Légende de Tāheta
p. 79-110
Texte intégral
1Cet homme s’appelait Pāhaka’ima’oa*. ’Etie-i-te-toa-tahiti-hau* était son frère cadet. Pāhaka demeura avec une femme, sa femme était Ka’avaua. Ils eurent un enfant, un garçon du nom de Tāheta*. On le mit dans la mer, il demeura dans un récif. Ce fut le récif qui l’éleva jusqu’à ce qu’il eut grandi. Une fille naquit encore : ’Apeku’a*, ensuite Pōhuepe’ekau*, un garçon, puis Nunuiapu’atea*, un garçon, puis Kapetumaravai*, un garçon.
2Ils grandirent tous. ’Apeku’a demeura avec un homme. Il naquit un enfant, un garçon du nom de Potateuatahi. L’enfant n’avait pas grandi, lorsque son père mourut. L’enfant resta avec sa mère. Lorsqu’il eut grandi, il dit à sa mère :
3– Je vais partir en voyage.
4Sa mère lui dit :
5– N’y va pas, tu mourrais.
6L’enfant s’obstina et partit. Il arriva dans un pays où étaient beaucoup d’hommes, et il y avait dans ce pays un chef qui s’appelait Hāneamotua. Celui-ci vit le jeune homme. Il y avait une femme dans sa maison, elle dit au jeune homme de venir auprès d’elle. Le chef lui dit de ne pas y aller. Le jeune homme respecta la voix du chef. Cette femme savait que le jeune homme mourrait lorsqu’il parviendrait auprès de Hāneamotua, c’est pourquoi cette femme lui avait dit :
7– Viens par ici.
8Il ne vint pas auprès d’elle, il respecta la parole du chef et alla auprès de lui. Le chef lui dit :
9– Viens, étranger !
10Le jeune homme dit :
11– Oui, me voici.
12Le chef dit :
13– Nous allons maintenant boire du kava.
14Le jeune homme dit :
15– Non, je n’en bois pas.
16Le chef dit :
17– Si, nous allons boire tous les deux.
18On mâcha le kava. Ce furent les femmes qui le mâchèrent. Lorsqu’il y eut assez de kava, on en exprima le liquide. Lorsque ce fut fini, il dit :
19– Viens boire.
20Il avait préparé une herminette pour le taillader. Le jeune homme vint. Le chef puisa du kava : une pleine coupe de kava. Il dit :
21– Dépêche-toi de boire.
22Il la prit et but. C’était une grande coupe, on n’avait pas fini vite de la boire. Pendant qu’il buvait, le chef le frappa avec l’herminette de pierre. Au premier coup donné en tranchant, le chef dit :
23– Tu cries, l’éclair brillera-t-il du haut du ciel pour toi ?
24Le jeune homme dit :
25– Il brillera pour moi.
26La coupe de kava tomba de la main du jeune homme. Il trancha encore. Le jeune dit :
27– Ah ! Cela fait mal !
28Le chef dit :
29– Tu cries, le tonnerre grondera-t-il du haut du ciel pour toi ?
30Il dit :
31– Il grondera pour moi.
32Il trancha encore. Le jeune homme dit :
33– Ah ! Cela fait mal !
34Hāneamotua dit :
35– Tu cries, Ti’ate’ani s’abattra-t-il pour toi ?
36Potateuatahi dit :
37– Il s’abattra pour moi.
38Cet arbre, c’était un gros temanu. La mère entendit dire que son fils était mort. Elle pleura beaucoup et alla trouver ses frères. Elle alla trouver Pōhuepe’ekau. Elle cria :
39– Pōhuepe’ekau, hé !
40– Oui.
41– Il s’agit de ton neveu.
42– Qui ?
43– Potateuatahi.
44– Qui l’a pris ?
45– C’est Hāneamotua.
46– Il a été simplement donné à Hāneamotua.
47Elle cria :
48– Nunuiapu’atea, hé !
49– Oui.
50– Il s’agit de ton neveu.
51– Qui ?
52’Apeku’a dit :
53– Potateuatahi.
54Nunuiapu’atea dit :
55– Qui l’a pris ?
56’Apeku’a dit :
57– C’est Hāneamotua.
58Nunuiapu’atea dit :
59– Qu’on le laisse comme plat d’accompagnement1 pour Hāneamotua.
60’Apeku’a retourna chez Kapetumaravai et s’écria :
61– Kapetumaravai, hé !
62Kapetumaravai dit :
63– Oui.
64’Apeku’a dit :
65– Il s’agit de ton neveu.
66– Qui ?
67– Potateuatahi.
68Kapetumaravai dit :
69– Qui l’a pris ?
70’Apeku’a dit :
71– C’est Hāneamotua.
72– Il a été simplement donné à Hāneamotua.
73’Apeku’a revint en pleurant chez elle et alla trouver ’Etie-i-te-toa-tahiti-hau qui habitait vers la montagne. ’Apeku’a alla par les crêtes en pleurant, elle criait :
74– ’Etie-i-te-toa-tahiti-hau, hé !
75’Etie l’entendit et tendit l’oreille. ’Etie dit :
76– Ah ! C’est ma fille ’Apeku’a.
77C’est alors qu’il répondit à son appel. ’Apeku’a dit :
78– Il s’agit de ton petit-fils.
79’Etie dit :
80– Qui ?
81’Apeku’a dit :
82– Potateuatahi.
83’Etie dit :
84– Qui l’a pris ?
85– C’est Hāneamotua. Il a été découpé à coups d’herminette, il est mort.
86’Etie dit :
87– Es-tu allée chez Nunuiapu’atea ?
88’Apeku’a dit :
89– Oui.
90’Etie dit :
91– Qu’a-t-il dit ?
92’Apeku’a dit :
93– Qu’on l’avait donné simplement à Hāneamotua.
94’Etie dit :
95– Cet homme est un rouleau à pirogue2.
96’Etie dit encore :
97– Es-tu allée chez Kapetumaravai ?
98’Apeku’a dit :
99– Oui.
100’Etie dit :
101– Qu’a-t-il dit ?
102– Qu’on le laisse comme plat d’accompagnement pour Hāneamotua.
103– Il est bon à mettre sous la pirogue.
104’Etie dit :
105– Es-tu allée chez Pōhuepe’ekau ?
