« J’accuse !... », Le Libertaire, no 120, du 13 au 20 mars 1898
p. 73-77
Texte intégral
1Ce n’est pas à M. Félix Faure, président de la République Française, que je m’adresse. Habitué au murmure flatteur des adulations, ce parvenu ne prêterait pas à mon réquisitoire une oreille suffisamment attentive. Sa joie d’homme satisfait le disposerait mal au partage de mes exaspérations. Il désapprouverait, du haut de son monocle accoutumé au spectacle des agenouillements, l’attitude d’un homme debout, la tête haute, l’œil fier. Sa vanité de chef d’Etat traitant, d’égal à égal avec les Rois et les Empereurs prendrait pour une intolérable manifestation de révolte l’expression de mes justes colères.
2C’est à ceux qui souffrent mais ne se résignent pas, que je dédie ces lignes.
3C’est aux cœurs élevés, aux raisons ouvertes, aux volontés robustes, que je fais appel, animé que je suis du désir de les convaincre, de leur suggérer l’âpreté de mes réprobations et la poétique beauté de mon Rêve.
4Vous tous, pauvres, opprimés, ignorants, exploités, miséreux, vous tous qui, depuis des générations, errez, de père en fils, lamentablement dénués et asservis, à travers les régions désolées de la souffrance, sans qu’il soit donné à vos pieds meurtris de rencontrer une oasis de fraîcheur, de réconfort ou de repos, vous tous, brisés, meurtris, persécutés mais veillants [sic] et énergiques, écoutez-moi !
***
5Moi aussi, « J’accuse » !
6J’accuse les Riches de vous avoir dépouillés et de vous frustrer chaque jour du patrimoine qui vous appartient. Ils se taillent la part du lion dans le festin que le labeur opiniâtre des humanités disparues a préparé et que l’effort incessant des générations présentes offre aux individus de notre temps. Dans le champ gigantesque des moissons qui jaillissent du sol fertilisé par la science universelle, ces bandits ne vous laissent, après récolte, que les quelques produits par eux dédaignés. Des richesses merveilleuses qu’enfante votre travail dans les colossales usines, ces spoliateurs ne vous abandonnent que la portion qui vous est indispensable pour prolonger votre agonie jusqu’à ce que vos petits vous remplacent. Dans les maisons que vos mains ont édifiées, ces rapaces ne vous livrent – contre dîme encore ! – que le coin et le grabat où vous pouvez réparer une fraction des forces dépensées à entretenir leur paresse et retrouver les énergies nécessaires à la perpétuation de leur luxe.
7Du péristyle de la Bourse, antre du brigandage, fidèle image des forteresses féodales, ces Seigneurs de l’agio fondent sur l’imprudent qui se risque dans leurs parages et le dévalisent.
8Ces faits sont indéniables et je dis qu’ils constituent des crimes.
9J’accuse les Gouvernements de vous ravir en liberté ce que les riches vous volent en bien-être. Ils usent de basses flagorneries dans le but de gravir l’échelle du Pouvoir. Ils se maintiennent au pinacle par la ruse et le mensonge. Ils endorment vos mécontentements par les promesses irréalisables. Ils se font de votre foi en eux, de votre confiance insensée, un rempart contre le péril de vos soulèvements. Ils pratiquent dans l’épaisse couche de votre espoir irréel en un demain moins endeuillé les « coupes sombres » des répressions en bloc et des massacres. Ils spéculent sur votre crédule résignation pour encaver la généreuse vendange que l’impôt met à la disposition de leurs ivresses, de leurs orgies.
10Ces choses sont certaines et je dis qu’elles constituent des crimes.
11J’accuse les Legislateurs et les Magistrats de consacrer les usurpations des riches et des gouvernants. Le Législateur étend un voile hypocrite sur les flibusteries des premiers comme sur les despotismes des seconds. Le Magistrat sanctionne le détroussement des volés et l’écrasement des esclaves. La loi formule la prohibition ; le tribunal applique la peine. Les prisons étouffent les gémissements ; les bagnes emplissent le monde des imprécations des forçats ; la guillotine est le suprême argument des plus forts contre les plus faibles.
12Ces faits sont incontestables et je dis qu’ils constituent des crimes.
13J’accuse les hommes de caserne de faire métier de tueries périodiques, de vivre de la mort d’autrui. Gradés, soudards, chauvins incarnent dans notre siècle, qui devait être d’apaisement et de floraison, les époques reculées de sauvagerie et de meurtre. Ils édifient leur gloire sur les ruines amoncelées ; leurs conquêtes sont de sang, et leurs triomphes d’agonie.
14Leurs victoires se comptent par le nombre des veuves, des orphelins et des vieillards que la mort a violemment privés des êtres chéris et vigoureux qui les faisaient vivre.
15Ces choses sont vraies, et je dis qu’elles constituent des crimes.
16J’accuse les hommes d’eglise de pervertir les consciences, d’enténébrer les cerveaux, d’aveulir les volontés. Prêtres de toutes les Eglises, défenseurs de tous les Dogmes, propagateurs de toutes les Fois entretiennent, avec une fourberie consommée, le mensonge séculaire sur lequel reposent la suprématie des Grands et l’opulente oisiveté des coquins. Aidés de leurs complices : les moralistes et les pseudo-philosophes, ils s’emparent de l’intelligence rudimentaire de l’enfant, de l’imagination mystique de la femme, de l’entendement exigu de l’ignorant, de la raison vacillante des vieillards, pour asseoir et garder, sur l’humanité naïve et superstitieuse, leur règne déprimant et tourmenteur.
