Histoire de Ati Papa
p. 33-48
Texte intégral
1C’est un clan marquisien qui avait décidé d’aller à ’A’otoka* pour se procurer des plumes rouges1. Avant le départ de Ati Papa* pour ’A’otoka, on rassembla les lignées qui faisaient vraiment partie de Ati Papa2. On parvint à sept lignées. On chercha parmi elles un homme pour prendre le commandement de l’expédition. Ils trouvèrent l’homme en question, ce fut Tehitutaimoana*. Ils prirent Tehitutaimoana comme chef pour leur voyage à ’A’otoka.
2Ils fabriquèrent des pirogues, sept grandes pirogues de bambou3. Ils firent le plein de vivres : de la pōpoi, des bananes, de la canne à sucre. Le plein fut fait. Ils firent le plein de noix de coco et de pokea. C’est de ces vivres-là, noix de coco et pokea, qu’ils firent les provisions les plus abondantes. Tehitutaimoana dirigeait ces préparatifs. Quand il y eut assez de vivres, on les embarqua sur les pirogues. Tehitutaimoana dit :
3– Que les hommes embarquent.
4Les hommes embarquèrent. Quand une pirogue était garnie, Tehitutaimoana disait :
5– Gagnez le large.
6On garnissait alors la pirogue suivante et quand elle était pleine Tehitutaimoana disait :
7– Gagnez le large et garnissez la pirogue suivante.
8Tehitutaimoana disait :
9– Garnissez la suivante, remplissez-la.
10On la remplissait, et ainsi de suite pour les sept pirogues.
11– Préparez-vous à partir, dit Tehitutaimoana.
12Ils partirent. À chaque cap, Tehitutaimoana observait les éléments :
13– Oh ! Le vent est défavorable. Tant pis.
14Ils continuèrent néanmoins à naviguer. Ils naviguèrent, ils s’éloignèrent sur l’océan. Tehitutaimoana dit :
15– Grand-pitié pour nous, mes petits, mais que pouvons-nous faire d’autre ? Nous avons décidé d’entreprendre cette expédition. Nous ne devons pas renoncer, ce serait une honte pour Ati Papa. Que ce soit pour notre salut ou pour notre fin, poursuivons notre route.
16Tehitutaimoana dit :
17– C’est la nuit, il est tard, dormons.
18L’aube enflamma l’horizon. Tehitutaimoana dit aux hommes d’âge mûr :
19– Mes vieux, observez les constellations.
20Les hommes d’âge mûr observèrent les constellations et dirent :
21– Mon petit, les signes sont favorables, l’étoile du matin apparaît proche.
22– Notre esprit protecteur ne nous a pas abandonnés, nous allons naviguer par les voies qui conviennent.
23Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
24– Où en sommes-nous ? Quel est le courant qui nous porte en ce moment ?
25– C’est le courant descendant, qui porte naturellement vers ’A’otoka, dirent les gens d’âge mûr.
26Il fit jour. Tehitutaimoana dit :
27– Nous allons aller tranquillement, portés par le courant.
28La nuit succéda au jour. Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
29– Que disent les constellations, qu’indiquent vos observations ?
30– Il n’y a qu’à laisser les pirogues poursuivre leur route, répondirent les gens d’âge mûr.
31On laissa aller les pirogues.
32Au point du jour, il dit encore :
33– Où allons-nous ? Quel est le nom de l’étoile qui est devant nous ?
34– C’est Mamau’au’a*, répondirent les gens d’âge mûr.
35– Vraiment ? dit Tehitutaimoana.
36– Oui, dirent les gens d’âge mûr.
37Il fit jour. Ils poursuivirent leur route.
38Le soleil se leva, ils virent les oiseaux qui virevoltaient. Tehitutaimoana dit :
39– Qu’est-ce que cela veut dire ?
40– La terre est proche, dirent les gens d’âge mûr, regarde les oiseaux qui virevoltent sur l’océan.
41Tehitutaimoana se réjouit. Il pensa que la terre était proche.
42Ce fut la nuit. Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
43– Que les jeunes gens dorment. Veillez, vous autres, gens d’âge mûr, car c’est vous qui savez compter correctement les constellations.