106’Apeku’a dit :
107– Oui.
108’Etie dit :
109– Qu’a-t-il dit ?
110’Apeku’a dit :
111– La même chose que les deux autres, cela n’a point changé.
112’Etie dit :
113– Qu’on fasse d’eux des rouleaux à pirogues.
114’Etie dit :
115– Es-tu allée chez Tāheta ?
116– Non.
117– Va le trouver. Il est dans la mer, dans un récif. Lorsque tu iras le trouver, tu crieras : « Tāheta, hé ! J’ai sept vagues. » La mer sera forte, ne fuis pas. Lorsque la mer arrivera à tes épaules, Tāheta t’entendra.
118’Apeku’a s’en alla. Elle arriva au bord de la mer et appela :
119– Hé ! Tāheta, j’ai sept vagues.
120La mer monta et lui arriva au ventre. Au septième appel, Tāheta l’entendit. Il fit entendre sa voix :
121– Oui.
122’Apeku’a dit :
123– Partons ensemble.
124Tāheta dit :
125– Que veux-tu de moi ?
126’Apeku’a dit :
127– Il s’agit de ton neveu.
128Tāheta dit :
129– Duquel ?
130– Potateuatahi.
131Tāheta dit :
132– Qui l’a pris ?
133’Apeku’a dit :
134– Hāneamotua.
135Tāheta dit :
136– Es-tu allée chez Pōhuepe’ekau ?
137’Apeku’a dit :
138– Oui.
139Tāheta dit :
140– Qu’a-t-il dit ?
141’Apeku’a dit :
142– Qu’il avait été donné à Hāneamotua.
143Tāheta dit :
144– Es-tu allée chez Kapetumaravai ?
145’Apeku’a dit :
146– Oui.
147Tāheta dit :
148– Qu’a-t-il dit ?
149’Apeku’a dit :
150– La même chose.
151Tāheta dit :
152– Es-tu allée chez Nunuiapu’atea ?
153’Apeku’a dit :
154– Oui.
155Tāheta dit :
156– Qu’a-t-il dit ?
157’Apeku’a dit :
158– Ils ont tous dit la même chose.
159Tāheta dit :
160– Es-tu allée chez’ Etie-i-te-toa-tahiti-hau ?
161’Apeku’a dit :
162– Oui.
163Tāheta dit :
164– Qu’a-t-il dit ?
165’Apeku’a dit :
166– Il m’a dit : « Va trouver Tāheta. »
167Tāheta dit :
168– Es-tu allée chez notre père ?
169’Apeku’a dit :
170– Je n’y suis pas allée.
171Tāheta dit :
172– Va trouver Pāhaka.
173Tāheta dit à ’Apeku’a :
174– Va le trouver et dis-lui de barrer ma rivière pour qu’elle soit profonde de sept brasses.
175’Apeku’a dit :
176– Oui.
177’Apeku’a alla trouver Pāhaka’ima’oa. En apprenant les nouvelles, le vieillard frissonna. Il alla chercher la population pour faire un barrage sur la rivière de Tāheta. Il fallut trois jours pour creuser cette baignade et tout bien construire. Le soir, ’Apeku’a apporta le pagne de Tāheta près de la piscine. Avant le point du jour, Tāheta monta hors de la mer avec son récif, il plongea dans l’eau douce. Les gens entendirent le tremblement du récif. Ils dirent :
178– Tāheta est arrivé.
179Le matin vint, il se rendit chez les hommes et rencontra son père Pāhaka’ima’oa. Il appela la population. Les gens arrivèrent. Tāheta leur dit :
180– Demain on coupera un arbre pour faire une pirogue, nous allons faire la guerre à Hāneamotua.
181Le lendemain, ils partirent. On abattit le temanu, il tomba, on le façonna entièrement. L’arbre se trouvait loin dans l’intérieur des terres. À sa chute, les fruits du temanu et les feuilles allèrent jusque dans la mer. Ils abordèrent sur la plage de la vallée où résidait Hāneamotua. Les sujets de Hāneamotua dirent :
182– Grande sera la guerre !
183Hāneamotua dit :
184– Soyez sans crainte. Ils ne viendront pas à bout de nous.
185– Ne sois pas orgueilleux en vain, c’est effrayant : le sable de la plage est rempli de feuilles de temanu.
186On se trouva prêt au combat. ’Etie s’y rendit par terre. Pāhaka, Tāheta, ’Apeku’a et trois cents hommes partirent pour la guerre en pirogue. Nombreuses étaient les vallées qui appartenaient à Hāneamotua. Chaque population, en voyant la pirogue de Tāheta, chantait en ces termes un chant de dérision :
187– Finie, finie, l’hirondelle de mer,
188« Finie, elle a été pilée.
189« Où sont les os de Pota ?
190« Ils ont été pilés sur le gland de nos verges.
191…………………
192« Il est mort l’ivoire précieux.
193Pāhaka’ima’oa les rassembla entre les bouts de ses doigts et le creux de son coude, il vida une vallée de ses hommes. Les choses se passèrent de la même manière jusqu’à ce qu’on arrivât à la vallée de Hāneamotua. ’Etie bondissait de vallée en vallée, il les assommait à coups de bâton. C’était un homme fort pour le saut. Tāheta dit encore :
194– Ne nous pressons pas de nous rapprocher de la terre, Hāneamotua a de quoi nous faire mourir, prenons garde.
195La pirogue s’éloigna alors au large, loin de la mort que lui réservait Hāneamotua. Il leur darda des cocotiers, avec leurs troncs et leurs palmes. Quand furent épuisés les cocotiers, qui étaient dans la vallée, il ne trouva plus rien d’autre. La mer était couverte de débris de cocotiers. Hāneamotua dit alors :
196– Où est la pirogue ? N’a-t-elle pas coulé ?
197Les gens dirent :
198– Elle est toujours là. Elle n’a pas coulé.
199Hāneamotua dit :
200– Attendons un peu, allez chercher des grappes de fruits de pandanus, apportez-en beaucoup ; videz les pandanus qui sont dans les broussailles, et transportez-les ici sur le rivage. Voilà qui fera couler la pirogue.
201Les gens allèrent chercher des grappes de fruits de pandanus verts et les transportèrent vers la mer sur la plage, il y en avait beaucoup à lancer. Quand les pandanus qui étaient dans les broussailles se trouvèrent épuisés, on dit au chef :
202– Les pandanus qui sont dans les montagnes sont épuisés.
