« La thèse dans l’art », Les Temps nouveaux, no 30, du 18 au 24 novembre 1899
p. 99-102
Texte intégral
1Un livre, un tableau ou n’importe quelle œuvre d’utilité ou d’imagination, peuvent-ils être faits en vue de la propagande d’une idée et devenir, en même temps, une œuvre d’art ? D’aucuns le nient, prétendant que, pour être réellement artistique, l’œuvre doit être une poussée spontanée de l’artiste qui rend ce qu’il a vu de la vie, de son époque, sans s’embarrasser de théories ni d’idées à côté.
2Et, ce qui a été fait dans ce sens jusqu’à présent tend à leur donner raison, les livres et tableaux à thèse que nous connaissons étant plutôt faibles comme art.
3Et cela se comprend.
4Si, aveuglé par un système, on taille, rogne sur les faits pour les forcer à appuyer la thèse à laquelle on veut aboutir, il est évident que l’on ne créera qu’une œuvre boiteuse. Et comme il y a très peu d’hommes complets, rien d’étonnant à ce que nous n’ayons pas encore vu l’œuvre sachant allier l’art avec la propagande de l’idéal.
5Peu d’hommes savent raisonner leurs idées, équilibrer leur jugement et résister à la tentation de torturer un fait lorsqu’il dérange leur système. Ou, s’ils sont logiciens, c’est alors le sens artistique qui leur manque ; ils ont un tempérament réfractaire à l’enthousiasme, d’où sécheresse et froideur dans leur œuvre.
6Mais, de ce que l’oiseau rare ne s’est pas encore montré, faut-il en conclure qu’on ne le verra pas ; de ce que l’œuvre a été jusqu’ici scindée, cela veut-il dire qu’elle ne s’unifiera pas un jour ?
***
7Pour ma part, je ne vois pas, théoriquement, qu’une conviction consciente, éclairée, logique, soit un obstacle à l’œuvre artistique. Si l’idée que l’on veut démontrer est juste, pourquoi ne trouverait-elle pas la beauté de s’exprimer, alors que tant de choses fausses ont su revêtir la forme artistique et faire illusion un certain temps ? Il faudrait, tout simplement, trouver dans le même individu les qualités qui font un Balzac réunies à celles qui font un Bakounine. Et cela sera, à mon avis, possible lorsque les hommes, au lieu de ne développer qu’une faible partie de leurs aptitudes, sauront – et pourront – les développer toutes.
8A cela on objecte que l’art ne progresse pas, qu’il varie avec les époques, mais que l’on ne peut établir de hiérarchie, une œuvre d’art des Grecs valant une œuvre d’art du moyen âge ou de notre époque.
9D’accord, d’autant plus d’accord que la hiérarchie n’existe pas. C’est l’homme qui a éprouvé le besoin d’établir des degrés dans ses connaissances et fonctions, peut-être parce que cela lui était plus facile pour s’y reconnaître ; ce n’est que son ignorance qui leur a attaché des valeurs inégales.
10L’œuvre d’art est une œuvre qui parle à nos sens, exalte nos sentiments, souvent inconsciemment, et de la part de celui qui l’a créée et de la part de celui qui subit son charme. Mais resterait-elle l’œuvre d’art si elle ne pouvait résister aux critiques de la raison ? Je ne le crois pas ; cela déjà nous prouve que la conscience n’est pas inconciliable avec le sens artistique.
11D’où vient donc que, jusqu’à présent, il se soit si peut – ou pas, selon les points de vue où l’on se place – rencontré d’œuvres sachant allier la froide raison de l’œuvre de propagande avec la fougue émotionnelle artistique ?
12La définition de l’intelligence nous en donnera la raison : « L’intelligence est une adaptation de fonctions internes à des relations externes. »
13C’est-à-dire que plus l’homme a conscience de ses actes, de leurs rapports avec les phénomènes naturels, avec les conditions de climat, de milieu, plus cet homme est intelligent. D’où il ressort que, si un homme pouvait connaître toutes les relations qui existent entre les actes qu’il accomplit et son milieu, cet homme ne remuerait pas un doigt sans prévoir les réactions que ce mouvement lui amènerait. Cet homme prévoirait l’avenir. Et je doute fort que cet homme voie jamais le jour. C’est parce que l’homme n’est pas adapté à toutes ses relations externes, qu’il ne produit que des œuvres boiteuses.
14Mais si je ne crois pas aux dieux, je crois cependant au progrès humain, et sans croire que les hommes puissent un jour arriver à n’accomplir que des actes qui ne puissent jamais leur amener de désagréments, je crois cependant qu’ils peuvent devenir un peu moins ignorants, et sur les conséquences de leurs actes, et gagner en sens artistique.
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15Ces réflexions me sont suggérées par la lecture de Fécondité, où Zola s’est fait le chantre de la vie, de l’épanouissement de la nature en activité et en enfantement et qui, justement, est venu se buter aux difficultés dont je parlais.
16Zola était tout préparé à recevoir les plaintes de nos patriotards geignant sur la France qui se meurt, dégénère et baisse, faute d’enfants.
