V. Miroirs sans tain : les titres entre fiction et commentaire
p. 125-163
Texte intégral
Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur tout autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser.
Montaigne
Les intertitres, la table des matières
1En littérature britannique, la pratique des titres de chapitres tels qu’ils étaient conçus jusqu’au xixe siècle, c’est-à-dire les longs titres narratifs en forme de sommaires ou d’arguments, s’est presque totalement éteinte, au profit de titres plus sobres. Ceux-ci ressortissent soit au régime de présence mixte (comportant à la fois un élément Thématique et une composante thématique, de type « Chapitre un : L’Élite »), soit – ce qui est de plus en plus fréquent – au régime Thématique, avec une division mécanique chiffrée. Dans ces conditions, l’abondance d’intertitres chez Alasdair Gray attire l’attention. L’auteur emploie en effet une kyrielle de titres de chapitres, de parties à l’occasion, mais aussi de titres courants variables, en certains endroits stratégiques de ses récits, sur lesquels cette étude reviendra. On ne peut s’empêcher de rapprocher ses tables des matières exhaustives – jusqu’à l’excès – de celles des ouvrages théoriques ou universitaires, et de la qualification ironique de Gray par lui-même d’« universitaire prépostmoderne »1, assertion dont le caractère provocateur témoigne néanmoins une fois encore d’un intérêt de Fauteur pour la chose critique, ainsi que pour le paratexte en tant que véhicule de sa pensée. Il convient donc de s’arrêter brièvement à la page de la table des romans de Gray, afin de découvrir les quelques facéties qui y sont réservées à son lecteur, et de tenter de déterminer ce qu’elles révèlent sur le texte bien sûr, mais aussi sur la titrologie elle-même, sur la marge du discours, voire même le « hors cadre ».
2Si l’on excepte les recueils de nouvelles, qui montrent des tables des matières dont la seule originalité réside dans leurs illustrations, trois volontés auctoriales distinctes se manifestent chez Alasdair Gray. Tout d’abord, dans le cadre des manipulations facétieuses, flanquées d’une arrière-pensée théorique que subissent les marges du texte en général, les tables de McGrotty, Le Faiseur d’histoire, Something Leather et Mavis Belfrage exhibent la même volonté de signaler et réfuter à la fois la textualisation du paratexte, conjuguée avec le besoin de l’auteur de montrer sa maîtrise totale de celui-là, désir déjà noté à propos d’autres paradigmes (le blurb, la quatrième de couverture, ou encore le résumé). Dans le cas de la table, ce besoin se manifeste grâce au choix des titres, voire à l’invention de mentions titrologiques, et à la typographie. En effet, les tables de ces quatre romans incluent des titres qui n’apparaissent habituellement jamais, à savoir ceux désignant les éléments paratextuels figurant sur la page de garde et les suivantes jusqu’à la table des matières : « A propos de l’auteur – page i », « Frontispice – page 2 », « PAGE DE TITRE – page V », « Informations sur le livre – page VII », « ÉPIGRAPHE – page IX », « TABLE DES MATIÈRES – page X » ; mais aussi « Carte du loch de Sainte-Marie, 2220 – IV », « Vue de la tour de Dryhope, 1820-XII », ou encore « Demi-titre – page 1 », « Texte de présentation – page 3 »2. La table prend donc en main le recensement de chaque page du livre, y compris celles qui sont non numérotées et donc habituellement non significatives, invisibles aux yeux du lecteur. On notera que la page qui a traditionnellement le rapport le plus lointain avec le texte – celle des publications d’ordre juridique – est citée dans chacune des quatre tables sous la mention de Renseignements divers sur le livre. Au delà de cette manifestation de la mainmise de l’auteur sur son paratexte, qui le lie au texte pour en faire le livre, c’est ici l’occasion rêvée pour indiquer, dans ce précieux fatras recensé par la table, ce qui relève du texte et du paratexte. Incidemment, que cette reconnaissance sans fausse honte du statut commercial du livre par opposition au statut intellectuel du texte apparaisse symptomatiquement dans un élément paratextuel souvent aujourd’hui synonyme d’intellectualité, puisque plus fréquemment employé dans les écrits de réflexion que dans la fiction, amusera mais ne surprendra guère. Partant, ici, la vocation provocatrice de Gray semble avoir trouvé l’occasion trop belle de brouiller les pistes, et il utilisera selon les cas la division spatiale, ou la typologie, ou les deux combinées, pour obscurcir le discours métanarratif de la périphérie du texte. Ce brouillage sera accompli, comme il se doit, sous le couvert d’une clarification. En effet, la division spatiale de Mavis Belfrage, avec ses demi-titre, sous-titre, titre, information, dédicace, et table des matières sur la page de gauche et les titres des chapitres (ici des fictions courtes) à droite semble souligner une organisation texte-paratexte telle qu’elle est communément admise. McGrotty et Something Leather adoptent tous deux le même parti pris, tout en rassemblant les intertitres sur une seule page, mais en faisant appel aux caractères italiques pour signaler le statut paratextuel non seulement de tout ce qui précède le texte, mais aussi des additions diverses, remerciements, épilogues et autres appendices critiques. La logique est cependant rompue avec Le Faiseur d’histoire, qui choisit la disposition page de gauche / page de droite pour signaler l’opposition paratexte / texte, renforcée par l’alternance italiques / normal. Mais sur la page de droite, et en caractères romains, apparaissent en plus des titres de chapitres les notes et le post-criptum, ainsi signalés comme ressortissant au texte, et non au paratexte ainsi qu’il est le cas dans les deux autres romans. Le lecteur paraît alors imperceptiblement franchir le miroir, transgression qui conforte l’association de Gray avec le postmodernisme, car, en effet, l’essentiel réside dans une position ambiguë, qui consiste à signaler des possibles sans se lier à aucun. Le paratexte, revu par Alasdair Gray, semble être devenu non plus « une mine de questions sans réponse » comme l’a suggéré Genette, mais plutôt une mine de réponses posant question. Il semble de surcroît que ces manipulations intiment, par le biais de l’ambiguïté, que les conclusions tirées par le critique sont en quelque sorte prévues, voire programmées souvent par l’auteur qui, agissant sur les conventions éditoriales, oriente son (méta)discours. Le lecteur se sent alors épié, observé à travers ce miroir qui possède les caractéristiques d’un miroir sans tain.
3La table de Lanark explore la paratextualité dans d’autres directions, moins formelles, et probablement plus traditionnelles car relevant des domaines de la métatextualité, de l’intertextualité, mais aussi de la métanarration et du traitement de la thématique du texte par ses titres. Tout d’abord en ce qui concerne la distribution des diverses composantes de la narration, la table pointe vers plusieurs grands axes. Seulement deux éléments référentiels sont admis par l’appareil intertitulaire, un lieu (« Le Ben Rua », chap. 14) et un moment (« La Guerre commence », chap. 12), possédant le point commun de ne recouvrir qu’un moment / endroit anecdotique, l’essentiel de la partie réaliste de la narration se situant dans le Glasgow de l’après-guerre. Ceci constitue un premier commentaire sur la futilité de toute activité référentielle, dans un récit organisé, on s’en souvient, autour de la fuite de la « réalité » telle que le lecteur la perçoit. La réflexion sur ce sujet prendra d’ailleurs une autre tournure dans Poor Things, avec la construction de jeux de masques dont chacun, avant de tomber, ressemblera et prétendra à la réalité référentielle. La fuite de la réalité est aussi signalée dans le système intertitulaire de Lanark par la disproportion étonnante entre la quasi-absence de titres référentiels du récit réaliste (seulement les deux citées ci-dessus) et leur abondance lorsqu’ils s’appliquent au récit fantastique : pas moins de sept éléments pseudo-référentiels pour ce dernier, allant de la mention plutôt vague d’un lieu restreint (« L’Elite », chap. 1 ; « Cathédrale », chap. 3 5) aux noms des lieux « géographiques » principaux (« Le grand Unthank », chap. 38 ; « Provan », chap. 40). Cette surenchère référentielle confine pourtant à un acharnement futile car s’appuyant sur un monde fantasmatique ; elle constitue donc un moyen inversé d’établir le même constat de la réalité en fuite dans la représentation.