203Hāneamotua dit :
204– Regardez la pirogue, où est-elle ?
205D’autres gens dirent :
206– Elle est au large, très loin.
207Hāneamotua arriva sur la plage.
208– Qui est-ce ?
209– C’est Tāheta.
210– C’est maintenant qu’il va sombrer dans la mer. Quand je dirai « lancez », lancez tous, mais avant, chantez bien fort pour qu’ils nous entendent.
211Les gens chantèrent :
212– Finie, finie, l’hirondelle de mer,
213« Finie, elle a été pilée.
214« Où sont les os de Pota ?
215« Ils ont été pilés sur le gland de nos verges.
216…………………
217« Il est mort l’ivoire précieux.
218Le chant fini, Hānea dit :
219– Lancez de toutes vos forces, ne les ratez pas.
220À force de lancer, lancer comme Hānea ordonnait de le faire, le pandanus fut épuisé. Hānea dit encore :
221– Lancez !
222Les gens dirent :
223– Les grappes de pandanus sont finies. On ne peut pas les atteindre, la pirogue est trop loin.
224Hānea dit :
225– C’est ici qu’est notre mort. Fuyons nous cacher vers l’intérieur.
226Les gens s’enfuirent. Hānea sauta dans un trou. Alors la pirogue arriva du large à la pagaie. Tāheta avait vu que Hāneamotua avait épuisé sa réserve mortelle. Il dit :
227– Rapprochez-vous.
228La pirogue entra dans la baie. Lorsqu’on fut près de la plage, Tāheta dit à Pāhaka :
229– Holà, mon vieillard, râcle-moi ça !
230Pāhaka allongea le bras depuis la mer jusque dans l’intérieur des terres et râcla les hommes.
231Tāheta dit :
232– Qu’est-ce que cela donne ?
233Pāhaka dit :
234– Il y en a plein mon bras jusqu’au creux de mon coude.
235Il les tira depuis la terre jusque dans la pirogue. Puis on leur coupa la gorge. On jeta le tronc, on attacha les têtes aux fargues de la pirogue. ’Etie les frappait autrement : il avançait par l’intérieur des terres en les frappant avec le pahinao’o et le casse-tête. On tira Hāneamotua de son trou. ’Apeku’a avait dit que lorsqu’on prendrait Hānea, il ne fallait pas le tuer mais le lui apporter dans la pirogue. C’est pourquoi, lorsqu’il fut pris, on l’apporta auprès d’’Apeku’a dans la pirogue et on le fit rester devant elle. ’Apeku’a prit alors un éclat de pierre et lui coupa les oreilles. Hānea dit :
236– Hou ! Ça fait mal ! Holà !
237– Cela, c’est Potateuatahi, dit ’Apeku’a.
238Elle lui coupa le nez.
239– Hou ! Ça fait mal ! Laisse tomber ta colère contre moi, l’amie ! dit Hāneamotua.
240– Tss ! Qui est ton amie ? Paillasse !
241Elle lui fit sauter les deux yeux.
242– Hou ! Cela fait mal !
243– Cela, c’est Potateuatahi.
244On lui trancha la gorge pour le faire mourir. Il mourut, on jeta le tronc dans la mer, on prit la tête, on enfila une tresse de bourre de coco passant par la bouche et ressortant par la cavité nasale et on l’attacha aux fargues de la pirogue.
245Mais la femme qui avait appelé Potateuatahi et lui avait dit de venir auprès d’elle ne fut pas tuée. Elle se trouvait dans l’intérieur des terres. Tāheta vit cette femme. Elle était belle. Il dit :
246– Je vais rester ici ; rentrez vous autres.
247– Ne le fais pas, dit ’Apeku’a, ce sera ta mort.
248– Non, répondit Tāheta.
249Hé ! La pirogue s’en retourna.
250Cependant, quand cet homme, Tāheta, dormait, ce n’était qu’au bout de sept nuits qu’il se réveillait de son sommeil. Il demeura avec la belle. Longtemps après, la femme se fatigua de lui. Elle alla par les rochers chercher des coquillages dans la mer. Elle trouva des coquillages.
251Tāheta dormait depuis six nuits lorsque sa gorge fut tranchée à l’aide des coquillages. On trancha depuis le soir jusqu’avant le point du jour. La gorge était près d’être coupée lorsque Tāheta s’éveilla. Il dit :
252– C’est un mauvais tour que tu me joues là, l’amie !
253Elle dit :
254– Mais non !
255– Oh ! Un peu plus, je mourais.
256La paupière d’’Etie tressaillit. Il alla trouver ’Apeku’a et lui dit :
257– Oh ! Tāheta est peut-être mort. Je vais aller voir.
258’Apeku’a dit :
259– J’irai en pirogue.
260’Etie partit par terre. La pirogue d’’Apeku’a alla par mer à la pagaie. D’un saut, il arriva dans le pays où était Tāheta. La pirogue arriva par mer. ’Etie demanda :
261– Qu’est-il arrivé à ta gorge, l’ami ?
262– Je me suis écorché dans la mer, dit Tāheta.
263– Ce n’est pas vrai, dit ’Etie. Avoue.
264Tāheta dissimulait : on ferait bientôt périr sa femme. La pirogue d’’Apeku’a aborda. Elle arriva chez Tāheta et dit :
265– Il faut partir maintenant.
266– Mais nous emmènerons aussi ma femme, dit Tāheta.
267Apuke’a resta muette et retourna à la pirogue. Ils partirent tous. Ils arrivèrent dans la pirogue. ’Apeku’a dit à la femme :
268– Tu as tranché la gorge de Tāheta, je vais trancher la tienne.
269Tāheta dit :
270– Non, laisse donc. Ma femme est enceinte.
271’Apeku’a ne l’écouta pas. Elle prit un éclat de pierre, elle tailla dans le cou, elle tailla dans le ventre. Le paquet d’entrailles et le tronc tombèrent dans la mer. On prit la tête et on l’attacha à la pirogue. Le paquet d’entrailles flotta dans la mer. Tāheta pleura la femme. La pirogue s’en retourna, le courant entraîna le paquet d’entrailles. La pirogue aborda sur la terre, derrière elle, il y avait le paquet d’entrailles de cette femme, il aborda dans une vasque marine.
