Présentation
p. 9-18
Texte intégral
1L’ambition de ce recueil est de rendre accessible un certain nombre de récits traditionnels marquisiens « tels qu’ils ont survécu au grand naufrage de la culture marquisienne au cours du XIXe siècle, de la bouche même de ceux qui, parlant encore la langue de leurs ancêtres et continuant à vivre dans les îles mêmes où cette civilisation s’est développée, en sont les héritiers les plus directs » (Lavondès, 1975, t. I, p. 421). Le dépaysement culturel que nous procurent aujourd’hui ces récits est à la mesure de leur beauté pure – « La pirogue flottait au-delà de la ligne des brisants » (’Akahe’e-i-Vevau) – ou de leur étrangeté :
Quand Tāheta dormait, ce n’était qu’au bout de sept nuits qu’il se réveillait de son sommeil. Il demeura avec la belle. Longtemps après, la femme se fatigua de lui. Elle alla par les rochers chercher des coquillages dans la mer. Elle trouva des coquillages. Tāheta dormait depuis six nuits lorsque sa gorge fut tranchée à l’aide des coquillages. On trancha depuis le soir jusqu’avant le point du jour. (Légende de Tāheta)
2En fait, le terme même de « récit » ne va pas de soi. En toute rigueur, il conviendrait de distinguer a minima les récits à caractère religieux ou relatant des événements prodigieux – les tekao’a’akakai –, d’autres récits moins manifestement mythico-légendaires et censés être des histoires « vraies » – les tekao toitoi. Il faudrait surtout ne pas s’attacher à une distinction en genre trop marquée, car tous ces récits sont composites et participent à la fois du mythe, de la légende, du conte et parfois de formes narratives spécifiques. Nous nous sommes donc contentés du terme générique de « récit » qui présente l’intérêt de tenir à distance des catégories littéraires trop occidentales tout en laissant (sous-)entendre que ces récits procèdent historiquement d’une récitation.
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3Les îles Marquises ont été le premier archipel polynésien découvert par les Européens en 1595. Mais c’est avec le passage de James Cook, en 1774, qu’elles commencent à entrer vraiment dans le champ d’intérêt de la culture écrite moderne. La littérature anthropologique avait certes noté l’existence de grands récits mythologiques connus parfois dans toute l’aire polynésienne :
Les Marquises sont une série d’îles élevées, très âpres et montagneuses. À l’extrémité occidentale d’Hiva ’Oa, une falaise abrupte […] monte de la mer jusqu’à une hauteur de sept cents mètres. Les indigènes y voient l’endroit d’où les esprits des morts s’élancent vers le fond de la mer, d’où ils voyagent dans la direction de l’est jusqu’à Havaiki, terre mythique dont tous les Polynésiens sont originaires. (Linton, 1969)
4Il faudra toutefois attendre les travaux des ethnographes occidentaux du début du XXe siècle, et les publications de Karl von den Steinen (1925) et surtout de Craighill Handy (1930), pour découvrir la richesse de la littérature orale traditionnelle marquisienne. C’est dans la continuité de cette posture ethnologique (et humaine) que Henri Lavondès a inscrit son propre travail de collecte sur l’île de Ua Pou, une génération plus tard.
5C’est son remarquable travail scientifique (transcription, traduction, interprétation) qui nous a servi de guide.
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6Cette littérature orale narrative recueillie par l’ethnologue est censée avoir été transmise pour une large part aux conteurs marquisiens contemporains par un vieillard aveugle connu sous le nom de Pupe, « le plus prestigieux raconteur d’histoires dont la tradition ait conservé le souvenir » (Lavondès, 1975, t. I, p. 23-24). Cet aède du Pacifique (plus ou moins mythifié ?1) exigeait, comme tous les anciens conteurs, que la récitation se fasse dans un certain recueillement. Sans doute avait-il conscience que la rupture culturelle provoquée au cours du XIXe siècle par l’irruption des Européens signifiait la fin historique d’un univers de pratiques discursives et de représentations symboliques. À tel point qu’aujourd’hui, la version écrite tend à faire autorité, alors même que la littérature orale comporte par son mode de contage – la performance – une marge de variation et de liberté inventive :
Voici ce que j’ai entendu de la bouche des anciens […]. Il y a peut-être dans les livres de vieilles légendes la véritable version de cette légende de Makaia’anui2.
