Ferdinand Brunetière
p. 63-64
Texte intégral
1Si M. Brunetière, qui ne comprend pas tout, mais qui sait beaucoup de choses, aime les allégories, pourvu qu’elles soient classiques et claires, je pourrais lui conter l’histoire d’Ésope et de ce plat de langues que le cuisinier fabuliste servit, deux jours de suite, à un maître assurément plus bienveillant que l’académicien dont je parle. Mais je crains que M. Brunetière ne connaisse déjà cet apologue, et j’aime mieux dire, tout simplement, qu’il est à la fois le meilleur et le pire des Aristarques43, ce que contesteront, simultanément, sa modestie et sa vanité.
2On m’accordera volontiers qu’il est le pire, si l’on considère que le devoir le plus impérieux du critique est de comprendre ce dont il parle et de ne pas aller à tâtons au travers de la littérature, comme un aveugle dans un jardin ; et, hélas ! M. Brunetière n’a pas seulement hérité de la chaise de Gustave Planche44, mais encore de son étroitesse et de son incompréhension.
3C’est le modèle des hommes myopes et têtus que M. Brunetière, et il a parfois le courage du bœuf qui fond sur une loque rouge, mais sa myopie n’est pas sournoise et son entêtement est sans fourberie. M. Brunetière est un critique loyalement rétrograde, et je l’aime mieux ainsi que tant d’autres qui sont faussement intransigeants.
4C’est cette franchise qui en fait le meilleur des pédagogues et surtout le plus estimable. M. Brunetière croit à la mission de la critique, ce qui est suranné, mais il croit à ses devoirs, et l’on ne saurait trop l’en louer. Sa conscience l’a perdu, parce que son intelligence était restreinte. Il a voulu étudier l’évolution de la littérature45, ce qui était excellent, mais il a fait un somme en chemin et il a perdu la notion du temps. Il est semblable à un horloger, bon ouvrier, qui, après avoir étudié les rouages d’une montre, oublie que cette montre est faite pour marcher. M. Brunetière a arrêté sa pendule chronologique au xviie siècle, le grand siècle.
5Il a mieux aimé être le contemporain de Bossuet que celui de M. Rousse46, dont il a préféré devenir le collègue, et de cela je le louerai volontiers, mais en revanche il a trop fréquenté chez Despréaux47, pour savoir se tenir auprès de Baudelaire. Il se fût borné à commenter Massillon et Bourdaloue48 qu’il eût été incomparable, mais il leur a emprunté leur rhétorique compassée. C’est avec les bésicles de ces hommes qu’il a contemplé la poésie de notre temps, et sans doute estime-t-il qu’admirer le passé est insuffisant et qu’il le faut imiter.
6Dans cet âge de révolutionnaires, M. Brunetière est un esprit conservateur ; il se considère un peu comme le maître des cérémonies de la langue française, et même comme son protecteur. C’est pour la défendre qu’il hérisse son style de bastions imprenables, et qu’il compose le moindre de ses livres avec un art renouvelé de Vauban.
7Cette méthode est peut-être plus énergique que sûre, mais elle commande l’attention, et sinon la sympathie, du moins l’estime. Ainsi en est-il de M. Brunetière. Si son sens esthétique est contestable, s’il a coutume de comparer à un étalon arbitraire des œuvres d’un autre ordre, s’il croit aux genres littéraires, aux phases de la littérature, au canon de l’art, à l’apogée et à la décadence des lettres, il y croit avec l’ardeur d’un honnête homme qui n’a pas l’habileté de se tromper à moitié.
Notes de bas de page
43 Grammairien et critique alexandrin du iie siècle avant J.-C., dont le nom a été substantivé dès l’Antiquité pour désigner un censeur sévère, mais juste et éclairé.
44 Gustave Planche (1808-1857), critique de la Revue des deux mondes de 1831 à sa mort. Brunetière occupe sa chaise à la Revue des deux mondes depuis 1875.
45 Brunetière entreprend en 1890 d’étudier L’Évolution des genres ; en 1894 il publie L’Évolution de la poésie lyrique en France au xixe siècle.
46 Voir ci-dessus, note 11.
47 C’est-à-dire Boileau.
48 Jean-Baptiste Massillon (1663-1742), oratorien, prédicateur de la cour, il succède au père Bourdaloue en 1701. Louis Bourdaloue (1632-1704), jésuite, prédicateur de la cour, il succède à Bossuet en 1670.
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