272La nuit, cela fit rêver deux vieilles femmes qui étaient les parentes de Tāheta. On disait dans le rêve :
273– Venez me chercher, vous deux. Je suis dans une vasque marine, je suis issu de la femme de Tāheta. C’est lui mon père, ma mère est morte.
274L’une des vieilles frissonna et dit à l’autre :
275– Réveille-toi, l’amie, n’ai-je pas rêvé de ce petit enfant dans la vasque marine !
276L’autre vieille dit à la première :
277– N’en tiens pas compte, c’est illusion de l’œil que cela.
278La première vieille dit :
279– Peut-être.
280Les deux vieilles se rendormirent. Pas plus tôt rendormie, l’autre vieille rêva. Elle s’éveilla et dit :
281– Éveille-toi, amie, tu avais raison, j’ai fait le rêve moi aussi, allons voir un peu toutes les deux.
282Elles prirent du tapa de mûrier pour l’envelopper, descendirent et arrivèrent parmi les rochers. Elles cherchèrent dans les vasques marines. L’une des vieilles vit le paquet d’entrailles dans une vasque, elle courut en disant :
283– Le voici, l’amie, viens !
284Elles le séparèrent du paquet d’entrailles, elles le regardèrent et virent que c’était un garçon. Les deux vieilles furent très heureuses et l’apportèrent chez elles. Elles lui donnèrent le nom de Vakauhi*. On se mit à parler partout de cet enfant qui venait d’une vasque marine. Les deux vieilles l’élevèrent.
285Le garçon devint grand, il alla jouer avec d’autres enfants, ils allaient tous les jours se baigner dans la mer. Eh oui ! Il y avait beaucoup d’enfants ! Le garçon dit :
286– Allons-nous-en chercher des fruits à pain. Quand nous en aurons trouvé, nous irons prendre des chevrettes au nœud coulant pour notre plat d’accompagnement.
287Les autres enfants dirent :
288– C’est ça, allons-y.
289Les autres prirent des fruits à pain à point, lui prit des fruits tombés. Les autres enfants lui dirent :
290– Hé là ! Celui-là ne cuira pas, c’est un fruit tombé, jette-le.
291– Il cuira, dit-il.
292Ils les transportèrent près du ruisseau. Ils allèrent prendre les chevrettes au collet. Les enfants étaient en avant, lui suivait en arrière. Les autres enfants dirent :
293– Effrayons les chevrettes pour l’empêcher d’en prendre.
294Les autres étaient loin devant, lui traînait en arrière. Les autres lui crièrent :
295– Dépêche-toi.
296– Allez, je viendrai après, dit-il.
297Les enfants chassèrent les chevrettes. Il dit :
298– Me voici, me voici,
299« Je suis Vakauhi,
300« Est-ce que les chevrettes vont sauter par-devant moi ?
301En masse serrée, les chevrettes sautaient par-devant lui. Voyant cela, les enfants firent demi-tour. Ils dirent :
302– Allons-y, prenons-les !
303Ils les lui prirent toutes, Vakauhi pleura. Les autres lui dirent :
304– Ne pleure pas, allons cuire les fruits à pain.
305Ils partirent tous. Ils allumèrent le feu. Ils mirent leurs fruits à pain en plein feu, lui mit le sien sur le côté. Ce fut son fruit qui se craquela en premier. Ils dirent :
306– Allons-y, prenons-le.
307Les autres enfants le lui prirent, il s’en alla en pleurant. Ils lui dirent :
308– Ne pleure pas, allons pêcher à la ligne.
309Ils se fabriquèrent de bons hameçons. Il alla chercher le sien. Ce fut une épine de pandanus qu’il prit pour l’hameçon. Ils partirent, ils se mirent à pêcher, Vakauhi était le dernier. Il pêcha depuis la plage3. Il n’avait pas plus tôt jeté la ligne qu’il fit une prise, un va’u. Il le tira à terre. Les garçons dirent :
310– Allons-y, prenons-le.
311Ils le lui prirent. Il fondit en larmes. C’était tous les jours la même chose.
312Le soir, les deux vieilles lui dirent :
313– Hé là, petit, tu es drôle, tes yeux sont gonflés !
314Le petit garçon répondit :
315– C’est en me baignant dans la mer.
316Le lendemain il faisait la même figure. Les deux vieilles insistèrent, il finit par avouer et dit :
317– Les enfants sont méchants. Quand nous allons chercher des fruits à pain, ils me les prennent ; quand nous allons aux chevrettes, ils me les prennent ; quand nous allons pêcher du poisson à la ligne, ils me le prennent. C’est tous les jours la même chose.
318Les deux vieilles lui dirent :
319– Demain matin de bonne heure, tu te procureras des bâtons.
320Le matin de très bonne heure, Vakauhi alla chercher des bâtons. Les deux vieilles lui dirent :
321– Regarde bien.
322– J’y suis, amie, dit une des vieilles.
323Elles se mirent à taper. L’une tapait, l’autre esquivait.
324– Comme ça.
325– Tu as vu ? dit l’une des vieilles.
326– Oui, répondit Vakauhi.
327– Maintenant, prends ton bâton, nous allons nous taper dessus.
328L’autre vieille se mit à l’écart. Le jeune garçon esquiva les coups : la vieille lui tapa dessus, mais le garçon ne fut pas touché.
329– À ton tour, maintenant, dit la vieille.
330Il ne manqua pas son coup, la vieille fut atteinte. Elle dit :
331– Comme cela. Quand on te prendra ton fruit à pain, tape à coups de bâton. Maintenant va chercher des noix de bancoul.
332Le jeune garçon partit en chercher et en rapporta. Elles se jetèrent des noix, les premières ; le jeune garçon les regardait faire. L’une lançait, l’autre esquivait.
333– Comme cela !
334Les deux vieilles dirent :
335– Tu as vu ?
336Il répondit :
337– Oui.
338– Maintenant nous allons nous en lancer tous les deux, prends tes noix.
339Vakauhi prit ses noix. La vieille lui dit :
340– Vas-y, regarde bien !
341La vieille lui jeta des noix, Vakauhi les évita. Ce fut assez de trois noix. Ce fut le tour de l’autre vieille. Vakauhi ne fut pas touché. La vieille lui dit :
342– À ton tour maintenant.