4Les titres nominaux sont distribués plus équitablement, avec trois d’entre eux pour des personnages de la section réaliste (« Mrs Thaw », chap. 19 ; « Marjory Laidlaw », chap. 24 ; et « Kenneth Mc Alpin », chap. 22) et trois autres de la section fantastique (« Rima », chap. 5 ; « Nan », chap. 31 ; et « Alexander », chap. 37). Les deux personnages qui font en outre l’objet d’un titre nominal associé à un syntagme verbal sont, chacun dans sa section, ceux qui ouvrent le récit vers le haut et le bas, et donc figurent symboliquement la notion de chronologie, la mère de Thaw et le fils de Lanark. Le titre « Mrs Thaw disparaît » est à cet égard d’autant plus remarquable qu’il traite l’événement d’une section dans les termes de l’autre : à Unthank on ne meurt pas, on disparaît seulement, contrairement à Glasgow, ville dans laquelle évolue Mrs Thaw. Le bel équilibre structurel du système des personnages, évoqué par la distribution égalitaire d’intertitres nominaux, peut donc être dérangé par la simple addition du verbe « disparaître » figurant une sorte de métalepse horizontale, intrusion du monde de Lanark dans le monde de Mrs Thaw3. Cette intrusion n’est cependant – peutêtre – qu’une illusion, car bien que le verbe « disparaître » dans le contexte de Lanark évoque immédiatement la section fantastique, il est aussi utilisé couramment dans le monde référentiel, et par conséquent dans l’univers réaliste de Thaw, pour euphémiser la mort, et peut donc aussi être interprété comme signifiant métaphoriquement (par cette métaphore morte – si j’ose dire ! –) ce qui s’est littéralement passé. L’oscillation entre deux possibles, relevant du domaine ontologique et, partant, symptôme cardinal de l’écriture postmoderniste selon Brian McHale, est donc particulièrement caractéristique de ce titre. David Lodge fait lui aussi du passage de l’obscurité (moderniste) à l’incertitude constitutive du récit (postmoderniste) un trait définitionnel de l’écriture postmoderniste :
La difficulté, pour le lecteur d’un texte postmoderniste, n’est pas tant une affaire d’obscurité (qui peut éventuellement être clarifiée) que d’incertitude, qui est endémique, et qui se manifeste au niveau de la narration plutôt que du style.4
5Par ailleurs, la fonction métanarrative la plus simple, qui consiste à signaler l’organisation interne d’un récit – principe même sur lequel est fondée toute table des matières, en particulier celles qui font appel à des notations Thématiques comme c’est le cas chez Gray-, est assortie dans le cas de Lanark d’une visée métatextuelle d’une part, et inter(intra) textuelle d’autre part. En effet, le seul phénomène d’expansion titrologique que l’on puisse observer dans la table des matières se trouve dans les titres de ces chevilles narratives que sont l’épilogue, le prologue et l’interlude. Pour ces trois chapitres singuliers, un narrateur juge nécessaire de préciser (dans la table seulement) le contenu du chapitre concernés5 ; c’est le statut de ce narrateur qui vient compliquer le système déjà complexe établi par le texte. En effet, ces trois chapitres font apparaître des narrateurs qui, pour des raisons et par des truchements divers, se dégagent de la narration proprement dite pour venir commenter l’organisation du récit (c’est la fonction métanarrative de l’interlude qui n’existe que pour « nous rappeler que l’histoire de Thaw existe à l’intérieur de celle de Lanark », p. 7), mais aussi la notion d’intertextualité et son inévitabilité (l’épilogue est décrit comme fournissant « un index des plagiats diffus et enchâssés », p. 8) ». Cette pratique à la fois signale l’intertextualité, ou en tout cas la transtextualité, et illustre cette dernière en ayant recours, stratégie réflexive bien connue chez Gray, à une manifestation qui, pour être « diffuse », n’en est pas moins flagrante, et ressortit donc au pastiche (formel – ou forgerie, en tant qu’imitation sérieuse, pour user d’une terminologie plus habituelle). En effet, les tables des matières d’auteurs didactiques du xviiie siècle sont irrésistiblement évoquées par ce genre de sous-titres. On pense par exemple à Fielding et à ses intertitres métanarratifs, à ces titres de chapitres conviant à (la) table à la fois lecteurs et auteur, tels ceux de Joseph Andrews :
(LIVRE PREMIER) IX. Récit de ce qui se passa entre Lady et Slipslop.
(LIVRE PREMIER) XIV. Aventures curieuses qui arrivent dans l’Hôtellerie.
(LIVRE PREMIER) I. Utilité de la biographie.
(LIVRE SECOND) VII. Ce qui arrive à Mr Adams, éloigné du coche.6
6Particularités dues à l’époque mises à part, les objectifs et moyens mis en œuvre par les deux auteurs sont remarquablement similaires, trop pour se réduire à une coïncidence. De plus, que l’imitation stylistique prenne pour cible un auteur considéré comme l’inventeur du roman sous sa forme moderne ne saurait passer inaperçu non plus. Gray adressera d’ailleurs un nouvel hommage, plus large, aux auteurs du xviiie et début du xixe siècle en concoctant pour 1982, Janine une table faisant appel à une autre caractéristique stylistique de l’époque, le titre narratif en forme de sommaire.
7Pour en terminer avec les trois intertitres commentés de Lanark, non contents d’organiser les rapports dans le texte, ainsi que les rapports à d’autres textes, ils viennent agir sur le texte concerné et complexifier le schéma narratif. Pour ce faire, ils proposent, sinon une alternative, au moins une autorité narrative supérieure à celle de passages n’ayant déjà aucune autre fonction dans l’économie du récit que de s’en dégager, soit pour en souligner l’organisation, soit pour le commenter et le lier à d’autres textes. On commencera avec le prologue, simple voix désincarnée qui assume pour un temps la narration de l’histoire de Thaw non sans avoir décrit le processus de sa propre disparition du monde physique sensoriel (« une personne insignifiante a été changée », indique l’intertitre)7. Celui-ci figure dans le récit une métaphore de l’auteur qui, au fil de son récit, perd peu à peu de sa substance pour n’être que médiation abstraite d’une histoire faite, comme nous le signale l’« auteur » de l’épilogue, de mots. Le parallèle est d’ailleurs renforcé dans le cas de Gray par l’acharnement que manifeste l’auteur à montrer sa présence dans l’épitexte, avant de s’effacer (en apparence, grâce au mode narratif choisi) dans le texte, pour faire finalement (dans Lanark seulement) une réapparition fantomatique en tant que personnage dans un chapitre au statut ambigu.
8Le sous-titre du prologue, « racontant comment une personne insignifiante a été changée, et changée en oracle », ne va pas se contenter d’imiter, mais va faire travailler l’imitation stylistique dont on vient de parler, opérant une sorte de métalepse ascensionnelle, ou retour vers un monde hyper-diégétique : ce n’est pas l’auteur qui s’introduit dans le monde de ses personnages, mais une figure autoriale qui est relayée par une instance auctoriale supérieure, prenant à son tour la narration en charge. Cette instance, sans doute par mimétisme, reste la plus discrète possible, mais le dédoublement a bien lieu. Quant au sous-titre de l’interlude, qui, à la manière de Fielding ou de Dickens, souhaite nous rappeler l’organisation interne du récit (le narrateur fugace et anonyme remplissant la fonction que Genette nomme la « fonction de régie »8), il effectue lui aussi une métalepse plus traditionnelle. En effet, le pronom personnel employé, outre qu’il assume la fonction dite phatique, de vérification du contact avec le destinataire, indique à la fois « je », c’est-à-dire je = auteur / narrateur / organisateur du récit, et « vous », lecteur(s). Ce faisant, il extrait le texte visé de son cadre narratif propre, en faisant miroiter un niveau supérieur.
9L’épilogue travaille à d’autres fins dans le même domaine, en complétant le tableau par l’ajout d’un critique universitaire au nom joyeusement contrapuntique de sa fonction (Sydney Workman). Le lecteur se trouve ici en présence d’une sorte de métalepse apocryphe, ou en tout cas fictionalisée, car même le plus distrait des lecteurs ne pourra que repérer la coprésence de l’annotateur et des personnages dans le même plan narratif. Cette opération se déroule en deux temps et en deux lieux, textuel et périphérique, puisque la présence de notes d’érudition ou de critique amorce la métalepse, introduisant le monde de la critique dans celui de la fiction, tandis que leur attribution à Sidney Workman, personnage fictif, les ramène au même plan narratif que le texte sur lequel elles portent. Le sous-titre opère par ailleurs une mise en abyme, du même genre que celle à l’œuvre dans le prologue. En effet la voix narrative qui organise le récit dans le sous-titre le fait pour un chapitre dans lequel s’exprime un « auteur » fictif, organisateur du récit. Dans le cas du prologue, la voix narrative parle de la voix narrative qui parle d’elle-même... puis de Thaw ; ainsi, symboliquement, c’est le récit qui permet d’échapper au cercle vicieux et à l’enfermements 9 Cette présentation spéculaire de la voix de la marge, celle de la périphérie métatextuelle ne saurait d’ailleurs vraiment suprendre chez Gray. L’auteur « réel », par rapport à celui dont on aperçoit vaguement la silhouette assombrie par le miroir sans tain, n’en cherche pour autant pas moins à se montrer, ne parvenant d’ailleurs qu’à se représenter par défaut (la métalepse ascensionnelle induisant chez le lecteur un sens confus que, s’il perçoit un auteur au-dessus de cet auteur, et que par conséquent cet auteur n’est pas l’auteur, c’est que la troisième instance autoriale, présente à un niveau encore supérieur, doit cette fois être l’auteur).
10Pour ce qui est de la question de la thématique de l’œuvre s’inscrivant en filigrane dans la table, elle est une des caractéristiques principales du genre. Aussi, on se bornera ici à remarquer que certains titres, au delà de leur écho thématique, semblent faire référence à des caractéristiques génériques mises à contribution dans le texte (par exemple, on connaît grâce à Brian McHale l’importance de la notion de « zone » dans la définition générique de la science-fiction ; le titre du chapitre 33 – « Une zone » – contredit donc l’auteur de l’épilogue qui clame qu’il n’écrit pas de la science-fiction). Un autre titre remarquable, « Salle capitulaire » « Chapterhouse » en anglais, met en lumière la matérialité du livre, ainsi que le statut purement littéraire des personnages par une sorte de jeu de mots. Ce dernier est au demeurant non appuyé de sorte que le lecteur peut choisir de l’ignorer. On peut en effet lire ce titre comme s’il comportait deux mots – chapter house –, auquel cas il serait, par une sorte de synecdoque, la figure du livre et ferait par parenthèse écho à la conversation si souvent citée entre l’« auteur » et son personnage lors de laquelle celui-là corrige un lapsus :
– [...] Il y a trop d’ivresse dans ce livre.
