lyre des jours alcyoniens, des épithalames et des hymnes de jubilation nuptiale (je ne m’étendrai pas sur cette veine limpide et abondante), on trouve donc des poèmes conjugaux, au pire sens du terme, celui qui désigne deux bêtes parallèles n’ayant de contact que par le joug commun, la gerbe de souvenirs qui les lie et le faix d’insatisfaction présente qui les accable. Ainsi d’« Évadné »31, de « Fastes »’32, d’« Allégeance »33, bien analysés par Jean-Yves Debreuille dans le numéro spécial « René Char » de Sud ; ainsi de « Quatre âges » : « Mon amour est triste/Parce qu’il est dans la nature troublée de l’amour d’être triste »34 ; ainsi du terrible et las appel à la Mort qui inspire « Assez creusé », lors de la transition entre Georgette et Yvonne :
Vous qui n’êtes ici qu’une pelle que le temps soulève, retournez-vous sur ce que j’aime, qui sanglote à côté de moi, et fracassez-nous, je vous prie, que je meure une bonne fois.35
20J’ai conscience d’avoir simplifié, émondé, du dyscole à l’affable, cent nuances de délicatesse et de générosité, d’avoir stylisé les arêtes ; mais je reste persuadé que Char éprouve Éros et la femme entre deux pôles, celui de la servitude intolérable et celui du magnétisme irrésistible, entre le pôle maternel et le pôle angélique ; et que le statut de l’épousée oscille – loyalement mais incessamment – entre ces deux figures antagonistes de la casanière et de la libératrice.
Notes de bas de page
1 Feuillets d’Hypnos, no 202, dans Fureur et mystère, Œuvres complètes, Paris, Gallimard « La Pléiade », 1983, p. 223.
2 « Le visage nuptial », Seuls demeurent, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 152.
3 « Arrière-histoire du Poème pulvérisé », Nouvelle Revue Française, no 6, juin 1953.
4 Sur les hauteurs, Œuvres complètes, op. cit., p. 850.
5 « Tu as bien fait... », La Fontaine narrative, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 215.
6 Le Surréalisme au service de la Révolution, no 1, juillet 1930, p. 23.
7 « L’épi de cristal... », Seuls demeurent, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 141.
8 Dehors la nuit est gouvernée, Œuvres complètes, op. cit., p. 113.
9 Feuillets d'Hypnos, no 117, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 117.
10 Sous ma casquette amarante, Œuvres complètes, op. cit., p. 847-848.
11 Moulin premier, XLIV, Œuvres complètes, op. cit., p. 75.
12 Moulin premier, XXVII, Ibid., p. 68-69.
13 La Poésie de René Char, Paris, José Corti, 1985,1.1, p. 331.
14 « Hommage et famine », Seuls demeurent, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 147.
15 Loc. cit.
16 « L’extravagant », Le Poème pulvérisé, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 256.
17 Sous ma casquette amarante, Œuvres complètes, op. cit., p. 834.
18 « La manne de Lola Abba », L’Action de la justice est éteinte, Œuvres complètes, op. cit., p. 22.
19 Partage formel, XXII, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 160.
20 « Congé au vent », Seuls demeurent, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 130.
21 Feuillets d’Hypnos, no 213, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 226.
22 Sous ma casquette amarante, op. cit., p. 834.
23 Feuillets d’Hypnos, no 178, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 218.
24 « Pyrénées », Les Matinaux, op. cit., p. 304.
25 « J’habite une douleur », Le Poème pulvérisé, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 254.
26 « Le Muguet », Le Poème pulvérisé, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 254.
27 « J’habite une douleur », Le Poème pulvérisé, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 254.
28 Ibid., p. 253.
29 Loc. cit.
30 « Leonides », Seuls demeurent, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 139.
31 Seuls demeurent, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 153.
32 La Fontaine narrative, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 415.
33 Ibid., p. 134.
34 Dehors la nuit est gouvernée, op. cit., p. 94.
35 La Fontaine narrative, dans Fureur et mystère, op. cit., p. 278.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La querelle du roman-feuilleton
Littérature, presse et politique. Un débat précurseur (1836-1848)
Lise Dumasy (dir.)
1999
Nouvelles anarchistes
La création littéraire dans le presse militante (1890-1946)
Vittorio Frigerio (dir.)
2012
La Littérature de l’anarchisme
Anarchistes de lettres et lettrés face à l'anarchisme
Vittorio Frigerio
2014