Salon de 1819
p. 65-88
Texte intégral
1Le Salon organisé par le comte de Forbin et le vicomte de Senonnes, ouvre le 25 août, il accueille mille six cent onze productions, parmi lesquelles on compte peu de scènes mythologiques et pas plus de peintures religieuses que de peintures d’histoire ; Gérard et Girodet délaissent ce dernier genre. Girodet présente, avec retard, après l’ouverture officielle, un Pygmalion, qui suscite des débats et enthousiasme – en particulier – le critique Kératry. La réception se divise à propos des envois d’Ingres : sa Grande Odalisque, peinte en 1814 et inscrite sous le no 701, est particulièrement mal accueillie, ainsi que la scène inspirée par l’épisode du Orlando furioso de l’Arioste : Roger délivrant Angélique2. En revanche, un tableau historique commandé par la maison des ducs d’Albe : Philippe V donnant l’ordre de la Toison au maréchal de Berwick, après la bataille d’Almanza est apprécié par Louis XVIII. La réception est également très mitigée face au tableau de Géricault, connu sous le nom de Radeau de la Méduse. Le peintre avait cependant enthousiasmé le public et le jury qui lui accordait la médaille d’or en 1812, pour son premier envoi : Officier de chasseurs à cheval. En 1819, sa toile reprend, dans une très grande composition3, le fait divers du 2 juillet 1816, dont le récit effectué par deux survivants – l’ingénieur Corréard et le chirurgien Savigny – a été publié en France et sous forme plus détaillée à Londres. La crainte que la référence à La Méduse ne soit perçue comme une attaque contre Louis XVIII et son administration, a conduit le jury à modifier le titre : le tableau est donc reçu comme une Scène de naufrage. Le modèle suisse à la mode dans les ateliers : Cadamour4, le jeune Delacroix, ainsi qu’un survivant et son fils, ont posé pour Géricault. Le peintre s’est de plus entouré de morceaux anatomiques, fournis par les carabins de l’hôpital Beaujon. À la différence de l’accueil parisien5, la toile connaît un grand succès lors de son exposition à l’Egyptian Hall de Londres, en 18206.
2Peu de tableaux historiques sont donc notables : le portrait et le genre dominent. On note cependant S. A. R. Madame la duchesse d’Angoulême s’embarquant à Pouillac, près Bordeaux de Gros, alors que Guérin propose un Portrait du général Charette, commandant en chef des Vendéens. Le comte de Forbin, directeur des Musées royaux, expose sous le no 447, Ignès de Castro, déterrée et couronnée quelques jours après sa mort par don Pèdre, son époux. Prud’hon présente une Assomption de la Vierge et le grand prix est obtenu par Jésus ressuscite le fils de Naïm de Nicolas Guillemot. Le public apprécie un Intérieur de l’église des Capucins à Rome, par Granet. La médaille d’or de sculpture est accordée à James Pradier pour sa Bacchante, qu’un critique7 compare cependant à l’Odalisque. Un tableau refusé attire le public8 dans une galerie particulière, au Cirque des Muses (rue Saint-Honoré) : il s’agit d’Alexandre visitant Apelle de Ponce-Camus, thème également traité par Langlois. Dans le cas du premier, le jury n’a point apprécié la ressemblance donnée à la figure d’Alexandre, où il a reconnu les traits de Napoléon, alors que la grandeur d’Apelle évoque celle de David.
3ANONYME, Arlequin de retour au Muséum, Revue des tableaux en vaudevilles, Paris, Imprimerie Brasseur aîné, rue Dauphine, 1819. [BNF Tolbiac, MFICHEV624577]
INGRES. Une femme exposée sur un rocher9
Air : Bonjour mon ami Vincent
De c’monstre, sur ce rocher,
N’craignez-vous point la morsure ?
S’il vient à vous approcher,
La bell’, c’est une mort sûre.
Par bonheur,
C’guerrier plein d’honneur,
Du danger
Vient vous dégager ;
monstre r’çoit un’fière blessure !
Mais, pour vos appas,
J’suis dans l’embarras,
C’qui r’tient vos bras,
La belle, hélas !
Dit’le-moi pour qu’ça m’rassure,
ça vous va-t-il bien, ça n’vous bless’-t-il pas ?
Air : La Belle Bourbonnaise
C’te p’tit’femme un peu niaise,
Elle est mal à son aise ;
Que n’a-t-elle une chaise
Pour prendre un peu de r’pos ?
Oh, Oh, Oh, Oh !
Loin d’être pittoresque,
Tout ce groupe est burlesque ;
De rir’j’étouffe presque
En voyant c’tableau-là
Ah, Ah, Ah, Ah !
Ah, Ah, Ah, Ah Ah, Ah, Ah, Ah, Ah, Ah, Ah !
Ah, Ah, Ah, Ah !
Ah, Ah, Ah, Ah Ah, Ah, Ah, Ah, Ah, Ah, Ah !
De rir’j’étouffe presque
En voyant c’tableau-là !
4On voit que dans ce couplet, j’ai voulu être comique, pour me trouver en parfaite harmonie avec le tableau de M. Ingres ; mais je n’ai pu atteindre à la hauteur de mon sujet, et mon couplet ne vous fera jamais autant rire… que le tableau (no III, p. 54-55).
5Le fin mot sur le Pygmalion et la Galatée de Girodet
6On a assez longtemps abusé de la bonne foi du public en portant divers jugements sur ce tableau, il est temps enfin de dire l’exacte vérité. Arlequin, qui a son franc-parler sur le Salon, va mettre le public dans la confidence.
« Rois, soyez attentifs, Peuples, prêtez l’oreille »
7Girodet, pour répondre à l’impatience bien naturelle du public, a cru devoir exposer son tableau tel quel, n’ayant encore eu tout au plus que quatre ou cinq ans pour donner ses soins à cette belle composition ; mais une excessive complaisance de ce grand artiste, devait-elle être si mal récompensée, et des personnes qui se croient appelées à prononcer sur les productions des arts devaient-elles se permettre de porter un jugement définitif et comme sans appel, sur un tableau qui n’est point terminé, et dans lequel l’auteur ne laisse apercevoir encore que des intentions, mais des intentions sublimes.
8Et, en effet, messieurs les critiques, croyez-vous donc que l’artiste qui a dessiné une Scène de déluge et qui a peint Atala, regarde comme achevé ce jeune Pygmalion, qui n’est vraiment que le premier jet, la première pensée d’une brillante imagination ?
9N’est-ce pas le comble du ridicule, par exemple, d’oser critiquer cette main, qui, certes, n’est pas de Pygmalion, et qui ne peut appartenir qu’à quelque autre figure plus éloignée, que le peintre a déjà fait disparaître, et dont il n’est resté que cette partie, qui disparaîtra à son tour. Il n’est que trop facile de s’apercevoir, par le ton de cette main et les plus simples règles de la perspective, qu’elle ne se rattache en rien à la figure de Pygmalion qui se trouve au premier plan. Que venez-vous nous parler encore messieurs, des tons rosés et de la pose maniérée de cette figure ? Ces défauts, s’ils existent momentanément dans ce tableau, disparaîtront sans doute. M. Girodet sait peindre et dessiner ; et, quand sa pensée sera une fois arrêtée, son Pygmalion aura, n’en doutez pas, une pose convenable. Quand au ton général de cette figure, la palette de Girodet est assez riche de couleurs pour que nous soyons convaincus qu’il sera ce qu’il doit être, c’est-à-dire, ferme, vigoureux, et qu’il offrira un heureux contraste avec celui de la jeune et charmante Galatée.
10Parlons maintenant de cette belle statue, qui commence déjà à n’en être plus une.