– Livre ?
– Ce monde, voulais-je dire. (LA, p. 561)
11Cette interprétation qui réclame que l’on dévoie le titre de chapitre semble recevoir l’appui de sa thématique car, dans le texte, l’utilisation originelle de la salle des chapitres de la cathédrale est légèrement détournée. En effet, s’y déroule bien une réunion, mais un rassemblement laïque, sorte de cellule de crise à la recherche d’une solution viable pour Unthank face au danger qui la menace. Comme pour l’interprétation symbolique de son titre, celle de sa pertinence au texte laisse voir un mince décalage, suffisant pour orienter l’interprétation du titre vers l’hypothèse moins littérale. Ces possibilités, sinon infinies, en tout cas multiples, d’interpréter l’interaction entre ces éléments paratextuels et métatextuels ressortissent à ce que Eco nomme l’« effet poétique » :
Et je définirais l’effet poétique comme la capacité de gérer des lectures toujours différentes, sans que jamais on en épuise les possibilités.10
12Enfin, dernière remarque sur la table intertitulaire de Lanark, cette dernière qui a déjà obliquement désigné comme modèle le fondateur du roman moderne va intégrer la Bible, point de départ de la littérature occidentale, et par parenthèse grand intertexte de Lanark, et la tragédie en tant que genre littéraire majeur (et, partant, fournissant une possibilité herméneutique différente de la nature réelle de Lanark). Concernant la Bible, les chapitres 26 et 27 de Lanark, respectivement intitulés « Chaos » et « Genèse » mettent tous deux en avant par leur choix de référence (car il convient de parler ici d’allusion et d’effet, de portée symbolique plus que d’intertextualité) les notions, applicables à l’écriture, de vide précédant la création, la naissance. Pour ce qui est de la tragédie, dont le schéma structurel se dessine lui aussi dans les titres de chapitres, le but visé serait plutôt de l’ordre de l’enrichissement, voire de la saturation générique comme on l’a vu à propos des mentions génériques fourmillant dans Poor Things ou encore Ten Tales. On retrouve en effet, affublées de statuts narratifs divers les mentions suivantes : « Prologue », « Épilogue », « Point culminant », « Climax » (chap. 41), « Catastrophe » (chap. 42), « Explications » (chap. 43), et « Fin » (chap. 44). Cette superposition d’une structure tragique sur l’ossature d’une œuvre communément admise comme romanesque fonctionne sur un double niveau. Tout d’abord, sur le plan paratextuel, pour souligner une fois de plus l’artificialité des catégories littéraires telles que tout lecteur est entraîné à les reconnaître et les établir. D’autre part, dans le cadre de la pertinence du motif du système d’échos bâti dans tout le texte et venant, on le voit ici, rebondir jusque sur le bord extérieur de celui-ci, l’introduction de la structure de la tragédie vient s’opposer et répondre par un clin d’œil à la tendance tragique au sens vulgaire du terme, décelée chez Duncan par son père dans la narration :
– Je n’ai aucun autre choix que de coopérer avec ma damnation.
– Cesse d’être mélodramatique. (LA, p. 252)
13On notera par ailleurs au passage qu’il est fréquent de remarquer dans les tables des matières grayiennes une inscription structurale en filigrane. Un exemple de cette tendance, mettant à contribution la métaphore, peut être observé dans les titres de Kelvin Walker qui esquissent un véritable schéma de la trajectoire du héros à l’aide d’une métaphore montagnarde, servie également par la mise en page centrée des titres, laquelle dessine à ses deux extrémités une courbe accidentée. Les titres sont dans l’ordre « La découverte de Londres », « Un repas avec un indigène », « Le camp de base », « L’ascension commence », « Obstacle », « La conquête du sommet », « Le renforcement du camp de base », « La conquête de Londres », « Kelvin Walker trébuche », « La chute », et « Exode ». La teneur de cette métaphore laisse deviner la conquête des grands et exotiques sommets himalayens tout en prenant au demeurant bien soin de nommer Londres comme le sommet visé. On verra sans doute dans ce choix une référence biographique à la pratique, forcée chez Gray, d’une forme plus tranquille de marche en moyenne montagne, le hillwalking. Le lecteur se sent presque incité à tracer sur une carte topographique métaphorique la voie de l’expédition de Kelvin Walker, le bien nommé, pour son assaut de la capitale. On notera cependant qu’après la chute, ce sont des indications « routinières », comprenez intertextuelles, qui reprennent le dessus, les références à la Bible et à la tragédie, avec la chute (celle du titre du roman) placée en position charnière car marquant la transition, le basculement entre les deux mondes par son sémantisme double. La chute peut en effet figurer le montagnard dévissant de sa paroi mais aussi celle, biblique, de l’humanité. La métaphore, ainsi que la typologie, viennent au secours du paratexte pour figurer une sorte de sommaire iconique et symbolique du récit.
14La table des matières de 1982, Janine adopte une titrologie rendant elle aussi hommage à Fielding et à ses contemporains, en fournissant un véritable pastiche du genre. Les titres adoptent en effet le genre du sommaire argumentatif ou descriptif, revêtant à l’occasion la forme de propositions complétives, et associés à une forte voix narrative. Parmi les titres remarquables, on trouve par exemple « Passage qui sert d’introduction [...] » (chap. II), « Sur le sujet de l’instrumentalisation [...] » (chap. 7), « Sur le sujet de mon viol par la rédactrice en chef [...] » (chap. 4), ou encore « Chapitre qui cite ses sources, générales et privées [...] » (épilogue). Cette pratique, limitée chez Gray à la seule table de 1982, Janine, n’est par ailleurs pas exceptionnelle : Genette la signale comme bénéficiant d’une renouveau dans certains romans contemporains et souligne la vocation ironique et comique de tels pastiches, ainsi que leur capacité à s’interroger sur l’identité de leur énonciateur11. Dans 1982, Janine, aucune discordance flagrante entre la voix narrative des intertitres et celle du texte : un narrateur qui s’exprime à la première personne prend en charge les deux énoncés. Ceci est un cas assez rare, même dans les exemples contemporains. La conséquence de cet écart par rapport à la norme, toujours d’après Genette, est d’importance :
Cette concession a pour effet inévitable de constituer le héros-narrateur en instance non seulement narrative, mais littéraire : en auteur responsable de la constitution du texte, de sa gestion, de sa présentation, et conscient de sa relation au public. Ce n’est plus seulement [...] un personnage qui raconte sa vie par écrit, c’est un personnage qui se fait écrivain en constituant son récit en texte littéraire, déjà pourvu par ses soins d’une partie de son paratexte. Cela repousse du même coup l’auteur réel dans le rôle fictivement modeste de simple « éditeur », ou présentateur – du moins lorsque son nom, différent de celui du héros, continue de figurer lui aussi au paratexte, cette double inscription établissant un partage fictif des responsabilités, même si le lecteur, averti des conventions littéraires, sait qu’on ne lui demande pas vraiment d’en être dupe.12
15Là où Charles Dickens maintient l’homogénéité de la distribution des rôles littéraires sur toute la longueur de la table, 1982, Janine complexifie ce schéma en révoquant dans l’avant-dernier chapitre13 le statut auctorial du narrateur par la phrase « Je me réveille [...] démissionne de mon rôle de personnage dans la fiction de quelqu’un d’autre ». Cette phrase résonne comme un écho complexe au sommaire du premier chapitre :
Désirant être quelqu’un, n’importe qui, n’importe où, je me retrouve lié par ma mère à un personnage et à un endroit tandis qu’une chercheuse d’or sexy part chercher fortune et trouve, dans un environnement luxueux, bien plus que ce pour quoi elle s’était préparée. (J, p. 8)
16La renonciation du chapitre 13 ouvre en effet des abîmes interprétatifs sur le statut du narrateur et de sa « mère » : est-elle la mère fictionnelle du narrateur fictionnel, la mère d’un niveau diégétique supérieur tirant les ficelles de la narration de son fils (partant figurant fictionnellement le procédé de métalepse), ou enfin la mère fantasmatique de Jock, liée qu’elle se trouve par la conjonction « tandis que » à Janine, cette héroïne imaginaire ? En outre, la phrase de rejet du statut fictionnel apparaît d’autant plus cruciale que son domaine d’application semble, encore et toujours, ambigu. En effet, si l’on s’en tient à la lecture de la table, il semble que le narrateur homodiégétique qui s’y est attribué les fonctions de régie et de communication se démasque ici lui-même, se montre en tant que porte-parole, de « quelqu’un d’autre » dont on présume qu’il s’agit de l’auteur (malgré le doute semé par le syntagme « ma mère »). Cette apparition métaleptique in extremis de l’auteur fait donc basculer le récit tout entier à un niveau inférieur. Mais la métalepse est de surcroît double car l’univers marginal de la table reformule, fait écho dans le récit à une scène empruntée au chapitre 13, celui précisément dont le titre pose le problème de l’attribution de l’autorité discursive. Dans ce chapitre en effet, Janine lit le texte de sa propre aventure dans un magazine, et s’aperçoit donc elle aussi qu’elle est un personnage dans la fiction de quelqu’un d’autre14. C’est une structure de récit que Brian McHale définit comme un « monde d’univers enchâssés » (« chinese-box world »)15. Elle l’est d’ailleurs doublement car parmi les lecteur, narrateur ou personnage, Janine est la seule à ignorer son statut de personnage dans le métarécit des fantasmes de Jock. Il y a dans ce phénomène de quoi adapter le concept de unreliable narrator de. Wayne C. Booth, ce narrateur ignorant, pour créer la notion de « personnage ignorant ». Pour clore cette remarque, l’attitude de Janine figure elle-même une sorte de reflet inversé de celle de Jock, puisque ce dernier se trouve exactement dans le cas décrit par Philip Hobsbaum :
