Salon de 1827
p. 107-117
Texte intégral
1L’exposition, qui s’ouvre le 4 novembre, au Louvre, compte 1820 numéros dans le livret. Le jury a refusé des toiles médiocres, les motivations du rejet apparaissent légitimes : un Salon des refusés, se révèle peu brillant1. Delacroix, médaillé en 1824, a exposé avant l’ouverture de l’exposition annuelle La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi dans la galerie Lebrun, à partir du 24 mai 1826. Il poursuit ainsi son hommage à Byron et son engagement, puisque cette toile – donnée comme « une allégorie de l’événement » – prend place dans une exposition payante, faite au profit des Grecs. Le peintre souhaite ainsi « habituer le public à payer pour voir de la peinture ».
2Au Salon de l’automne 1827, douze de ses toiles sont reçues, parmi lesquelles Milton et ses filles, le Jeune Turc caressant un cheval ou Le Combat d’Hassan et du Giaour2 qui emprunte son sujet à Byron. Cependant, la grande composition qu’est La Mort de Sardanapale marque l’échec de Delacroix. Ce tableau n’est accroché qu’au moment du renouvellement de l’exposition, en février 1828. Le peintre, à la suite de Byron, reprend la figure de Sardanapale, emblème de la débauche pour les historiens grecs antiques. Il se réfère à un épisode traité dans Diodore de Sicile : le dernier roi assyrien, descendant de Nemrod et de Sémiramis, meurt pendant le pillage de Ninive par les Mèdes, en ordonnant que rien ne subsiste derrière lui : femmes, pages et chevaux sont égorgés. Charles X, couronné en 1825, n’achète pas la toile et Delacroix ne reçoit aucune récompense. Le nouveau directeur des Beaux-Arts, Sosthène de La Rochefoucauld, annonce qu’il ne lui passera plus de commandes. Ary Scheffer avec les Femmes souliotes traite, lui aussi, un sujet d’actualité grecque.
3La contestation des critiques vise également Ingres pour Œdipe et le Sphinx, et L’Apothéose d’Homère peinte au plafond de la neuvième salle du musée. Cette dernière parvient cependant à faire un succès notable. Eugène Devéria est acclamé pour sa Naissance de Henri IV ainsi que l’ami de Stendhal, Joseph-Désiré Court, avec La Mort de César. Cependant, le plus grand succès de réception concerne La Mort d’Élisabeth, reine d’Angleterre en 16033, par Delaroche. Gérard illustre la peinture religieuse avec Sainte Thérèse, qu’il expose avec retard, afin d’attirer l’attention sur sa production. Dans le genre du portrait, on remarque, de Thomas Lawrence, un Portrait de la duchesse de Berry et un Portrait du fils de M.J.J. Lambton, qui connaissent un assez bon succès critique4. François-Joseph Heim met en scène cent-huit personnalités rassemblées dans Charles X distribuant des récompenses aux artistes du Salon de 1824, au Louvre, le 15 janvier 1825. Le tableau d’histoire, de grand format, traite donc de l’histoire récente et met significativement en abyme l’événement qu’est l’exposition de peinture.
4ANONYME [Stendhal], « Les Beaux-Arts et le caractère français », Revue trimestrielle, no III, juillet 1828, p. 204-231. [BNF Tolbiac, Z-21431]
5Cet article non-signé est présenté comme un compte rendu du livre de Jal cité en bandeau de titre. Des extraits de l’ouvrage de Jal, figurent en regard de ce texte connu de Stendhal, afin de susciter la comparaison des positions. Stendhal a été identifié en 1919 dans un article de G. Charlier, « Du Stendhal inconnu », La Minerve française, tome I, no 1, 1er juin 1919, p. 323-326. Le texte est ensuite édité sous le titre « Les Beaux-Arts et le caractère français »5.
6Esquisses, croquis, pochades, ou tout ce qu’on voudra, sur le Salon de 1827, par Jal A., Paris, chez Dupont, rue Vivienne, 18286.