11Dites-moi donc un peu, Censeurs sévères ce que vous avez à blâmer dans ce col plein de mouvement et dans les épaules si savamment dessinées de cette jeune nymphe ? Comme moi, ne désirez-vous pas que Girodet termine de la même manière ce qu’il a si heureusement commencé ? […] Quelques critiques ont blâmé l’expression de la figure de Galatée. En cela ces messieurs m’ont paru bien hardis, puisque l’artiste lui-même n’est pas encore fixé sur l’expression qu’il lui donnera. Galatée aura-t-elle les yeux fermés ou seulement baissés, telle est l’incertitude dans laquelle se trouve encore Girodet, comme il est facile de s’en apercevoir d’après les yeux de sa statue ; et, en effet, quand on a à peindre une figure qui doit exprimer à la fois, l’étonnement, le plaisir, l’Amour et la pudeur, on sent combien toutes les ressources de l’art sont insuffisantes. Le véritable artiste hésite en pareil cas. […] c’est bien à tort aussi qu’on s’est plu à critiquer une petite figure de l’Amour qu’à peine on aperçoit entre les deux figures principales, figure qui n’est là que faiblement indiquée, et dont les contours ne sont même pas arrêtés. Sachez messieurs, que l’artiste ne l’a posée là que provisoirement pour se rendre compte, à lui-même, d’une figure charmante qu’il projette, dans laquelle son grand talent lui permettra de déployer tout ce que le beau idéal peut offrir de plus élégant et de plus gracieux. Quoiqu’il soit difficile de peindre l’Amour, si Picot a réussi dans son joli tableau de Psyché, que ne devons-nous pas attendre de Girodet ! ! ! ! ! (no III, p. 66-69).
12DELÉCLUZE, Étienne-Jean, Le Lycée français, trois tomes, 1819. [BNF Tolbiac, Z20818, Z-20819, Z-20820 MF]
DELÉCLUZE, Étienne Jean - (17811863). - Il a étudié la peinture dans l’atelier de David, et a obtenu une médaille au Salon de 1808. Cependant, Delécluze opte pour la critique d’art, à partir de 1816. Il acquiert une grande célébrité en ce domaine, et incarne la valorisation de la tradition classique, qu’il défend10, en particulier, dans le Journal des Débats, à partir de 1822. Il tient salon, et reçoit dans son célèbre « grenier, » Cousin, Stendhal, Thiers et Mérimée, en particulier. Il est l’auteur d’une Histoire de la Renaissance et de Louis David, son école et son temps réédité en facsimilé- avec introduction et notes par J.-P. Mouilleseaux.
13Le compte rendu est effectué sous la forme de douze lettres, adressées au rédacteur du Lycée français. La première porte : « Sur l’exposition des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans » et fait l’éloge de David. Le peintre est alors présenté comme le modèle du critique.
14Certes, lorsqu’il louait certaines parties d’un ouvrage faible dans l’ensemble, il était d’autant plus juste que son silence improbateur décelait sa pensée sur le reste du tableau. Vous ne m’en voudrez donc pas si je ne me montre pas plus sévère que ce grand peintre, et si je ne cherche l’espérance et les preuves de la gloire de notre école que dans les nombreux essais des élèves et dans quelques tableaux de nos grands maîtres. […]
15Il n’est pas aussi facile de répondre à une question plus grave que vous m’adressez souvent : Est-il vrai comme semblent l’indiquer les amateurs d’art et les journaux qui ont parlé des concours annuels à l’Académie de peinture que l’école française ne se soutienne pas au degré d’élévation où elle était parvenue ? Dégénère-t-elle vraiment ? et pourquoi dégénère-t-elle ? […] Je vous dirai donc franchement qu’il me semble que l’école tend vers la décadence puisque les jeunes artistes qui se sont formés depuis ceux qui l’ont fondée et qui l’illustrent encore, ne sont point égaux à leurs maîtres et que l’on ne peut même se dissimuler la faiblesse des élèves qui fréquentent encore les écoles. Ceci est un fait positif qui, une fois vérifié, pourra servir de preuve à mon sentiment. Le public s’en est aperçu, les journaux le disent et les artistes ne le nient pas (t. I, p. 270).
Lettre II
16Paris, le 27 août 1819,
17Monsieur,
18Ne fut-ce qu’en vingt lignes, vous voulez qu’après ma première visite au Salon, je vous transmette les impressions brutes que j’y ai reçues : je ne sais rien refuser à l’amitié ; je vais le faire ; mais je vous en préviens, si je dis quelque bonne impertinence, ou si plus tard je me trouve en contradiction avec ce que vous me forcez d’écrire aujourd’hui, n’en accusez que vous.
19Comme cela m’arrive chaque année d’exposition, le cœur me battait en approchant du Louvre ; j’achète le livret ; je l’ouvre précipitamment, et je vois que MM. Girodet, Gérard et Guérin n’ont pas exposé de tableaux d’histoire. j’en ai ressenti de l’humeur. Que penserait-on de généraux qui ne seraient pas sous les armes un jour de bataille ?
20Cependant, j’entre dans le Salon, mais avec inquiétude, et là, après m’être remis de l’éblouissement que causent tant d’objets de différentes couleurs, je promène librement mes regards sur tous les grands tableaux.
21Le critique distingue neuf toiles, dont « une Scène de naufrage par M. Géricault ». Celles dont l’exécution lui paraît la plus « saillante » sont de MM. Abel de Pujol, Blondel, Guillemot et Horace Vernet. Ce dernier lui semble avoir choisi un sujet bizarre11.
22J’ai cru apercevoir dans l’ensemble de ces tableaux quelque chose de ce style académique, dont M. David et ses premiers élèves ont cherché avec tant de persévérance à faire disparaître la tradition. Je ne sais si j’ai bien vu, mais il m’a semblé que la Scène de naufrage était une réminiscence de la Pêche miraculeuse12 de Jouvenet13. Enfin, dans tous ces tableaux, j’ai été choqué de la multitude des personnages ; de la foule qu’on y a introduite. Le Poussin qui a traité des sujets semblables a toujours été avare de figures. Ne pensez-vous pas que, dans un tableau comme dans un ouvrage dramatique, tout ce qui n’est pas indispensable est de trop ? Pour moi, je l’ai toujours cru. […]
23En général, la partie poétique de l’art m’a paru négligée par les peintres ; l’école actuelle est féconde en praticiens, que le goût du beau faire domine. Ils font bien en effet ; mais M. Gros nous servira encore de règles pour l’exécution car il peint bien. […] Les portraits abondent, il y a une nombreuse collection de jolis tableaux trop soignés et tirés de l’histoire du Moyen Âge ; mais je suis trop fatigué pour aujourd’hui et je ne les ai pas assez vus pour en parler. Ce qu’il y a de peintures et de sculptures à cette exposition ne se conçoit pas ; le livret porte mille six cent onze articles (t. I, p. 320-324).
24La lettre IV fait référence au petit livre de Quatremère de Quincy, ouvrage de « bon goût et de bon sens » : Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, ou de leur influence et de leur emploi sur le génie de ceux qui les produisent ou qui les jugent, Paris, Le Normant, 1815. Elle développe le constat de l’hégémonie que commence à exercer la peinture de genre.
25La peinture de genre fait tous les ans des usurpations sur la peinture d’histoire ; cette tendance du goût vers le positif et l’ordinaire, qui paraît croître chaque jour davantage chez les amateurs, contribue bien puissamment à contenter les fantaisies des particuliers. C’est presque avec inquiétude que je vois la manière supérieure avec laquelle on traite les sujets familiers. Il est certain qu’à aucune époque, en France, on a poussé aussi loin la vérité d’imitation et l’agrément de la composition dans cette partie de l’art (t. I, p. 416-426).