44À la pleine nuit, les jeunes gens dormirent, les gens d’âge mûr veillèrent. À la pleine nuit, les gens d’âge mûr examinèrent les constellations. Les Pléiades se montrèrent. Temokoaiata* apparut couchée en travers de l’horizon. Quelques gens d’âge mûr dirent aux autres :
45– Nous sommes sauvés, nous atteindrons l’île sans encombre.
46– Vraiment ? dirent certains.
47– Oui, dirent les autres. Toutes les constellations ont fait leur apparition. Tenez, on voit les Pléiades, Temokoaiata est couchée en travers de l’horizon.
48Ils se réjouirent.
49Il fit jour. Ils réveillèrent Tehitutaimoana, leur chef. Tehitutaimoana se leva. Il observa les éléments et dit aux gens d’âge mûr :
50– Qu’avez-vous vu cette nuit ?
51– La terre est proche de nous, dirent-ils.
52– Vraiment ?
53– Oui, dirent-ils.
54Tehitutaimoana dit aux jeunes gens :
55– Réveillez-vous, il fait jour. Que les gens d’âge mûr aillent dormir.
56Ils se réveillèrent. Tehitutaimoana leur dit :
57– Allez tranquillement.
58À naviguer ainsi, le temps passa, la nuit vint. Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
59– Réveillez-vous, vous autres, que les jeunes gens aillent dormir.
60Les gens d’âge mûr se réveillèrent. Tehitutaimoana leur dit :
61– Observez attentivement les éléments, vous autres. Notre pirogue ne doit-elle pas aborder demain sur l’île ?
62Les gens d’âge mûr veillèrent, les jeunes gens allèrent dormir. Le soir, les gens d’âge mûr regardèrent le ciel :
63– L’étoile du soir a fait son apparition.
64Les uns dirent aux autres :
65– Nous arriverons demain dans l’île, voyez, l’étoile du soir a fait son apparition.
66D’autres gens d’âge mûr observèrent le ciel :
67– Les Pléiades ont fait leur apparition. Bon, dirent-ils, nous sommes près de la terre.
68– Vraiment ? dirent les autres.
69– Oui, dirent-ils. Nous arriverons demain dans l’île. Quand nous avons regardé les éléments, au point du jour, les bonites nageaient à la surface. Sans doute, la terre est-elle plus proche.
70Le jour vint. Tehitutaimoana s’éveilla et dit aux gens d’âge mûr :
71– Où sommes-nous ?
72– La terre est devant nous.
73Tehitutaimoana dit aux jeunes gens :
74– Réveillez-vous, il fait jour. Que les gens d’âge mûr aillent dormir.
75Les gens d’âge mûr allèrent dormir. Tehitutaimoana veilla en compagnie des jeunes gens. Il leur dit :
76– Faites très attention si vous voyez quelque chose devant nous, dites : « Qu’est-ce donc cela ? » Puis allez réveiller les gens d’âge mûr, ils examineront les choses attentivement et diront ce dont il s’agit.
77Le soleil monta au zénith. Le soleil commença à baisser. Le soleil se rapprocha de l’horizon. Les jeunes gens dirent :
78– Quelle est cette chose qui barre l’horizon devant nous ?
79Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
80– Réveillez-vous et allez voir cette chose qui se trouve devant nous.
81Les hommes d’âge mûr se réveillèrent, ils allèrent regarder. Ils n’eurent pas plus tôt fait leurs observations qu’ils dirent :
82– C’est l’île, c’est ’A’otoka, c’est’ A’otoka que nous cherchions.
83L’île apparut clairement. Tehitutaimoana dit :
84– Allons-nous aborder maintenant ?
85– Oui, répondirent les gens d’âge mûr, abordons.
86Ils abordèrent. Lorsqu’ils mirent pied sur cette île de Rarotonga4, c’était une île inhabitée, une île tout à fait plate, une jolie île. Ils firent mouiller toutes leurs pirogues en mer.
87Tehitutaimoana dit :
88– Vous les jeunes gens, vous les gens d’âge mûr, allez tous à terre.
89Ils descendirent tous des pirogues et allèrent à terre. Ils furent pleins d’admiration pour cette île de Rarotonga. À Rarotonga il y avait des cocotiers, ils montèrent ramasser des noix de coco et ils en mangèrent tous.
90La nuit vint, ils se couchèrent. Tehitutaimoana dit :
91– Mes sujets, dormez bien cette nuit.