7Voici deux ans que la France a perdu Talma, et il eût été difficile de compter au Louvre dix grands ouvrages où l’on ne reconnût pas l’imitation des bras solennels de ce grand artiste ou de quelqu’un de ses mouvements de tête7. Au lieu de s’attacher directement à la nature et de la copier, on imite une imitation. Ce n’est assurément pas que nos artistes manquent d’esprit ; peut-être est-ce de l’audace qu’il leur faudrait. Une chose les frappe ; tel geste de Talma qu’ils fixent sur la toile est en possession de l’admiration du public, tandis qu’en imitant directement un geste qu’on aura remarqué au milieu d’une fête populaire, ou dans la société, il est possible de se tromper, et l’on s’expose au ridicule. Quel affreux danger ! Ce n’est donc pas faute d’esprit et de talent, c’est faute d’audace que nos peintres n’imitent pas la nature. C’est le courage qui a valu une place à part dans l’estime du public à ce jeune Lacroix, qui peut se tromper, mais au moins ose être lui-même, au hasard de n’être rien, pas même académicien.
8Lorsque Talma, dans Manlius8 dit à l’ami qui vient de le trahir : « Connais-tu la main de Rutile ? », il exprime l’intime douleur qui l’accable, par un geste qui, à la scène, ne dure que deux secondes, et nous le couvrions d’applaudissements. Ce même geste, si beau au Théâtre-Français, transposé dans un tableau, devient éternel. Or, voici un effet que l’artiste n’avait pas prévu. En voyant ces sortes de tableaux inspirés par Talma, il semble au spectateur que le peintre n’a pas mis devant ses yeux des hommes réellement occupés de l’action qui fait le sujet de son tableau, mais qu’il a peint des comédiens s’acquittant assez bien de la représentation de ce même fait. On voit par cette expérience qu’il est des limites que les beaux-arts ne doivent jamais franchir. Si la peinture ne peut copier sans se dégrader l’art de Talma, il est aussi telle expression qui est fort bien dans un tableau, et qui devient affectée et peut-être même ridicule si le sculpteur veut s’en emparer. n’est-ce pas à cause de ce défaut que la plupart des statues de Bernin ressemblent à un ancien vaudeville fort joli de son temps ? Je me refuse des exemples plus modernes, je voudrais être utile sans n’affliger personne. […]
9La Mort de la reine Élisabeth de M. Delaroche est exempte de ce triste défaut. Aussi, le spectateur croit-il assister à ce spectacle terrible. On peut citer aussi comme parfaitement naturelle, la pose du jeune Œdipe qui interroge le Sphinx9, et il faut admirer d’autant plus M. Ingres, que rien n’était plus tentant que l’idée de s’approprier une belle pose inventée par un grand homme. […]
10Au milieu de notre civilisation à impressions si délicates, rien n’est peut-être si difficile, dans les beaux-arts, que de trouver un geste convenable à un personnage passionné. […] Tout geste passionné est interdit par la société, telle que nous la connaissons. […] Le peintre, le sculpteur donnent-ils un geste plus marqué à un personnage illustre écoutant son jugement de mort, à l’instant, je sens que le personnage de l’artiste n’est pas un homme comme moi ; et il y a plus, si l’action se passe de notre temps, si ce personnage est mon contemporain, je le méprise un peu comme un être grossier. Quelle solution trouver à une aussi grande difficulté ? Je l’ignore, et je tremble pour le sort futur de la sculpture. Il est un autre malheur, pour le moins aussi grand : les Grecs admiraient le nu, et nous en sommes choqués.
11Quand ils célébrèrent par des chants et des danses sacrées la victoire de Salamine, qui venait de sauver la patrie, le jeune Sophocle fut choisi, à cause de sa beauté, pour être le coryphée des adolescents qui, la lyre à la main, le corps nu et parfumé, chantèrent l’hymne de la victoire, et dansèrent autour des trophées enlevés à l’ennemi. De nos jours, dans une cérémonie semblable, nous admirerions la grâce des vêtements donnés aux enfants, et la fraîcheur de leurs figures. Je vois des vêtements légers, je vois des joues bien fraîches et de jolies boucles de cheveux blonds. Ce sujet donnerait des tableaux remplis de figures, telles que celle du jeune Lambton de sir Thomas Lawrence, mais, je l’avoue, je ne vois rien là, pour la sculpture. Cet art si beau et si sérieux s’éloigne de nous, nos mœurs nous en séparent chaque jour davantage. Si la grâce dans la manière de porter les vêtements est pour nous une partie essentielle de la beauté, c’est que pour aimer nous avons besoin d’être compris de l’objet de nos vœux. Une jeune paysanne peut-être plus belle que la Vénus de Canova ; nous l’admirerons, mais si nous désirons l’amour, c’est celui d’une femme appartenant à la même classe de la société que nous.