Lettre V
26[…] Je crois qu’il est permis de rapprocher l’Odalisque de M. Ingres des personnages de la mythologie. Une jeune beauté, toute nue, couchée sur un divan et balançant avec distraction un éventail en plumes, ne peut pas s’offenser de ce qu’on l’assimile à une nymphe. Mais vous ne voulez pas croire à ce que disent tous les artistes : que M. Ingres est un homme plein de talent. C’est pourtant l’exacte vérité, et cette Odalisque, ainsi que l’autre tableau de lui où il a peint Philippe V donnant l’ordre de la Toison au maréchal de Berwick, après la bataille d’Almanza, en sont de nouvelles preuves. Cette figure d’odalisque est dessinée avec une grande finesse ; mais avec un mérite incontestable, M. Ingres a le malheur de s’être fait original de parti-pris. Si l’on doit en croire ceux qui l’approchent, il réduit en précepte son principe de singularité, et entre autres principes qu’il ne se contente pas de mettre en pratique dans sa peinture, mais qu’il a enfermés dans une formule, en voici un : « L’observation du reflet dans les ombres, dit-il, est au-dessous de la dignité de la peinture d’histoire. » Je n’affirme pas qu’il ait ainsi rédigé cette loi, mais je puis vous assurer que dans ses tableaux, personne ne l’observe plus ponctuellement que lui. En dernière analyse, c’est là ce qui nous rend ses tableaux fatigants à regarder, même pour celui qui est le mieux disposé à goûter leur mérite. Circonstance bien fâcheuse puisque cette singularité volontaire de M. Ingres prive l’école d’un appui sur lequel il était raisonnable de compter (t. II, p. 82-83)
Lettre VI
2720 octobre 1819,
28[…] Je ne passerai certainement pas sous silence la première grande conception d’un jeune homme dont le talent, malgré ses défauts, s’annonce de manière à donner de hautes espérances. On a fait de justes reproches à M. Géricault sur la couleur uniforme qui règne dans son tableau d’une scène de naufrage. Souvent, il s’est laissé entraîner trop loin par sa facilité, et, je redirai ici ce que j’exprimais dans mes premières lettres, qu’il a trop suivi la manière grande, mais souvent un peu lâche de Jouvenet. Les défauts, qui sont réels, joints à l’étrange fait qui lui inspire le sujet, ont rendu quelques personnages […]14 à son égard ; car il y a un mérite bien remarquable dans l’ensemble de sa composition. À la suite d’un naufrage, le reste d’un équipage, entassé sur un radeau, pressé par la famine, et y luttant contre les flots, n’offre plus qu’un amas de morts, de mourants, parmi lesquels on voit encore quelques individus qui ont conservé assez de vie pour tenter d’échapper à une destruction prochaine.
29On croit voir sur la ligne de l’horizon l’apparence d’un vaisseau. Ceux qui ont conservé le plus de force se lèvent et s’entraidant et tâchant par des signaux de se faire apercevoir. Voilà le sujet traité par M. Géricault. Ce qui me paraît constituer le mérite principal de cet ouvrage, c’est l’idée vraiment forte et bien exprimée qui unit tous les personnages à l’action. À l’une des extrémités du radeau, se pressent et s’agitent tous ceux qui vivent encore ; après ceux-ci, on voit quelques malheureux qui ne peuvent plus exprimer que l’espérance ; et l’on arrive ainsi, de degré en degré jusqu’à l’autre bout du radeau, où règne l’insensibilité de l’infortune, et enfin, la mort. Cette progression de malheurs qui accablent les naufragés est rendue de manière peu ordinaire ; et tout en regrettant que ce jeune artiste ait fait choix d’un sujet si lugubre, je ne puis m’empêcher de rendre justice au mérite d’une composition qui est conçue d’un seul jet (t. II, p. 133-145).
Lettre VII
30[…] M. Langlois, pensionnaire, s’est donné une grande tâche : l’a-t-il remplie ? Était-il possible de la remplir ? c’est ce que nous allons examiner. Alexandre avait un faible pour le peintre Apelles [sic] : la preuve, c’est que ce dernier ne faisait pas difficulté de conseiller au conquérant de l’Asie de se taire et de ne pas parler peinture dans son atelier, parce que les broyeurs de couleur se moquaient de lui, tant il déraisonnait. Je donnerai encore pour preuve de ce que j’avance l’aventure peinte par M. Langlois, et à propos de laquelle on vante beaucoup trop l’Empire qu’Alexandre avait sur ses passions. Ce prince voulut faire peindre nue, à cause de sa rare beauté, celle de ses femmes qu’il aimait le plus. Elle se nommait Campaspe [sic]. Apelles fut chargé de faire ce tableau ; mais Alexandre ne tarda pas à s’apercevoir que le peintre ressentait pour son modèle le sentiment que lui-même éprouvait ; il lui fit don de cette femme. Je vous raconte cette histoire à la grecque15 ; mais c’est qu’autrement elle perd tout son sel. Trois figures composent le dessin de M. Langlois : Alexandre prend d’une main Campaspe, comme pour la rapprocher d’Apelle, auquel en généreux rival, il semble dire : « Elle est à toi. » Le peintre, tenant en main sa palette et ses pinceaux, s’élance pour remercier le roi. Reste la belle Campaspe, bien embarrassée de son maintien et qui se laisse donner, à la grecque, sans dire ni oui ni non. Il est bien malheureux que M. Langlois, qui a un si beau talent d’exécution, ait choisi un sujet ingrat et tellement en contradiction avec nos mœurs. Il y a des obstacles que le plus grand mérite ne saurait vaincre ; et le sujet dont je vous parle est dans ce cas, je crois. Il faut, comme les anciens, ou ainsi que les musulmans, considérer le beau sexe comme une espèce de marchandise, pour admettre l’idée d’une jeune femme cédée à un inconnu par un autre homme qui ne lui est pas tout à fait indifférent. Au surplus, je ne voudrais pas que la critique que je fais du sujet vous rendît insensible aux beautés de détail que renferme cet ouvrage. Si les figures d’Alexandre et d’Apelles sont froides et peut-être moins bien peintes que la Campaspe, cette dernière, considérée comme étude, est un morceau achevé. La couleur en est un peu froide, mais rien n’égale la délicatesse avec laquelle les formes sont exprimées. La tête, la gorge, et surtout la main qui se détache sur la poitrine, sont dignes de grands éloges. Il n’est pas douteux, qu’en traitant un sujet plus judicieusement choisi, M. Langlois ne nous donne un excellent ouvrage (t. II, p. 184-185).
Lettre VIII
31Le 23 novembre 1819, le critique développe l’idée que la beauté idéale relève de la peinture religieuse ou mythologique et associe à la peinture de genre la représentation d’une beauté relative. Il reprend donc, à propos de la sculpture, chef-d’œuvre de l’Antiquité, la relation des procédés des Grecs.
32Pour arriver au développement le plus grand possible de la beauté, non seulement ils représentaient leurs personnages sans vêtements, mais ils les dépouillaient encore des passions vives et fortes, afin de montrer l’humanité dans cet état de sérénité, qu’ils regardaient comme l’apanage des Dieux. Ce système a été si scrupuleusement suivi, jusqu’au temps d’Alexandre le Grand, que, presque toutes les statues faites antérieurement à cette époque paraissent froides et inanimées aux spectateurs modernes, pour qui, en général, l’expression des passions paraît être le but de l’art. On peut même avancer que ceux qu’une instruction préliminaire n’a pas initiés à cet antique secret, ne peuvent goûter pleinement la beauté dont les statues antiques offrent ordinairement l’image.
33De ce que je vous ai dit, il me semble qu’on peut en conclure deux choses : l’une, que les artistes modernes dont les idées ont été modifiées par l’influence du christianisme, où l’on recherche de préférence le beau moral, ont assez prudemment renoncé à produire dans leurs ouvrages, et sous des formes corporelles, les êtres dans l’idée desquels la pensée de l’homme va s’abîmer ; que plus cette conscience de l’immensité de Dieu s’est accrue, et plus les peintres ont préféré des sujets pris dans l’humanité, mais dans l’humanité chrétienne, humble, plaintive, chargée de douleurs, révélant l’existence d’un Dieu, mais par le courage invincible qu’elle montre à supporter le malheur, comme à le soulager ; et que, de là, est née la peinture d’expression, qui rentre plus dans le goût des nations modernes, parce qu’elle est un résultat de leurs mœurs.
34L’autre, que ces Grecs, bien différents des chrétiens qui, rapportant tout à Dieu, faisaient tendre tout, même ce qu’ils comprenaient de la divinité, vers l’homme ; que ce ne fut que longtemps après l’apparition de Socrate et de Platon que les idées morales commencèrent à s’épurer ; que, jusque là, la beauté physique était le moyen de rendre le beau moral sensible chez un peuple qui ne vivait que de sensations ; que c’est à l’époque où l’homme transformait toutes ses passions en divinités, et du sein de cette religion païenne, où l’orgueil humain trouvait si bien son compte, qu’est née l’idole des Grecs, la déesse par excellence, la Beauté.
