Édouard Pailleron
p. 71-72
Texte intégral
1M. Édouard Pailleron est tenu pour le plus délicat des auteurs comiques et pour le plus comique des auteurs délicats. Il y a du vrai dans ces deux appréciations excessives, ou, pour mieux dire, il les faut interpréter toutes les deux. En effet, si l’on y regarde de près, on verra que cette délicatesse se réduit à un vernis léger, et que ce comique est contestable. M. Pailleron ignore au fond cette vis comica que M. Sarcey63 n’a jamais manqué de lui reconnaître.
2Il ne connaît point le comique profond, essentiel, qui sort des situations, des caractères, de la psychologie intense et de l’heureuse vision des circonstances. Il ne pratique que le comique du mot, comique superficiel s’il en fut, et il se sert sans scrupule de l’à peu près insuffisant ou du calembour un peu vieilli. Peut-être même les prend-il dans quelques anas, qu’on n’a point encore assez oubliés, et il les accroche dans ses comédies beaucoup plus qu’il ne les y introduit. C’est l’art du passementier, du tailleur qui coud les galons neufs ou les soutaches un peu fanées, mais ce n’est pas le talent du brodeur.
3Aussi l’esprit que M. Pailleron manifeste paraît ne point tenir à sa cervelle ; cependant, de l’avis de tous, l’esprit est son domaine ; mais il serait plus juste de dire que c’est un domaine qu’il fait valoir et largement fructifier ; un domaine dont il est le bon fermier s’il n’en est pas le propriétaire.
4M. Pailleron sait cela fort bien, il sait aussi qu’il n’est pas poète, et que Molière n’est en rien son aïeul. M. Pailleron est, en effet, un homme subtil et très fin, mais sa finesse est apparue surtout une fois à ceux qui la célébraient : c’est lorsqu’on joua le Monde où l’on s’ennuie64. Ce jour-là, M. Pailleron transporta à la scène le Caro65 que ses auditrices avaient coutume d’entendre à la Sorbonne et celui qu’il leur faisait lire après dans la Revue des Deux Mondes66, et ce fut de sa part finesse de paysan normand vendant deux fois sa vache ou tirant de son grain deux moutures. Il accomplit ainsi une tâche ardue et difficile, mais productive, car elle rapportait gloire à l’auteur dramatique et double profit à l’actionnaire. Je ne sais si parfois le génie de M. Pailleron fut plus profond, mais jamais il ne fut plus pratique.
5En tout cas, depuis cette victoire, il fut l’enfant chéri de ses contemporains ; il détrôna le philosophe en se servant de ses propos, et il fit se pâmer les caillettes en imitant ses gestes, comme il sut les émouvoir par une sentimentalité fade et enfantine, et les captiver par quelques dons d’observation qu’il tenait assurément de cette portière que chanta Henri Monnier67.
6Mais tout change en ce monde, dans le monde où l’on s’ennuie, comme dans le monde où l’on s’amuse. Encore un triomphe comme celui des Cabotins68, et l’on dira de M. Pailleron : « Comme feu M. Esmenard69, dont se plut à parler Beyle, il a tenu jadis bureau d’esprit à Paris. »
Notes de bas de page
63 Voir ci-dessus, note 53.
64 Grand succès de Pailleron en 1881, fait suite au Monde où l’on s’amuse (1868).
65 Edme-Marie Caro (1826-1887), philosophe mondain, dans la lignée de Victor Cousin (ses fidèles auditrices sont surnommées les « carolines »). C’est le modèle du professeur Bellac dans Le Monde où l’on s’ennuie.
66 Pailleron est le gendre de Buloz, et son mariage en fait le co-propriétaire de la Revue des deux mondes.
67 Henry Monnier (1799-1877), créateur du personnage de Joseph Prudhomme et auteur du Roman chez la portière (1855).
68 La pièce vient d’être créée au moment où Lazare rédige ce médaillon. Daudet accusera Pailleron d’y avoir plagié Numa Roumestan.
69 Il peut s’agir de Joseph Etienne Esménard (1769-1811), auteur de poésies et d’ouvrages dramatiques en l’honneur de Napoléon, que Stendhal évoque au premier chapitre de La Vie de Henry Brulard, ou, plus probablement, de Joseph Alphonse Esménard (1767-1811), qui en 1791 éditait Le Babillard, journal du Palais royal et des Tuileries.
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