12La sculpture s’éloigne de nos mœurs, car elle ne peut rien sans ce nu que nous n’aimons pas (p. 205-209).
13La grande sculpture, cet art, repoussé par nos mœurs, a senti son danger ; il a eu peur et a fait sur lui-même des réformes pénibles, car sans peur, y a-t-il des réformes ? Nous n’avons pas vu partout cette année, comme il y a trois ans, une imitation gauche et servile de l’antique, dont on copiait tout, excepté la beauté simple et sublime des têtes.
14Ici, il faut encore parler de l’illustre David, un exemple vaut mieux que cent théories.
15Vers 1780, les journaux, les livres nouveaux, les gens de lettres dans la conversation, tous les organes de l’opinion publique, continuaient à vanter la peinture, telle que l’avaient faite les Boucher, les Pierre, les Fragonard, les Lagrenée ; mais malgré tant de louanges unanimes, la peinture ennuyait ; c’est ce que comprit David. Il avait vu ce qu’un public italien éprouvait en présence de la Communion de saint Jérôme du Dominiquin ; il vit l’impression que faisait sur un public français tel grand tableau de Vanloo, quoique porté aux nues par Diderot ; il comprit clairement que l’art avait perdu du pouvoir, qu’il doit avoir sur le public. Ce qui augmente la gloire de David, c’est que ses premiers essais dans le genre fade et pâle, à la mode en 1780, avaient été couronnés du plus grand succès. Il pouvait continuer ; et sans avoir à lutter contre le flot de l’opinion publique, sans embarras, sans litige, il aurait été un peintre célèbre comme tant d’autres, il serait arrivé à son tour à l’Académie, et à sa mort, un bel éloge de ses talents aurait paru dans Le Mercure ; rien ne lui aurait manqué de ce qui fait la destinée et le bien-être d’un homme vulgaire. Mais heureusement pour les beaux-arts, tout ce bonheur-là semblait fade à l’auteur des Sabines ; son cœur palpitait pour une gloire plus relevée ; il eut le courage d’innover, et c’est pour cela qu’il sera immortel. Il s’aperçut que le genre vaporeux de l’ancienne école ne convenait plus, en 1789, à ce qu’allait être le peuple français ; il donna ses chefs-d’œuvre et fut maudit de tout ce qui avait un nom dans les arts et une existence assurée.
16Dès ce moment, le genre niais en peinture fut frappé au cœur. Quel dommage que de mesquines considérations politiques ne permettent pas à l’administration du Musée de placer à côté des tableaux de David un échantillon du savoir-faire des Vanloo, Fragonard, des Pierre, et autres peintres illustres en 1780 ! Le public aurait alors une idée de l’audace de David ; le public rendrait, en riant, à ces grands hommes fabriqués par Diderot, les injures par lesquelles ils prétendaient sérieusement accabler leur jeune rival. Cette comparaison que je réclame, et que l’on nous mettra à même de faire quand le public la réclamera, fixerait les regards de la France sur la qualité qui vaudra une longue renommée à M. David. Peut-être cet homme illustre sera-t-il plus célèbre dans la postérité par cette fermeté de caractère qui lui donna le courage d’innover, que par le degré de beauté pittoresque qu’il a fixé sur ses toiles, et par le plaisir qu’elles causent au spectateur. Oserons-nous dire qu’il nous semble voir une grande analogie entre ce qu’était la peinture en 1780 quand David la fit sortir du genre ennuyeux, et l’état où languissait la sculpture avant l’exposition dernière ?
17La révolution que j’implore en sculpture, et qui changerait la face de l’art, serait la même au fond que celle qui fut amenée par le caractère ferme de David ; on passerait également du genre ennuyeux au genre intéressant, mais cette révolution serait précisément à l’opposé quant à l’apparence extérieure. David ramena à l’antique et fit oublier les formes ridicules des jeunes bergers à chapeaux galonnés de Boucher. Il faudrait dans la statuaire revenir de l’imitation roide, servile, gauche de l’antique, à la sculpture capable de nous intéresser profondément et de nous émouvoir.
