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Légende de Kae

p. 111-120


Texte intégral

1Cet homme s’appelait Kae*. Il était chef sur une île et avait une femme sur une autre île qui s’appelait Take*. Sa femme s’appelait Kapua*. Il avait beaucoup de sujets. Leur travail consistait à faire des cultures, des plantations, et à élever des cochons. Quelque temps après, sa femme mourut. Il vécut seul.

2Cependant, il y avait sur une autre île un autre chef avec ses sujets. Il n’avait pas de femme. Ils passaient leur temps à donner des fêtes. Un jour, il se mit à construire une pirogue pour aller à la recherche d’une femme. Ce chef s’appelait Toa*. Lorsque la pirogue fut achevée, il partit avec ses hommes sur une autre île. Il y eut cinq dizaines d’hommes à partir avec lui en pirogue, ce qui fait cinquante. Ils partirent donc et arrivèrent dans la vallée où se trouvait Kae. Ils firent halte dans ce pays, ils s’y arrêtèrent trois jours, mais ils ne trouvèrent pas de belle femme.

3Kae leur dit :

4– Où allez-vous ?

5Les sujets de Toa lui répondirent :

6– Nous partons à la recherche d’une femme pour le chef.

7Toa n’était pas un bel homme. Kae dit :

8– Je partirai avec vous.

9Et il alla en parler avec le chef. Celui-ci consentit à ce que Kae parte. Ils partirent. Lorsqu’ils furent arrivés en pleine mer, Toa conçut de mauvais desseins envers Kae, car Kae était beau, et c’est lui qui obtiendrait la femme. Il valait mieux le faire mourir. On plaça Kae dans un ko’okā que l’on mit à la mer.

10La pirogue partit, le courant entraîna Kae. Il l’entraîna, l’entraîna, l’entraîna jusqu’à ce qu’il arrive sur une île qui s’appelait Motu Ha’a*. Il y avait là un tahutahu qui était habité par un démon. La population de cette île était composée de femmes, il n’y avait point d’hommes. Ces femmes avaient pour maris des racines de pandanus. Quand elles étaient enceintes des enfants que leur donnaient les racines de pandanus, le sorcier leur incisait le ventre et l’ouvrait. La mère mourait ; l’enfant vivait, mais les enfants étaient des filles. C’est pour cela que cette île n’était peuplée que de femmes et qu’il n’y avait point d’hommes, sinon ce tahutahu. Mais c’était un démon malfaisant.

11Kae aborda sur l’île, dans la vallée où se trouvaient ces femmes sans hommes. Il aborda sur la plage. De bon matin, la cheffesse alla se promener sur la plage avec une de ses compagnes. Elle vit l’homme avec le ko’okā, il était assis sur le sable. Elle s’approcha. Elles s’aperçurent toutes les deux qu’il était différent : ses cheveux étaient courts. Les leurs étaient autrement : ils étaient longs. Elles allèrent le chercher et le ramenèrent à la maison.

12La cheffesse vécut avec cet homme. Voilà une femme qui ne faisait pas l’amour avec des racines de pandanus ! Elle ne devenait pas enceinte car elle était leur cheffesse. Le tahutahu n’allait pas la chercher. Certaines femmes dirent à la princesse :

13– Tu as un mari humain, toi, nous, nous avons des racines de pandanus.

14Cela fit bien rire la cheffesse :

15– Oui, bien sûr ! C’est mon affaire, les deux boules.

16Kae dit à sa femme :

17– Pourquoi n’y a-t-il point d’hommes en ce pays ?

18Sa femme répondit :

19– Il n’y en a pas car ce sont les racines de pandanus qui tiennent lieu d’hommes. Pour les enfants, ici, on ouvre le ventre de la mère ; l’enfant survit, la mère meurt. C’est le tahutahu qui fait l’incision ; lorsqu’a lieu la naissance, ce sont des filles, cela ne change pas.

20Kae dit :

21– Assez d’incisions ! Lorsque viendra le moment de l’accouchement, les femmes accoucheront de leurs enfants. Lorsqu’elles ressentiront les douleurs, on les fera accoucher, on leur fera faire des efforts. Lorsque viendra le tahutahu, qu’on le chasse et conduisez la femme auprès de moi, c’est moi qui ferai le travail.

22Désormais, lorsqu’une femme éprouvait des douleurs, on la transportait chez Kae. L’enfant venait au monde sans que meure sa mère. Le tahutahu fut chassé. Ces femmes étaient très heureuses, car les enfants venaient bien au monde. La femme de Kae se trouva enceinte.

23Un jour où sa tête le démangeait, Kae dit à sa femme :

24– Cherche-moi les poux.

25Elle se mit à les chercher. En plus des poux, elle vit que Kae avait un cheveu blanc. Le cheveu blanc la fit rire. Kae lui dit :

26– Qu’est-ce qui te fait rire ?

27– Rien.

28– Avoue.

29La femme avait peur. Kae insista. Elle avoua et dit :

30– Je ris d’un cheveu blanc que tu as.