7Nous avons sélectionné une dizaine de textes dits par des conteurs hommes ou femmes qui connaissaient la langue de leurs ancêtres et vivaient dans les îles mêmes où s’est déployée jadis la civilisation marquisienne : Kehu’einui Bruneau, Marie-Salomé Te’ikitohe, Marie-Joséphine Tahiahu’iupoko Hapipi, Varii Teikitaukenana Kaiha. Ce choix donne un aperçu significatif d’un répertoire qui pouvait varier non seulement d’une île à l’autre mais aussi d’une vallée à l’autre (vallée de Hakamai’i pour Varii, vallée de Hakahau pour Kehu’einui, vallée de Hikeu pour Tahiahu’iupoko, etc.). La vallée marquisienne était en effet un monde clos qui, enfermé entre des lignes de crête souvent escarpées, constituait jadis en quelque façon une unité politique et cosmologique. Aussi existait-il de véritables cycles de récits locaux dont l’aire de diffusion pouvait ne pas dépasser les limites d’une petite vallée dont ils transmettaient la mémoire culturelle et parfois historique. On sait peu de choses sur les circonstances (rituelles, festives, ludiques, éducatives, guerrières, etc.) des performances orales anciennes ; Handy (1930, p. 20) rapporte toutefois que la littérature orale (savante ?) était autrefois enseignée par le tuhuna o’ono – prêtre chargé des chants sacrés dans les cérémonies à caractère magico-religieux. Les initiés étaient réunis durant un mois lunaire dans un espace rituel soumis à divers tapu (interdictions sexuelles notamment). Ils apprenaient ainsi à distinguer les parties simplement dites des parties chantées ou psalmodiées apprises par cœur dans une langue toujours plus archaïsante (les tapatapa). Aussi, si les parties parlées font l’objet de variations et de transformations ou même de recréations qui n’altèrent jamais l’intelligibilité du propos, voire enrichissent les intrigues au risque de les brouiller, les parties chantées, elles, tournent vite au « grimoire » (Lavondès, 1975, t. I, p. 37). Voici un exemple de ces « paroles profondes » dont le sens demeure très obscur aux récitants eux-mêmes, mais dont le charme ésotérique n’exclut pas l’agrément rythmique et la séduction de l’imagination mythologique :
Voici Tainaivao
Plaies par-ci, plaies par-là
Les ombres volent sur l’île
Est-ce que tu as vu la conque marine qui retentit depuis Mautoka ?
À moi, hé ! coups de pilon, danse du haka.
Que la mère ne s’enfuie pas
Elle s’enfuit à Vaiokia
Le récif se dresse, le récif est abattu
Extrême fin, fin des fins
[…].
8Le récif dans le récit donc, et désormais les « sortilèges » de ces lieux « enfermés dans des signes sur des feuilles » (Segalen, 1907).