18Quel est le spectateur assez malheureux pour rester froid en présence du tombeau du pape Rezzonico (Clément XIII) à Saint-Pierre de Rome ? Est-ce ma faute si l’auteur de ce chef-d’œuvre s’appelle Canova, et n’est pas né dans le département de la Seine ?
19Je ne dis pas que nos sculpteurs doivent copier Canova, il ne faut copier personne ; mais il faudrait bien tâcher de plaire à toute l’Europe, comme a fait cet italien célèbre. Canova copia-t-il quelqu’un ? ou bien sut-il inventer un nouveau genre de beau idéal ? Il commença à Venise par faire des statues si vraies, si ressemblantes à notre pauvre nature humaine avec tous ses défauts, que ses ennemis publièrent qu’il moulait ses modèles, au lieu de les imiter. […]
20Jamais on n’a pu faire une bonne statue exprimant les passions violentes, c’est-à-dire ces mouvements de l’âme qui ne durent que quelques instants. Le beau modèle de Spartacus, par M. Foyatier10, pêche un peu contre cette règle. Après une grande quantité d’essais infructueux, la sculpture a dû renoncer à tout ce qui est passager.
21Peu à peu, le monde a reconnu qu’elle ne peut parvenir à rendre sensible que les habitudes de l’âme. C’est à cause de ce calme, sans lequel cet art ne peut exister, qui est si difficile au premier abord de saisir l’expression d’une statue ; mais aussi, une fois qu’on l’a saisie, on y pense longtemps, on y revient souvent et avec un sentiment de jouissance intime qui est presque du bonheur.
22À moins d’avoir l’œil exercé d’un voyageur qui a passé en sa vie devant mille statues, ce n’est point en cinq minutes que l’on apprécie le Moïse de Michel-Ange à San Pietro in vincoli, ou le Thésée triomphant du Minotaure11. La sculpture n’a, pour rendre les habitudes de l’âme, ni l’expression des yeux (dont nous avons une expérience si intime), ni le coloris des diverses parties du visage, ni les grands effets du clair-obscur ; que lui reste-t-il donc ? Une seule chose, la forme des muscles ; donc il lui faut le nu (p. 213-220).
23La fin du texte développe une spécificité française en esquissant ce qui deviendra ensuite dans le discours sur l’art, l’éloge du tempérament.
24Les Anglais, les Russes, les Allemands se disputent les statues de Canova, et jusqu’ici, ces peuples barbares se montrent injustes envers nos tableaux. Pourquoi ?
25C’est que l’opinion à Paris abhorre l’énergie. Elle n’a pardonné à Napoléon qu’en le voyant prisonnier sur le rocher de Sainte-Hélène ; et encore la pitié était contrariée, parce qu’on n’était pas sûr qu’il ne tentât quelque folie énergique pour reparaître en Europe. Or, il faut de l’énergie dans les beaux-arts ; ce qui ne veut pas dire que le peintre ou le sculpteur est obligé de représenter des sujets énergiques. L’Albane, le Corrège ne peindront pas Ajax furieux ou Pierre le Grand sur le lac de Ladoga ; mais, même dans un sujet gracieux, ils représenteront la nature avec force. Au lieu de négliger les détails énergiques et décidés, ils les choisiront de préférence ; mais leurs tableaux ne seront pas gentils comme ceux de Boucher. Cette année, dans la Mort d’Élisabeth, M. Delaroche a eu le tort de n’être pas gentil (p. 229).
26JAL, A., Esquisses, croquis, pochades, ou tout ce qu’on voudra, sur le Salon de 1827, Paris, chez Dupont, rue Vivienne, 1828. [BNF Tolbiac, MICROFILM M-6119]
27Le texte s’organise en trois sections ; il débute sous forme d’adresse : « Tu me demandes un livre piquant, raisonnable, point technique, pas trop politique, consciencieux, qui ne te fasse pas d’ennemis dans les ateliers, ni chez les inquisiteurs. » Les premières impressions font droit aux réclamations des artistes : « Ils ont raison de se plaindre ; tous ou presque tous sont mal servis par l’emplacement. […] Le grand salon, la première travée et la Grande Galerie et la galerie d’Apollon n’ont pas reçu d’ouvrages nouveaux, les productions des artistes ont été reléguées dans les salles qui donnent sur le jardin de l’Infante » (p. 9).
