Jean Moréas
p. 77-78
Texte intégral
1M. Jean Moréas, qui est Grec, plus encore qu’André Chénier, nous a payé, en guise de tribut, quelques chansons d’une naïveté apprêtée et voulue, dans lesquelles il imitait la voix des poètes défunts. Il est allé chercher, dans les fontaines du Vendômois, les pipeaux de Ronsard, qu’avait jetés là peut-être un satyre, et, sur ces roseaux divins qu’il emprunta, il a modulé des mélodies parfois gracieuses. Il a évoqué les nymphes et leur a fait chanter le Pæan en l’honneur des dieux gaulois.
2Lui seul pouvait se permettre cette restauration, car il avait seul encore l’âme enfantine et un peu vide des bardes d’antan. C’est un aède ingénu, dont le plaisir consiste à faire des vers, à les dire et surtout à se les entendre dire, comme il écouterait sonner des grelots.
3C’est à cause d’une naturelle affinité qu’il est allé chercher, après Ronsard et du Bellay, dont la complexité dut l’effrayer un jour, les vieux troubadours et les trouvères, les antiques jongleurs qui savaient célébrer l’amour et n’avaient souci que de leur belle, des frairies et des joies douces du printemps. Il a appelé ce retour en arrière « fonder l’école Romane »74, et il a fait quelques disciples, qu’il mène sur la montagne Sainte-Geneviève, à défaut du Pinde lointain, et parfois, l’été, sous les arbres du Luxembourg, dont les bosquets remplacent les jardins d’Académos.
4C’est là qu’il rénove le français et l’art poétique, ou du moins qu’il les transforme, et il retourne vers le passé, tout en préparant l’avenir, car il a de grandes ambitions. Il a rêvé d’une restauration grammaticale et s’est déclaré le continuateur de Fénelon et de La Bruyère, ce qui a surpris ses contemporains. Il a tenté de ressusciter des mots, des mots que poètes et écrivains avaient laissé choir sur leur route et qui, depuis le xvie siècle, étaient morts. Aussi, durant six mois, on le tint pour un grand révolutionnaire, parce qu’il prétendait vieillir la langue de quelques cents ans.
5À cette époque, il fut célèbre. On le dépeignit comme un chef illustre qu’entourait une horde de jeunes hommes enthousiastes et chevelus, et sa légende fut propagée par de malicieux amis. Jean Moréas avait lié son destin à celui du symbolisme, et le symbolisme mourut lorsqu’il le quitta. Cependant, de subtils critiques ont avancé que M. Moréas ne mérita jamais ce titre de symboliste, et sa vanité plutôt que sa conscience accepta le pavois sur lequel quelques ironistes le voulurent hisser.
6Mais ces jours sont loin. Désormais, Jean Moréas a déposé son sceptre et sa couronne : il s’est retiré dans la villa d’Horace, et ce novateur terrible recrépit maintenant les odes du vieux maître. Il farde Lydia, Chloris et Lycé, et il fait soupirer ces amantes défuntes en des poèmes que le Limosin rencontré par Panurge n’eût pas écrits peut-être, mais qu’il n’eût certainement pas dédaignés.
Notes de bas de page
74 École fondée en septembre 1891 par Jean Moréas, Charles Maurras, Maurice du Plessys, Raymond de la Tailhède et Ernest Raynaud, en réaction contre le symbolisme (dont Moréas fut de 1886 à 1891 l’un des principaux chefs de file). Cette réaction est effective dès la publication du Pèlerin passionné (décembre 1890), alors paradoxalement salué comme le chef-d’œuvre de la poésie symboliste.
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