Sully-Prudhomme
p. 99-100
Texte intégral
1Au temps jadis, quand M. Alphonse Lemerre prenait le passage Choiseul pour un des vallons du Parnasse110, M. Sully-Prudhomme réunissait en bouquet et en gerbes des fleurs pâles, frêles et discrètes, d’un éclat débile et d’un parfum doux et mélancolique. Il contait les Épreuves, il chantait les Solitudes111, et il en savait dire le charme triste et délicat.
2Il n’a jamais été un de ces lyriques impétueux qui peuvent guider le flot des images, il n’a pas, non plus, été guidé par elles, il a voulu les choisir et n’y a pas toujours réussi. C’est un poète distingué, parfois vieillot et souvent élégiaque.
3On peut se promener au travers de quelques-uns de ses poèmes comme au travers d’antiques hypogées, et, si quelquefois ses vers paraissent emmaillotés de bandelettes, c’est sans doute que M. Sully-Prudhomme veut nous inciter à la tristesse méditative, restaurer en nous les passions abolies et faire revivre les sensations mortes. Il a mis un jour dans un sonnet doucereux, tendre comme une guitare et triste comme un orgue de Barbarie, toute son âme lénitive et un peu hypocondriaque, et le Vase brisé112 a incarné et incarne encore les aspirations des cœurs irrémédiablement mais bourgeoisement dolents.
4Ce n’est cependant pas là que M. Sully-Prudhomme se plaît à placer sa gloire, il n’envie pas Arvers113, et c’est le titre de Lucrèce Gaulois qu’il ambitionne114, si cet excellent homme a des ambitions. Il a composé des poèmes philosophico-didactiques, dans lesquels il a remplacé les figures de la rhétorique par celles moins plaisantes de la géométrie. Dans ces poèmes, il a célébré la justice, le bonheur, la métaphysique, la chimie et la géologie même ; il n’a pas mis en vers le carré de l’hypoténuse, car cela était déjà fait, mais il a résolu de terribles problèmes de prosodie, tout en déplorant l’indifférence du monde qui se refuse aux étreintes des poètes :
Comme un cercle adjuré d’être quadrilatère115.
5Son erreur fut de croire que ce didactisme effrayant et redoutable avait quelque rapport avec la poésie, et, s’il a été bon physicien et parfait chimiste, il s’est montré là détestable poète. Toutefois, si M. Sully-Prudhomme s’est ainsi abusé, il l’a fait loyalement ; il est sans doute un écrivain sans élégance, un versificateur sans éclat et sans passion, mais il est aussi un des plus sincères et des plus estimables esprits de ce temps, auquel il n’appartient guère.
6Voyant et pensant de la sorte, ce disciple de Ronsard, ou de Jean-Baptiste Rousseau, eût pu être un excellent polytechnicien, un ingénieur distingué116, un remarquable professeur d’analyse. Il ne l’a pas jugé bon, et il a préféré nous priver d’un mathématicien sans nous doter d’un grand poète.
Notes de bas de page
110 Alphonse Lemerre (1838-1912), éditeur des Parnassiens. Sa librairie est située passage Choiseul.
111 Épreuves (1866), Solitudes (1869).
112 Sans doute le poème le plus célèbre de Sully-Prudhomme, grâce à Sainte-Beuve qui en fait l’éloge en juin 1865 ; il fait partie du premier recueil, Stances et poèmes (1865).
113 Félix Arvers (1806-1850), poète et auteur dramatique, auteur du recueil Mes heures perdues (1833), il est connu pour ce seul vers : « Ma vie a son secret, mon âme a son mystère. »
114 Il a traduit le De natura rerum en 1869.
115 Vers du long poème La Justice (Lemerre, 1878), que Sully-Prudhomme caractérise ainsi dans sa dédicace à Jules Guiffrey : « Je te dédie ce poëme ; s’il m’est permis d’appeler de ce nom un ouvrage qui, j’en ai peur, paraîtra n’avoir d’un poème que le mètre et la rime. »
116 Avant de se consacrer à la poésie, Sully-Prudhomme a en effet été ingénieur aux établissements Schneider du Creusot.
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