92Ils dormirent. Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
93– Ne dormez pas vous autres, veillez pendant cette nuit. Observez bien quelles sont les apparitions qui se manifestent pendant la nuit sur cette île.
94Au point du jour, les gens d’âge mûr virent les ku’a5 qui volaient à travers l’île, ils étaient innombrables, merveilleusement beaux. Ils se dirent les uns aux autres :
95– Comme c’est beau, comme ces oiseaux sont beaux.
96Il fit jour, Tehitutaimoana s’éveilla, il dit aux gens d’âge mûr :
97– Quelles sont les apparitions que vous avez vues pendant la nuit ?
98– Nous n’avons rien vu, dirent les gens d’âge mûr, tout va très bien ; la seule chose que nous ayons vue, c’est, au point du jour, le vol des ku’a ; ils étaient innombrables, ces oiseaux sont merveilleusement beaux.
99Tehitutaimoana dit :
100– Que les jeunes gens s’éveillent, que les gens d’âge mûr aillent dormir.
101Les jeunes gens s’éveillèrent, les gens d’âge mûr allèrent dormir ; Tehitutaimoana distribua les tâches aux jeunes gens :
102– Grimpez couper des palmes de cocotiers, coupez-en en grand nombre.
103Les jeunes gens grimpèrent pour cueillir un grand nombre de palmes pour faire la cage où devaient se poser les ku’a. Les jeunes gens grimpèrent cueillir des palmes, d’autres coupèrent des arbres. Il y eut suffisamment de palmes, suffisamment de bois. Ils fabriquèrent la cage, elle ressemblait à un enclos. Certains fendaient les palmes par le milieu, d’autres plantèrent des pieux. Quand ils furent tous solidement fixés, ils disposèrent les palmes de manière à former une barrière continue, sans aucune ouverture. Quand cette tâche fut terminée, ils fabriquèrent une petite ouverture, grande comme ceci. Ils prirent des noix de coco, des noix de coco sèches, celles dont l’amande est comme du coprah quand on les fend. Ils en remplirent la cage car c’est avec ces noix de coco qu’ils allaient allumer le feu. Ils disposèrent ce coprah sur le feu. Il ne fallait pas que le feu brûle avec des flammes, il fallait qu’il donne seulement de la fumée. Tehitutaimoana dit :
104– Si quarante hommes se tiennent à l’intérieur, sera-ce suffisant ?
105– Ce sera suffisant, dirent les gens d’âge mûr. Que cinq hommes allument les feux à coprah, à raison d’un feu par homme.
106Ils firent ce qu’on leur avait dit de faire. Ils firent les préparatifs. Le soir, le soleil se coucha ; Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
107– Faut-il allumer le feu ?
108– Non, répondirent les gens d’âge mûr. Attendons pour l’allumer que ce soit le matin, au moment où le soleil se montrera.
109– Ce que vous dites est juste, mes vieux.
110Ils s’arrêtèrent de travailler. Les gens qui devaient aller dans la cage firent leurs préparatifs, ils étaient quarante ; il y avait suffisamment de gens pour se tenir à l’extérieur. Les gens d’âge mûr dirent :
111– Quand on allumera le feu, ne faites pas de bruit, ne vous déplacez pas, ne vous montrez pas. Si les oiseaux vous voient, ils ne voudront plus rentrer dans la cage. Qu’est-ce que nous aurons gagné ? Nous nous contenterons de rentrer dans notre pays, sans rien avoir obtenu ; ce sera une honte pour nous.
112– Mes sujets, dit Tehitutaimoana, écoutez bien ce que disent les gens d’âge mûr, ne désobéissez pas.
113– Oui, répondit la population.
114La nuit vint. Ils dormirent.
115Le matin, avant le lever du soleil, la population alla se cacher. Elle se fit invisible. On alluma le feu à l’intérieur de la cage. Les feux de noix de coco flambèrent, les noix produisirent beaucoup de fumée. Les ku’a sentirent l’odeur de la fumée de noix de coco. Les ku’a partirent pour chercher d’où elle venait. Ils pénétrèrent par l’ouverture, en un clin d’œil ils furent à l’intérieur. Les gens qui étaient dans la cage se saisissaient des ku’a et leur arrachaient les plumes de la queue ; ils en plumaient un, puis le lâchaient, ils en plumaient un, puis le lâchaient. C’est ainsi qu’ils faisaient continuellement. Les oiseaux se pressaient innombrables dans la cage. Les travailleurs qui étaient à l’intérieur disparaissaient au milieu des oiseaux, les oiseaux étaient innombrables, ils se pressaient à l’intérieur. Quelques personnes d’âge mûr dirent à d’autres :
116– Il faut arrêter le feu, qu’on l’éteigne, les oiseaux vont tous mourir, relâchez-les.