28Après l’évocation du rejet par le jury d’un tableau de Constable, la première section traite des tableaux d’Église et des portraits, sous la forme d’un dialogue entre le « Père Chonchon et la ci-devant Baillive de Coulommiers ». Ils évoquent une Léda de Vignes, « noire et laide » (p. 30).
29La seconde section traite « De la manie de l’imitation » : « L’originalité semble être un vice en France. On la poursuit, on la combat, on la tue, quand par hasard elle n’est pas tombée dans une tête puissante ; l’imitation, au contraire, on la caresse, on l’encourage, on lui décerne tous les honneurs du génie » (p. 39). Un exemple est pris ensuite : « Delacroix a beaucoup d’imitateurs, ou plutôt de victimes. C’est une épidémie dans le troupeau des moutons de Panurge » (p. 41).
30Ensuite un commentaire d’une toile, donnée comme « un chef-d’œuvre de M. Hersant » – le portrait de l’Évêque de Beauvais – est donné sous une forme originale : « Nous avons trouvé cette lettre toute décachetée sur les degrés de la petite porte de Saint-Sulpice : une mendiante nous a dit qu’elle venait de tomber du sac d’une jeune demoiselle qui sortait du salut. Nous la publions en supprimant quelques détails qui pourraient faire reconnaître l’auteur » (p. 49).
31La suite de l’ouvrage traite de l’école classique. « Le classique, il y a une conspiration flagrante contre lui, de la part, surtout, de ceux qui défendent sa cause la brosse à la main. Tous les d’Aubignac12 de la peinture ont plus contribué à la ruine de l’école du style que M. Delacroix, M. Scheffer et leurs imitateurs » (p. 90). Le propos vise alors précisément le peintre Couder.
32L’analyse reprend ensuite :
33Le classique se débat partout contre la mort, c’est l’Ancien Régime des Beaux-Arts. Au théâtre, il aurait vécu encore avec Talma ; il n’aurait pas été aussitôt vaincu au Salon, avec David. Melle Duchesnois et Lafon hâtent ses derniers instants, aussi bien que MM. Ansiaux, Garnier, Couder et Guillemot. M. Ingres brille et son exemple pourrait plus que toutes les harangues de M. Quatremère13, si une impulsion violente n’était pas donnée, si la révolution n’était pas faite dans les esprits. M. Ingres ne tombera jamais dans la disgrâce du parti vainqueur. C’est un peintre qui a son originalité quoiqu’il soit imitateur de l’école romaine. Son style est sévère, son dessin est d’une grande pureté, sa couleur brillante et solide, sa touche ferme et pure ; il tient peut-être un peu trop pour Le Pérugin ; mais avec ses qualités, on ne meurt pas, on peut passer de mode… Passer de mode ! Il est triste d’être obligé d’avouer que les arts sont sujets aux caprices du temps. La forme est variable, le fond ne devrait pas l’être, il l’est pourtant ; tantôt on veut une peinture métaphysique, tantôt une peinture sans idéalité.
