Précédent Suivant

Joséphin Peladan

p. 61-62


Texte intégral

1Monsieur Joséphin Peladan, qui a contemplé la décadence latine39 d’un œil peu complaisant, quoique perspicace, a trouvé, plus que tout autre romancier de sa génération, des admirateurs enthousiastes et des détracteurs passionnés. Quelques-uns l’ont hyperboliquement loué, d’autres l’ont outrageusement insulté. Il a connu des triomphes qui ont dû lui être doux, il a subi des avanies qui lui ont été indifférentes sans doute.

2Il a défrayé les échotiers et les reporters beaucoup plus que les critiques : cela prouve que les premiers sont plus consciencieux que les seconds, ce qui n’est d’ailleurs plus à prouver. Je veux dire par là qu’on a généralement considéré M. Peladan sous son aspect extérieur et non en lui-même. On a employé pour parler de lui les termes mêmes dont on se servait pour louer M. Loyal, Auguste, ou M. Febvre40 ; tous ceux, en un mot, qui ne se recommandent que par la façade. Le malheur est que M. Peladan doit s’en prendre à lui, ou plutôt à son attitude, de l’erreur que l’on commet ainsi en l’assimilant à quelques-uns.

3Pour un homme que les essences seules intéressent et qui prétend voir le monde sous l’aspect de l’éternité, comme disait Spinoza, M. Peladan attache trop de prix aux apparences des choses. Être mage, et même Sâr, cela n’est point mal ; se prévaloir de ces titres hypothétiques, mais en tous cas persans et chaldéens, pour revêtir un costume Louis XIII et porter des bottes à entonnoir, voilà qui est hasardeux. Se vanter de descendre de Merodak41 – qui fut un très grand dieu en son temps – et se borner à représenter d’Artagnan ou même Athos, cela est médiocre. Ce qu’il y a de pire en la chose, c’est que M. Peladan sait tout cela, et c’est évidemment la connaissance exacte de son époque qui l’a conduit à d’aussi regrettables contradictions. Il a senti qu’on lui saurait gré du décor qu’il affichait et qu’il en tirerait avantage plus que de ses œuvres mêmes.

4Il n’a point eu tort, mais il a cependant dépassé son but. Aussi, a-t-on négligé ses romans, et la réputation qu’on lui a faite est désormais analogue à celle de Mangin42.

5C’est là une grande injustice, car, malgré ses excentricités spéciales et raisonnées, Joséphin Peladan est un des plus curieux et des plus personnels artistes de ce temps. Penseur et écrivain, il est un des rares qui aient su être originaux ; psychologue profond, analyste habile, il a su évoquer et créer des types ; prosateur lyrique, il a été un des premiers à combattre le naturalisme et à en dire la pauvreté esthétique ; polémiste spéculatif, il fut inspiré toujours d’une incomparable ardeur de destruction et de satire. Romancier, philosophe, esthète, il n’est point ordinaire, et, même en étant snob parfois, il reste un snob supérieur.

Notes de bas de page

39 La Décadence latine, « éthopée » en 21 volumes, dont le premier volet, Le Vice suprême, paraît en 1884.

40 Alexandre Frédéric Febvre (1835-1916), comédien favori du Vaudeville, reçu à la Comédie française en 1867. Théodore Loyal (1829-1879) a donné son nom au maître de cérémonie du cirque, et le personnage d’Auguste a été inventé par le clown Tom Belling.

41 Roi de Babylone (env. 720 avant J.-C.).

42 Mangin ( ?-1864), marchand ambulant parisien, célèbre pour ses excentricités et son talent de bonimenteur.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.