117On défit une palme, les oiseaux s’en allèrent dehors en passant par l’ouverture qu’on venait de faire. Le soleil se montra, on laissa sortir les ku’a. Les ku’a dont on avait enlevé les plumes de la queue s’en allèrent. Les gens dirent que les oiseaux se faisaient rares, ils dirent :
118– Arrêtons-nous, nous avons plumé tous les oiseaux.
119Ils s’arrêtèrent. Ils sortirent de la cage, les gens qui étaient restés à l’extérieur se montrèrent. Tehitutaimoana dit :
120– Eh bien, mes vieux, y a-t-il beaucoup d’oiseaux ?
121Les gens qui étaient à l’intérieur et étaient au courant répondirent :
122– Ils étaient très nombreux, nous disparaissions au milieu des oiseaux.
123Ils ouvrirent un passage et ils pénétrèrent à l’intérieur pour regarder cette chose nouvelle, les plumes de ku’a. Lorsqu’ils eurent pénétré, ils les virent, elles étaient très belles. Tehitutaimoana dit :
124– Rangez-les soigneusement.
125Ils rangèrent ces plumes. Ils tressèrent de longues corbeilles pour les ranger à l’intérieur. Toutes les corbeilles furent pleines. Quand ce fut fait, les gens d’âge mûr dirent à Tehitutaimoana :
126– Y en a-t-il suffisamment ?
127Tehitutaimoana jeta un coup d’œil et dit :
128– Il n’y en a pas assez, nous avons beaucoup de parents dans notre pays. Il faut que nous puissions leur donner suffisamment à tous de ces objets précieux, des plumes de ku’a.
129– Faut-il que nous les piégions à nouveau ? dirent les gens d’âge mûr.
130– Oui, répondit Tehitutaimoana. Il n’y en a pas là suffisamment pour nos parents. Il nous faut les piéger encore une fois et cela suffira. Arrêtons-nous un peu ce matin. Consolidons la cage ; consolidons-la bien. Extrayons du coprah6. Faisons les préparatifs.
131Ils firent soigneusement les préparatifs. Tehitutaimoana dit :
132– Arrêtez-vous, mes vieux. Demain matin, nous prendrons de nouveau des ku’a.
133On divisa les gens en deux groupes. Cette fois-ci on en désigna en plus grand nombre pour l’intérieur de la cage : cinquante personnes, cinq pour allumer le feu et les autres pour plumer les ku’a. La nuit vint. Ils dormirent. Les gens qui restaient à l’extérieur allèrent se cacher. Ils dormirent.
134Le matin, avant le lever du soleil, on alluma le feu dans la cage. Les feux brûlèrent. Il y eut beaucoup de fumée. Les ku’a vinrent, attirés par cette fumée produite par les noix de coco. Les ku’a sentirent l’odeur de la noix de coco, ils se posèrent pour chercher d’où venait cette fumée. En un clin d’œil, ils pénétrèrent par l’ouverture. Ils entrèrent dans la cage. Les oiseaux se pressaient à l’intérieur. On commença à les plumer. Plus on en plumait, plus ils venaient nombreux et les gens disparaissaient au milieu des oiseaux. Les autres dirent :
135– Éteignez les feux, les oiseaux sont très nombreux.
136Ils arrachèrent les plumes de la queue jusqu’à ce que tout fût fini. Ils défirent alors les palmes qui formaient la cage et les ku’a s’en allèrent dehors.
137La population se réveilla, elle pénétra à l’intérieur de la cage pour voir s’il y avait beaucoup de plumes. Ils regardèrent : il y en avait beaucoup. Les gens d’âge mûr dirent :
138– Tehitutaimoana, n’y en a-t-il pas assez ?
139– Il y en a assez, mes vieux, dit Tehitutaimoana. Que l’on démolisse la cage.