343À la deuxième noix, voilà la vieille par terre, les quatre fers en l’air. L’autre vieille lui dit :
344– Comme cela, quand ils te prendront tes chevrettes, lance-leur des pierres.
345– Oui, répondit Vakauhi.
346Les deux vieilles lui dirent encore :
347– Nous allons nous battre toutes les deux, regarde !
348Voilà les deux vieilles qui se battent. Tantôt c’est l’une qui cède, tantôt c’est l’autre.
349– Tu as vu ? dirent-elles.
350– Oui, répondit Vakauhi.
351– À nous deux maintenant !
352Voici Vakauhi qui se bat avec l’une des vieilles. Un seul coup et la voilà par terre ; le garçon éclate de rire. Les deux vieilles furent contentes, elles dirent :
353– Comme cela, quand ils te prendront ton poisson, batstoi avec eux.
354Pendant ces jours-là, les enfants guettèrent Vakauhi, il ne vint pas, ils l’attendirent. La vérité, c’est que les deux vieilles lui apprenaient à se battre.
355Le lendemain, Vakauhi alla jouer avec les enfants.
356À son arrivée, les enfants lui dirent :
357– Viens.
358Il arrive, bien sûr, et leur dit :
359– Allons nous chercher des fruits à pain.
360Ils y allèrent. Les autres grimpèrent sur l’arbre, lui ramassa des fruits avortés par terre. Ils lui dirent :
361– Vakauhi, jette ce fruit tombé, prends un fruit mûr.
362– Celui-là me convient, dit Vakauhi. Allons cuire nos fruits.
363Ils arrivèrent au bord du ruisseau. Ils dirent :
364– Laissons-les ici, allons chercher des chevrettes.
365Les autres partirent en avant et effrayèrent les chevrettes. Lui était toujours en arrière. Puis lorsque les autres furent loin, il dit :
366– Me voici, me voici
367« Je suis Vakauhi
368« Est-ce que les chevrettes vont sauter vers moi ?
369Les chevrettes vinrent en foule, il se mit à les ramasser. Les garçons, le voyant faire, revinrent en disant :
370– Allons-y, allons les lui prendre.
371Ils les lui prirent. Vakauhi prit un bâton, il les frappa : les voilà à terre.
372– Ne nous frappe pas avec ton bâton, dirent les enfants.
373– Ne prenez pas mes chevrettes, dit Vakauhi.
374Ils firent cuire leurs fruits à pain, c’est celui de Vakauhi qui fut cuit le premier.
375– Allons-y, prenons-le, dirent-ils.
376Les autres enfants le lui prirent, Vakauhi prit des pierres et les leur lança : les voilà par terre.
377– Ne nous lance pas de pierres, dirent-ils.
378Vakauhi dit :
379– Ne prenez pas mon fruit.
380Ensuite ils allèrent pêcher à la ligne. Ce fut la même chose : quand Vakauhi eut attrapé du poisson, ils le lui prirent. Il se mit à se battre, les garçons eurent le dessous.
381– Hé là ! Ce garçon-là est redevenu fort ! On ne peut plus lui prendre ses choses, il est plus fort que nous.
***
382Vakauhi prit le poisson et le porta sur son épaule vers l’intérieur, chez Tāheta, son père. Il était encore éloigné quand Tāheta l’aperçut et dit à sa femme :
383– Voilà Vakauhi et son poisson. Quand il arrivera, dis-lui : « Laisse-le sur la plate-forme Toke’ea’ei*. Tu ne pourras pas rencontrer ton père : cet homme, quand il dort, ne s’éveille qu’au bout de sept jours. »
384Cependant, Vakauhi revint tous les jours apporter du poisson sans qu’il se réveille de son sommeil. Un jour, il laissa le poisson et alla se cacher derrière la maison. Il écouta ce qu’on disait. Tāheta disait :
385– C’est lui qui m’a apporté le premier du poisson ; lui, le descendant de victime ! Le poisson d’O’ohatu* n’est pas encore là, c’est lui l’enfant chéri de Tāheta, c’est à lui qu’il revient en premier d’apporter du poisson.
386Vakauhi était derrière la maison. Il entendit la conversation de Tāheta et de sa femme. Tāheta avait une nouvelle femme. Vakauhi acheva d’écouter ce qu’ils murmuraient tous deux. Il comprit que Tāheta était éveillé, c’est que lui n’était pas reconnu par Tāheta, c’était différent pour O’ohatu qui était choyé car il était issu d’une mère originaire du pays, c’était la raison pour laquelle il était choyé4.
***
387Il retourna alors chez les deux vieilles et y demeura. Les paroles de Tāheta le tourmentaient. Vakauhi dit un jour aux vieilles :
388– Je vais aller me tailler une pirogue. Je vais chercher l’arbre tapu des Tetuapeke’oumei* dont on m’a parlé.
389Les deux vieilles lui dirent :
390– Cet arbre est un badamier, c’est un arbre tapu.
391– Qu’importe, dit Vakauhi, je vais le chercher.
392Les deux vieilles dirent :
393– Vas-y, tu n’en viendras peut-être pas à bout.
394– J’essaierai.
395Il alla trouver O’ohatu et lui dit :
396– Il serait bon que nous allions nous creuser une pirogue.
397O’ohatu dit :
398– Allons-y ; j’ai un arbre chez Tāheta, où est le tien ?
399– J’ai un arbre, dit Vakauhi, c’est l’arbre tabou. Va nous chercher une herminette chez Tāheta.
400O’ohatu dit :
401– Non, c’est toi qui dois aller la chercher.
402Vakauhi partit. Il était encore loin lorsque Tāheta le vit. Il dit à sa femme.
403– Voici Vakauhi. Il vient chercher une herminette. Lorsqu’il arrivera et parlera de l’herminette, donne-lui l’herminette bourrique5 et dis-lui : « Voilà ton herminette. Ton père n’est pas éveillé, tu sais qu’il ne s’éveille de son sommeil qu’au bout de sept jours. »
404On avait caché l’herminette aiguisée pour O’ohatu. Vakauhi revint trouver O’ohatu et lui dit :
405– Va-t-en chercher la tienne ; on m’en a donné une, c’est une herminette bourrique.