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9Notre recueil s’ouvre sur un récit de fondation (ou de refondation) – Histoire de Ati Papa (manuscrit de Henri Lavondès, communication personnelle d’Anne Lavondès) – qui est à l’image de l’imaginaire marquisien, profondément structuré par l’opposition de la terre et de la mer. Le héros et son clan partent en pirogue vers une île lointaine, inconnue et merveilleuse. La sagesse des anciens et l’esprit des ancêtres guident le héros dans sa quête des mythiques « plumes rouges » d’oiseaux marins extraordinaires, les ku’a ; ils l’assistent dans les multiples épreuves initiatiques qu’il affronte lors de ce très long et périlleux voyage dans les eaux-delà. La communauté a désormais un authentique chef qui a côtoyé l’invisible et le sacré. Les deux textes qui suivent – Le Combat des pics et La Légende de Makaia’anui – sont associés par les insulaires eux-mêmes. Le premier relate la victoire de l’île de Ua Pou, le second la revanche de celle d’Hiva ’Oa « dans une perpétuelle lutte de prestige où s’opposent les individus, les tribus et les îles » (Lavondès, 1965, p. 511). L’affrontement de deux héros telluriques et topiques – Matahenua et Poumaka – confère au récit une dimension cosmogonique (la création violente d’un pays natal) et aux lieux une aura mythique. Un des traits caractéristiques des cultures orales archaïques, en tout cas des récits anciens marquisiens, est bien ce jeu de miroir sémantique entre toponymes et anthroponymes et leur ancrage dans une autochtonie locale fondatrice. Une autre modalité anthropologique de la « pensée sauvage » (Lévi-Strauss, 1962) est la conjonction du cru et du cuit, du vif et du mort, de l’humain et de l’animal, du tapu et du profane, etc., qu’emblématisent les avatars du cochon Makaia’anui. On serait tenté de parler de réalisme magique ou de magie réaliste si le type de créance dont ces récits ont pu faire l’objet ne les éloignait des catégories esthétiques de nos fictions littéraires. Le lecteur qui aurait en mémoire Les Derniers Sauvages (Radiguet, 1929, p. 154-156) et entendu le komumu puaka (le « chant du porc ») que mène un chœur de femmes indigènes aux limites de la transe, voisinerait peut-être avec la disposition d’esprit – entre logique onirique et logique initiatique – requise pour l’écoute de ce texte, extrêmement populaire aux Marquises aujourd’hui encore.
10Deux versions de Tāheta dites par deux conteurs différents illustrent ensuite le thème de la vengeance cyclique et de la démesure épique. Cette histoire est l’une des plus belles du folklore marquisien, mais une fois encore, ces « légendes sont bâties à partir de tout un substrat familial, politique et mythologique dont il est bien difficile de saisir la nature aujourd’hui » (Lavondès, 1966, p. iii). Disons qu’il s’agit d’un récit-monde (que l’on retrouve ailleurs en Polynésie) où s’entrecroisent magnifiquement les données élémentaires de l’humaine condition, l’étranger et le proche, le sauvage et le domestique, le jeune et le vieux, l’eau et le feu, les corps et les sorts, les obscénités et les obscurités, les litanies, les devinettes et les dialogues théâtraux, les mises au monde et les mises à mort, un monde où les arbres sont des pirogues et les pirogues des arbres :
– C’est moi Vakauhi.
« Que l’écope se brise
« Sur l’océan profond !
La calebasse à épuiser l’eau se brisa.
– Pagaie qui se rompt
« Sur l’océan profond !
La pagaie se rompit.
– Pirogue qui se brise
« Sur l’océan profond !
11Mais le héros a du mana, comme d’autres ont la poésie :
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
(Rimbaud, Le Bateau ivre, v. 92)
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12Les cinq autres récits qui suivent appartiennent au répertoire du conteur Kehu’einui qui les a rédigés sur un cahier d’écolier (en caractères d’imprimerie, les seuls qu’il maîtrise), à la demande de l’ethnologue. Le motif de l’île aux femmes – très répandu en Polynésie et dans le Pacifique – est au cœur de la Légende de Kae. Le mythe pose le problème de la reproduction humaine et donne à penser l’engendrement du semblable par le semblable ou de l’autre (mâle) par l’autre (femelle). Kae incarne l’altérité sexuelle sur cette île où les « maris » sont des racines (phalliques) de pandanus. Le passage du récit peut se lire comme un rite de passage, un poétique et anthropologique mouvement de « va-et-vient entre le masculin et le féminin, magnifiquement symbolisé par le flux et le reflux de la mer » (Moisseeff, 2003).