140Une partie des gens démolit la cage, l’autre partie monta couper des palmes de cocotier, tressa des corbeilles longues et y rangea les plumes. Quand toutes les plumes furent rangées, il y en avait une quantité égale à celle qu’ils avaient arrachée le jour précédent. Tehitutaimoana dit :
141– Il y en a largement assez maintenant, arrêtons-nous, soufflons aujourd’hui. Grimpez cueillir des noix de coco, arrachez du pokea et remplissez-en les pirogues.
142Une pirogue se trouva pleine, cela suffit. On en remplit une autre. Elle se trouva pleine, on s’arrêta. On en remplit une autre. Les sept pirogues se trouvèrent bien remplies de noix de coco et de pokea. Ils firent soigneusement leurs préparatifs. Tehitutaimoana dit :
143– Arrangez bien les bois, quand ce sera fait, mettez-les tous dans les pirogues. Puis disposez les corbeilles de plumes de ku’a.
144Quand une pirogue était pleine, on s’arrêtait et on passait à la suivante, jusqu’à ce que les sept pirogues soient remplies. Elles étaient bien pleines de plumes de ku’a. Il en restait encore une petite quantité. Tehitutaimoana dit :
145– Embarquez-les toutes, il ne faut pas que nous laissions une seule plume.
146Les gens des pirogues se trouvèrent prêts. Tehitutaimoana dit à la population :
147– Embarquez, amis, dans votre pirogue et gagnez le large, que tous embarquent et gagnent le large.
148Toutes les pirogues se trouvèrent pleines et gagnèrent toutes le large. Tehitutaimoana dit :
149– Allons, partons.
150Ils partirent.
151Une nuit en mer, deux nuits, trois nuits, dix nuits en mer. À la onzième nuit, Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
152– Veillez, vous autres, cette nuit ; que les jeunes gens dorment.
153Ils naviguèrent. Un jour, deux jours, trois jours, dix jours. Tehitutaimoana dit aux gens d’âge mûr :
154– Comment cela va-t-il pour nous ? Quels sont les signes ?
155– Cela va mal, dirent les gens d’âge mûr.
156– Quoi qu’il en soit, ne tenons pas compte de cela, continuons à nous laisser porter par les courants.
157Quand la nuit vint, Tehitutaimoana n’alla pas dormir, il voulait voir quel serait l’état de l’océan cette nuit-là. Il vit que l’océan était démonté. Il invoqua l’esprit de son ancêtre à Taipivai*. À la première invocation, l’esprit de son ancêtre ne l’entendit pas. Tehitutaimoana l’invoqua à nouveau. L’ancêtre entendit la voix de son petit-fils. L’esprit descendit sur le cap Tikapō*7, il jeta un regard et dit :
158– Il me semble que la mort menace Tehitutaimoana, mon petit-fils.
159L’esprit nagea dans le courant. Il nageait, il nageait. L’esprit épuisa ses forces à nager contre le courant tant il pleurait sur Tehitutaimoana, son petit-fils. Lorsqu’il était fatigué de nager, il volait. Lorsqu’il était fatigué de voler, il nageait dans la mer. Son petit-fils l’invoquait :
160– Viens vite, il y a beaucoup d’esprits qui nous veulent du mal, les esprits de Rarotonga nous veulent du mal.
161L’esprit ancestral entendit Tehitutaimoana, il nagea de plus belle contre le courant. Quand l’esprit vit qu’il était proche de son petit-fils, il vola dans le ciel jusqu’à l’endroit où se trouvait son petit-fils ; il aperçut là les esprits venus de Rarotonga, il plongea sur leurs têtes ; il les tua, arracha leurs yeux et prit place sur la pirogue de bambou aux côtés de son petit-fils. Il lui dit :
162– Tehitutaimoana, que t’arrive-t-il ?
163Tous les hommes étaient effondrés dans la pirogue. L’esprit leur jeta un regard, les gens étaient presque morts d’épuisement ; il réveilla son petit-fils et lui dit :
164– Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
165– Nous avons combattu avec les esprits venus de Rarotonga, répondit le petit-fils.
166– Debout, dit l’ancêtre, regarde où se dirige ta pirogue avec tes sujets.
167Tehitutaimoana se leva, il alla réveiller ses sujets. Ils se réveillèrent tous et se délassèrent de leur fatigue. Quand ils furent reposés, Tehitutaimoana leur dit :
168– Que chacun saisisse la barre de sa pirogue. Que les autres aillent dormir et que deux hommes veillent. Quand ces deux-là auront achevé leur veille, que deux autres les relèvent et que tout le monde continue à dormir.