Dans le cas le plus extrême, un unreliable narrator peut être identifié comme quelqu’un dont la vision est dérangée. Ce que lui voit comme la réalité sera rejeté par le lecteur car étant une illusion.16
17L’ambiguïté, l’oscillation ontologique décelable dans l’affirmation péremptoire citée plus haut (« Je démissionne [...] de mon rôle de personnage dans la fiction de quelqu’un d’autre ») résulte de ce que, en tant qu’afférente au titre de chapitre, elle obéit à certaines conventions qui veulent que les titres soient des citations de phrases signifiantes du chapitre concerné, ou au moins un résumé de ses idées-clés. C’est donc tout naturellement que l’on se tourne vers le texte pour une vérification de sa pertinence. Alors apparaît l’ambiguïté fondamentale. Dans le texte, Jock commente cette phrase sans détruire le moins du monde son statut de narrateur homodiégétique car le contexte restaure à cette prise de conscience un statut métaphorique, le personnage faisant référence aux servitudes de sa vie professionnelle, et désamorce donc la métalepse du titre :
Pendant plus de vingt-cinq ans avant cette minute, j’ai été le personnage dans un scénario écrit par Sécurité Nationale. Ce scénario a régi mes moindres mouvement, et par conséquent mes émotions [...]. Je me suis rendu totalement prévisible afin que l’entreprise puisse présager de mes actes. J’ai cessé de grandir, de changer. J’ai fait grandir l’entreprise plutôt que moi-même. (J, p. 333)
18C’est le même procédé que celui que l’on a décrit plus haut à propos du titre « Mrs Thaw disparaît », une hésitation traitant de la question centrale de l’auteur par une mise en péril du monde que ce dernier invente. Loin d’être exceptionnelle, cette hésitation, cette variation sur le concept de frame-breaking, fait au contraire appel au topos postmoderniste du writer at bis desk, lequel intervient précisément pour stabiliser cette spirale fictionnelle ascendante de métafiction, méta-métafiction. Se fondant sur Ronald Sukenick, McHale invoque la vérité ultime de la page :
La vérité de la page est qu’il y a là-derrière un écrivain qui écrit cette page... Si l’écrivain lui-même et le lecteur conçoivent cette figure comme « quelqu’un assis là-derrière et écrivant cette page », l’illusionnisme devient impossible... le lecteur [...] se voit forcé de reconnaître la réalité de la situation de lecture alors même que l’auteur souligne la réalité de la situation d’écriture.17
19Chez Alasdair Gray, le va-et-vient de la spirale métafictionnelle entre le texte et le paratexte fait un pas de plus dans la réflexion sur la suggestion abyssale qui se trouve au cœur du concept de frame-breaking, à savoir que l’irréductible réalité n’est qu’un mirage, car la représentation d’un niveau ontologique supérieur n’en est qu’une reconstruction fictionnelle. L’introduction du paratexte dans un schéma qui se bornait jusqu’alors à agir sur le texte Actionnel donne un peu plus de substance au concept de réalité référentielle par le recours à un lieu où l’auteur est en théorie le moins littérateur et les indications les plus réalistes. Mais cette tentative ne revient ultimement qu’à renverser le problème, puisqu’en ayant recours à toutes ces manœuvres métaleptiques et métafictionnelles qui, invariablement, se permettent un crochet par la marge du texte, c’est le statut précisément périphérique des titres ou de la table des matières qui s’émousse, plutôt que la réalité du monde référentiel qui se précise, car le défi impossible de supprimer la représentation sans pour autant supprimer la fiction est l’impasse dans laquelle conduit cette démarche. Néanmoins, cette constatation de l’application par Gray de procédés techniques réputés fictionnels au paratexte indique à quel point la réflexion formelle est intégrée et permanente dans l’œuvre de cet artiste.
20Enfin, pour en terminer avec la table de 1982, Janine, on notera que, si elle maintient une cohésion entre le statut narratif du narrateur de la table et celui du texte (l’occasion d’opérer une subreptice dislocation semblait pourtant belle !), elle met en revanche en scène un dysfonctionnement narratif à un emplacement inattendu, puisqu’il s’agit de celui de la fonction de régie. Cette fonction, rappelons-le, se définit de la façon suivante :
Le second [aspect du récit] est le texte narratif, auquel le narrateur peut se référer dans un discours en quelque sorte métalinguistique (métanarratif en l’occurrence) pour en marquer les articulations, les connexions, les inter-relations, bref, l’organisation interne.18
21La fonction de régie du narrateur, dans cette table aux titres en forme de sommaires – se rapprochant donc de la forme d’un texte narratif –, est manifeste, notamment dans le soin jaloux qui y est pris de souligner la « chronologie » des événements, qu’ils appartiennent aux réminiscences de Jock ou aux fantasmes qui les interrompent. C’est précisément grâce à cette bivocalisation que Gray pourra sans trop de peine mettre en œuvre une véritable pragmatique des contradictions internes d’une fonction qui, pourtant, a vocation d’éclaircissement. En effet, la syntaxe (et en particulier les adverbes, conjonctions, ces liens de la langue et, partant, des idées) va arbitrairement opérer des regroupements – thématiques ou de structure – plus que douteux. La locution « tandis que » qui lie les deux propositions du sommaire du premier chapitre indique qu’elles sont situées sur un même plan narratif, ce qui est faux. Au chapitre 7, le narrateur emploie une autre stratégie pour aplanir les différents niveaux métaleptiques : le résumé énumératif, composé d’une succession de propositions courtes, seulement séparées par des virgules ou par la conjonction « et » sans marqueur de priorité :
Devenant le centre de l’univers, je suis humilié par Hislop le fou, sauvé par Sontag ; j’emmène Superbe faire une autre excursion, ne comprends pas la passion et me débarrasse de mon père le professeur qui étouffa l’étincelle de virilité qui était en moi. (J, p. 8)
22À l’inverse certains sommaires tentent avec une maladresse affichée quasi enfantine de rétablir la séparation entre les deux niveaux diégétiques qui coexistent dans la narration : « Une femme au foyer superbe, faite pour le plaisir et ne ressemblant pas-du-tout à ma femme Hélène, part passer du bon temps » (p. 8) ou « Janine et Helga rencontrent un petit garçon méchant et un homme grand et méchant qui ne sont pas-du-tout comme moi et mon père le gentil et ponctuel socialiste » (p. 8). Mais ce qui pourrait apparaître comme un choix stratégique de caricaturer ou même de nier tout simplement la fonction de régie du narrateur en ramenant tous les énoncés à une vague unité de narration sans existence pragmatique autre que celle de la page est contredit dans le texte des sommaires des chapitres 2 et 6. Ceux-ci empruntent le biais comique d’une satire de l’interprétation psychanalytique susceptible d’être attribuée par certains critiques à n’importe quel récit (variation sur les thèmes du lapsus freudien, du désir phallique ou de la castration symbolique, etc.). Cela sera au reste un motif de la narration proprement dite, rattaché au personnage de Sontag, personnage féminin au prénom inhabituel, afin que le lecteur ne manque pas l’association et l’intertextualité avec la critique féministe Susan Sontag. Encore une fois, là où l’on ne l’attendait pas, Gray tente donc de neutraliser certaines des fonctions du discours narratif.
Les titres courants variables, intertitres particuliers
23Marielle Abrioux emprunte la définition de la fonction des intertitres à Stendhal, qui voit en eux un moyen d’exciter l’œil et de faciliter les recherches19 L’usage, nous rappelle-t-elle, veut généralement le titre de l’ouvrage sur la page de gauche, et les titres courants variables sur celle de droite. En littérature britannique contemporaine, les occurrences de titres courants variables sont rarissimes ; Trainspotting y apparaît comme une des rares exceptions, y compris au sein des œuvres publiées par Irvine Welsh. Gray, en être paratextuel compulsif, se signale comme étant un utilisateur régulier de ce genre de titres bien particulier. On notera en guise d’introduction à tout commentaire sur les aspects remarquables de l’appareil intertitulaire grayien que, d’une part, l’usage qu’il en fait est relativement conforme à la tradition, même s’il réserve au lecteur attentif quelques surprises, et que, d’autre part, les nouvelles publiées préalablement20 sous une forme légèrement différente ne comportent pas de titres courants variables. Cet ajout pour la publication sous forme de récit d’un certain nombre de pièces anciennes confère donc aux titres en question le statut théorique de paratexte ultérieur, et rend légitime une interrogation du lecteur sur leur participation à une éventuelle volonté de l’auteur, comme le souligne Genette à propos de la préface (ultérieure), de « corriger le tir », confirmer ou infirmer une hypothèse ou un parti pris narratif. Les intertitres peuvent donc en dire beaucoup sur l’étendue de la prise de contrôle de l’auteur sur son texte et sur sa réception, et sur le degré de métatextualité qu’il souhaite conférer à son paratexte.