17Aussi, dans Fécondité, il nous montre une famille qui pousse, grandit, s’élargit, pendant que le père, lâchant la ville et l’industrie, se met à défricher des terrains incultes, s’enrichissant chaque deux ans d’un enfant et de plusieurs arpents de terre.
18Pour appuyer sa thèse, il nous montre les familles qui n’ont pas d’enfant ou qui, s’étant condamnées à des pratiques de restriction, vont se disloquant, se désagrégeant, marchant à la ruine, en raison de leurs pratiques ou de la mort de l’enfant unique.
19Il nous montre cela d’une façon assez plausible ; mais même en admettant la possibilité de ce qu’il nous démontre, ce ne seraient que des cas particuliers, qui ne prouveraient nullement que ce fût la vérité en général. Zola n’atteint donc pas son but.
20Son Froment est un homme entreprenant, qui a la chance de trouver un propriétaire de bonne composition qui consent à lui vendre à bon marché des terrains incultes ; mais notre auteur oublie que son héros a bien du mal à vivre, la famille attendant la fin du mois pour payer les dettes, afin d’en recommencer de nouvelles. Sans transition, nous le voyons, au chapitre suivant, ayant économisé de quoi tenter l’aventure des terrains à défricher et d’attendre les récoltes.
21Cela est d’autant plus invraisemblable que ledit Froment n’a qu’à prendre son terrain, à en enlever quelques pierres, à détourner quelques sources et le voilà en pleine production l’année suivante. Ce sont des terrains tout préparés pour la réussite. Dans la vie réelle, les énergies les plus tenaces se buttent à des impossibilités autrement résistantes et les meilleures s’y brisent, faute de posséder le nerf de la guerre : l’argent.
22Zola a prévu l’objection en plaçant, à côté de Froment, la famille Moineaud, un ouvrier qui fait beaucoup d’enfants, mais d’une nature molle, indécise, qui le condamne forcément à végéter dans les fonctions humbles et basses, à la misère. Mais cela n’empêche que, dans la société actuelle, l’énergie ne suffit pas le plus souvent pour sortir de la misère.
23Zola nous montre le beau côté de la maternité, la femme de Froment enfantant sans relâche, et s’en trouvant heureuse, mais là encore, ce n’est voir qu’un côté de la question. Il peut y avoir des femmes qui puissent se plaire aux enfantements à jet continu ; si elles éprouvent du plaisir à être en gestation continuelle, chacun prend son plaisir où il le trouve, rien à dire.
24Mais ici encore c’est un cas particulier dont Zola a tort de vouloir faire une thèse générale. Une femme peut avoir un autre idéal que d’être toujours enceinte ou nourrice, et peut se refuser à une maternité continue sans que sa vie en soit plus mauvaise.
25J’aime les enfants, deux ou trois autour de mes chausses ne me déplairaient pas, mais je serais femme, il me semble que mon idéal ne serait pas de m’en voir à perte de vue.
26J’ai vu des mères de famille, des ouvrières dans le genre de la mère Mathieu : leur sort n’avait rien d’enviable. Toujours travailler, travailler sans trêve ni relâche ; en vingt ans de ménage, n’étant peut-être pas sorties dix fois de Paris pour une promenade à la campagne.
27Même en admettant qu’elles soient riches, même en admettant notre rêve réalisé d’une société où chacun aurait l’existence assurée, quelle peine, quel esclavage, si la femme envisage son rôle de mère comme il doit être envisagé !
28Et le raisonnement de Zola est d’autant plus faux qu’il n’est pas vrai que le bonheur et la richesse augmentent avec la population. Si la société reste ce qu’elle est : une organisation faite pour assurer les privilèges d’une minorité, cette minorité, ayant accaparé les moyens de production, continuera à exploiter la majorité. Et dans la lutte sociale ce n’est pas le plus énergique qui triomphe, mais, le plus souvent, le plus crapule.
29Et si, comme un des fils Mathieu, on se transporte en Afrique, c’est encore l’auxiliaire de la spoliation que l’on se fait, on ne s’y taille sa place qu’au détriment des autres.
30Que l’on ne m’accuse pas de malthusianisme. Je crois qu’ils font généralement erreur, ceux qui prétendent résoudre la question sociale en limitant la natalité. Dans une société mal organisée, la majorité peut y être aussi malheureuse avec une population restreinte qu’avec une population plus dense. C’est en dehors du nombre que se pose la question.
31Zola a échoué parce qu’il n’a vu qu’un des côtés d’une question qui en a des milliers ; c’est là l’écueil où viennent se briser ceux qui partent d’une idée trop mal digérée ; car, le plus souvent, on veut faire une théorie générale d’idées qui ne relèvent que de la morale individuelle, où chacun ne peut agir que selon ses tendances, ses aptitudes et ses affinités.
Auteur
(1854-1939)
Fut d’abord cordonnier. Il reprend en 1883 le journal Le Révolté, fondé par Kropotkine, qui deviendra sous sa direction, successivement, La Révolte et ensuite Les Temps nouveaux. Parmi ses œuvres les plus importantes, on trouve La Société mourante et l’anarchie (1893), La Société future (1895), L’Anarchie, son but, ses moyens (1899), Quarante Ans de propagande anarchiste (1930). Il est également l’auteur d’innombrables articles et de plusieurs romans.
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