169Telles furent les instructions données à toutes les pirogues. Ils dormirent ainsi en assurant la veille, les pirogues continuèrent leur route. Tehitutaimoana leur dit :
170– Cessez de vous faire du souci, c’est mon ancêtre qui nous conduit. Aucune tempête n’atteindra désormais nos pirogues. Pour ce qui nous concerne désormais, nous allons naviguer sur une mer aussi calme que si l’on y avait répandu du lait de coco. Ces conditions favorables se maintiendront désormais jusqu’à notre arrivée au pays. C’est ce que vient de me dire mon ancêtre.
171Ils poursuivirent la traversée. Une partie sommeilla, l’autre partie assura la veille. Ils se délassèrent de leurs fatigues. Ils naviguèrent et finirent pas arriver à Tikapō. L’esprit ancestral dit à son petit-fils :
172– Tehitutaimoana, pénètre dans la baie, pour ma part je vais regagner ma demeure. Tout va bien, tu es sauvé, mon petit-fils. Mais voici les yeux des esprits de Rarotonga qui te voulaient du mal ; ils sont dans le pli de mon pagne, je vais te les montrer.
173– C’est cela, dit le petit-fils, fais-les voir.
174– Les voici, dit l’ancêtre, regarde-les.
175Le petit-fils les regarda, son ancêtre lui dit :
176– Je ne te les laisserai pas, sinon tous tes gens périraient dévorés. Laisse-moi cela, je l’emporterai et je le ferai cuire sur la braise chez moi ; je mangerai cela moi-même. Autrement, ces êtres ne tarderaient pas à retrouver leur puissance. Si j’agis au contraire de ce que je viens de le dire, ils seront désormais sans pouvoir.
177L’esprit ancestral dit encore à Tehitutaimoana :
178– Va retrouver tes parents, avec tes sujets et ces objets infiniment précieux que sont les plumes de ku’a venues de ’A’otoka.
179Ils abordèrent sur leur île. Tous leurs parents, toute la population de Taipi arrivèrent et furent pleins d’admiration. On débarqua à terre les plumes de ku’a sur le rivage. Toute la population les regarda : que ces plumes d’oiseaux étaient belles ! Tehitutaimoana dit :
180– Maintenant, qu’on fasse le partage.
181On fit le partage, les gens d’âge mûr et les jeunes gens qui étaient sur les pirogues firent la distribution, donnant à chacun sa part, jusqu’à ce que toute la population ait été satisfaite. Il fallut pour elle le contenu de trois pirogues. On distribua ensuite les parts des gens qui avaient fait la traversée. Toute la population fut très satisfaite de Tehitutaimoana. Les gens lui dirent :
182– Nous ne pensions pas que tu reviendrais avec tes sujets !
Notes de bas de page
1 La quête des plumes (coqs noirs, oiseaux de mer, etc.) est une épreuve initiatique, entre mythe et légende. Le chef de l’expédition est à l’écoute des anciens et des ancêtres. La conquête et le partage du trophée constituent un précieux gage de vie harmonieuse pour la communauté des vivants et des morts. Les diadèmes de chefs ou de guerriers marquisiens sont fameux pour leurs parures de plumes.
2 Le nom de Ati Papa est resté dans la mémoire écrite à propos du clan principal de la vallée de Hakamo’ui, à Ua Pou. Celui de ’A’otoka correspond à Rarotonga, île principale des Cook, à environ 2 500 kilomètres du groupe nord des Marquises.
3 L’expression « pirogues de bambou » se rapporte plutôt à des radeaux réalisés avec des roseaux et du bambou.
4 Île principale de l’archipel des Cook comptant plusieurs atolls, dont Manuae, « Logis des oiseaux », réputé pour ses kuramo’o, oiseaux de la famille des perruches et des perroquets, aux plumes bien rouges.
5 Toake ku’a, Phaethon rubricauda, phaéton à brins rouges.
6 Il s’agit de détacher l’amande des noix de coco pour obtenir du coprah, c’est-à-dire le produit de l’amande séchée au soleil, dont on tire de l’huile.
7 Presqu’île fermant la baie dite du Contrôleur, à l’extrémité sud-est de l’île de Nuku Hiva.
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Récits marquisiens
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