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Livre II – Chapitre 6. Suite de la même matière, où sont énoncés les fondements et raisons du royaume temporel du Christ sur la terre [Réfutation dialectique]

p. 287-293


Texte intégral

1Le principal argument de ceux qui refusent d’entendre le royaume du Christ comme empire et domination temporelle est l’absence de titre, disent-ils, au nom duquel cette domination aurait été due et fondée. Pour que l’on voie mieux la faiblesse manifeste de cet argument et que soient cités à l’appui de notre opinion les mêmes auteurs que ceux que convoquent la partie adverse, nous énumérerons et prouverons ci-après, avec le plus de brièveté possible, les titres aux noms desquels sont dus au Christ, en sa qualité d’homme, l’empire et la domination suprême, non seulement spirituelle, mais tout aussi bien temporelle, et sur l’ensemble du monde. Ces titres sont au nombre de six, tous légitimes et conformes au droit : le premier par nature, le second par héritage, le troisième par donation, le quatrième par acquisition, le cinquième par juste guerre, le sixième par libre choix et acceptation de tous les hommes, comme nous le montrerons en suivant ce même ordre.

2Premièrement, le Christ est roi et monarque universel du monde par nature, puisque par l’union de la divinité à l’humanité, laquelle est essentiellement incluse en la nature du Christ, sans aucune autre intervention ou concours extrinsèque, ni de la part de Dieu ni de celle des hommes, il appartient à ce même Christ en tant qu’homme la domination et l’empire universel sur tout ce qui a été créé, et par cette nature il est constitué, ou plutôt, par elle (sans que personne ne le constitue) il est roi, seigneur et monarque suprême de tous les rois, de tous les royaumes et de tous les empires du monde. C’est pour cela que le Christ, dans l’Apocalypse, portait le titre de « Rex regum e Dominus dominantium », inscrit, comme dit le texte, « in femore41 », ce qui signifie « la génération humaine », pour montrer que le fait d’être roi de tous les rois et seigneur de tous les seigneurs était sien et à lui adéquat par sa propre nature. Et c’est pour cela aussi qu’on lui donna au moment de la circoncision le nom de Jésus, qui veut dire le Sauveur, et non point celui de Christus, qui veut dire celui qui a reçu les saintes huiles, car le fait d’être roi et monarque universel du monde par onction ne provenait pas de quelque imposition divine ou humaine, mais de sa propre nature, autrement dit de par ce qu’il était. Sauveur par obédience, mais oint par nature. Et ainsi que anciennement on faisait et consacrait les rois par l’onction des huiles, ainsi l’union hypostatique42 dans le Christ a-t-elle été une véritable et adéquate onction, par laquelle il reçut conjointement à l’être et à la nature le pouvoir et la monarchie du monde.

3Tel est l’argument de fond du P. Vázquez43, qu’ont suivi la plupart du temps tous ceux qui ont écrit après lui. Salazar44 dit du P. Vázquez qu’il a été le premier à qui la théologie doive les principes solides et véritables sur lesquels se fonde l’empire temporel du Christ. Et comme Arriaga45, pour ne pas déroger à son habitude de tout contredire, n’a point reconnu dans l’onction de l’union hypostatique autre chose que la justesse et la force d’une métaphore, nous y vénérons quant à nous l’autorité de David, qui s’exprime ainsi au psaume quarante-quatre : « unxit te Deus, Deus tuus, oleo lætitiæ præ consortibus tuis46 », ainsi que l’explication de saint Augustin, de saint Grégoire de Nazianze et d’autres Pères qui l’ont entendue ainsi. Je rapporterai leurs dires au chapitre suivant pour éviter de les répéter ici.

4Le second titre par lequel se fonde l’empire du Christ est celui de l’héritage, car le Christ, fils naturel de Dieu, selon le texte de saint Paul – quod filius et hæres47 –, est celui à qui appartient le titre d’héritier de la domination et empire universel du monde, dont Dieu est le Maître absolu. Dieu lui-même l’a dit par la bouche du Prophète roi : « Postula a me et dabo tibi gentes hæreditatem tuam et possessionem tuam terminos terræ48. » Ainsi également saint Paul, parlant lui aussi du Christ : « quem hæredem universorum per quem fecit sæcula49 ». Ainsi le Christ lui-même, dans la parabole de la vigne : « Hic est hæres, venite et occidamus eum50 ». À ce titre, il faut encore rappeler tous les théologiens plus haut cités, comme dans ce passage…

5[…]

6[Il y a une page blanche dans le manuscrit.]

7[…]

8Le troisième titre est celui de la donation, lequel est mentionné par tous, aussi bien dans le Nouveau que dans l’Ancien Testament, dans le psaume plus haut cité : « dabo tibi gentes hæreditatem tuam », et dans un autre psaume : « omni subjecisti sub pedibus ejus51 ». Ces mots, saint Paul les entend à propos du Christ au chapitre premier de son Épître aux Hébreux. L’ange le dit à la Vierge, au chapitre deux de saint Luc : « Dabit illi dominus Deus sedem David patris ejus et regnabit in domo Jacob52. » Saint Jean aussi, au chapitre trois : « sciens quia omnia dedit ei pater in manus53 ». Enfin, le Christ lui-même, lorsqu’il dit : « Omnia mihi tradita sunt a Patre meo », ou encore : « Data est mihi omnis potestas in cælo et in terra54 ».