35Tout dans les arts lui fut soumis, parce que tout émanait d’elle, et tant que les doctrines des grands artistes ont régné en Grèce, le but des sculpteurs, comme des peintres, était d’appliquer le beau absolu aux formes, indépendamment des beautés relatives, qui pouvaient aider à caractériser les divinités dont ils voulaient donner l’image.
36C’est à cette dernière école que se rattache M. Girodet. L’Endymion, l’Atala, sont des ouvrages traités selon les principes des artistes grecs. Dans son Pygmalion, il a fait plus ; il a osé, en appliquant à ses deux figures principales les règles qu’il a puisées dans les ouvrages des anciens, s’affranchir, pour celle de l’Amour, de la théorie de leur art et faire usage de l’allégorie. Ici, M. Girodet a ouvert un vaste champ à la critique, et je crois que le temps seul, pourra condamner ou justifier une innovation si hardie (t. II, p. 238-241).
Lettre IX
3728 novembre 1819,
38À propos d’une production de Petitot, sculpteur,
39[…] qui a représenté Marie-Antoinette, reine de France, à genoux devant son prie-Dieu. Je ferai seulement, à l’égard de cette dernière statue, une observation qui fera plutôt condamner le goût de l’auteur que son talent. La figure de la reine, placée dans une attitude consacrée par la religion, aurait dû être vêtue d’une manière plus modeste et plus décente. Rien n’est si délicat que le choix des parties nues à montrer dans une figure habillée à peu près comme on l’est de nos jours : une robe trop ouverte, dans ce cas, choque plus qu’une figure entièrement nue. Au surplus, la remarque que je fais est plutôt fondée sur les convenances sociales que sur les règles de l’art (tome II, p. 320).
40Les lettres X et XI traitent de la peinture de paysage, Delécluze déclare alors : « J’aime passionnément le paysage et les portraits m’ennuient » (tome III, p. 139). Le critique revient sur une toile d’Horace Vernet, dans la douzième et dernière lettre, datée du 28 janvier 1820.
41Dans le genre, M. Horace Vernet a une supériorité marquée sur ses rivaux ; elle est d’autant plus sensible qu’il est le seul qui la traite franchement, en choisissant ses sujets dans l’époque où nous vivons. Tous ceux qui peignent des scènes du Moyen Âge me font l’effet de peintres d’histoire honteux, timides, ou de peintres de genre. Mais ils n’abordent pas franchement la question. Ils devraient se mettre dans l’esprit qu’on est en droit de leur faire les mêmes reproches que ceux qu’on adresserait certainement à un poëte [sic] comique qui ne traduirait pas sur la scène les mœurs de son temps. Le peintre d’histoire doit peindre l’homme, celui qui traite le genre doit nous retracer des portraits, nous montrer des hommes enfin. Or, dans ce cas, on ne saurait mieux faire que de copier ce qu’on a sous les yeux (tome III, p. 180).
42JAL, Gustave, « L’Ombre de Diderot et le Bossu du Marais : dialogue critique sur le Salon de 1819 », Le Fanal des théâtres, Paris, Corréard, no 13, 17 octobre 1819, p. 3, et no 41, 18 novembre 1819, p. 3. [BNF Tolbiac, V-24575]
JAL, Auguste ou Augustin, dit JAL Gustave (1795-1873). Érudit lyonnais, cet officier de marine devient conservateur des Archives du ministère de la Marine. Il donne à la Revue des Deux-Mondes des « Scènes de la vie maritime »16. Il est l’auteur d’un précieux Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, 1864. Sont également publiés, de façon posthume, des Souvenirs d’un homme de Lettres, en 1877. Dans le domaine artistique, il propose, sous les prénoms d’Alexandre, Gustave ou Auguste, des recueils d’impressions critiques : dès 1818, Mes visites au Musée royal du Luxembourg, Paris, Ladvocat, 1818. Il rend ensuite compte des Salons de 1824, 1827 et 1833. Opposant à Ingres, il défend Géricault au Salon de 1819.
43Sous la forme dialoguée, qu’il reprend en 1824, le critique présente une défense de la Scène de naufrage de Géricault, qui n’épargne pas les enjeux politiques d’une critique de l’administration royale.
44Diderot : […] Tous ces gens n’étaient pas entièrement nus et les débris de leurs uniformes auraient fait une heureuse diversité avec le gris de leurs carnations ; ce moyen que M. Géricault n’aurait pas dû négliger était simple et je suis étonné qu’il ne se soit pas d’abord présenté à son imagination.
45Le Bossu : C’est fort bien seigneur Diderot ; mais tout en approuvant la justesse de votre observation souffrez que je prenne contre vous la défense du peintre que vous accusez. Je crois avoir deviné la raison qui l’a empêché de faire entrer dans son tableau un plus grand nombre de costumes militaires, et je la trouve dans la crainte qui a fait inscrire au livret les mots « Scène de naufrage » au lieu de ceux que nous disait tout à l’heure mon jeune ami. Les considérations ont été plus puissantes que la vérité, et si l’on a pardonné à M. Géricault d’avoir présenté une scène que plusieurs personnes pourraient regarder comme imaginaire, on ne lui aurait pas permis d’y mettre cette exactitude de costume qui n’aurait permis aucun doute sur le temps de l’événement. Il est sans doute absurde et malheureux que ces considérations aient pu retenir l’artiste ; mais nous sommes dans un temps où tout ce qui est ridicule est à l’ordre du jour ; demandez à MM. tels ou tels, administrateurs généraux et particuliers, préfets, directeurs ou premiers commis de ministères.
46Moi : Quelques critiques ignorants ou de mauvaise foi se sont étendus longuement sur le soi-disant défaut qu’ils croient avoir remarqué dans le ton général que M. Géricault a employé pour représenter ses personnages. Trop noir, beaucoup trop noir ; se sont-ils écriés dans leur orgueil, et ces hommes si vains, si sûrs de leurs jugements, n’ont pas réfléchi quel est, sur des corps souffrants et affaiblis, l’effet du soleil, de l’eau salée qui les baigne à tous moments, et des vents chauds du midi et des froids aquilons des nuits ; ils n’ont pas voulu consulter les histoires de naufrage des hommes du métier, seuls capables de prononcer sur cette matière ; et s’ils l’avaient fait, ils auraient été étonnés d’apprendre que le peintre avait encore adouci l’horreur de ces images. Si, plus raisonnables, ils avaient voulu se rappeler la situation de douleur et de faiblesse où se sont trouvés ces malheureux navigateurs, ils n’auraient point été surpris de voir, gisant à côté des cadavres qu’ils n’avaient plus la force de jeter à la mer, et que la chaleur du tropique corrompait d’autant plus facilement que leur dissolution était déjà commencée depuis plusieurs jours par les privations qu’ils avaient endurées et les blessures dont la plupart étaient couverts.
47Diderot : Le reproche le plus juste qu’on puisse adresser à l’artiste, c’est d’avoir donné trop peu de soins à l’exécution de son tableau ; sans doute, il est fort agréable d’être doué d’une grande facilité et d’avoir un pinceau libre et hardi, mais il y a du talent à savoir ne pas abuser de ces qualités et c’est ce talent que M. Géricault aurait dû prouver en cette circonstance. La correction du dessin étant le premier des mérites d’un peintre d’histoire, nous sommes en droit de l’exiger dans des ouvrages aussi capitaux que celui-ci et malheureusement je suis forcé de convenir que sous ce rapport, cette production est dans plusieurs de ses parties d’une médiocrité bien condamnable ; quoi qu’il en soit, M. Géricault mérite de grands encouragements ; sa scène de naufrage est remarquable par une composition grande et bien disposée, et si l’aspect général n’en est pas séduisant, l’horreur et la pitié qu’elle fait naître justifient le charme qu’on éprouve à la revoir. Courage donc, M. Géricault, tâchez de modérer un enthousiasme qui pourrait vous entraîner trop loin ; coloriste par sentiment, apprenez à le devenir par pratique ; dessinateur encore imparfait, étudiez l’art des David et des Girodet ; ne dédaignez aucun des moyens de succès qu’avoue le dieu du goût ; et si de nouveaux efforts vous procurent de glorieux triomphes, toujours modeste, accueillez encore les conseils de vos amis ; par eux vous serez éclairé sur vos véritables intérêts. Peintre habile et citoyen courageux, continuez à consacrer vos pinceaux à nous retracer quelques-uns des grands événements de notre histoire ou les traits honorables de nos guerriers et de nos concitoyens ; par là doublement estimé, les contemporains et la postérité vous décerneront une double couronne.
