Paul Bourget
p. 67-68
Texte intégral
1On a cru longtemps, dans quelques villes reculées, que Paul Bourget était l’arbitre des élégances, et il a fallu, pour empêcher cette croyance de s’accréditer, l’aventure d’une femme du monde, – fictive, du reste, – assez oublieuse d’elle-même pour porter un corset noir. M. Paul Bourget a été fort marri de la chose, mais ses livres sont restés quand même le bréviaire des gens de bon ton. Je ne sais si leur réputation est méritée ; pour le déterminer sûrement, il faudrait une autre compétence que la mienne, et j’aime mieux croire qu’un homme élégant doit être habillé par Yauss, chemisé par Charvet, botté par Hellstern, chapeauté, ganté, cravaté et blanchi à Londres, ce qu’a toujours affirmé Paul Bourget et ce qui est bien possible.
2Ce n’est pourtant pas par le souci du confort, de la distinction et du dandysme que M. Bourget mérite de nous attirer ; je ne crois même pas que ce soit à ce souci qu’il ait dû sa gloire incontestable et son universelle renommée. Si on l’a goûté et chéri, c’est qu’il a été le perspicace confesseur de bien des âmes contemporaines, et leur peintre avisé : c’est pour cela aussi qu’il nous intéresse.
3Parmi tant d’écrivains dont la prétention fut de représenter leur temps ou, tout au moins, une parcelle de leur temps, M. Bourget est celui qui a le mieux réalisé son ambition. Non pas qu’il ait su créer des types, car il n’a jamais eu le pouvoir merveilleux d’animer des êtres de rêve et de les faire vivre, mais il a su extérioriser des états d’âme, il a su les définir, les préciser, les dessiner même. Il a donné à ses modèles un miroir dans lequel ils se sont vus à nu, et ceux qui voudront, un jour, connaître l’esprit de ce monde qui se décompose et se meurt l’iront chercher dans Cruelle Énigme et dans Mensonges, dans Le Disciple et dans Un Crime d’amour57, comme nous allons quérir le parfum de la décadence d’un siècle dans Marivaux et dans Crébillon fils.
4Pourquoi fut-on si doux à celui dont le scalpel fut si tranchant ? Pourquoi, au lieu de le flageller des scorpions de la colère, l’a-t-on couvert de fleurs ? Parce que cet habile psychologue ne fut pas un moraliste sévère et qu’on devina en lui un frère triste et indulgent.
5Il ne peignit pas ses personnages en censeur, mais en complaisant ; il chérit les vices qu’il analysait, il partagea même les ridicules qu’il évoquait. On sentit qu’il était indécis comme Liauran, incertain comme Vinci, tortureur comme Claude, dilettante comme Dorsenne58 et snob comme eux tous. Ce monde comprit que son romancier et son analyste lui ressemblait, que lui aussi manquait de volonté et de foi ; qu’il était cosmopolite et dandy de lettres, parce qu’il n’avait aucun désir, aucun idéal, qu’il allait sans but, l’esprit et le cœur désemparés, énervé par un mysticisme d’épiderme, affaibli par l’abus de soi-même et par l’excès des joies intérieures, et ses héros lui pardonnèrent de les avoir ainsi dévoilés, pour l’illusion qu’il leur donnait d’être pareils à lui, qui leur était supérieur.
6Car Paul Bourget, s’il est semblable à ceux dont il nous a dit la vie, les domine parce qu’il se connaît et qu’il en souffre. C’est en s’examinant qu’il a pu les comprendre et les peindre ; il joue dans ses livres le rôle du chœur antique, un chœur clairvoyant et douloureux, il explique ce que ses amoureuses, ses dandys, ses sceptiques et ses impuissants sentimentaux se contentent de subir, et mieux qu’eux il sait ce qui lui manque pour être à la fois un artiste, un écrivain et un philosophe, c’est-à-dire un créateur.
Notes de bas de page
57 Cruelle Énigme (1885), Mensonges (1887), Le Disciple (1889), Un crime d’amour (1886).
58 Hubert Liauran, personnage principal de Cruelle Énigme (1885). René Vincy (et non Vinci), poète et dramaturge dans Mensonges (1887). Claude Larcher, écrivain et alter ego de Bourget dans Mensonges, et qui réapparaît en 1891 comme l’auteur fictif des 23 textes qui constituent la Physiologie de l’amour moderne (Bourget se présente comme son exécuteur testamentaire). Dorsenne, personnage de romancier dans Cosmopolis (1892).
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Figures contemporaines
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