24La distribution des titres courants variables chez Gray est loin d’être uniforme, puisque ce dernier a recours à quatre présentations et degrés de présence différents. Tout d’abord, l’absence totale existe chez lui comme chez ses contemporains : c’est le cas de The Fall of Kelvin Walker, Lanark (à une exception, hautement signifiante), Poor Things et A History Maker, qui portent sur la page de gauche le titre de chapitre thématique, et le thématique sur la page de droite. C’est ici le degré zéro de l’intervention auctoriale. Le cas de Something Leather et de Unlikely Stories, Mostly est remarquable seulement lorsque l’on considère qu’ils font tous deux appel au même type de titres paginaux, proche voisin du précédent, à savoir le report du titre du chapitre à gauche ou à droite. La troisième catégorie, alimentée par Ten Tales Tall and True, Lean Tales, et Mavis Belfrage, présente le titre du chapitre (rhématique ou thématique selon les cas) sur la page de gauche et les titres courants variables sur la page de droite. Enfin, le dernier volet de ce système est constitué du seul 1982, Janine lequel, par un phénomène d’inflation intertitulaire, présente un titre courant variable sur chaque page. Cette hétérogénéité de stratégies, outre qu’elle dénote le besoin du paratexte de coller au plus près à son texte, démontre également l’aspect délibéré, non mécanique, du paratexte intertitulaire chez Gray, et le distancie du même coup des habitudes éditoriales.
25Pour commencer paradoxalement par les titres courants variables inexistants, les marges laissées inoccupées, le cas de Something Leather est à examiner, comme représentant un commentaire global assez discret qui renforce par son aspect mécanique l’assertion faite dans l’Appendice critique, que ce roman consiste en un assemblage de nouvelles antérieures et distinctes. La constitution d’un micro-système, par son association avec Unlikely Stories, Mostly, est elle aussi signifiante, dans la mesure où ce dernier est un recueil de nouvelles, dont les « chapitres » se trouvent par conséquent naturellement distincts, formellement et diégétiquement. Séparer paratextuellement (par une variante si légère soit-elle) Unlikely Stories, Mostly d’autres recueils de nouvelles pour l’associer dans ce choix titrologique précisément à Something Leather peut donc être interprété comme une façon de commenter par la bande le statut narratif du second ouvrage, c’est-à-dire le caractère disjoint des épisodes qu’il rassemble. Enfin, le tapuscrit de Something Leather, conservé aux services des archives de la bibliothèque Mitchell à Glasgow porte en page de titre la mention manuscrite de l’auteur « Un roman sous forme d’anthologie par Alasdair Gray »21, qui renforce et revendique l’assertion placée en fin d’ouvrage. Il serait au reste intéressant de connaître les raisons qui ont mené à la suppression de cette indication générique autoriale lors de la publication finale. On pourrait spéculer qu’elle était redondante à deux égards, en répétant l’assertion de l’Appendice critique et en faisant double emploi avec les titres paginaux. Autrement dit, l’auteur qui aime semer des indices métatextuels par paratextes interposés, voire par paratextes d’ouvrages interposés s’est peut-être repenti à la dernière minute de vouloir mettre les points sur trop de « i ». Ceci est d’ailleurs également intéressant au regard du caractère épistémologique de ce jeu de piste, à grand recours d’indices qui se répondent afin de guider le lecteur, non pas vers une claire distinction entre le vrai et le faux référentiels, mais plutôt vers une recherche des liens entre les marges des différents textes. On s’éloigne donc ici de l’ontologie, qui persistait dans les exemples de va-et-vient entre le texte et le paratexte cités plus haut, car la résultante en était une oscillation, une impossibilité pour le lecteur de décider si même son interprétation des indices paratextuels en tant que tels était justifiée. Dans l’exemple des titres courants variables de Something Leather, qui doivent être rapprochés de ceux de Unlikely Stories, Mostly, la fonction ludique du paratexte s’affiche tout en offrant un spécimen de la capacité que possède Alasdair Gray de transcender la catégorie d’écrivain postmoderniste dans lequel on veut parfois le cantonner, par le recours en sous-main à l’enquête. Il le fait d’ailleurs remarquer par la voix (apocryphe) d’un de ces critiques, fervent partisan des classifications, qui indique dans le blurb de Poor Things qu’« Alasdair Gray s’est enfin débarrassé de son étiquette postmoderniste ».
26Poursuivant cette revue en ordre inverse de l’abondance ou du caractère inhabituel des titres courants variables, on signalera que Mavis Belfrage, qui en adopte pourtant une version assez conventionnelle, combine les fonctions narrative22 et métatextuelle à l’occasion, comme dans le tout dernier titre paginai, « UNE MAUVAISE FIN » exprimant un jugement de valeur de la part du régisseur des intertitres (l’auteur ? le narrateur ?) sur le texte. Si l’on considère, en allant chercher dans le texte la raison de ce commentaire dépréciatif, que ce très court récit ne trouve sa raison d’être qu’à des considérations éditoriales, alors le dernier titre semble rejeter la faute de cette « mauvaise fin » sur l’éditeur qui en a imposé l’inclusion (« mauvaise fin » étant en soi une expression très vague, qui se plie à diverses interprétations, d’autant que si l’on se reporte strictement au texte, l’adjectif venant immédiatement à l’esprit pour qualifier le récit serait plutôt « triste », ou « amer », que « mauvais »). En effet, ce très court récit (« The Shortest Tale ») débute sur les considérations éditoriales suivantes :
LA PLUPART DES LIVRES aujourd’hui sont fabriqués à partir de grandes feuilles de papier imprimées, pliées, et découpées en unités de trente-deux pages que les imprimeurs nomment des signatures. Ce livre contient cinq signatures : exactement 160 pages. Et comme les cinq premières nouvelles ne les remplissent pas totalement, je vais en écrire une autre, une histoire vraie parce que en ce moment précis mon imagination ne parvient pas à inventer quelque chose d’assez court, (p. 157)
27Le glissement opéré n’est pas mince, car il semble avec cet aveu que le hors-texte – associé qui plus est au paratexte – dicte l’existence du texte. Autrement dit : le texte n’est plus modifié par son paratexte, il est créé par lui. Ce paragraphe d’introduction de la dernière nouvelle de Mavis Belfrage est donc une démonstration de la puissance du paratexte. Ou, plutôt qu’une véritable démonstration, une assertion par l’auteur de cette puissance, car la conclusion de cette belle explication technique se révèle à l’observation totalement dénuée de fondement. Dans les éditions reliées autant que dans les brochées, l’occupation des dernières feuilles est très variable, y compris dans les œuvres de Gray : tantôt totalement recouvertes de texte, tantôt laissant plusieurs pages vierges, elle est à l’évidence fonction de la longueur du récit, et non l’inverse. Ceci donne paradoxalement plus de poids encore à l’affirmation de puissance du paratexte proférée dans la citation ci-dessus. En effet, cela restreint son application à l’œuvre de l’auteur qui se permet cette déformation de la réalité éditoriale. Le paratexte, s’il est modérément puissant de façon générale, l’est beaucoup plus largement dans l’œuvre de Gray. En outre, autre effet de la citation ci-dessus, le dernier récit jette un pont humoristique en direction à la fois du hors-texte référentiel et de la périphérie du texte (l’éditeur en tant que maître – théorique – du paratexte apparaît juste avant la clôture de l’ouvrage, en bordure de celui-ci, comme il se doit).
28Ten Tales Talland True concentre son jeu de miroirs sur l’interaction entre deux catégories marginales, dont l’une est trop souvent largement sous-estimée : les titres paginaux et les illustrations. En effet, un titre courant variable remarquable de ce recueil de nouvelles (eu égard à ce type de corrélation) est celui que l’on peut lire en page 73, « THE STING IN THE TAIL » c’est-à-dire à la fois « le dard » et « le revirement du récit », grâce à l’homophonie en anglais entre les mots tail (queue) et tale (histoire). Chacune des nouvelles est accompagnée d’une illustration autoriale représentant un animal ; comme on l’a vu plus haut, ces animaux composent en fin d’ouvrage une sorte de postface iconique et symbolique. Pour ce qui est de la nouvelle finissant par le titre courant variable sus-cité, elle est intitulée « YOU » et met en scène une relation amoureuse entre la narratrice homo-et autodiégétique (écossaise) et un personnage anglais, désigné par le pronom du titre. La relation est brutalement, cruellement, et arbitrairement interrompue par le narrataire – le pronom « tu » –, dont la personnalité se trouve sur la même page réduite aux attributs du scorpion de l’illustration. Le titre paginai seul permet pourtant d’établir de façon indubitable cette équation personnage (textuel) égale animal (iconique) par une sorte de transitivité narrative, le titre courant variable faisant par convention référence au contenu narratif de la page sur laquelle il apparaît, mais étant à la fois associé à l’illustration par la complémentarité sémantique évidente entre les deux. À l’appui de cette équation, le caractère Thématique de l’article défini utilisé dans le titre paginai par opposition à l’article indéfini (thématique) installe le scorpion non pas comme élément nouveau, mais comme un syntagme narratif dont l’article indique la reprise, partant l’intégration profonde dans le tissu narratif. Par conséquent, l’auteur met ici en scène un type particulier d’intervention paratextuelle sur le texte, une intervention à trois bandes, avec du paratexte (textuel) qui renvoie le lecteur à du paratexte iconique pour attribuer à du texte une interprétation métaphorique. En bref, il présente un cas de métatextualité non discursive, voire même non narrativisée. De plus, cette seule occurrence de l’inclusion de l’iconique dans le textuel renvoie le lecteur à tous les paratextes iconiques du recueil, et invite à une réinterprétation des textes les prenant en compte. Enfin, l’utilisation d’un cliché de langage, son raffraîchissement par une métaphorisation nouvelle, ainsi que l’allusion à l’exploitation qui est opérée par les critiques en raison de l’homophonie tale / tail, signalent une réappropriation non seulement du langage ainsi que du langage narratif, mais aussi de la construction de la sphère herméneutique en parallèle avec celle de la fiction proprement dite.