17Ces faits sont exacts et je dis qu’ils constituent des crimes.
18J’accuse les educateurs du peuple de se prostituer à la duplicité des prêtres, à la férocité des traîneurs de sabre, à l’iniquité des magistrats et des législateurs, au despotisme des gouvernants, à la cupidité des riches.
19Le savant vend sa science, le professeur son enseignement, le journaliste ses articles, l’écrivain sa plume, l’artiste son talent, tous ne voyant dans la tâche qu’ils ont assumée qu’un moyen de parvenir à la célébrité ou à la fortune.
20Ces hommes qui boivent à longs traits aux sources vivifiantes de l’art et de la science sont traîtres à leur mission, puisque, au lieu d’élever l’idéal humain, au lieu de développer le goût public, d’affiner les tendances esthétiques, de pousser à la recherche et de favoriser la culture du Beau et du Vrai, ils s’inclinent devant le préjugé, se conforment à la routine, respectent les méthodes fausses, suivent les procédés irrationnels.
21Pourvu que les décorations et les honneurs leur soient accordés, pourvu que les chaires grassement payées leur soient attribuées, pourvu que les grands journaux les attachent à leur rédaction, pourvu que les portes des Instituts et des Académies leur soient ouvertes, pourvu que les salons reçoivent et récompensent leurs œuvres, ces éducateurs du peuple ne se soucient en aucune façon d’arracher les temps présents à la contagion des temps qui finissent dans la putréfaction.
22Ces choses sont véridiques et je dis qu’elles constituent des crimes.
***
23Derrière cette bande de malfaiteurs qui compose la tourbe des Maîtres, je vois et j’accuse les institutions dont ils ne sont que les instruments et l’expression.
24J’accuse : la Propriete individuelle, l’etat, la loi, la magistrature, l’armee, la religion, l’enseignement, la presse.
25Principes, institutions, croyances, toutes ces forces sociales, procèdent d’une source génératrice : l’autorite.
26C’est donc l’Autorité dans toutes ses manifestations et sous toutes ses formes que j’accuse, que je rends responsable des crimes atroces que je viens d’énumérer.
27Je ne tombe pas sous le coup de tel article de loi plutôt que de tel autre, mais sous celui de la législation toute entière, puisque mon acte d’accusation vise celle-ci toute entière.
28D’autres en ont fait autant et, pour avoir donné à l’expression de leur pensée une forme moins pacifique, ils expient au bagne – d’aucuns ont payé de leur vie cet acte révolutionnaire – le crime d’avoir dénoncé les escroqueries des financiers, d’avoir stigmatisé les vices des gouvernants, d’avoir flétri l’injustice des magistrats, la duplicité des prêtres ou les instincts sanguinaires des guerriers.
***
29En regard de la multitude qui croupit dans une désolante passivité, nous ne sommes encore qu’une poignée.
30Mais, par l’ardeur de nos convictions, par la constance de notre effort, par la vigueur de notre propagande, nous suppléerons au nombre.
31Dans le mémorable procès qui se déroule devant le jury de l’Histoire, les anarchistes se font accusateurs. Jusqu’à cette heure, ceux d’entre nous qui ont le plus et le mieux requis, ont payé de leur liberté leur courageuse attitude. Ils peuplent les prisons et les bagnes. Mais l’accusation n’est pas abandonnée. Elle est reprise chaque jour à chaque heure, à tout instant, aux quatre coins du monde civilisé.
32Les voix vengeresses franchissent les fleuves, escaladent les montagnes, traversent les océans.
33Notre dossier déjà formidable s’enrichit constamment des charges nouvelles écrasantes pour nos adversaires.
34Les enfants qui, faute de nourriture, meurent ou se développent mal, les adultes que la misère étreint, les vieillards que guette le suicide par la faim, sont autant de témoins qui se dressent à la barre contre la société maudite.
35Ils sont écrasants aussi, les témoignages de ces jeunes hommes décimés par le fléau de la guerre, de ces pauvres diables que les tribunaux ont frappés, de ces femmes que le besoin a livrées à la hideuse prostitution, de ces pauvres enfants que des parents enferment dans la prison familiale : oiselets dont les ailes se brisent aux barreaux de la cage, de ces êtres que l’impôt écrase, que la religion abrutit et terrorise.
36Ils sont innombrables, enfin, tous ceux qui souffrent, pour qui la vie n’est qu’un épouvantable martyre et qui luttent désespérément contre la fatalité les rivant à la douleur.
37Ces accablements, ces tortures ne sont pas d’hier ; ils remontent si haut que leur ancienneté a donné longtemps l’impression d’une existence qui ne doit jamais s’achever.
38Erreur ! La misère, l’ignorance, l’oppression sont des maux inhérents aux conditions dans lesquelles s’est poursuivi le développement humain. Voici venir les jours d’abondance, de savoir et de liberté.
39Ah ! qu’il se lèverait tôt, le soleil, sur les générations devenues saines, heureuses et fières, si, en un geste viril de libération, toutes les victimes des institutions présentes, s’adressaient au mal qui les accable : l’Autorité, et si de chaque poitrine jaillissait ce cri :
40« J’accuse !... »
Auteur
(1858-1942)
D’abord destiné à la prêtrise, Faure s’inscrit au parti ouvrier de Jules Guesde et se présente aux élections de 1885. Devenu par la suite anarchiste, il crée le journal Le Libertaire et, lors de l’affaire Dreyfus, fonde Le Journal du peuple. Écrivain prolifique, il dirige le projet monumental de l’Encyclopédie anarchiste et milite dans le domaine de l’enseignement libertaire, notamment avec l’école « La Ruche ».
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