« Émile Zola », Les Temps nouveaux, no 23, du 24 au 10 octobre [sic] 1902
p. 114-116
Texte intégral
1Emile Zola est mort.
2La construction d’une œuvre énorme, conçue dès la première jeunesse, poursuivie avec une persévérance acharnée, d’abord au milieu des soucis continuels de la vie précaire, parmi les sarcasmes ou le silence, plus mortel que les injures pour l’écrivain, puis en pleine fortune et en pleine gloire, occupa presque tout entière cette vie de puissant labeur : l’homme qui a célébré si magnifiquement l’effort humain prêcha d’exemple et fut un ouvrier de lettres qui fit en toute conscience la besogne une fois acceptée, aussi bien pendant les débuts difficiles qu’au temps où l’orgueil ingénu des lutteurs victorieux lui aurait pu conseiller le repos.
3Ce n’est pas l’instant de porter un jugement sur cette œuvre considérable, si variée dans son apparente unité : sans doute dans cette histoire de la famille Rougon, depuis ses origines jusqu’au docteur Pascal, dernier de la lignée, la thèse primitive des influences héréditaires reparaît souvent, expliquant les actes présents des individus par les actes passés des ancêtres, proches ou lointains.
4Toujours aussi Zola garda une imagination de romantique dans l’observation du détail réel et précis : cet historien des petits faits fut, de La Fortune des Rougon à Travail, un prodigieux visionnaire, grandissant en personnages et en aventures d’épopée les êtres et les gestes de l’époque contemporaine. Mais dans ses vingt volumes touffus, chargés d’épisodes, où s’agite et grouille, à côté des premiers rôles et des comparses, la masse obscure et confuse des foules, d’année en année, l’idée que Zola se faisait des choses et des hommes se modifia nécessairement.
5De plus en plus, il élimina du monde de la pensée l’idée d’autorité, pour n’accepter plus que les notions fournies par l’expérience scientifique ; mais il ne fut pas toujours très éloigné d’attribuer, dans la vie publique, aux savants, censés représenter la science absolue, la direction des sociétés et il semble bien que comme Renan et comme aussi, dans une mesure donnée, Berthelot, il aurait volontiers admis, à certaines heures, un gouvernement de mandarins et il aurait ainsi rétabli dans la hiérarchie sociale l’autorité qu’il ruinait plus ou moins consciemment, dans le domaine intellectuel.
6Ce n’est pas cependant qu’il eût pris parti, dans la lutte sociale, du côté des dirigeants. Ni ses fonctionnaires, ni ses politiciens, ni ses bourgeois, ni ses magistrats ne sont peints en beauté ; ses romans d’observation, d’apparence indifférente et impassible, sont des satires démesurées, outrées parfois jusqu’à la déformation caricaturale et, de Nana à Pot-Bouille, fermente hideusement la grande pourriture bourgeoise.
7Au contraire, de l’Assommoir à Germinal, la vision du monde ouvrier s’est transformée chez Zola : après les silhouettes amusantes de bambocheurs parisiens, figures un peu conventionnelles d’après le médiocre livre de Denys [sic] Poulot17, Le Sublime, ce sont les foules dolentes et révoltées, la grande détresse de la mine, l’annonciation des temps nouveaux.
8Mais si, dès lors, le romancier jugeait désirable et nécessaire la disparition de la société actuelle, il demeurait en dehors des luttes, tout entier à son travail d’écrivain, enfermé au centre de son œuvre, peu désireux de l’interrompre et de la compromettre en se mêlant aux batailles sociales.
9Il pouvait se laisser vivre ainsi dans une quiétude égoïste, produisant régulièrement des livres aussitôt enlevés à des milliers d’exemplaires, traduits dans toutes les langues du monde ; honoré pour son labeur et sa probité littéraire même par ceux qui n’admiraient pas intégralement son œuvre. Au seuil de la vieillesse, il a délibérément renoncé à ses travaux ordinaires, à la méthode de vie qu’il s’était faite et il s’est jeté, sans hésitation, dans la plus effroyable des tourmentes.
10Le jour où il mit son nom au bas de la lettre J’accuse, il accomplit un acte révolutionnaire au premier chef et, comme il était naturel, comme il l’avait pu prévoir, il attira contre lui la coalition de toutes les haines, de toutes les sottises et de toutes les lâchetés. En ébranlant l’une des poutres vermoulues de la charpente sociale, il risquait de renverser tout l’édifice ; il dérangeait la vermine diverse qui s’y trouve confortablement installée. La vermine se défendit à sa manière, d’autant plus irritée que l’attaque était plus dangereuse pour elle.
11Dans la nuit irrévocable où il est entré, elle poursuivra de ses clameurs obscènes la mémoire d’Emile Zola. D’autres lui envoient, avec une grande douleur, un suprême adieu. Son acte demeure, qui n’a pas encore porté toutes ses conséquences : il dépend de ceux qui menèrent avec lui la même lutte de parachever l’effort héroïque.
Notes de bas de page
17 Denis Poulot. Industriel, manufacturier et littérateur, auteur de Le Sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu’il peut être. Cet ouvrage est basé sur son expérience en usine. Il y décrit les méfaits de l’alcoolisme. Zola, accusé dans un article du journal Le Télégraphe d’avoir plagié Poulot pour son Assommoir, a reconnu sa dette envers lui en le citant parmi ses diverses sources.
Auteur
(1864-1912)
Poète et dramaturge symboliste, connu pour son recueil, La Lyre héroïque et dolente. Auteur d’essais critiques et de traductions d’auteurs grecs, militant philo-arménien et rédacteur en chef de la revue Pro Armenia, éditée à Paris entre 1900 et 1908. Son article « L’anarchie par la littérature », dans lequel il soutient la supériorité de l’écrit sur l’action, a été republié en 1993 par les Éditions du Fourneau.
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