Stéphane Mallarmé
p. 135-137
Texte intégral
1Quand M. Mallarmé publia son Florilège174, quelqu’un dit de lui : « Il était célèbre, il va maintenant être connu. » Cette assertion était plus piquante que juste, car ceux qui liront seulement les livres de l’écrivain, ne pénètreront qu’un des côtés de cette nature si complexe.
2C’est que M. Stéphane Mallarmé n’est pas simplement un poète, il est aussi un théoricien, un éducateur, et, si on a pu assez justement affirmer que son œuvre avait eu sur les jeunes gens peu d’action, on n’en pourrait dire autant de ses théories. Non qu’il les ait exprimées dans des écrits dogmatiques, comme les esthètes allemands et anglais, mais il les a répandues par la parole, et ce fut là, en ce temps, son originalité. Il a repris la tradition des philosophes et des sages de jadis, de ceux qui entretenaient leurs disciples dans les jardins ou sous les portiques, à l’orée des bois ou sur les bords des fleuves.
3Si M. Mallarmé avait vécu à Alexandrie ou à Antioche, il aurait publiquement enseigné, traînant après lui, par les voies de la ville, des élèves que sa parole eût inquiétés, charmés et retenus. De telles déambulations ne sont, hélas ! plus de mode : la foule et la police même verraient d’un mauvais œil le passant qui, dans les Tuileries ou le Luxembourg, réunirait autour de lui des éphèbes enthousiastes. La vie publique ne sait plus faire place aux doux péripatéticiens, et l’enseignement que veulent donner les rares métaphysiciens ou moralistes qui subsistent encore doit être privé, mieux même : mystérieux.
4Aussi, ceux-là seuls qui vinrent assidûment visiter sa retraite savent quel lucide, quel inquiétant esthète est Stéphane Mallarmé. Pour connaître les ressources de cet esprit d’une netteté inoubliable, il faut avoir entendu sa parole pendant des années.
5Le souvenir des soirées de la rue de Rome175 restera toujours dans la mémoire de ceux que Stéphane Mallarmé admit auprès de lui, dans ce salon discrètement éclairé, auquel des coins de pénombre donnent un aspect de temple, ou plutôt d’oratoire. On parle bas dans ce salon, parce que même les intrus sentent confusément qu’on devrait y entendre seulement la voix du maître qui apparaît, adossé à la cheminée, tenant à la main la fine cigarette ou la pipe, dans l’attitude que Whistler a su si bien restituer au frontispice de l’édition populaire des œuvres du poète176.
6À ces auditeurs fidèles, M. Mallarmé se révèle d’une séduction infinie, soit qu’il se plaise à dire une anecdote, soulignée au bon endroit, soit qu’il s’oublie à rappeler des amis chers et disparus, soit qu’il expose de séduisantes et hautaines doctrines sur la poésie et sur l’art, sur le poème en prose et sur la chronique, sur la musique et sur le théâtre.
7Tous ces sujets si divers, si différents, Stéphane Mallarmé les illumine de clartés imprévues, passant de l’un à l’autre avec une aisance incroyable, par d’insensibles transitions qui font ressembler ses causeries à une chatoyante et multicolore tapisserie, dont les images dissemblables sont liées entre elles par des motifs si ingénieux, que les légendes multiples qu’enserre la trame paraissent n’être plus qu’une seule et même légende.
8En grand seigneur fastueux, M. Mallarmé revêt d’un merveilleux vêtement les idées qu’il asservit, car, s’il se plaît à ce noble jeu qui consiste à forcer les essences, il ne veut pas les faire paraître nues et rougissantes ; il les couvre de hochets étincelants, sans doute pour tromper les profanes qui ne savent écarter les voiles.
9Il ne faut pas conclure de cela que Stéphane Mallarmé, pareil au Sphinx antique, ne livre ses doctrines qu’encloses dans les arcanes d’énigmes difficiles à pénétrer. Nul homme, je crois, ne sait exposer une théorie avec autant de clarté que M. Mallarmé. Il n’est pas jusqu’à l’envolée de son geste, quand il parle, qui ne serve à préciser sa pensée, toujours nette comme toujours belle.
10Ce qui déconcerte en Stéphane Mallarmé, c’est l’opposition entre son œuvre et ce que j’appellerai volontiers son enseignement, c’est cette fascinante complexité d’un homme volontairement exilé sur une cime et sachant pourtant mieux que tout autre communier avec autrui.
11Cette contradiction, qui frappa plusieurs de ceux qui eurent la joie de fréquenter chez M. Mallarmé, n’est qu’apparente, car le causeur et l’écrivain se complètent plus qu’ils ne se détruisent mutuellement.
12La conversation de Stéphane Mallarmé n’est autre que le commentaire de ses vers et de ses proses. Dans ses poèmes il a enfermé la substance même de ses rêves et de ses idées, cette substance indifférente à toute ligne, à tout contour, à tout son, à toute couleur, qu’il a cru inutile de chercher à décrire, et que, tels les hiérophantes des mystères, il a seulement fait pressentir.
13Aussi, M. Mallarmé est arrivé à repousser toutes les fantaisies du style, tous ces à peu près dont les meilleurs, toutefois, se contentèrent ; il a dédaigné, sans doute, les panaches que le romantisme nous a légués, les inutiles pierreries que voulut nous donner le Parnasse ; il en est venu même jusqu’à faire fi des transitions habituelles, des stations que nos esprits demandent à la phrase, aux incidentes, aux tropes explicatifs : il a écrit des vers sibyllins que sa parole a commentés.
14En esprit habitué au culte des lois, au commerce de l’abstrait, et à son contact immédiat, M. Mallarmé conçoit sans doute comme lumineuses telles choses que le commun des hommes ne sait pas percevoir directement, et c’est pour cela, que beaucoup de ses contemporains lui ont reproché d’être obscur.
15Que, sans avoir entendu Stéphane Mallarmé exposer la glose de l’Après-midi d’un Faune ou de la Prose pour des Esseintes177, on en puisse pénétrer les infinis détails, les mille sens cachés et superposés, cela est peu probable et ce sont là des joies réservées aux seuls initiés, mais il est facile de saisir l’ensemble de ces poèmes, d’en connaître les directrices, d’en comprendre la signification générale.
16Plus tard, ceux qui auront connu Stéphane Mallarmé dans leur prime jeunesse, ceux qui l’auront aimé comme un des plus purs, des plus désintéressés parmi les poètes, ceux qui l’auront entendu et qui auront chéri sa parole, raconteront sa vie comme le bon Xénophon raconta celle de Socrate. Fidèles, scrupuleux, ils commenteront vers par vers ses sonnets, et cela dans le but unique de révéler aux jeunes hommes de ce temps futur quel noble, profond et merveilleux artiste fut Stéphane Mallarmé.
Notes de bas de page
174 Aucun recueil de Mallarmé ne porte ce titre ; Lazare songe probablement à l’Album de vers et de prose, publié en 1887 à Bruxelles par la Librairie nouvelle, dans la série Anthologie contemporaine des écrivains français et belges.
175 Dès 1880, mais surtout à partir de 1884, les Mardis de la rue de Rome réunissent la fine fleur de la jeune poésie.
176 Il s’agit de l’édition par la Librairie académique Perrin de Vers et Prose (1893).
177 L’Après-midi d’un faune : première publication chez Derenne en mars 1876 ; la Prose pour des Esseintes : première publication dans la Revue indépendante en janvier 1885.
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