406O’ohatu alla chercher la sienne, il eut la bonne herminette, celle qui tranchait. Cependant Vakauhi partit couper son arbre, tout seul. Pour O’ohatu c’était différent, il y avait beaucoup de gens pour façonner la pirogue. Pourtant Vakauhi partit quand même et coupa son arbre. Il s’abattit, il le façonna, tout fut fini le même jour. Il alla chez les deux vieilles. Cet arbre était visible depuis leur maison. Néanmoins, à son arrivée, il dit aux vieilles :
407– J’ai fini ma pirogue.
408– Vraiment ? dirent-elles.
409– Oui, dit-il, j’ai fini.
410Les deux vieilles lui dirent :
411– Regarde là-haut, ton arbre ne se dresse-t-il pas avec ses feuilles ?
412Il regarda, c’était vrai.
413– On verra demain ! dit-il.
414Le lendemain, il y alla, coupa l’arbre, le façonna, puis le tira jusque vers la maison. Il arriva chez les deux vieilles en disant :
415– C’est fini, c’est fini, je l’ai tiré vers ici depuis la montagne.
416Les deux vieilles lui dirent :
417– Viens, regarde là-haut, ne se dresse-t-il pas ?
418– Comment faire alors ? dit-il.
419– Va leur préparer un repas. Ils parleront, tu devras écouter ce qu’ils murmurent. Demain, tu couperas ton arbre. Quand il sera abattu, laisse-le et file te cacher sous les branches. Les Tetuapeke’oumei arriveront, ils mettront l’arbre debout. Quand ils voudront redresser l’arbre, tiens-le bon, ne le lâche pas.
420Le lendemain, il alla couper son arbre. Celui-ci s’abattit. Il alla dessous. Il resta là. Les veinehae arrivèrent sans tarder. Ils dirent :
421– « Allons, mettons-le debout
422« Qu’est-ce qui fera choir pour de bon
423« Tevakatapuahikona* ?
424« C’est ce qui fait uiui
425« C’est la feuille retournée
426« C’est ce qui fait aoao
427« C’est la feuille brillante
428« Quel enfant mal élevé !
429« Allez, debout6 !
430L’arbre ne se dressa pas. Le garçon le tirait, il ne le lâchait pas. Le chef des Tetuapeke’oumei alla alors à côté du garçon, il se mit en colère et se battit avec lui en l’injuriant :
431– Excrément ! Excrément !
432Vakauhi dit :
433– Cessez ces injures, finissez-en avec votre colère, amis ! Façonnez pour moi cette pirogue, j’irai vous préparer un repas.
434Il revint chez les deux vieilles et leur dit :
435– Hé là ! Quelle est l’explication de ces noms d’aliments : uiui, aoao, uaua, feuille retournée, feuille brillante ?
436Les deux vieilles lui dirent :
437– Ce qui fait uiui, c’est le poisson ; ce qui fait aoao, c’est la canne à sucre ; ce qui fait uaua, c’est le cochon ; la feuille retournée, c’est le taro ; la feuille brillante, c’est le kava. Va préparer toutes ces choses.
438Le lendemain, le garçon alla à la pêche à la ligne ; les deux vieilles tuèrent le cochon, allèrent chercher du kava, du taro pour préparer le poke et le heikai, elles allèrent chercher de la canne à sucre, la rapportèrent à la maison et firent les préparatifs. Vakauhi revint de la pêche. Tous les plats étaient prêts : il les prit et les apporta auprès des Tetuapeke’oumei, il leur donna ces aliments. La pirogue fut achevée, on la porta sur l’épaule sur la plage. Elle était très jolie, Vakauhi fut très content. Celle d’O’ohatu fut achevée, elle aussi, beaucoup de gens y travaillèrent.
439Vakauhi arriva chez O’ohatu et lui dit :
440– Va demander des palmes de cocotiers pour nous faire un hangar à pirogue.
441– C’est à toi d’y aller, dit O’ohatu.
442Vakauhi dit :
443– On ne m’en donnera pas, vas-y toi-même.
444– Non, va les chercher, toi.
445Vakauhi partit, le cœur gros. Il était encore éloigné quand Tāheta dit à sa femme :
446– Quand Vakauhi viendra pour les palmes pour l’abri de sa pirogue, dis-lui : « Tāheta n’est pas éveillé mais il a dit : “Quand les deux garçons viendront chercher des palmes, qu’ils prennent les plus basses7.” »
447Vakauhi arriva, il dit :
448– Je viens chercher des palmes pour nous faire un abri à pirogue.
449La femme répondit :
450– Tāheta n’est pas éveillé, mais il a dit tout à l’heure : « Quand les deux garçons viendront chercher des palmes pour leur abri à pirogue, qu’ils coupent les palmes les plus basses. » C’est ce qu’il a dit. Tu sais bien que ton père ne s’éveille qu’au bout de sept nuits.
451Vakauhi se mit à grimper pour cueillir les palmes. À mesure qu’il grimpait, le tronc du cocotier s’allongeait. Le cocotier eut beau s’élever, il grimpa quand même par-dessus la couronne. Tāheta envoya alors un vent très violent pour faire tomber Vakauhi. Les deux vieilles virent Vakauhi tout en haut d’un cocotier très élevé et se lamentèrent. Elles crièrent :
452– Vakauhi, voici le vent, c’est le vent d’est, tiens bon !
453Il tint bon, il ne lâcha pas. Ce vent-là cessa. Le point du jour arriva, les deux vieilles crièrent encore :
454– Vakauhi, voici le vent, c’est le vent froid de la nuit, le vent qui pénètre les maisons, tiens bon.
455Peu s’en fallut que ce vent-là fît tomber Vakauhi. Ses mains étaient sans force pour se tenir tant le froid était fort. Malgré tout, il ne tomba pas. Ce fut le matin, le cocotier redevint petit comme auparavant. Vakauhi était fou de rage, si bien qu’il ratiboisa tout : les palmes, les noix et jusqu’aux jeunes noix à peine formées, tout était sur le sol. Tāheta s’éveilla alors et dit :
456– Oh : tu as abîmé notre cocotier !
457Vakauhi dit :
458– Ah oui ? C’est quand l’homme est presque mort que tu finis par te réveiller !
