Jules Bois
p. 129-130
Texte intégral
1M. Jules Bois est un écrivain à multiples facettes. Il est poète, dramaturge, mystagogue et romancier. Il est surtout mage, du moins il le prétend ; mais ce titre lui est contesté par plusieurs qui s’en parent. Le débat est fort épineux, et ce n’est pas moi, certes, qui le partagerai en mettant d’accord les disputeurs.
2Si M. Bois n’est pas mage, il est du moins un mystique croyant, un kabbaliste plein de foi et un ardent initié. Il pratique surtout le mysticisme didactique, si je puis dire. Il tente de pénétrer dans les arcanes du Zohar ou bien du Sepher Ieçirah160, et il veut guider les autres dans ces études spéciales. Qu’il ait saisi les obscurs symboles de ces livres, qu’il en ait deviné les leçons si bien cachées, ce n’est point ici le lieu de le juger, et il me suffit de dire qu’il s’y est essayé.
3C’est un homme sincère, qui a des dogmes, un credo et peut-être aussi de la crédulité, ce qui n’est pas si blâmable en ce temps d’impuissant scepticisme. Ces dogmes, il s’efforce de nous les imposer par le théâtre, le roman, le poème ou la critique.
4Je ne sais s’il y réussit. Il me paraît représenter un esprit qui est mort et qu’on essaie vainement de galvaniser pour en faire le conducteur des âmes de demain. C’est, je crois, une autre lumière qui luira, et si c’est une intéressante fantaisie d’artiste de ressusciter Paracelse, Flamel, Agrippa161 et quelques autres, il est peut-être moins nécessaire d’accepter pour mentors et pour guides ces vieux chimistes.
5C’est cependant à nous donner de tels maîtres que travaille M. Jules Bois, et il est vraiment un représentant bien typique de cette jeunesse contemporaine qui réagit, d’une façon si diverse et quelquefois si incohérente, contre le tout-puissant réalisme.
6Entre ces jeunes gens qui tous ont méprisé l’heure présente et s’en sont allés chercher la lumière dans le passé, ceux-ci ont été séduits par le catholicisme esthétique, ceux-là par la philosophie et la mystagogie alexandrines, ces derniers par la thaumaturgie et la goëtie162 moyennageuses. Ils se laissent entraîner par le fantôme des idées mortes, au lieu de sourire aux jeunes et vivaces idées qui se lèvent dans un soleil nouveau. Ils ont tort, car l’autrefois est couché sous une lourde pierre et il entraîne dans la nuit ceux qui veulent soulever le bloc rude sous lequel il est scellé.
7Je crains que M. Jules Bois ne soit parmi ces jeunes hommes. Il est un peu trop hanté par les alchimistes, par l’auteur de la Clavicule de Salomon163, par les figures du Tarot, par Rabbi Jokaï et par le souvenir de quelques prêtres adonnés à la sorcellerie sacrilège. Ce sont là les flambeaux qu’il élève pour nous montrer la Porte héroïque du Ciel164, ou pour nous dénoncer les dangers de la femme pécheresse, briseuse d’âme, tueuse d’intelligence ; l’Éternelle Poupée165, qu’ont maudite les Pères et les Saints.
8Mais ce sont de nobles soucis qui animent M. Jules Bois. Il a été saisi, lui aussi, par les ignominies et par les hontes que nous subissons ; il en a souffert, en sensitif et en moraliste, et je ne lui reprocherai que de n’avoir pas porté dans leur constatation une critique plus profonde et plus juste. Il semble dire que c’est l’oubli de Dieu qui a amené cette pourriture qui nous entoure ; ce serait plutôt l’oubli du divin, c’est-à-dire du beau et de la justice, et ce n’est pas un retour aux rites d’antan qui nous rendra cette compréhension perdue du divin : de l’ordre et de l’harmonie.
9Pourquoi M. Jules Bois, qui est un observateur imaginatif, ne nous donnerait-il pas le roman de ce petit peuple mystique, absurde, naïf ou trop habile, dont il a fait défiler les types dans ses Petites religions de Paris166, et qu’il connaît si bien. Il y trouverait matière à moraliser, comme à éduquer, comme à peindre ; ainsi satisferait-il ses tendances diverses.
Notes de bas de page
160 Le Zohar (ou Sefer ha-Zohar) et le Sefer Ieçirah sont les deux ouvrages fondamentaux de la mystique juive ésotérique. Ils constituent les deux branches de la Kabbale : l’histoire de la Genèse, c’est-à-dire l’explication de la Création et la théorie de la Nature (le Ieçirah), et l’histoire du Char céleste, c’est-à-dire la théologie et la métaphysique (le Zohar).
161 Paracelse (1493-1541), médecin, chimiste et alchimiste influencé par la Kabbale ; Nicolas Flamel (1330-1418), alchimiste ; Cornelius Agrippa (1486-1535), alchimiste et philosophe kabbaliste.
162 Magie, évocation d’esprits malfaisants.
163 La Clavicule de Salomon est un traité d’occultisme dont l’existence est attestée dès le Moyen Âge ; son édition la plus réputée est celle de l’abbé Constant, alias Eliphas Lévi (1810-1875), publiée en 1895 seulement, mais dont un premier état existe dans La Clef des grands mystères (1861).
164 La Porte héroïque du ciel (1894), drame ésotérique.
165 L’Éternelle Poupée (1894), roman.
166 Les Petites Religions de Paris (1894).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La querelle du roman-feuilleton
Littérature, presse et politique. Un débat précurseur (1836-1848)
Lise Dumasy (dir.)
1999
Nouvelles anarchistes
La création littéraire dans le presse militante (1890-1946)
Vittorio Frigerio (dir.)
2012
La Littérature de l’anarchisme
Anarchistes de lettres et lettrés face à l'anarchisme
Vittorio Frigerio
2014