34[…] Entendons-nous pourtant. La révolution romantique ne peut aller aussi loin en peinture qu’en littérature. Il est une partie matérielle de l’art sans laquelle un tableau est bien peu de choses ; c’est le dessin… Des costumes fidèles, une action fortement indiquée, une combinaison de scènes habile, une expression naïve sont de grandes qualités mais ne suffisent pas. Il faut encore que les personnages qui agissent, qui représentent une époque, qui s’agitent sur la toile pour nous émouvoir, il faut que ces gens-là soient vrais, autrement que par leurs habits. Je veux voir des bras sous leurs manches, des jambes dans leurs bottines. Un homme qui a quelque tournure en manteau, je veux pouvoir le déshabiller par la pensée et le trouver homme encore, avec de bonnes proportions, de beaux contours, un ensemble musculaire capable de produire le mouvement qui m’est indiqué. Maintenant, on fait des étiques, comme si l’étésie était l’état normal des constitutions au Moyen Âge. On évite de peindre le nu, parce qu’en général, on ne saurait pas. Le mépris de la plupart des peintres pour l’antique fait qu’ils sont incapables de mettre une figure sur pieds et de montrer qu’ils connaissent l’anatomie. […] Ils ont dit « David a formé des statuaires et non des peintres, rejettons les principes qui mènent à un tel résultat » et de peur d’être roides, ils sont devenus mous ; de peur d’être trop beaux, ils sont devenus laids. La manière de delacroix a fait des victimes, la manière actuelle en fera plus encore. […] Les anti-classiques ont arrangé une poétique dont les principes sont aussi serviles, au nom de la liberté, que ceux des écoles de Raphaël et de David l’ont été au nom de l’autorité des maîtres. On devait espérer qu’ils seraient nouveaux, naturels surtout de dessin et de couleur ; loin de là, ils se sont composé des genres anglais et vénitiens, un goût pastiche (si je puis dire ainsi) qui est sacramentel aujourd’hui. […] M. Delacroix… il y a je ne sais quoi de satanique dans ses créations, je ne sais quoi de fascinateur dans son exécution presque sauvage ; le poète Hugo est peut-être le seul homme qui puisse être dans le secret du génie de ce peintre. Coloriste chaleureux et énergique, il ne lui a pas été donné d’être parfaitement vrai : on pourrait presque dire qu’il a l’hyberpole de la couleur (p. 103-108).
35Le texte analyse trois toiles de Delacroix : Le Pâtre dans la campagne de Rome, Marino Fabiero et Les Massacres de Scio, puis achève ainsi :
36S’il nous en croit, M. Delacroix renoncera au trivial et à l’exagération ; il est poète par la pensée, il sera peintre par la forme. Jamais, sans doute, il n’aura le style pur et châtié de M. Girodet, mais il ne se contentera plus de revêtir d’une couleur prestigieuse des a-peu-près-humains ; il se gardera du mannequin et de la statue, mais il attachera des membres et des corps, et non des lambeaux livides à d’autres lambeaux (p. 113).
37La troisième et dernière section de l’ouvrage traite de « La décence et la police congrégationiste » et évoque donc l’actualité du Salon et de la société française.
38La police congrégationiste fait son office au Louvre comme à Perpignan ; seulement elle n’a pas osé briser. Elle a découpé de larges feuilles de vigne et a puni Achille, Thésée, Daphnis, l’Amour et Spartacus du péché d’Adam. Si cela n’était que ridicule, il faudrait se contenter d’en rire, mais il faut y voir tout ce qu’il y a : cela est immoral. L’imagination d’une jeune fille innocente ne s’est jamais arrêtée où vous croyez, quand l’œuvre du statuaire a été exposée telle qu’elle était sortie de ses mains ; aujourd’hui, elle soulève la feuille de vigne, parce qu’elle s’aperçoit qu’on veut lui cacher quelque chose qu’elle ne soupçonnait pas d’abord. Voilà ce que vous faites avec vos sages précautions. […] Inconséquents ! Et vous l’êtes en toutes choses ; votre pudeur est une niaise immoralité. Vous laissez Acis et Galatée se faire la cour sur une toile coloriée ; c’est-à-dire en chair et en os si la peinture est bonne14, et pour un Thésée de plâtre, vous vous informez de sa nudité, afin de la dissimuler et d’attirer nos regards sur le voile bête que vous y attachez. J’ai vu dans l’église d’un petit village de Bretagne, une statue de la Vierge toute nue ; sa vue ne scandalise personne. Cette vierge n’a pas toujours été ce qu’elle est ; c’est une ci-devant Vénus, du temps de la décadence des arts à Rome. Le statuaire avait représenté la déesse tenant dans ses bras l’Amour qu’elle allaite […] Cupidon est devenu Jésus comme Vénus est devenu Marie. […] La Vénus dont je parle n’est pas d’un bon style, mais elle a des formes qui plairaient dans une femme. Et bien ! Je suis sûr qu’à aucun des voyageurs qui l’ont vue dans la chapelle de la Vierge, il n’est venu plus qu’à moi un souvenir d’Ovide ou de Parny15 (p. 156-161).