48KÉRATRY, Auguste-Hilarion, - comte de, Annuaire de l’école française de peinture, ou Lettres sur le Salon de 1819, par M. Kératry, Paris, Maradan, 1820. [BNF Tolbiac, MFICHE-V24574]
KÉRATRY, Auguste-Hilarion, comte de (1769-1859). Cet homme de lettres fut conseiller de préfecture à Quimper, puis membre de la Chambre des députés, membre du Conseil d’État et pair de France. Il collabore à l’Annuaire de l’école française de peinture et reste célèbre pour ses propos concernant les vertèbres surnuméraires de l’Odalisque d’Ingres, rapportés par Amaury-Duval17. Son fils, également homme politique et député assumera les répressions d’Arles contre les républicains en 1871.
49Le compte rendu prend la forme de lettres, précédées d’un avant-propos, qui font du destinataire un ami retenu en province ; le principe d’une critique fondée sur le sentiment est revendiqué.
Avant-propos
50Ce mal, auquel nos praticiens assignent tant d’origines diverses […] vous retient en province : dès lors vous voilà condamné à voir par mes yeux et à devenir solidaire de mes impressions. La tâche que m’impose l’amitié me sera douce à remplir ; mais elle a ses périls, auxquels je m’efforcerai d’échapper. En vous transmettant mes opinions, je deviendrai presque pour vous une seconde conscience : je le sais ; aussi les préférences sans motif, les préventions dédaigneuses, les jugements hasardés et l’esprit de dénigrement ne trouveront aucune place dans mes notes. Je ne connais presque aucun de nos artistes ; je n’appartiens à aucune école ; je n’ai point de rangs à distribuer. Ce n’est point à moi qu’il appartient de faire prévaloir David sur Guérin, ou Gérard sur Girodet. […] Toutefois, un guide, rarement en défaut, nous présente à tous les deux une garantie avec laquelle je redoute peu les accidents […] : c’est le sentiment. Il révèle, non les secrets de l’art, mais ses succès ou ses fautes. […] Ses notions sont presque toujours justes, parce qu’elles sont plus inspirées que réfléchies. (p. 2-3)
Lettre III
51Il me presse d’être débarrassé de ce grand tableau qui m’offusque lorsque j’entre au Salon. Je vais parler du Naufrage de la Méduse.
52Ce n’est pas assez que de savoir composer un sujet ; ce n’est pas assez que d’en distribuer les masses, que d’en dessiner habilement les figures, que d’en varier les expressions ; ce ne serait pas même assez que s’y montrer savant coloriste : avant tout, il faut savoir le choisir. Or, je vous le demande, mon ami : une vingtaine de malheureux, abandonnés sur un radeau, où leur destinée devient le triste jouet de la faim, d’un ciel inclément et d’une discorde plus rigoureuse encore, est-elle bien faite pour offrir au pinceau l’occasion d’exercer son talent ? Des cadavres livides étendus sur des poutrelles mal jointes, la contraction musculaire des êtres qui ne semblent leur survivre que parce qu’ils sont encore debout, les angoisses de quelques matelots à demi-plongés dans l’eau saumâtre qui les ronge, et le dénuement absolu des choses nécessaires à la vie, sont-ils donc un sujet que l’on doive reproduire à nos regards, et qui puisse captiver notre attention ? J’y vois, tout au plus, matière à quelques savantes études ; et il faut avouer que, sous ce rapport, le peintre de cette scène désastreuse mérite des éloges. Mais a-t-il pu se flatter que des muscles âprement sentis et des attitudes dessinées avec un art qui n’en saurait couvrir la sécheresse, fissent surmonter le dégoût résultant d’une uniformité accablante de teintes, de formes, de gestes, et, jusqu’à un certain point d’expressions, puisqu’elles sont toutes celles d’une seule et même douleur ? Aussi ne nous a-t-il offert qu’un sombre camaïeu, où la mort semble avoir parqué des proies qu’on ne peut plus lui ravir.
53Le moment saisi par l’artiste est précisément celui qu’il fallait éviter. Il s’est décidé à représenter le radeau des naufragés de La Méduse, après leur triste abandon dans des mers désertes ; tandis qu’il avait le choix de nous les retracer, ou quand la hache fatale tranche les câbles qui les retiennent encore attachés à la chaloupe de la frégate française, ou quand l’équipage d’un brick français vient à recueillir leur infortune. Certes, l’une de ces deux positions méritait la préférence de l’artiste, et son talent possédait tout ce qu’il fallait pour en tirer un parti d’autant meilleur, que, dans la première, de longues souffrances n’ayant pas imprimé leurs traces uniformes sur ses personnages, il eût pu en varier mieux les expressions ; et que, dans l’autre, les marins du brick, qu’il eût mêlés avec ceux du radeau, lui eussent fourni des contrastes et des oppositions, toujours précieux dans les tableaux de genre. Que trouvais-je, au contraire, ici ? Deux ou trois matelots exténués de fatigue, montés sur une tonne, et, qui, soutenus par d’autres malheureux, eux-mêmes défaillants, essaient d’agiter dans les airs, quelques lambeaux en signe de leur détresse, tandis qu’un groupe de leurs compagnons, adossés au mât, les suit d’un sombre regard. Au premier plan, un marin âgé tient sur ses genoux le corps de son fils, victime de tant de maux ou près de rendre le dernier soupir. Les traits caractérisés du père et l’immobilité de sa pause portent l’empreinte de ces douleurs qui, lorsqu’elles sont fortement exprimées, mettent à la torture le spectateur lui-même. […] Quelques cadavres jetés sur les bords du radeau complètent cette vaste composition, dans laquelle nous ne saurions méconnaître la trace d’un vrai mérite. Nous ne doutons pas que, mieux appliqué, le talent de M. Géricault n’honore un jour l’école française. Des conseils irréfléchis auront égaré son pinceau destiné aux grandes fabriques. Excellent dessinateur, nul ne saura mieux que lui en disposer les plans : l’expression ne lui manquera pas ; qu’il redoute seulement de l’outrer ! Quand au coloris, nous désirons qu’il joigne aux qualités qu’il possède déjà, cette partie importante de son art ; mais le Naufrage de la Méduse laisse encore la chose en problème (p. 25-29).
La lettre VIII traite de la Psyché de David
54Le tableau de M. David n’est pas au Salon, mais il a paru dans la période de temps dont nous examinons les produits ; il est l’ouvrage d’un artiste français ; l’urbanité de M. le comte de Sommariva permet à tous les yeux de s’en repaître : il rentre donc dans notre domaine, et l’intervalle de trois ou quatre rues ne fait rien à l’affaire.