459Vakauhi prit deux palmes. Il alla chez O’ohatu et lui dit :
460– Va transporter les tiennes, je les ai déjà coupées, pour moi j’en ai suffisamment. Demain, nous lancerons notre pirogue, prends sept quarantaines d’hommes sur ta pirogue, j’en prendrai autant sur la mienne.
461O’ohatu dit :
462– Entendu.
463– Nous irons loin, puis nous reviendrons.
464– Entendu, dit O’ohatu.
465De très bon matin, les hommes firent les préparatifs. Tāheta avait entendu dire qu’on allait lancer les deux pirogues. Il y avait une plate-forme proche de la mer. Tāheta y demeura et regarda le lancement des pirogues de ses deux enfants. Quant au nombre d’hommes qui partirent avec eux, il y en avait sept quarantaines sur l’une et autant sur l’autre, soit sept quarantaines. Il y en avait en tout sur les deux pirogues quatre cent quatre-vingt-deux [sic]. Les poti d’aujourd’hui sont petits ! Ils garnirent les deux embarcations et s’éloignèrent de la plage. Dans les temps anciens, pour le lancement d’une pirogue, on entonnait un nunu’u, comme pour les banquets. O’ohatu dit alors :
466– Ami, à toi de commencer.
467– Non, dit Vakauhi, c’est toi l’enfant du pays, c’est à toi de commencer.
468Il échut donc à O’ohatu d’entonner le nunu’u le premier, comme ceci :
469– E hi’o kao
470« Lâche-moi !
471« Je ne te lâcherai point.
472« Tu as enfreint un tabou.
473« Tu es le rouleau de ma pirogue,
474« Hatuteipo*.
475…………………
476« E hi’o, ha8.
477Après avoir répété trois fois le nunu’u, il s’arrêta et ce fut le tour de Vakauhi et de ses rameurs. […] Il entonna trois fois le nunu’u et ce fut fini. Tāheta dit :
478– Salut Vakauhi, mon enfant.
479Les deux pirogues partirent alors, elles allèrent de conserve. Ils pagayèrent, pagayèrent, pagayèrent, l’île diminua à l’horizon. O’ohatu dit à Vakauhi :
480– Nous sommes assez loin, prenons le chemin du retour.
481Vakauhi dit :
482– Non, éloignons-nous encore un brin vers le large.
483Ils se remirent à pagayer, on ne vit plus la nacre des brisants. Vakauhi dit :
484– C’est ici que se fera le retour, fais approcher ta pirogue, fais passer cet équipage sur ta pirogue, pour moi je vais couler avec la mienne.
485O’ohatu dit :
486– Non, retournons à terre.
487– Non, dit Vakauhi, approche-toi, qu’on transborde tout le monde.
488Les gens se mirent à pleurer.
489– Notre père à tous deux va être en colère contre moi, dit O’ohatu, tu lui fais offense.
490– Non, dit-il.
491On transborda les sept quarantaines de rameurs, la pirogue d’O’ohatu était complètement pleine. Vakauhi se coupa une touffe de cheveux, la donna à O’ohatu. Il lui dit :
492– Quand Tāheta te demandera où est Vakauhi, tu lui donneras cette touffe de cheveux, et lui dira : « Il y a un puits aux larmes derrière ta maison. Vakauhi a surpris les paroles que vous murmuriez tous deux, il a failli mourir en tombant du cocotier, c’est la raison pour laquelle il va sombrer dans la mer avec sa pirogue. »
493Mais en réalité le jeune homme avait du mana. On fit déborder les deux pirogues. La pirogue d’O’ohatu ne se pressa pas de s’éloigner, il regardait ce qu’il allait arriver à Vakauhi. On entendit sa voix qui criait :
494– C’est moi Vakauhi
495« Que l’écope se brise
496« Sur l’océan profond !
497La calebasse à épuiser l’eau se brisa.
498– Pagaie qui se rompt
499« Sur l’océan profond !
500La pagaie se rompit.
501– Pirogue qui se brise
502« Sur l’océan profond !
503La pirogue se fendit en deux moitiés. On vit que Vakauhi avait coulé, l’autre pirogue pagaya alors vers la terre. Ils pleurèrent Vakauhi ; ils avaient compris qu’il était mort. En réalité, il était déjà à terre depuis longtemps, il n’était pas mort : Vakauhi avait du mana.
504La pirogue s’approcha de la terre. Tāheta regarda : il n’y avait qu’une seule pirogue. Les hommes étaient serrés. Il dit :
505– Où est donc l’autre pirogue ?
506La pirogue aborda. Tāheta arriva et dit :
507– Où est l’autre pirogue ?
508Les gens dirent :
509– Elle a coulé, Vakauhi est mort par ta faute. Voilà sa touffe de cheveux. Il y a un puits aux larmes derrière ta maison.
510Tāheta dit :
511– Vakauhi n’est pas mort, Vakauhi est à terre. Je vais aller à sa recherche. Que sept quarantaines d’hommes s’arrêtent ici et viennent avec moi.
512Ils partirent alors vers l’intérieur des terres. Il en resta sept quarantaines ; Tāheta monta à bord. Ils allèrent à la recherche de Vakauhi sur les rivages de l’île, ils le cherchèrent en vain. Ils pagayèrent, pagayèrent, pagayèrent, et arrivèrent dans une autre vallée. Vakauhi vit que Tāheta le cherchait. Il alla sur un cap et se mit à pêcher à la ligne. Il était un petit enfant. La pirogue arriva. Tāheta dit :
513– Petit !
514– Hé ? dit le petit enfant.
515– N’as-tu pas rencontré Vakauhi ?
516Il dit :
517– Si, il vient de partir vers l’ouest.
518La pirogue pagaya. Vakauhi disparut lui aussi sur un autre cap, il était un jeune homme. La pirogue de Tāheta arriva. Il vit le jeune homme et dit :
519– Jeune homme, as-tu vu Vakauhi ?
520– Il vient de s’en aller, dit-il, il vient de me quitter.
521On pagaya. Il arriva dans un autre endroit, il était un vieillard.
522– Vieillard, dit-il, Vakauhi n’est-il pas ici ?
523– Il vient de partir, répondit-il.
524On pagaya, on arriva dans une autre vallée très peuplée. Un vieillard se tenait sur la plage. La pirogue de Tāheta aborda. Le vieillard était sur la plage avec ses béquilles.
