Maurice Maeterlinck178
p. 138-141
Texte intégral
1Depuis la Princesse Maleine179, on a beaucoup écrit sur M. Maurice Maeterlinck. On en a dit beaucoup de mal, et ses amis ont exagéré ses mérites. On l’a comparé à Pixérécourt, c’était fantaisiste ; on a dit que ses drames étaient shakespeariens, c’était excessif, car nul personnage n’existe, au sens propre du mot, dans les poèmes dramatiques que rêva ce reclus flamand.
2Il se plaît, en effet, à faire vagabonder par des villes incendiées, des bourgs détruits ou des jardins qui agonisent dans l’automne, des êtres vagues, échappés de quelque tapisserie surannée, héros exsangues, accessoires d’un décor seul important, servant à faire valoir un milieu qu’ils nécessitent plutôt que d’être nécessités par lui. Ils sont semblables à des miroirs, appendus aux murs de salles obscures, qui refléteraient d’insolites lueurs survenues.
3Aussi n’ont-ils besoin de prononcer de longues phrases, mais quelques mots seulement, répétés souvent avec des intonations différentes, décroissantes comme le bruit d’une pierre chue en un puits, ou s’aiguisant et s’exaspérant en chanterelle, selon le rythme des impressions. Ils ne raisonnent pas leurs sensations, ils les subissent ; à ratiociner sur elles, ils les diminueraient, car il s’agit de sensations troubles et fumeuses qui s’adressent à un sens général et non aux yeux et aux oreilles. Pour les évoquer, de simples notations suffisent. Hjalmar, Maleine, l’Aïeul, les aveugles, le vieux Roi180, ont l’air d’aphasiques, qui ânonnent sous l’influence d’événements à peine précisés. Ils sont des sensitifs que le bruit du vent, la rumeur de la mer, le souffle des forêts ou la clameur de l’orage, comme aussi l’approche devinée des choses lointaines et imprécises, fait vibrer ainsi qu’un gong répercuteur ; et l’on voit vite que l’unique personnage, le seul vivant, c’est le milieu que le poète veut évoquer, ou bien la sensation qu’il veut rendre manifeste. On a parlé d’Edgard Poë, et ce rapprochement n’est qu’à moitié juste, car il faudrait, si l’on voulait être vraisemblable, supposer la maison Usher, sans Roderick et sans Madeline181. C’est pour toutes ces raisons que, sauf dans la description des milieux mêmes, ceux qui liront les drames de Maurice Maeterlinck, y trouveront – ainsi que l’a dit le traducteur de Ruysbroeck182 en parlant du vieux moine – « fort peu de phrases que l’on puisse prendre en mains pour les admirer à la manière des littérateurs » ; et, à considérer le but poursuivi, on voit combien vaines seraient les phrases somptueuses ou simplement logiques, pour rendre les incertaines émotions de ces âmes rudimentaires qui pâtissent sous le souffle de l’inconnu. Car toutes les âmes qui balbutient dans l’Intruse ou dans les Aveugles, pâtissent au sens qu’a voulu Spinoza ; certainement, en concevant ses œuvres, M. Maeterlinck a dû songer à cette phrase du doux philosophe : « L’âme pâtit en tant qu’elle a des idées inadéquates, » et de quelle chose a-t-on idée moins adéquate que la Mort ?
4C’est la Mort aussi qui domine les poèmes dramatiques dont je parle, c’est son ombre qui se reflète en eux, c’est sous son influence que vivent les êtres hagards que M. Maeterlinck fait passer devant nous, et c’est son haleine qui les émeut.
5Mais cette présence ne suscite pas dans leur cœur les mystérieuses terreurs qu’elle suscita dans les âmes de Ligeia et de Morella1183, elle éveille dans leur chair un matériel effroi, qui, semblable au souffle dont fut étreint le prophète, hérisse leur poil. Nul fantôme de l’au-delà ne les agite, nul murmure émané des défunts ne leur parvient ; ce qui les trouble, c’est d’entendre l’ange des antiques légendes voler au-dessus de leur tête en brandissant son glaive.
6On peut soutenir qu’une semblable conception est d’un art grossier, parce que cet art est purement sensationnel et émotif, et qu’il ne met en jeu que le plus bas des sentiments : celui de la peur immédiate. Non que la peur soit toujours un sentiment vulgaire, car elle peut être la peur qui saisit devant l’inconcevable, mais dans les Sept Princesses184, dans l’Intruse, c’est trop l’unique peur du cadavre et de la mort brutale, sans l’effroi des questions posées et jamais résolues. On peut reprocher au poète de n’avoir pas assez montré que cela seul qui nous point à l’aspect de la mort, c’est l’après de cette mort. Je sais qu’il répondra que l’intellect de ses personnages se refusait au problème, mais c’est là justement la querelle.