55Sur un lit de modèle antique, Psyché repose : son sommeil est profond ; il a le calme du bonheur et de l’innocence. C’est bien là cette mortelle à la possession de laquelle un de ses semblables ne pouvait prétendre ! Le pinceau de M. David ne lui a donné de matière que ce qu’il en fallait pour fixer la beauté dans des proportions humaines. Psyché est une femme ; mais cette femme devait être la rivale de Vénus, et l’artiste lui a fait accomplir sa destinée. Des draperies de teinte sombre mettent en évidence la blancheur et l’éclat de ses chairs, qui pouvaient bien se passer de ce prestige, tant le coloris en est vrai et flatteur à la fois. Toute sa personne se développe dans des proportions pleines d’harmonie. On reconnaît que les parties de ce beau corps sont faites l’une pour l’autre ; elles s’appellent, à bien dire. Relevé avec grâce, le bras gauche s’arrondit, en manière de turban, sur la tête que l’on regrette de voir seulement de profil. La respiration semble communiquer un mouvement onduleux au sein, dont la double éminence réveille l’idée de tout ce qu’il y a de ravissant dans la nature. Le dessin des formes est généralement assez senti pour accorder à l’œil que Psyché est une fille de la terre ; il est assez coulant pour apprendre à la pensée qu’elle est digne d’appartenir à l’Olympe. Aucun voile ne dérobe aucun de ses charmes. Ses genoux se renflent légèrement dans l’intérêt des articulations ; et l’une de ses jambes, posée sur l’autre, n’en permet pas moins de suivre les contours de toutes les deux, dans les dimensions les plus favorables à la beauté. Le bras droit porte, avec abandon, sur une des cuisses de l’Amour étendu près de sa jeune épouse, et formant, avec elle, un contraste qui entrait sans doute dans les vues de la composition.
56Que dirai-je de celui-ci ? Était-il digne de sa conquête ? Prêt à quitter la couche où tant de charmes furent en sa possession, dans ses traits fortement arrêtés il offre une expression moqueuse ; il semble affecter le mépris de son propre bien. Ce n’est pas un sourire fin, ou même perfide, que dessinent ces lèvres très écarlatées ; ce n’est pas un regard tendre, ou plein de fierté, qui sort de ses yeux âpres : le lecteur peut maintenant caractériser tous les deux. Il n’est plus un adolescent ; il n’est pas encore un homme : mais il a de celui-ci le teint et les formes prononcées. L’ampleur de ses ailes annonce qu’il tient de la matière ; l’une sert de support à la tête de Psyché ; et l’on se demande comment il la dégagera sans réveiller sa compagne. D’une main, il soulève pourtant, avec précaution, le bras que cette dernière lui donne à porter, et, ce mouvement, en soi-même spirituel, serait plein de grâce, s’il était exécuté par un autre amour. Nous ne dirons pas que cette figure est bien posée, que le trait en est pur et correct : M. David pourrait-il dessiner autrement ? Nous ne remarquerons pas qu’il y ait une grande science dans le torse : le corps de l’Amour, servant à des études anatomiques, serait une singulière idée ; autant vaudrait parler de la morbidesse de l’Hercule farnésien.
57De cet examen, il résulte qu’ici, non le pinceau, mais l’imagination de M. David s’est égarée (p. 97-100).
Lettre IX
58Un mois à peine s’est écoulé depuis l’ouverture du Salon, et la foule qui s’y précipite, quoique de jour en jour, d’heure en heure renouvelée, est également nombreuse. […] Dimanche, la chaleur était si étouffante que je me hâtais de traverser la grande salle carrée pour arriver plutôt à la grande galerie, où j’espérais trouver un peu de vide ; mais, porté par les nouveaux venus qui débouchaient du Salon d’Apollon, je fus rejeté tantôt à droite, tantôt à gauche, sans savoir où on me laisserai. Arrêté malgré moi, plus de deux minutes, devant l’Odalisque de M. Ingres, je regrettai de voir ce jeune artiste se donner beaucoup de peine pour gâter un beau talent. En effet, cette femme, vue par le dos, est faible de dessin, puisque les bras sont d’une maigreur choquante ; de coloris, puisqu’elle ne présente qu’une teinte uniforme où aucune des parties du torse n’est accusée ; d’expression, puisque ses traits, d’ailleurs assez bien proportionnés, ne révèlent aucune pensée, ne donnent l’indice d’aucun sentiment ; et pourtant, on ne sait comment il y a là quelque chose du Titien !
59L’Andromède est une suite de torts et une nouvelle preuve de moyens chez le même auteur. Est-ce qu’il voudrait nous ramener à l’enfance de l’art ? Où est le bouclier de Persée ? Depuis quand un cavalier pousse-t-il la lance des deux mains ? Le corps d’une belle femme n’aurait-il donc qu’une seule teinte ? Une des plus grandes faveurs qu’on pourrait faire à ce morceau, comme au précédent, serait de les croire sortis de l’école du Pérugin. Il serait déplorable que M. Ingres eût foulé en vain la terre qui faisait jadis les héros, et qui fera encore les artistes18, jusqu’à ce que notre belle France, déjà saisie du premier privilège, ne se mette en possession de l’autre. Il a pris une fausse route ; nous le lui dirons, dût notre censure encore être taxée de sévérité (p. 107-109).
Lettre XII
60Comment M. Lair a-t-il pu concevoir ainsi sa Circé ? Quelle idée s’est-il donc faite du fils de Laërte ? Cette magicienne n’a aucune des grâces séductrices de sa profession ; ce roi d’Ithaque n’a que le mérite d’un athlète chargé d’embonpoint. Certes, ce n’est pas là le cauteleux Ulysse ; au moins j’en douterais encore, si je ne voyais dans sa main la fleur de Molly, avec laquelle un dieu arma sa prudence. Des formes lourdes, un air ignoble, un coloris de brique qui, le prenant dès la racine des cheveux ne le quitte qu’à la plante des pieds, me feraient imaginer que la scène se passe ailleurs que dans l’île de Circé. D’ailleurs, afin de se conformer au récit d’Homère (aussi sacré pour les poëtes et les peintres que la loi et les prophètes) c’était à la magicienne de s’avancer vers Ulysse assis, et de lui offrir ainsi le perfide breuvage. Il y a donc ici un contresens. J’en trouve un autre dans la nudité du héros, qui, certes, ne se présenta pas en cet état devant la fille du Soleil, à laquelle on pardonnerait beaucoup plus d’étaler des charmes dont elle veut essayer le pouvoir. Qui ne reconnaît que, sous le pinceau du peintre, l’allégorie du poëte ne laisse plus de traces ? Vous savez dessiner le nu, vous le prouverez peut-être : que m’importe votre science en ce moment puisqu’elle est déplacée ? (p. 159-160).
Lettre XVI
61Campaspe de M. Langlois - Pygmalion de M. Girodet
62Retournons à cette histoire grecque, qui seule, entre toutes les histoires, à travers les siècles, se présente toujours avec un air de jeunesse. M. Langlois a mis sous nos yeux un trait de la générosité d’Alexandre, cédant Campaspe, la plus belle des femmes, au célèbre Apelle, le plus habile des princes19. Placé entre l’artiste et la beauté qui lui sert de modèle, le prince de Macédoine a plutôt une expression étonnée que celle qui convient à la circonstance. Il est tourné vers Apelle sans le regarder, et celui-ci le lui rend en dirigeant ses yeux plutôt vers la muraille, que sur son bienfaiteur, que sur Campaspe elle-même. Le héros est armé d’un casque qui est d’un ton dur de couleur. Ses cuisses me semblent courtes dans la proportion des jambes, dont la mollesse et la pose sont peu viriles. Son geste serait naturel si les doigts de la main qu’il tend à l’artiste étaient plus rapprochés ; mais on doit avouer que cette main, telle qu’elle est, sort parfaitement de la toile. Le profil d’Apelle est agréable et tient de l’Apollon, sans encourir le reproche de plagiat. Enlevé à son travail par les paroles qu’il vient d’entendre, dans son attitude inclinée vers le héros, il est censé donner libre cours à sa reconnaissance. Cette figure est bien drapée, bien dessinée. Toutefois, nous croyons qu’un sentiment des articulations a été refusé au genou placé dans la demi-teinte.
