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Jules Lemaître

p. 65-66


Texte intégral

1M. Jules Lemaître est venu, un jour, de province – nul ne s’en douterait – pour nous donner ses opinions sur la littérature. Il arriva en trois bateaux, comme le singe de la fable49, et il débarqua avec grand tapage.

2C’est un homme chafouin et rusé, subtil et souple, à la fois bateleur et barbacole, maître d’école et guitariste. Avant de débuter à la Revue Bleue50, il était normalien, situation excellente pour un magister, mais médiocre pour un dramaturge. Aussi, a-t-il tenté de faire oublier ses origines, et, s’il n’y a pas réussi, il s’y est efforcé.

3Esprit délié, disloqué même, M. Lemaître est fort intelligent, d’une intelligence positive et pratique. Il comprend beaucoup de choses et feint d’en ignorer plusieurs, car il est moins consciencieux qu’habile, plus adroit que génial, et, s’il oublie souvent les devoirs de la critique, il n’en méconnaît jamais les avantages.

4Il a deviné les dangers du pontificat, et il s’est montré facétieux plutôt que de paraître pédant. C’est un universitaire nouveau jeu, un de ceux qui, ayant craint les railleries, ont voulu se mettre au courant. Il l’a fait, non sans maladresse, affectant la désinvolture pour qu’on ne lui reprochât pas la lourdeur, et il est entré dans les lettres comme dans un cirque, coiffant la perruque du clown, qui n’a pu faire oublier le bonnet du professeur.

5Cependant, malgré sa bonne volonté, M. Lemaître retarde ; il est Parisien comme on l’était au temps du légendaire Roqueplan51, il a appris le monde dans les romans de Balzac, et il a des allures déjà un peu vieillottes, comme on en avait il y a cinquante ans. Il affecte le dandysme, qu’il confond parfois avec le snobisme, mais sans intention, car il est fort malin, en même temps que très naïf. Il redoute l’émotion, parce qu’il la croit vulgaire, et s’adonne au scepticisme qui lui semble distingué ; en cela encore est-il démodé, et il adopte des modes oubliées, par impuissance peut-être à en inventer d’autres.

6En critique, M. Jules Lemaître s’est gardé du dogmatisme. Il a appelé M. Brunetière « un Nisard moins aimable et moins élégant », et il n’a pas voulu mériter un tel reproche ; du reste, l’élégance est son souci, plus que la bonne foi, et il aime mieux sans doute les salons des caillettes52 que la chaire professorale. Il pratique avec adresse cette sorte de critique, inconsistante et autodidactique, fort goûtée jadis, et dont le but était surtout de faire connaître le critique.

7Feu Jules Janin s’adonna fort à ce genre, il y excella même ; il en transmit les secrets et la méthode à M. Sarcey53, et celui-ci, n’en pouvant faire usage, les confia à M. Lemaître, qui les rapporta au Journal des Débats54, d’où jamais ils n’auraient dû sortir.

8Mais voici mon esquisse finie, et j’allais oublier que M. Jules Lemaître n’est pas critique seulement. On le dit romancier, poète et dramaturge55. Il en est bien capable, car il est capable de tout, même d’avoir du talent. Toutefois, étant donnée sa nature, on comprend qu’il ait mis sa gloire, on pourrait ajouter sa coquetterie, à ne rien inventer. Peter Schlemyl56 avait perdu son reflet, M. Lemaître n’en a jamais eu ! mais, plus malin que cet Allemand lugubre, il a capté le reflet des autres. Il a été Parnassien lorsqu’il fallait l’être, ironiste quand cela est devenu de bon ton. Avec une grâce égale, je le vois devenir aigrement sentimental et péniblement mystique. Peut-être sera-t-il symboliste un jour, ou égotiste, voire anarchiste, si le goût public ou l’intérêt le lui commande, car M. Lemaître est le courtisan du succès, l’avocat des causes gagnées, l’enfonceur des portes ouvertes, et il sait avoir le courage de ses opinions, quand ses opinions ne sont plus courageuses.

Notes de bas de page

49 Allusion à la fable « Le singe et le léopard », Fables de La Fontaine, livre IX.

50 En 1878 ; il en devient le critique attitré en 1884.

51 Nestor Roqueplan (1804-1870), rédacteur au Figaro et à la Revue de Paris, auteur de Nouvelles à la main (1840-1842), il est aussi l’une des figures du Boulevard sous la monarchie de Juillet ; il a dirigé plusieurs théâtres (les Variétés, l’Opéra, l’Opéra-comique).

52 Femmes bavardes, précieuses et galantes.

53 Francisque Sarcey (1827-1899), critique dramatique du Temps de 1867 à sa mort, unanimement raillé par la jeune génération.

54 Lemaître est le critique dramatique du Journal des débats depuis 1885 ; il y restera jusqu’en 1896.

55 Il a en effet publié des recueils poétiques (Les Médaillons, 1880 ; Petites Orientales, 1883), des pièces de théâtre (Révoltée, 1889 ; Mariage blanc, 1891 ; Le Député Leveau, 1891 ; Flipote, 1893), des romans et volumes de contes (Sérénus, histoire d’un martyr, 1886 ; Dix Contes, 1890 ; Myrrha vierge et martyre, 1894).

56 Héros du roman de Chamisso, L’Histoire merveilleuse de Peter Schlemihl (1814). Il n’a pas perdu son reflet, mais vendu son ombre au diable.

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