Interactions paratextuelle s et voix narratives
29L’appareil intertitulaire de 1982, Janine est remarquable pour son foisonnement de titres courants variables, puisqu’il en comporte un par page, avec, en quelques endroits stratégiques du récit, la répétition du même énoncé sur plusieurs pages. Pourtant seules deux occurrences de titres syntaxiquement et sémantiquement complémentaires forment des phrases complètes, ou en tout cas une unité sémantique. Leur caractère exceptionnel leur confère par conséquent une proéminence thématique sinon usurpée, en tout cas relativement arbitraire. On notera toutefois que, par leur concentration sur les problèmes psychologiques et professionnels du narrateur autodiégétique (respectivement pages 90-91 « SONTAG DÉCOUVRE / MA PEUR DES HOMMES » et pages 104-105 « L’ENTREPRISE SÉCURITÉ NATIONALE AND CO / DONT JE SUIS UN INSTRUMENT »), elles relèguent (dans leur économie) les fantasmes de celui-ci à un rang inférieur. Les autres titres adoptent plutôt la forme de notations successives, révélant, par leur forme, et par opposition à ceux cités ci-dessus, le caractère disjoint et parfois incohérent des pensées médiatisées par le texte. En outre, les intertitres paginaux de Janine permettent une révision thématique du texte comme, à cet égard, les titres de la table et les condensations les accompagnant, puisque les choix opérés par le narrateur dévoilent la part réelle réservée aux fantasmes, et celle attribuée à ses réminiscences et réflexions à bâtons rompus, au sujet de la vie politique et sociale de son pays en particulier. En effet, 6 5 titres courants variables relèvent des fantasmes, tandis que 316 sont consacrés aux ruminations et projections imaginaires de Jock. Cette disproportion n’est significative qu’en vertu du regard qu’elle porte sur le texte car, comme on l’a noté, elle ne reflète pas fidèlement les proportions respectives attribuées dans la narration. Elle est néanmoins un moyen détourné de contredire les assertions de l’auteur qui, dans le péritexte, a volontiers commenté les passages fantasmatiques de Janine lors de sa sorties23, laissant s’installer l’impression que la proportion entre les deux narrations était autre qu’elle ne l’est en réalité. On voit resurgir chez Gray cette propension à la provocation, afin peut-être, outre les motivations commerciales, de ne pas déroger au principe de la Caledonian antisyzygy, hérité de MacDiarmid. Par exemple, le chapitre 4 inclut dans sa diégèse plusieurs courts passages disséminés au cours desquels le narrateur se laisse aller à imaginer son personnage Superb dans différentes situations, postures et états de semi-nudité que ne laissent pas entrevoir les titres courants variables (dont la totalité pour ce chapitre ont opté pour une sorte de carte des enchaînements des pensées du narrateur). Le titre de chapitre signale en revanche les digressions fantasmatiques de son narrateur par les deux phrases « Une centaine de reines de beauté enlevées. Mon pire viol ». Cette contradiction rappelle que, comme l’indique Marielle Abrioux, les titres courants variables n’ont pas véritablement vocation de résumé ou sommaire du texte :
Ces titres paraissent donner un échantillon du texte plutôt qu’en faire la synthèse, comme si on ne pouvait donner une idée de la matière d’un livre qu’en le répétant, plusieurs fois plutôt qu’une, par fragments prélevés et mis en évidence pour le désigner : échos ou synecdoques du texte, les titres courants le sont encore plus que les titres de chapitres.24
30La discordance figure également une polyphonie dont aucune des voix (para)narratives ne souffre d’être confondue avec une autre, se conjuguant ainsi pour former un système multidiscursif. Par ailleurs, considérés dans leur rapport au texte, les titres courants variables procèdent à une hiérarchisation extrême des thèmes, allant parfois jusqu’à l’occultation. Dans ce cas, la fonction de régie se mue en une sorte de fonction de censure dont le caractère moral est difficile à envisager, mais que l’on devine narrative. Le texte alors, revu aux filtres de ses deux paratextes, reflété en quelque sorte par des miroirs placés en sa bordure, apparaît comme une sorte de palimpseste d’un genre particulier, dont les différents partis pris narratifs seraient assumés par des agents généralement cantonnés au rôle relativement statique d’encadrement qui donnent au texte une manière de liberté d’action figurée par l’effet « bougé » qu’entraînent les légers déplacements thématiques. De plus, d’un point de vue précisément thématique, les titres courants variables incarnent une sorte de seconde voix qui, comme on l’a vu, hiérarchise, résume, contredit la première voix narrative dont, pourtant, elle ne semble pas formellement distincte. À ce titre, la conjonction texte-titres paginaux représente une sorte de métaphore textuelle et formelle de la schizophrénie du personnage, dont l’invocation du « ministère des voix » du chapitre 11 révèle cette profonde tendance au dédoublement pathologique. Plus généralement, la fonction annexe de représentation formelle d’une métaphore se trouve par ailleurs illustrée par d’autres titres paginaux, autour notoirement du thème central de la représentation de l’Écosse dans le récit. En effet, les titres des pages 64 et 65, respectivement « JE ME COMPORTE COMME UN FLAGORNEUR » et « QUI A DIT QUE NOUS ÉTIONS INDÉPENDANTS » reprennent un motif de la littérature écossaise contemporaine baptisé « la tirade anti-écossaise ». Les diatribes fustigeant la velléité, l’absence de courage politique et intellectuel des Écossais reviennent fréquemment chez Gray et ses contemporains. Witschi en trace l’origine dans la School of Crisis du début du siècle, dont certains écrivains, avec un peu de recul, analysèrent la paralysie de la façon suivante :
Dans la première moitié du xxe siècle, George Blake, Edwin Muir et Edward Gaitens se sont attachés à exprimer cette expérience de la « crise » dans un univers glaswégien. [...] Pour Edwin Muir, le « silence de Glasgow » était le silence du chômeur déshumanisé et démoralisé [...] Blake pense que cela suggère une sorte d’« infantilisme national » écossais.25
31Dans les deux pages susmentionnées de 1982, Janine, on retrouve cette thématique assortie d’une métaphore actualisée seulement au niveau narratif des titres courants variables, l’attitude peu glorieuse du « Je » de la page 64 pouvant s’interpréter au contact du titre suivant comme une métaphore de celle du pays en général. En revanche, le détour par le texte ne permet pas une telle interprétation ; le substantif « flagorneur » s’explique par l’évocation d’une anecdote très précise de la vie professionnelle du narrateur. Cette double vision, du texte et de sa marge, permet donc une sorte d’ajout de sens, fut-il parfois obtenu par le biais de la métamétaphore ; elle signale également à quel point l’acte métatextuel peut, dans certains cas, rester virtuel, ce qui n’est pas équivalent à absent.
32La fonction métanarrative des titres paginaux, quant à elle, est tout simplement assumée par l’intégration d’indicateurs de régie dont, incidemment, le narrateur fait le plus grand usage dans le récit de ses fantasmes, tentative pathétique de projeter une image de contrôle ; ces derniers sont assez rares il est vrai, comme par exemple dans le titre de la page 100, « RETOUR AU GRILLAGE ». Si cette indication de régie est intégrée précisément à un titre en rapport avec un passage du texte où le narrateur cherche à coordonner ses fantasmes, c’est que, de cette façon, le titre courant variable, en plus de sa fonction ouvertement métanarrative, peut aussi être interprété comme une sorte de spécularisation de la situation narrative du texte, dans lequel un narrateur autodiégétique tente de garder la narration sous sa coupe. En d’autres termes, la marge s’attribue par ce biais les caractéristiques de son texte, en particulier l’aspect qui se voit le plus souvent souligné, celui du caractère non digne de foi du narrateur. Prend alors place, dans le réseau paratextuel et métatextuel ainsi tissé, le motif du retrait de la crédibilité du narrateur des intertitres, par une sorte de contamination inter-générique. Un autre élément étayant cette hypothèse de la mise en abyme et, partant, de la généralisation au paratexte des traits habituellement réservés au texte, est la mise en pratique dans les titres courants variables de la technique cinématographique métaphoriquement employée dans le texte. En effet, Jock utilise le lexique de la technique filmique lorsqu’il passe en revue les délices de cruauté que ses personnages imaginaires font subir à ses victimes : des quelques exemples pris dans le texte, le premier a recours à un fondu enchaîné entre deux univers diégétiquement distincts :
Si on est à Peebles, demain soir on sera à Selkirk, Janine.