13’Ikitepanoa est un autre récit d’accès initiatique à l’âge d’homme, la conquête de la puissance orphique du héros sur la(sa) nature, la déliaison avec la parenté tueuse ou incestueuse et le mariage cannibalique. L’anthropologie psychanalytique (Róheim, 1967) aurait sans doute beaucoup à lire dans cet univers à la croisée du mythe et du fantasme où les vieilles femmes finissent sous la dent de ces requins, eux-mêmes « pris » dans un système symbolique plus vaste dont la densité est proprement fabuleuse (Bataille-Benguigui, 2003). Kopuhoroto’e est un autre récit d’apprentissage de la sexualité, ses interdits et ses leurres, où les femmes mortes n’accouchent jamais, où les épouses vives mais délaissées mangent avec les cochons, et où les jeunes filles en fleurs tuent leur sœur aux amours transgressives, sœur dont le sexe – le « morceau qui compte » – est livré aux anguilles. Le bestiaire mythique est tout aussi présent dans l’histoire de Maui où la pluie s’abat sur le toit des maisons comme pattes de fourmis, où le jeune héros pêche une île-poisson et, tel un chaman, devient oiseau qui se balance entre terre et ciel puis bascule vers le monde des vrais hommes (Galinier, 2003). Le corps est encore au centre des initiations dans la Légende de Toka’ākia, récit particulièrement énigmatique. Le lecteur pensera en effet retrouver les figures familières de l’ogre et des vieilles fées marraines des contes du temps où les bêtes parlaient (ici c’est un coq qui chante en pleine nuit), voire les amours tragiques et exotiques de Tristan et d’Iseult, mais il découvrira aussi, non sans perplexité cognitive et envoûtement littéraire, comment la mère du héros détache ses deux cuisses, ses deux bras et ses entrailles, et les suspend aux branches des arbres nourriciers, et comment le jeune homme au corps désirable tout frotté de safran aphrodisiaque passe la nuit avec une vieille femme au grand dam des jeunes filles délaissées qui la jettent au feu au petit matin… Texte étonnant aussi par les interventions du conteur contemporain qui explique à son auditoire qu’il est tapu que les femmes participent à la pêche en mer – « cela fait cesser la chance » –, ou encore qui ne sait pas bien si les « pendants d’oreille » offerts par la mère à son fils sont ou non des « dents de cachalot ». Ces précisions métanarratives ou ces hésitations référentielles tendent paradoxalement à créditer le narrateur de sincérité et la narration d’authenticité.
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14Le dernier récit – ’Akahe’e-i-Vevau – est la magnifique et troublante histoire d’un cendrillon masculin au pays de l’endocannibalisme rituel. Les nombreuses transformations narratives et les subtils entrelacements de motifs (le puits aux larmes, le voyage initiatique, l’image de la belle dans l’eau, le repas cannibalique, la malédiction coutumière, le présage céleste, etc.) ne sauraient obscurcir la ligne d’horizon de cette légende mythologique. Il s’agit clairement pour le jeune héros d’advenir en tant que sujet (personnel) et de s’inscrire dans une lignée (familiale) et une communauté (locale). Là encore, le garçon n’est pas « fait » (il est doublement féminisé – il dort dans les cendres du foyer et ses « yeux » ressemblent à « la bouche du sexe » de sa mère). C’est sa sœur, faussement accusée d’inceste par son mari, qui in fine mettra symboliquement au monde son frère par une sorte d’enfantement nominal.
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15En somme, ce corpus mythico-légendaire marquisien nous renvoie à « la fascination qu’exercent sur nous des coutumes, en apparence très éloignées des nôtres », même si c’est en fait un « sentiment contradictoire de présence et d’étrangeté » qui nous saisit ; vacillement de soi et de l’autre qui tient sans doute à ce que « ces coutumes sont beaucoup plus proches qu’il ne semble de notre propre usage, dont elles nous présentent une image énigmatique et qui demande à être décryptée » (Lévi-Strauss, 1962, p. 251). Nul besoin donc d’être un « sauvage » pour se risquer à cette traversée des signes : seulement l’affiliation à la mémoire longue de notre culture (des mythes antiques aux imaginaires marquisiens écrits, peints ou chantés naguère), l’attention aussi à une philosophie du monde qui, comme souvent en Polynésie, fait la part belle aux récits des origines et aux pouvoirs créateurs des mots, à la vitalité des hommes. En somme, l’accueil d’une esthétique et d’une éthique de l’oralité ancienne et insulaire :
– […] C’est quand l’homme est presque mort que tu finis par te réveiller !
Vakauhi prit deux palmes. Il alla chez O’ohatu et lui dit :
– […] Demain, nous lancerons notre pirogue […].
O’ohatu dit :
– Entendu.
– Nous irons plus loin, puis nous reviendrons.
– Entendu, dit O’ohatu.
Notes de bas de page
Auteur
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