63Assise sur un fauteuil, sur le dos duquel est jetée une draperie bleue d’azur, la taille légèrement couverte d’un voile diaphane que la plus belle main essaye de remonter jusqu’à la gorge, Campaspe brille de ces attraits qui accompagnent chez une femme le passage de la tendre adolescence à la florissante jeunesse. La tête garnie d’une guirlande de roses, d’un incarnat moins doux que celui de son teint, elle baisse ses paupières ; elle incline même cette tête très agréable, quoique moins grecque que française, avec une expression de pudeur pleine de charme. Tout en elle révèle un embarras virginal, témoin le croisement de l’un de ses pieds, dont l’orteil pose, avec une sorte d’inquiétude sur le talon de l’autre ; témoin cette main qui retombe, avec un délicieux abandon, lorsque le Prince, soulevant le bras de sa captive, semble la diriger vers Apelle, mouvement auquel celle-ci se prête, mais ne se livre pas. Les jambes sont de la plus jolie forme. L’une d’elle, placée dans la demi-teinte, a des contours qui semblent dérobés à la Thétis de la Villa Albani20. Les genoux rosés, un peu ronds, tels qu’ils apparaissent à l’âge que nous venons de décrire, dans leur rapprochement même ont quelque chose de timide et de mystérieux, dont l’œil se détache avec regret.
64Telle est la Campaspe de M. Langlois ; et il faut convenir que, par la pureté du dessin et le naturel de l’expression, elle rappelle parfaitement l’école de son maître, M. David. Ajoutons que le ton des chairs en est vrai. Peut-être souhaiterait-on une distribution des jours moins égale sur la gorge ; et cela, sans doute, parce que celle-ci manque de modelé. C’est le seul reproche que nous croyons convenable d’adresser à cette figure, qui tire encore quelque éclat du soin avec lequel sont traités ses accessoires. En dépit d’un mérite dans lequel nous aimons à reconnaître un beau talent, ce tableau est froid. La raison ? Nous l’avons donnée ; c’est que, sur les trois personnages dont il se compose, il y en a deux qui ne concourent pas à l’effet. Apelle était susceptible de recevoir deux caractères de physionomie : celui de la reconnaissance, en tournant des yeux expressifs vers le roi de Macédoine ; ou d’un violent amour, en s’inclinant vers la main du prince, pour lancer, à la dérobée, un regard de feu sur Campaspe. On ne retrouve chez lui aucun des deux caractères. Le visage d’Alexandre devrait dire « Vois comme elle est belle, et pourtant, je te la donne ! » Et le visage, qui n’est qu’étonné, ne dit rien (p. 229-233).
65La suite de la lettre, après un moment dissertatif sur l’amour chez les Anciens, en vient au Pygmalion de Girodet. Un parallèle est fait avec l’emblème de la beauté que constitue la Vénus de Médicis, attribuée à Cléoménès.
66C’est la même pureté de formes, c’est la même grâce de contours : la tête seule est changée, parce qu’il fallait que Galatée prît la place de Vénus. L’artiste lui a conservé la modestie dont elle tirait son principal caractère ; car, si la chose n’est pas d’une vérité absolue dans l’ordre des sensations, il faut au moins pour atteindre à l’idéal de beauté, que, dans la création d’une femme, le premier sentiment soit donné à la pudeur. Mais celle-ci a été habilement tempérée par un léger sourire qui permet à l’amour d’espérer une victoire. L’amour ! Il est l’auteur du miracle, et il ne pouvait travailler contre lui-même. Que de convenances ont donc été ménagées dans cette double expression ! L’œil de Galatée n’est qu’entr’ouvert ; les paupières sont encore abaissées, mais on voit qu’elle va les soulever. Cette tête est pleine de charmes dans sa volupté timide et décente. Le prodige de l’animation parcourt déjà ce beau corps ; il a fait palpiter le sein ; il a laissé sa trace sur les appâts les plus secrets ; il est descendu aux jambes ; il va les enlever à la pierre, qui, de degrés en degrés, s’assouplit et se colore. Galatée est encore marbre, mais elle est déjà femme ; mais on sent qu’elle ne tardera pas à recevoir la plénitude de la vie. La seule crainte que l’on éprouve, c’est qu’elle soit réservée à une sphère supérieure. Le pinceau l’a fait participer à une nature si épurée, il l’a tellement dotée de grâces, que l’on se demande si elle se contentera d’un sort ordinaire. Pour se servir des termes consacrés par un poëte, on craint qu’elle ne se réveille déesse. Cette crainte n’en est plus une, cette question est dissipée, quand, quittant à regret les formes les plus séduisantes, on jette les yeux sur un petit amour, tel qu’en dessinait Cipriani, qui, d’un côté, prend une des mains de Galatée (non pas celle qu’un sentiment de pudeur avait placée à la hauteur de la gorge), et de l’autre, se saisit du bras de Pygmalion. Voila le lien de la composition. Cet amour tout nu, dont les ailes sont peu apparentes, car il est venu pour serrer des nœuds durables, se soutient naturellement par l’action même à laquelle il se livre. En suspens entre la statue et l’artiste, foyer de lumière pour tous les deux, il éclaire principalement celle-ci, dont le corps se dessine avec harmonie sur un nuage de vapeurs qui s’élève du trépied où le délire de la passion dépose chaque jour l’encens réservé aux immortels. Charmante allégorie ! C’est le contact de l’amour qui, comme le feu de l’étincelle électrique, a donné l’âme à la statue ! […]
67J’ai parlé de l’œuvre de M. Girodet, et en admirant la science de son pinceau, j’en ai été réduit à gémir sur l’impuissance de ma plume ; j’ai reconnu qu’il avait une riche palette à sa disposition, et je me suis trouvé pauvre au milieu d’une langue illustrée par les grands génies des deux derniers siècles. M’accuserais-je seul de cette pénurie ? Non ; ici, la séduction s’opérant par les sens, on ne saurait la faire passer dans l’âme que par les sens eux-mêmes. Il me faudrait donc faire un tableau avec des paroles, comme l’artiste français en a fait un avec des couleurs. Il faudrait suivre, sous sa touche, ce premier travail d’une nature qui cherche à s’organiser au sein de la matière soustraite à l’inertie […]
68Vous me demanderez si le tableau dont je vous entretiens est sans imperfections ? Je ne le crois pas. J’ai loué avec justice. Je n’atténuerai pas cet éloge qui n’a rien d’exagéré ; mais il me donne le droit de hasarder quelques observations, puisqu’avant tout, il faut raisonner son jugement.
69Or, voici ce que je pense : ce tableau n’a pas été conçu d’un seul jet. L’idée très heureuse de l’Amour qui tranche le nœud, ainsi qu’il appartient aux divinités d’intervenir dans des intrigues trop épineuses, ne s’est offerte qu’après coup à l’artiste. Cet Amour est charmant : mais il est un peu mignard ; des jours s’élancent de la surface de son corps, dont les jambes, croisées en arrière, ne sont pas dépourvues de prétentions : mais ils ne sont pas les seuls et c’est un tort à notre avis. Galatée, Pygmalion frappés de la seule lumière qui s’échapperait de la surface du dieu-enfant, eussent été d’un plus grand effet ! Cette hardiesse n’eût pas été téméraire sous le pinceau de M. Girodet. Des artistes célèbres en ont donné l’exemple. Si je ne me trompe, on la retrouve dans des nativités de Baroche, du Poussin et de Rembrandt. On cite surtout, en ce genre, la fameuse Nuit du Corrège que l’on voit à Madrid. Nous n’avons pas besoin de dire qu’une telle idée ayant été admise pour éclairer toute la composition, l’Amour eût été placé autrement qu’à fleur de terre.
70En manière de doute, je me permettrai encore de demander si le vêtement de pourpre ne colle pas trop, à trop petits plis sur le corps de Pygmalion, et si la tête de celui-ci n’est pas un peu forte ? J’irai même jusqu’à trouver son bras et son épaule découverte un peu roses. Que j’aie tort ou raison dans mes remarques, mon sentiment particulier me porte à dire que la Galatée est un des tableaux les plus beaux, qui, depuis plusieurs années, soient sortis de la palette de nos artistes. Voilà une forte réplique à ceux qui accusent l’école française de dégénérer ! (p. 236-242).