Janine est inquiète et tente de ne pas le montrer. (J, p. 12)
33Malgré le fondu enchaîné, organisé autour du prénom de la narrataire imaginaire et partenaire des fantasmes, les caractéristiques métaleptiques de cet enchaînement ne parviennent pas à se faire totalement oublier. Les autres emprunts font surtout allusion à la technique narrative non linéaire du discours cinématographique, comme par exemple « Stop. Stop. Il faut d’abord que je me déshabille » (p. 12) (arrêt sur image), « Reviens un peu plus haut » (p. 14) (retour en arrière, ou flashback), « non non non non non, pas de raccourcis. Choisis la version longue. Il se peut très bien que je ne parvienne pas à m’endormir avant des heures » (p. 22) (ellipse) ou encore « Est-ce que ces détails m’intéressent ? Non. Plus vite » (p. 39) (accélération)26. Ces emprunts au monde du cinéma font tirer à Witschi des conclusions de l’ordre de la thématique, même s’il ne manque pas de noter le changement de niveau ontologique de l’épisode en question :
Les révisions, ou les « retakes », sont nombreuses ; elles forcent le lecteur à les comparer entre elles, à chercher la nature des altérations, à évaluer leur signification.27
34Ce véritable trope de la narration de Janine est d’ailleurs remarqué par le narrateur lui-même, qui profite du caractère naturellement métaleptique de la diégèse pour offrir à sa rêverie fantasmatique le luxe d’une métalepse (interne) dûment signalée, les héroïnes d’un des épisodes se révélant être deux actrices assistant à la projection de leur film (p. 102).
35Le système intertitulaire fait travailler cette technique en la transposant dans son médium, c’est-à-dire avec des mots. On voit alors les notions de gros plan, de ralenti et d’arrêt sur image en particulier, recevoir un traitement qui, pour narratif, est parfaitement reconnaissable. En effet, pour ce qui est du ralenti, les pages 98 et 99 portent le même titre (pour la première fois dans le récit), faisant allusion à un souvenir d’enfance précieux à propos du père disparu du narrateur : « NOTRE DERNIÈRE PROMENADE TOUS LES DEUX ». Cette répétition inhabituelle ralentit le rythme narratif de l’hypertexte que constitue le récit de la marge, préparée en cela par la connotation tendre du substantif « PAPA » utilisé trois pages plus tôt, et qui s’oppose au « mère », ou « ma mère » des titres qui font référence à la mère. Porté a son extrême, ce procédé de la répétition (comme celui du simple « ALAN », qui s’étend sur 12 pages) procure une impression d’arrêt sur image de l’hypertexte, laquelle impression est très souvent confirmée dans l’hypotexte par l’emploi par le narrateur des termes « coupez » ou « stop ». Quant au moyen de rendre l’idée d’un gros plan par le biais d’une formulation nécessairement sibylline puisque titrologique, la focalisation de plusieurs titres successifs sur un personnage dans des contextes mouvants donne cette impression. Ainsi en va-t-il des titres des pages 82 à 8 5, qui « zooment » en quelque sorte sur le personnage de l’instituteur, Hislop (le fou) : « HISLOP ET MA MÈRE », « HISLOP ET MON PÈRE », « HISLOP PERD SA FEMME », et enfin « HISLOP FAIT DE MOI UN HOMME ». Une fois de plus chez Gray, les fils du réseau des textes marginaux tissent une nouvelle connexion, mettant en parallèle des données provenant des deux mondes, et faisant en sorte d’illustrer les divers types de relations qu’elles peuvent entretenir.
Voix narrative, voix chaotique ou voix « fictionalisante » ?
36Lanark adopte un parti pris narratif différent de celui de tous les autres textes en ce qui concerne les titres courants variables. En effet, la titrologie paginale est relativement classique, avec le titre Thématique de chapitre en page de gauche et le titre thématique à droite. Cette organisation n’est démentie que dans deux chapitres déjà intrinsèquement remarquables, puisqu’il s’agit du Prologue et de l’Épilogue. En conséquence, ces deux chapitres se trouvent a priori signalés comme spéciaux par la typographie, qui les isole du reste de la narration, et les constitue en un micro-système aux caractéristiques formelles propres. Ainsi, Gray réserve aux sections dans lesquelles apparaissent respectivement une figure fictionnelle de narrateur (quasiment érigé au statut des anciens conteurs) ainsi qu’une autoriale tout aussi fictionnelle, et à celles dans lesquelles se déroule une étape importante de la réflexion narratologique, un traitement dont la spécificité à elle seule témoigne de ses intentions critiques.
37Les titres courants variables du Prologue et de l’Épilogue forment, autre différence notoire avec les versions qui suivirent, des phrases syntaxiquement complètes, se combinant par paires de titres de pages opposées. Celles-ci attribuent grâce à ce procédé une substance à leur narrateur hypertextuel, c’est-à-dire, une fois encore, narrateur des titres qui composent la récriture (partielle et lacunaire) du chapitre concerné, que de simple notations discontinues parviendraient plus difficilement à établir. De ce fait, le narrateur hypertextuel « parle », mais en plus, dans le cas du prologue, il s’exprime en vers. Le poème, que créent les titres courants variables, et construit page après page, est suffisamment court pour être cité intégralement :
Un homme triste raconte pourquoi il aime la tristesse
Elle semble être une force mais se révèle une faiblesse
Quand on fait le vide tout autour
On n’a plus aucun recours
Retournant à sa sensuelle naissance
Un corps splendide lui donne de l’espérance
Un corpss téméraire lui donne de l’espérance
Mais pas assez pour qu’il récupère
Lanark peut-il le sortir de l’Enfer ?
Peut-il aider Lanark à sortir de l’Enfer ? (LA, p. 136-145)
38En constituant la figure de ce narrateur en une figure de poète, l’hypertexte le rend formellement différent de l’instance narrative de l’hypotexte, et ce faisant, installe au premier plan la question de la voix narrative : qui parle ? Mais cette fonction n’est pas la seule que les titres se voient attribuer. Il leur échoit à l’occasion d’agir sur le texte pour en rétablir la cohérence. Le métarécit de l’oracle est en effet constitué de deux métadiégèses distinctes, celle qui indique comment l’oracle s’est peu à peu dématérialisé pour devenir une figure abstraite, et, sous la forme d’une analepse, l’histoire de la petite enfance du prologue / narrateur. Les deux volets de sa narration se rejoignent à la page 144 par la phrase : « C’est ainsi que j’ai appris à redouter le corps et à aimer les nombres. » Or, nulle part ailleurs que dans les titres paginaux, l’équation aux allures de synecdoque entre la mère et son corps (ainsi que les sensations de confort, réconfort puis de frustration qu’elle induit chez le narrateur) n’est signifiée. Le sens jaillit donc dans cet exemple d’un va-et-vient entre l’(hypo)texte et son hypertexte situé en marge, les adjectifs qualifiant le mot « body » permettant de comprendre la dernière phrase et de faire le lien, si improbable fût-il, entre les deux pans du récit du prologue.
39Une autre fonction, plus surprenante encore de ce court texte (le Prologue fut publié en 1974 sous forme de nouvelle) est la dualité de son hypotexte potentiel. Bien qu’hypertexte déclaré de la narration du Prologue28, il serait possible d’envisager ce récit versifié comme une condensation prenant comme hypotexte le récit tout entier. En effet, les huit premiers vers suivent la chronologie de l’aventure de Lanark telle qu’elle est structurée dans le récit, avec ses début à Unthank en tant que personnage timide, emprunté, trop sérieux, et pour tout dire un peu ennuyeux (Un homme triste) ; son entrée à l’Institut en passant par une « bouche » énorme29 qui l’avale et lui fait subir une expérience unanimement notée comme comparable à une naissance (Retournant à sa [...] naissance) ; la rencontre avec Rima, le corps de celle-ci (Corps splendide, sensuelle naissance) qui lui donne un enfant (Lui donne de l’espérance)... puis le délaisse au profit d’un autre homme (Corps téméraire), tout en lui insufflant la volonté de s’investir dans une juste cause pour préserver l’avenir de son fils (Lui donne de l’espérance) ; mais il ne parvient pas à atteindre son but (Mais pas assez pour qu’il récupère). Enfin les deux derniers vers, par leur réciprocité, peuvent être lus comme réfutant toute notion de hiérarchie entre les récits de Thaw et de Lanark, témoins des hésitations de l’auteur quant à la section qui devrait s’imbriquer dans l’autre.