31Kae dit :

32– C’est bon. Mais lorsque notre enfant naîtra, donne-lui le nom de Te-hina-tupu-o-Kae*1.

33La femme dit :

34– C’est entendu.

35Kae dit :

36– Je vais retourner dans mon pays ; dans quelques jours, je serai de retour près de toi.

37Sa femme lui répondit :

38– Ne dis pas de mensonge.

39Kae dit :

40– Non, dans quelques jours, je serai de retour. Mais, je n’ai pas de pirogue pour y aller.

41Sa femme lui dit :

42– Puisque tu dois revenir, il y a deux poissons qui m’appartiennent, ils sont deux, ce sont deux pa’aoa. C’est par ce moyen que tu iras chez toi. Mais, lorsque tu seras arrivé, ne fais pas aborder mon poisson au rivage, il mourrait.

43– C’est entendu. C’est sur un poisson que je dois arriver chez moi ?

44Elle lui répondit :

45– Oui, ce poisson obéit à ma voix.

46Ils se rendirent tous deux au bord de la mer. Le soir, la femme pleura Kae, bien sûr, et appela le poisson. Lorsqu’il fut arrivé, elle dit :

47– Tu vas transporter cet homme. Tu le transporteras dans son pays. Son pays, c’est Take. Lorsque tu arriveras au cap qui est proche de sa vallée, si la mer est calme, tu le feras approcher du rivage.

48Le poisson répondit :

49– C’est entendu.

50La femme lui dit encore :

51– Lorsque tu seras arrivé au pays de Kae, il y aura trois endroits pour approcher. Cependant, si la mer est forte à la pointe du cap, il te faudra te rendre à un autre cap. C’est Kae qui jugera de l’état de la mer.

52La femme dit encore à Kae :

53– Quel est le nom de ces caps ?

54Kae répondit :

55– L’un s’appelle Mata-uka’aea*, l’autre Motu Tomotomo* – et il pleura –, l’autre s’appelle Motu Tapu*.

56La femme dit au poisson :

57– Approche-toi d’ici.

58Elle dit à Kae :

59– Grimpe sur sa tête.

60Kae grimpa, la femme dit encore au poisson :

61– À Mata-uka’aea, détourne la tête, ô poisson.

62Le poisson dit :

63– Oui.

64– À Motu Tomotomo, détourne la tête, ô poisson.

65– Oui.

66– À Motu Tapu, détourne la tête, ô poisson.

67– Oui.

68Ensuite ils se dirent adieu et Kae partit avec le poisson. Ils s’en allèrent là-bas, là-bas, là-bas… Ils arrivèrent à Matauka’aea. Le poisson s’en approcha. Kae dit :

69– Oh ! La mer est forte.

70Ils se rendirent ensuite à Motu Tomotomo, le poisson s’approcha encore. Kae dit :

71– Oh ! La mer est forte.

72Puis ils allèrent à Motu Tapu. Arrivé là, Kae dit :

73– La mer est forte.

74Le poisson partit encore, il aborda sur la plage et s’échoua au sec. Alors, Kae entendit sa femme lui dire :

75– Ne fais pas mourir mon poisson.

76Le poisson mourut. Puis Kae se rendit à sa demeure. Des hommes arrivèrent et prirent le poisson pour en faire un plat de viande. Chacun coupa son morceau et le rapporta chez lui. Lorsqu’ils arrivèrent chez eux, c’était un morceau de rocher et non un morceau de poisson. Les hommes dirent :

77– C’est bizarre, ma part est devenue un morceau de rocher.

78Un autre dit :

79– La mienne aussi.

80Ce poisson était un poisson tabou, il appartenait à cette femme.

81Puis l’enfant de Kae naquit dans l’île d’où était originaire la femme qu’il avait laissée là-bas. On lui donna le nom de Te-hina-tupu-o-Kae.

82On éleva l’enfant2. Il grandit. Cet enfant se mit à chercher son père. Il dit à sa mère :

83– Où est mon père ?

84La mère ne satisfit pas au désir de son fils, elle craignait qu’il ne s’enfuît comme son père. L’enfant s’obstina. Sa mère pleura. Elle se dérobait sans cesse à ses requêtes et à son désir de savoir. Elle disait :

85– Il est très loin, tu ne peux pas y aller.

86Son fils lui répondit :

87– J’irai rencontrer mon père, mais indique-moi quel chemin je dois prendre.

88Sa mère lui dit :

89– Voici le chemin qui t’y mènera : c’est un dauphin. Il y en a eu un pour ton père, il en reste un. Mais prends garde, il y en a un qui est mort à cause de ton père. Il n’en reste qu’un seul. Prends bien soin de notre dauphin, c’est le dernier qui nous reste.

90Son enfant répondit :

91– C’est entendu.

92Elle appela le dauphin. Le poisson arriva. Son enfant lui dit :

93– Où dois-je me mettre sur ce poisson ? Dans sa bouche ?