9Le titre de l’acquisition, qui est le quatrième, semble concerner plus directement les hommes qu’il ne concerne le monde, mais la domination des premiers induit nécessairement celle du second, de la même façon que celui qui est maître de l’esclave est également en possession de ses biens. Et c’est là une conclusion évidente de la théologie, et une grande gloire non seulement pour le Christ mais aussi pour nous-mêmes, qu’au titre de la Rédemption nous soyons non seulement les vassaux de ce souverain monarque, mais également ses véritables serfs, rachetés au prix de son sang : « Empti enim estis pretio magno55 ».

Texte à nouveau tronqué, page blanche dans le manuscrit.
Le cinquième titre, celui de la guerre juste, est facilement déductible du reste des écrits de Vieyra et de sa vision politique du monde, mais nous ne saurons jamais ce qu’il aurait, ou a dit, dans ce passage. Rappelons que ce concept de « guerre juste » est ce qui permettait de déroger très légalement à l’interdiction royale de réduire les Indiens en esclavage…
B. E.

10Du sixième et dernier titre de l’empire du Christ, nous disions qu’il était celui du consentement, de l’acceptation, pour ainsi dire de l’élection de toutes les nations du monde. Ce titre est le plus naturel et fondé en droit parmi les hommes, dans les communautés desquels, lorsqu’ils choisissent de vivre ensemble et selon les règles de la cité, Dieu, comme auteur de la nature, a institué le pouvoir et la juridiction suprême d’élire et de nommer le prince. Ainsi l’inclut l’opinion générale de tous les juristes et théologiens, et l’ont connu et enseigné avant eux, par inspiration naturelle, Aristote, au livre trois de sa Politique, et Platon dans son traité De la royauté et dans les livres de La République. Mais c’est dans le Christ que ce titre a sa meilleure place, car, monarque universel du monde entier et de tous les hommes, il était nécessaire que ces mêmes hommes convinssent tous de ce consentement, élection ou acceptation, comme nous l’avons dit plus haut, un consentement général qui n’a jamais eu d’égal dans le monde auparavant, comme le disent quelques théologiens, et qui ne pouvait pas en avoir. Je dis néanmoins que ce titre de consentement et acceptation universelle n’a pas fait défaut à l’empire et monarchie universelle du Christ, comme je vais le démontrer. Et je demande un peu de bienveillance à ceux qui voudront bien lire ce discours pour le méditer un peu plus avant, s’agissant d’une pensée nouvelle et d’une matière qui n’a pas encore était traitée, pour laquelle il est nécessaire de lancer des fondations et d’en fixer les premiers et solides fondements, et je leur promets que, s’ils ont ce soin-là, ils ne perdront point le temps qu’il y auront consacré, car ils verront par les grands et remarquables événements de l’Antiquité combien d’une manière juste et judicieuse la nouveauté et la vérité de nos considérations concourent au meilleur établissement du Royaume du Christ.

Suivent, dans cette fin de chapitre 6, de très longues pages sur le même thème, agrémentées parfois de digressions curieuses, comme celle de Virgile annonciateur du Christ, et un chapitre 7 au contraire très fragmentaire. Tout le reste a été perdu, ou n’a jamais été écrit. On peut simplement le déduire par des ébauches de plan et d’argumentation (voir, ci-après, annexe 2).
B. E.

Notes de bas de page

41 C’est-à-dire, rappelons-le, au pied de la lettre en latin vernaculaire : « sur la cuisse ».

42 L’hypostase est, rappelons-le, la manifestation de la Trinité en une seule et même entité.

43 Gabriel Vázquez (1549-1604), jésuite espagnol, éminent théologien, connu pour ses Disputationes.

44 Fernando Quirino de Salazar (1576-1646), jésuite espagnol, auteur d’un commentaire sur le Livre des Proverbes.

45 Rodrigo de Arriaga (1592-1667), jésuite espagnol, auteur de nombreux traités théologiques.

46 « […] aussi Dieu, ton Dieu, t’a oint d’une huile de joie, de préférence à tes compagnons. » (Psaumes, 44-8)

47 « Parce que fils et héritier » (Vulgate, Romains, 7, 17).

48 « Demande-moi, et je te donne les nations comme patrimoine, en propriété les extrémités de la terre. » (ibid. Psaumes, 2, 6)

49 « Il nous a parlé en un fils qu’il a établi héritier de tout et par qui aussi il a créé les mondes. » (ibid., Vulgate, Hébreux, 1, 3)

50 « C’est lui l’héritier, venez, tuons-le et nous aurons son héritage. » (Matthieu, 21, 38)

51 « Tu as tout mis sous ses pieds » (Vulgate, Psaumes, 8, 8).

52 « Et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. Il règnera sur la maison de Jacob éternellement, et son règne n’aura pas de fin. » (Luc, 1, 32-33)

53 « Jésus, qui savait que le Père avait tout remis entre ses mains » (Jean, 13, 3) (erreur de Vieyra).

54 « Tout m’a été remis par mon père. » (Matthieu, 11, 27) « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. » (Matthieu, 28, 18)

55 « Car vous avez été rachetés à grand prix. » (Paul, 1 Corinthiens, 6, 20)

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