7En prenant toutefois ces personnages, comme a voulu nous les donner M. Maeterlinck, ils rappellent à notre souvenir ces nonnes et ces moines mystiques, cloîtrés dans les monastères médiévaux, à Unterlinden, à Thoss ou à Adelhausen. Les plus humbles de ces reclus, ceux qui étaient impuissants à formuler leurs visions, à décrire leur extase comme surent le faire Catherine de Gebsweiler ou sainte Thérèse, vivaient obsédés par l’idée de la mort. Ils ne la voyaient, pour la plupart, que sous sa forme la plus tangible, ils étaient dans leur obsession poursuivis par son odeur, par son apparence, et pour la mieux saisir ils se couchaient, par mortification, dans leur cercueil. D’autres, plus subtils, en étaient tourmentés moins formellement, ainsi que Gertrude de Hattstadt ; ils se sentaient enveloppés de ténèbres épaisses, et le vent des nuits irrémissibles les effleurait. Ils avaient bien la conscience que la mort n’était que le prélude de joies éternelles, mais cette conscience ne les délivrait pas des affres passagères. Ainsi en est-il de leurs frères lointains, ces humbles coryphées des drames de M. Maeterlinck, qui vivent dans la mort, et qui en ressentent tous les apeurements. À cause de leur terreur, nous les aimons, ces pâles aveugles dont les jambes flageolent, ces aïeux aux mains tremblotantes, et ces jeunes princes affolés ; nous les aimons, parce que nul de nous ne peut dire qu’à une heure redoutable il sera exempt de leurs angoisses, ensuite parce qu’ils nous suggèrent de troublantes choses.
8En réalité, une œuvre vaut autant par les émotions ou les idées adventices que nous en pouvons tirer, que par celles qu’elle a voulu strictement représenter. Plus elle nous offrira de thèmes à méditations, c’est-à-dire plus elle sera complexe, plus nous la chérirons, quelques objections que nous trouvions à lui faire, quelques critiques que nous lui adressions, car objections et critiques n’iront qu’à la partie de l’œuvre objective, non à ce qu’il y a de latent en elle et que notre esprit pourra librement développer. Les drames de M. Maeterlinck peuvent entrer dans cette catégorie, et les impressions de terreur momentanée que donnent si puissamment l’Intruse et les Aveugles ne doivent pas être exclusivement considérées. Il est quelques sujets, et certes la mort est de ceux-là, sur lesquels nous aimons peu à entendre dogmatiser, – ainsi nous ne goûtons guère désormais le célèbre sermon de Bossuet185 que pour sa pompe oratoire, – nous préférons que l’on nous ouvre certaines voies, que l’on nous place dans certains états, propres à nous suggérer ce que nous ne voulons pas entendre dire catégoriquement, une apparence de certitude étant parfois pénible. M. Maeterlinck aura rempli la fonction de l’antique mystagogue qui préparait le myste au symbolique drame, terme final de son initiation, le drame dont il devait tirer les essences, cachées sous les contingences parfois enfantines et même incohérentes.
Notes de bas de page
178 Bernard Lazare a donné un premier état de cet article en janvier 1892 dans les Entretiens politiques et littéraires.
179 La Princesse Maleine (1889), premier drame de Maeterlinck, objet d’un article dithyrambique d’Octave Mirbeau, qui compare l’auteur à Shakespeare (Le Figaro, août 1890).
180 Hjalmar est le fiancé de la princesse Maleine, fille du vieux Roi ; l’Aïeul est un personnage de L’Intruse (1890) ; Les Aveugles (1890) est le troisième drame de Maeterlinck.
181 Personnages de La Chute de la maison Usher d’Edgar Poe.
182 Jan van Ruysbroeck (1293-1381), mystique et théologien flamand. Maeterlinck a traduit et préfacé en 1891 L’Ornement des noce spirituelles.
183 Héroïnes d’Edgar Poe.
184 Les Sept Princesses (1891), quatrième drame de Maeterlinck.
185 L’Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans (1670).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La querelle du roman-feuilleton
Littérature, presse et politique. Un débat précurseur (1836-1848)
Lise Dumasy (dir.)
1999
Nouvelles anarchistes
La création littéraire dans le presse militante (1890-1946)
Vittorio Frigerio (dir.)
2012
La Littérature de l’anarchisme
Anarchistes de lettres et lettrés face à l'anarchisme
Vittorio Frigerio
2014