94La mère dit :

95– Non, sur sa tête. Tiens-toi fermement avec les mains à la nageoire dorsale. Mais, lorsque le poisson arrivera à Mata-uka’aea et s’en approchera, si la mer est forte, n’y va pas, mais dit : « La mer est forte. » Lorsque le poisson sera reparti et arrivera à Motu Tomotomo, si le lieu ne convient pas, dis encore la même chose que précédemment. Lorsqu’il arrivera à Motu Tapu, saute en direction de la terre, la plage est proche où notre poisson serait au sec.

96Puis, quand elle eut fini de donner ses instructions, ils se dirent adieu et l’enfant monta sur le poisson. Sa mère lui dit :

97– Tiens-toi bien avec les mains !

98Le poisson fila. Arrivé aux endroits qu’avait indiqués la mère, le poisson se rapprocha. Le jeune homme dit :

99– La mer est forte.

100Le poisson fila de nouveau. Arrivé à Motu Tapu, il se rapprocha de nouveau. Le jeune homme sauta vers la terre et dit :

101– Retourne dans ton pays, là, bien sûr, où se trouve ma mère.

102Le poisson s’en retourna, Te-hina-tupu-o-Kae monta vers la vallée. Lorsqu’il s’avança dans la vallée, les habitants l’aperçurent et s’approchèrent de lui. Le jeune homme prit la fuite, ils le poursuivirent par-derrière. Il s’enfuit de plus belle.

103Kae avait un élevage de cochons et une plantation de taro et de canne à sucre pour ce fils. Toute la propriété était entourée d’un mur de pierres. Le jeune homme s’enfuit en courant par là. Le mur de pierres s’effondra, les cochons s’échappèrent. Les hommes précipitèrent leur poursuite, tendant les mains en avant pour l’attraper. Ils l’injurièrent tout bas en disant :

104– Le garnement ! Il a fait échapper les cochons du fils de Kae. Passons cet enfant au four pour notre repas.

105Ils l’attachèrent, le jetèrent dans une fosse et partirent transporter du bois à brûler pour le four. D’autres creusaient le four. Lorsqu’il y eut assez de bois et que le four fut allumé, quelques-uns allèrent s’amuser aux dépens du garçon. Ils lui jetèrent des pierres. L’enfant se mit à pleurer en disant :

106– J’ai posé des questions

107« J’ai posé des questions

108« Ma mère m’a révélé

109« Que Kae, mon père, habite ici

110« C’est pourquoi je m’appelle

111« Te-hina-tupu-o-Kae.

112Kae était dans l’intérieur, avec quelques personnes, à travailler aux plantations, il plantait du taro. Un messager vint chercher Kae pour qu’il jette un coup d’œil sur le garçon. Kae partit voir. Il dit :

113– À quoi ressemble-t-il ?

114Ils lui répondirent :

115– Lorsqu’on lui jette des pierres à la tête, il se met à parler.

116Ils lui jetèrent des pierres à la tête et le jeune homme parla encore :

117– J’ai posé des questions,

118« J’ai posé des questions

119« Ma mère m’a répondu

120« Voici, Kae est ton père

121« C’est pourquoi on m’appelle

122« Te-hina-tupu-o-Kae.

123Aussitôt, son père sauta dans la fosse. Il étreignit simplement son fils en pleurant et dit à ses parents qui étaient allés chercher le bois :

124– Pourquoi n’êtes-vous pas allés d’abord me chercher, avant d’aller ramasser du bois et de creuser le four pour faire cuire un homme ? Ne savez-vous pas que c’est moi le chef ? Que ce n’est que lorsque j’ai dit de tuer l’homme que l’on va chercher le bois pour le cuire ? Et maintenant, quant aux gens qui sont allés chercher le bois à brûler et à ceux qui ont creusé le four, eh bien, ce four est pour eux.

125Et il appela ses sujets pour qu’ils mettent au four les gens qui voulaient faire mourir son fils. Le lendemain, il envoya ses sujets préparer un repas pour eux tous et pour son enfant. Ils firent du heikai, du poke, de la pōpoi. Ils cuisirent au four des cochons, du poisson, de l’arbre à pain, des bananes mûres, tous les plats marquisiens. La fête dura trois jours. On s’enivra avec du kava. C’est ce que l’on buvait dans les temps anciens. On termina en chantant des ru’u et des rari.

126Cette partie d’histoire est terminée. Je commence un autre conte de l’autre côté.

127C’est l’histoire d’’Ikitepanoa*. C’était autrefois un chef dans les îles de l’archipel. Ce récit vient de nos grands-mères et de nos grands-pères qui sont tous morts maintenant. Ils l’avaient appris eux-mêmes de leurs grands-parents.

128Mais voici les fragments de l’histoire que je sais.

Notes de bas de page

1 Littéralement : « le cheveu blanc poussé à Kae ».

2 Il ne fut pas donné à quelqu’un d’autre pour être adopté, comme il arrivait souvent.

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