525Tāheta dit :
526– Vieillard, Vakauhi n’est-il pas ici ?
527– Si, dit-il, il vient de monter vers l’intérieur.
528Or, ce vieillard n’était autre que Vakauhi. La pirogue aborda, Tāheta monta vers l’intérieur avec ses sujets. Vakauhi quitta les lieux et alla chez un guerrier habitant à l’intérieur, qui s’appelait Tūhakanā*. Cet homme était un grand guerrier. Vakauhi arriva chez lui et dit :
529– Tūhakanā, peux-tu faire mourir Tāheta ?
530Tūhakanā dit :
531– Tiens, et pour quelle raison ?
532– Je veux la mort de Tāheta, dit Vakauhi, va le combattre.
533Tūhakanā dit :
534– Entendu.
535Il alla à Tāheta :
536– Maintenant, ami, nous allons combattre.
537Tāheta dit :
538– Pour quelle raison ?
539– Qu’importe qu’il n’y ait pas de raison.
540– À ton gré, dit Tāheta. Comment combattrons-nous ?
541Tūhakanā dit :
542– Nous allons échanger des ruades, plante de pied contre plante de pied : qui de nous deux cédera ?
543– Allons, à ton gré, approche, dit Tāheta.
544Il s’approcha, ils se donnèrent des coups, Tūhakanā céda, ses pieds enflèrent. Il dit :
545– Suffit, j’abandonne.
546Il revint chez Vakauhi et dit :
547– Je n’ai pas pu le faire mourir, mes pieds sont enflés.
548– Retourne combattre, et vite ! dit Vakauhi.
549Tūhakanā revint, il boitait. Il dit à Tāheta :
550– Combattons de nouveau, tous les deux.
551– À ton gré, dit Tāheta.
552Il dit :
553– Nous allons nous cogner du genou.
554– Allons-y, dit Tāheta, genou contre genou.
555Ils cognent, le genou de Tūhakanā est enflé.
556– Suffit, dit-il, j’abandonne.
557Il revint auprès de Vakauhi.
558– Est-il mort ? dit Vakauhi.
559– Non, dit-il.
560– Retourne au combat, tue-le.
561Il était enflé de plus belle, du pied et du genou. Il boitait on ne peut plus. Néanmoins, il retourna.
562– Combattons de nouveau tous les deux, dit-il.
563Tāheta dit :
564– À ton gré.
565– Cette fois-ci, nous resterons debout, poitrine contre poitrine : qui de nous deux aura la poitrine enflée ?
566Ils reculèrent l’un et l’autre, prirent leur élan. Trois coups seulement et la poitrine de Tūhakanā enfla. Tāheta éclata de rire. Il retourna auprès de Vakauhi et dit :
567– Tāheta n’est pas mort.
568Vakauhi se mit en colère et dit :
569– Va combattre, si tu ne le fais pas mourir, c’est moi qui te tuerai.
570Il retourna et dit :
571– Combattons de nouveau tous les deux.
572– À ton gré, allons-y, dit Tāheta.
573Tūhakanā dit :
574– Nous allons boxer à coups de tête.
575Bon, ils boxent maintenant à coups de tête tous les deux. Trois coups seulement, les yeux de Tūhakanā sont aveuglés par l’enflure. Il revint auprès de Vakauhi. Il dit :
576– Je n’ai pas fait mourir Tāheta ; ça suffit, regarde seulement ma tête et mes deux yeux aveuglés et fermés9.
577Tūhakanā dit :
578– Monte vers l’intérieur chez deux vieilles magiciennes ; elles feront mourir Tāheta.
579Vakauhi alla trouver les deux vieilles et leur dit :
580– Pouvez-vous faire mourir Tāheta ?
581– Oui, dirent-elles, mais pour quelle raison ?
582– Je désire sa mort.
583Les deux vieilles dirent :
584– Nous le ferons mourir, mais cela fait de la peine.
585– Mais non, allez le tuer, dit Vakauhi.
586– Retourne-t’en, nous te suivrons, répondirent les deux vieilles.
587Vakauhi revint chez Tūhakanā et y resta. Les deux vieilles allèrent cueillir des fleurs et remplirent deux gourdes de fleurs odorantes. Avant le point du jour, les deux vieilles se mirent en route. L’une d’elle ouvrit sa gourde. Le parfum se répandit, Tāheta éternua. Tūhakanā dit à Vakauhi :
588– Voilà Tāheta qui se meurt.
589Elle ouvrit encore une gourde, le parfum se répandit, il éternua encore, éternua, elle ouvrit encore la gourde et au troisième éternuement, Tāheta était mort. Tūhakanā dit :
590– Ton père est mort.
591Vakauhi dit :
592– Tant mieux, c’est bien fait pour lui.
593Vakauhi alla voir, il alla chercher des palmes et y mit le feu. Tāheta brûla en même temps que la maison.
594O. K.10, l’histoire de Tāheta est finie.
Notes de bas de page
1 Les aliments d’origine animale (viande, poissons, crustacés) viennent en accompagnement de la nourriture de base : taro, bananes, fruits de l’arbre à pain.
2 Au lancement d’une pirogue, on utilisait des rondins pour la mettre à l’eau, mais afin de se concilier les dieux et de consacrer la pirogue, il arrivait que ces derniers soient remplacés par des victimes humaines.
3 Ce qui ne se pratique pas : on pêche depuis les rochers.
4 Dans une autre version du récit, on trouve cette précision : « Il en allait autrement pour Vakauhi, issu d’une femme captive descendant de victime. »
5 « En mauvais état, de mauvaise qualité » en parlant d’un objet quelconque, et « émoussé » en parlant d’un instrument tranchant.
6 Il s’agit d’une suite de devinettes.
7 C’est-à-dire les palmes de qualité médiocre.
8 Ce passage, déclamé, est composé dans une langue archaïque […] et, en outre, probablement très altérée. Seuls sont à peu près intelligibles les quelques fragments traduits. […] Ces textes déclamés de la légende de Tāheta paraissent renvoyer à tout un ensemble de représentations socio-religieuses […].
9 Ce passage fait probablement allusion à une forme de lutte traditionnelle.
10 Cette expression américaine était, dans les années 1960, d’usage courant aux îles Marquises.
Auteur
Vallée de Hakahau, île de Ua Pou
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