Notes de bas de page
1 Voir sur cette question L. Rosenthal, La Peinture romantique, Essai sur l’évolution de la peinture française de 1815 à 1830, p. 108-109.
2 Le poème de Byron Le Giaour a inspiré plusieurs dessins, avant ce tableau, aujourd’hui au musée de Chicago. Delacroix dit la productivité de son inspiration byronienne alors qu’il évoque la mort de Géricault, dans son Journal, le 10 mai 1824, jour où il commence la toile. E. Delacroix, Journal, édition d’A. Joubin revue par R. Labourdette, avec une préface d’H. Damisch, p. 81-82.
3 Le peintre trouve son sujet dans l’Histoire d’Angleterre, par David Hume, toile au musée du Louvre.
4 À l’exception de Stendhal : « M. Lawrence dessine de manière ridicule, si ses figures marchaient, elles seraient boiteuses », Revue trimestrielle, no 3, juillet 1828, p. 228.
5 L’édition complète conforme au texte original est disponible aujourd’hui dans Stendhal, Salons, S. Guégan et M. Reid (dir.).
6 Le livre de Jal est illustré, en particulier, d’une lithographie du Christ aux Oliviers de Delacroix.
7 Voir note précédente, à propos du Salon de 1824, où le point de vue est également présent : « Les poses théâtrales de l’imitation de Talma forment le grand défaut de ceux des artistes français qui savent rendre la forme. Je regrette souvent que les ouvrages de Jean Goujon soient placés si haut dans la cour du Louvre. Vus de plus près, ils auraient une influence plus puissante sur le goût du public, qui bientôt refuserait son admiration à tout ce qui est théâtral. ce cruel défaut est encore plus choquant dans l’art statuaire que dans la peinture » (A. [Stendhal], « Musée royal. Exposition de 1824 », Journal de Paris, 24 décembre 1824). Henri Beyle rencontre Talma le 29 avril 1804, et en espère une amitié qui l’aidera dans son projet de comédie Les Deux hommes. (Voir Stendhal, « Journal », Œuvres intimes, H. Martineau (dir.), Paris, NRF-Gallimard, « La Pléiade », 1955, p. 548.)
8 J.-F. de La Fosse d’Aubigny, Manlius capitolinus (1698), la pièce est jouée par Talma, en 1805. Elle fait partie des reprises du répertoire du Théâtre-Français, assurées par l’acteur ; la plus célèbre étant celle d’Esther, de Racine, qui n’avait pas été jouée depuis 1720.
9 La toile est un envoi de 1808 fait, depuis Rome, par Ingres, à la classe des Beaux-Arts de l’Institut ; elle a été retouchée et a été présentée au Salon de 1827, bien qu’elle ne figure pas au catalogue, ni dans ses trois suppléments.
10 Marbre de Denis Foyatier (musée du Louvre).
11 Statue de Canova (Victoria and Albert Museum, Londres).
12 François Hédelin, abbé d’Aubignac, (1604-1676) est connu pour son traité, intitulé Pratique du théâtre (1669) où il prétend rédiger les lois de l’art dramatique. Ses principes reprennaient ceux de l’Académie et fondèrent l’approbation de la Sophonisbe de Mairet et la critique du Cid. Il publia en outre des critiques fort injurieuses à l’égard de Corneille.
13 Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy (1755-1849) est alors le grand spécialiste d’archéologie et d’art antique. Il est nommé membre de l’Institut en 1804, intendant des Arts et Monuments en 1816 et professeur d’archéologie en 1818. Le texte fait sans doute ici allusion à ses discours prononcés à l’Académie des beaux-arts et publiés de 1834 à 1837.
14 Le critique ajoute ici une note – sévère – : « Il est bien entendu que ceci ne fait en rien allusion au tableau de M. Guillemot. »
15 Allusion à L’Art d’Aimer. En ce qui concerne Évariste-Désiré Desforges, chevalier de Parny (1753-1814), il était connu au XIXe siècle pour avoir chanté Éléonore, son amour créole, rencontré à l’Île Bourbon. Il a publié des Poésies érotiques (1778). Voltaire l’appelait « mon cher Tibulle » et Chateaubriand, Béranger ou Lamartine l’ont admiré.
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