71LANDON, C.-P., « Salon de 1819 », Annales du Musée et de l’École moderne des beaux-arts, Imprimerie des Annales du Musée, Paris, 1819. [BNF Tolbiac, V-24753]
72Le critique fait partie des opposants21 à Ingres, qui se moquent de ses envois, comme ils l’avaient fait au Salon de 1811, pour Jupiter et Thétis. Il affirme à propos de l’Odalisque : Après un moment d’attention, on s’aperçoit dans cette figure, ni os, ni muscles, ni sang, ni vie, ni relief, rien enfin de ce qui constitue l’imitation. La carnation est bise et monotone, il n’y a même, à proprement parler, aucune partie, réellement saillante, tant la lumière est étendue à plat, sans art et sans ménagement. Il est évident que l’artiste a péché sciemment, qu’il a voulu mal faire, ou qu’il a voulu ressusciter la manière pure et primitive des peintres de l’antiquité ; mais il aura pris pour modèle quelque fragment d’un temps postérieur et d’une exécution dégénérée qui l’ont complètement égaré.
73À propos de Roger délivrant Angélique, le critique dénonce également une forme de primitivisme chez Ingres, qui est aussi présenté dans le Journal de Paris comme celui qui « semble prendre à tâche de nous ramener au goût de la peinture gothique »22.
74Cette composition, d’une bizarrerie inexplicable… rappelle certaines pièces de vers modernes dont le style plus niais que naïf, annonce la prétention d’imiter le tour et l’expression de nos vieux poètes. Les nouveaux troubadours ont beau faire : un vers, un mot suffit pour dévoiler l’artifice et détruire l’illusion. Ainsi dans le tableau de Roger délivrant Angélique, quelques parties sont touchées avec goût ; mais elles forment la plus étrange disparate dans un morceau dont l’exécution nous reporte à une enfance de l’art (tome I, p. 28-31).
Notes de bas de page
1 Commandée en 1813 par Caroline Murat, la toile dite Odalisque Pourtalès, n’avait pas été livrée en raison des événements politiques. Achetée en 1819 par le comte Pourtalès-Gorgier, chambellan du roi de Prusse, elle devient la propriété du musée du Louvre en 1899 (dimensions : 0,91 m sur 1,62 m).
2 La toile, aujourd’hui au musée du Louvre, ne figure pas dans le livret de présentation des œuvres exposées au Salon de 1819, ni dans son supplément. Première toile achetée à Ingres par l’État, grâce à l’intervention du comte de Blacas auprès de Louis XVIII, elle est commentée par Delacroix, dans son Journal, le 11 avril 1824 (dimensions : 1,47 m sur 1,90 m).
3 Dimensions : 4,91 m sur 7,16 m. Musée du Louvre. Pour les étapes du travail de Géricault, voir le chapitre « Le Radeau de la Méduse », Géricault, sa vie, son œuvre, L. Eitner, trad. J. Bouniort, Paris, Gallimard, 1991, p. 179-284.
4 Cadamour posa pour Léonidas, dans Le Passage des Thermopyles et Romulus, dans Les Sabines, de David. Le récit de sa carrière auprès de Girodet, Géricault, Gros… figure dans « Cadamour », Les Excentriques, Champfleury, p. 240-260.
5 Géricault reçoit cependant une médaille d’or et, à la différence d’Ingres et Prud’hon, qui subissent un silence critique, la plupart des comptes rendus traitent de sa toile. Le comte de Forbin échoue dans son désir de faire acheter la toile par l’État. Après plusieurs tentatives infructueuses, il parviendra à faire réaliser cet achat après la mort du peintre.
6 La tournée foraine d’exposition du Radeau de la Méduse en Angleterre rapporte 25 000 francs. Le directeur des Musées, le comte de Forbin, devra se battre cinq ans pour la faire acheter par la France.
7 Emeric David, chroniqueur du Salon de 1819 pour Le Moniteur universel (voir, en particulier, le dernier des neuf comptes rendus, no 343, 9 décembre 1819, p. 1553-1554). Il est l’auteur de Recherches sur l’art statuaire ancien et moderne, ouvrage de 1804, couronné par l’Institut.
8 Le critique anonyme, rédacteur d’Arlequin de retour au Muséum, Revue des tableaux en vaudevilles signale que « ce malheureux refus, ou, pour mieux dire, ce refus maladroit, est cause qu’on se porte pour voir le dit tableau, et que le fait que l’on voulait taire a acquis la plus grande publicité » (no I, p. 23).
9 Le commentaire vise ici Roger délivrant Angélique.
10 À ce titre, il est visé et tourné en ridicule par Théodore Silvestre, dans son Histoire des artistes vivants français et étrangers, études d’après nature, p. 275-277.
11 Horace Vernet expose, en 1819, Le Massacre des mamelouks dans la ville du Caire.
12 Les huit autres toiles de grand format distinguées par le critique sont à motif religieux, Le Radeau de la Méduse de Géricault est donc cette « Scène de naufrage », regardée tout d’abord comme une peinture à sujet biblique.
13 Jouvenet (1644-1717) est connu pour ses scènes religieuses d’inspiration baroque, à la gestuelle très accentuée, avec des effets d’éclairage particulièrement recherchés.
14 Un mot illisible dans l’exemplaire de la BNF.
15 L’anecdote est rapportée dans Pline, Histoire naturelle, XXXV, XXXVI, 24 : « [Alexandre] avait demandé à Apelle de peindre nue, par admiration pour sa beauté, sa maîtresse favorite qui s’appellait Pancaspé ; s’étant aperçu qu’en exécutant cet ordre Apelle en était tombé amoureux, il lui en fit cadeau » (traduction. J. Croisille).
16 Revue des Deux-Mondes, 1832, tome V, janv.-mars 1832, p. 198-229.
17 « Ce même M. de Kératry, qui est resté dans ma mémoire comme le plus aimable et le plus spirituel vieillard, me disait un jour en parlant de cette œuvre de mon maître : “Son Odalisque a trois vertèbres de trop !” Il avait peut-être raison. Et après ? Qui sait si ce n’est pas la longueur du torse qui lui donne cette forme serpentine saisissante au premier abord ? Dans des proportions exactes, aurait-elle un attrait aussi puissant ? » Amaury-Duval, L’Atelier d’Ingres (1878), rééd. Paris, Arthena, 1993, p. 371-372. Amaury-Duval (1808-1885) est le pseudonyme du fils d’un académicien, Pineu-Duval, apparenté à la famille du peintre Chassériau, il est élève d’Ingres à partir de 1825.
18 Allusion au séjour d’Ingres en Italie, en particulier à Rome où il parvient le 11 décembre 1806, après avoir reçu de sévères critiques des tableaux exposés au Salon : les portraits de l’empereur et des Rivière sont alors malmenés par Vivant Denon, et David. Il reste à Rome jusqu’en 1819, puis choisit de s’installer à Florence, jusqu’en octobre 1824, où il regagne Paris. Il effectuera un second long séjour à Rome de 1835 à 1841.
19 Comme indiqué précédemment, l’anecdote est rapportée, en particulier, par Pline l’ancien, Histoire naturelle, tome XXXV, ainsi que par Lucien, dans le dialogue les Images, 7. La figure féminine de Pankaspè - devenue ici « Campaspe » - est donnée comme le modèle d’une des toiles les plus célèbres de l’antiquité, l’Aphrodite anadyomène d’Apelle, rapportée à Rome par Auguste puis restaurée par Vespasien.
20 La statue trouvée lors des fouilles ordonnées par le cardinal Albani à Lanuvium, restaurée, mais à laquelle la tête manquait, est considérée par le critique comme « la plus remarquable sur le rapport des jambes et des cuisses, comme imitation de la belle nature ». Salon de 1819, note de la p. 231.
21 Citons également Jal, qui voit en Roger délivrant Angélique « un tableau original et maniéré » au coloris « violâtre ». G. Jal, L’Ombre de Diderot et le Bossu du Marais : dialogue critique sur le Salon de 1819, op. cit.
22 Anonyme, Journal de Paris, 1819. Cité dans Ingres, catalogue de l’exposition au Petit Palais, Paris, 1967, p. 153.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La querelle du roman-feuilleton
Littérature, presse et politique. Un débat précurseur (1836-1848)
Lise Dumasy (dir.)
1999
Nouvelles anarchistes
La création littéraire dans le presse militante (1890-1946)
Vittorio Frigerio (dir.)
2012
La Littérature de l’anarchisme
Anarchistes de lettres et lettrés face à l'anarchisme
Vittorio Frigerio
2014