40Pour interpréter les titres de cette façon, encore faut-il accepter que le pronom personnel « il » est employé alternativement pour désigner Lanark et Thaw, ce qui serait rigoureusement dans la lignée des épisodes les plus irrésolus de cette section, lors desquels Rima, puis l’interlude, s’adressent à Lanark en utilisant le nom de Thaw. Le flottement syntaxique des titres courants variables serait donc simplement un reflet de celui qui a lieu dans le récit premier. Quelques autres indices, bien que ténus, viennent renforcer l’hypothèse de la double hypotextualité, notamment la notion que les titres, en tant qu’ils furent autant d’ajouts ultérieurs, avaient, comme dirait le Dr Watson, dont Alasdair Gray souhaite à de nombreuses reprises dans cette œuvre nous faire endosser le costume, la possibilité matérielle de chercher à s’attribuer un double hypotexte, ainsi qu’un mobile : celui de viser à une meilleure intégration narrative d’un élément originellement distinct. Il semblerait qu’il y ait ici un ciment un peu plus performant que les seuls « stratagèmes typographiques » (LA, p. 575) invoquées par l’une des notes de ce chapitre. De plus, autre indice par défaut, le lecteur ne peut s’empêcher de remarquer, outre le caractère décidément imprécis de ces titres (si on les compare à ceux, ultérieurs il est vrai, de 1982, Janine qui nomment les personnages de l’hypotexte quasiment une fois sur deux, interdisant ainsi leur application à un quelconque autre hypotexte), le questionnement totalement inutile des deux derniers au regard de l’hypotexte attendu. En effet, les pages auxquelles ces titres sont apposés affirment ce que les titres questionnent, littéralement en page 145 (« En retraçant votre vie, je m’échapperai de mon propre piège ») et plus symboliquement en page suivante, où l’oracle entraîne Lanark hors de son monde propre, en direction de celui de Duncan Thaw par le biais d’un rêves30 Ces légères discordances entre les titres et leur hypotexte attendu permettent à une autre interprétation de s’engouffrer dans la brèche qu’elles ont contribué à ouvrir, et, ce faisant, relancent la question initialement posée par leur apparition et le genre littéraire adopté, celle de la voix narrative. Avec cette précision que la voix narrative, outre qu’elle survole « son » texte comme il est si graphiquement évoqué par le placement des titres en haut de la page (contrairement à presque tous ses successeurs, qui occuperont les marges), bénéficie de l’emploi de caractères gras la gratifiant selon les conventions de la typographie d’une prévalence sur ce qui est imprimé en caractères normaux, et, partant, se permet un recul plus grand encore, s’octroyant une vue d’ensemble sur tout le texte. En d’autres termes, elle laisse elle aussi transparaître une sorte de figure de l’auteur. Cet auteur, non content de se fictionaliser au cours d’un chapitre dans lequel réapparaissent les titres courants variables, marque de façon discrète son autorité sur le texte, en intervenant de la marge en tant que narrateur d’une partie paratextuelle dont il sait précisément que le lecteur la rapprochera le plus naturellement de l’auteur. La boucle investigatrice se termine donc sur l’autorité ultime.
41Ce portrait de l’auteur de Lanark, réalisé non pas en creux mais plutôt en surimpression, se poursuit dans un autre passage au statut narratif opacifié : l’Épilogue. En effet, ce chapitre semble à première vue être un cas d’usurpation ou, au mieux, de fictionalisation du statut paratextuel d’un chapitre habituellement réservé – même chez Alasdair Gray, malgré ses quelques facéties – à des considérations à propos de la fiction. Cette fictionalisation, ainsi que l’extrême confusion régissant les chapitres « remarquables » et leurs fonctions, sont d’ailleurs dûment signalées dans l’épilogue, par l’intermédiaire d’une figure dont – miraculeusement – le rôle consiste précisément à donner ce genre de précision métanarrative, la figure du critique :
Cet « Épilogue » a fait office d’introduction à l’œuvre en général (le soi-disant « Prologue » n’étant pas du tout un prologue, mais une nouvelle indépendante). (LA, p. 579)
42Outre le détournement manifeste et délibéré de la fonction de l’épilogue, il est intéressant de constater dans cette citation – apparaissant en note au bas de la dernière page du chapitre – l’emploi du passé composé, qui indique que ce chapitre est clos, renforçant en cela la conscience qu’il manifeste de son rôle métanarratif, alors même qu’il s’auto-intègre dans la chaîne narrative et fictionnelle. Le jeu ici31 consiste à tracer dans ce court chapitre, et par le système d’allers et retours que le lecteur a déjà vu à l’œuvre entre les différents courants du discours narratif, le portrait de pôles de création et de réception littéraires qui, habituellement, ne cohabitent pas dans un espace aussi restreint. En effet, se dessinent tour à tour dans l’Épilogue les contours d’une figure autoriale, d’un universitaire, et d’un critique littéraire, qui se partagent l’espace exigu de ce chapitre de façon graphiquement observable, bien que les interactions texte / titres courants variables / marginalia les entraînent parfois à se chevaucher. Pour débuter, les deux premières pages introduisent dans leurs titres courants variables la figure de l’auteur et celle du critique avec les termes « roi » et « critique » :
Un roi affligé d’une piètre constitution
Rencontre un critique (LA, p. 560-561)
43Ces deux titres à la fois jouent d’un procédé métaleptique ascendant, et s’essaient à une espèce de jeu de mots métatextuel. Pour ce dernier, le double sens que l’on peut attribuer à « piètre constitution », référence à l’aspect manifestement souffreteux de l’auteur décrit dans la page que surplombe ce titre, mais aussi commentaire sur la mauvaise qualité des principes et « lois » qui régissent la narration en général, témoigne, sinon de la lucidité du régisseur des titres (qui endossera au fil des pages des personnalités diverses, mais toujours reliées à une illusion ou fictionalisation de fonction paratextuelle), en tout cas de sa volonté de s’amuser du désordre qui règne dans son texte. Quant à la métalepse présente dans ce titre, elle est double : un auteur s’introduisant par métalepse dans l’univers de ses personnages (ce qui a lieu dans ce chapitre) est observé et décrit par une autre figure hétérodiégétique d’une instance supérieure puisque à même de décrire le processus. Quant au deuxième titre, son ambiguité réside dans le choix laissé au lecteur d’effectuer le trajet vers le texte ou au contraire vers un autre élément de la page : « un critique » s’avère être Lanark dans le récit (donc un personnage), mais il devient un critique littéraire si l’on se contente de la lecture des titres paginaux, sachant que, pour la première fois dans le texte, figure au bas de la page une note, élément qui pourrait confirmer l’hypothèse de la présence de ce dernier. Dès lors, on peut se rendre compte que le fléchage multidirectionnel est à l’œuvre dès les premières pages de l’Épilogue, ce qui sera rapidement confirmé par l’apparition dans les titres courants variables d’une troisième figure narrative, émanation, il est vrai, du deuxième : l’auteur de l’index. Il est introduit dans l’hypertexte par le syntagme « notre index »32, qui constitue donc le titre en une voix narrative s’appropriant spécifiquement l’index. Mais la situation se complique lorsque l’on sait que le titre complet fait émerger une seconde instance narrative, venant commenter la première, et la renvoyer à un rôle de figuration : « Notre index commence par trois mots dont personne n’a besoin. »
44Avec la fin de la phrase, l’auteur semble effectuer une tentative de « reprise de main » sur le récit qui se divise, et menace de lui échapper, d’autant que le sobriquet dont est affublé le personnage constitué en auteur par le sous-titre de la page précédente, « une saleté d’illusionniste », ainsi que la description peu flatteuse de son intervention « commence à faire la morale », indique à tout le moins un cohabitation difficile entre les différentes instances en guerre pour la mainmise sur le / les hypertexte(s), mais aussi sur la relation tumultueuse de ce(s) dernier(s) à son hypotexte. La rivalité s’exacerbe d’ailleurs graphiquement dans ce chapitre puisque les deux pôles narratifs qui se faisaient (sagement) face aux pages 480 et 481 en viennent à l’agressivité à l’intérieur des titres des pages 484 et 48533.
45Une autre forme de glissement de la visée des titres courants variables, toujours en rapport avec la diversité d’instances narratives qui se disputent ce chapitre, surgit dès le départ de l’Épilogue :
Une fille étrange est sous-payée
Et une bourse obtenue contre de bons sentiments. (LA, p. 562-563)
46L’astuce consiste ici en l’emploi de la conjonction « et », qui fait mine de lier deux énoncés dont les portées sont pourtant largement dissociées. En effet, la première phrase se réfère au texte proprement dit, alors que, pour l’élucidation de la deuxième, le lecteur doit se reporter à la note de bas de page, expliquant en quelles circonstances l’auteur a reçu du Scottish Arts Council une bourse de £ 3000. L’implication de ce nouveau dédoublement tient largement à ce qu’il indique l’axe transversal cette fois, et non plus horizontal comme dans l’exemple précédent, des représentations de diverses figures de créations. Dans le cas présent, la voix métatextuelle venant de la marge prend délibérément comme hypotexte une instance qui est déjà elle-même métatextuelle. L’effet obtenu est comparable à un travail pictural des couleurs visant à combiner celles-ci dans le but qu’elles semblent toutes affleurer à la surface de la toile, se trouvant toutes ramenées sur un même plan ; en d’autres termes tendant à supprimer l’effet de perspective. Cela requiert, comme dans l’exemple (littéraire) ci-dessus, un traitement technique, et donc une décision consciente de la part de l’artiste. Il est en effet légitime de spéculer sur les connaissances d’Alasdair Gray dans les domaines de l’histoire de l’art et de la technique picturale, notamment du procédé technique d’aplat des couleurs employé par exemple par Matisse, procédé qui mettait les éléments de la composition sur le même plan. Une autre intertextualité picturale peut être notée avec certains tableaux de Braque qui, par une technique s’apparentant au cubisme, et en cassant la profondeur, organisent une surface en équilibrant les couleurs, tels Le Duo (1937) ou La Femme au livre (1945). Enfin, on pensera par exemple aux tableaux de Mark Rothko, rigoureusement bi-dimensionnels, dont les rectangles de couleurs semblent flotter sur la toile (grâce au procédé technique dit du push and pull, qui vise à accrocher une bande de couleurs sur une autre pour qu’elle ne recule pas), comme par exemple Violet et jaune sur rose (1954), ou Brown and Grey (1969).
47Pour en revenir à des effets plus purement littéraires, la mise en mouvement de paradigmes habituellement statiques se fait dans les deux sens : de même que son appropriation du paratexte fait de l’intertitre un para-paratexte en quelque sorte, c’est-à-dire qu’il double l’encadrement, la note visée par l’intertitre devient à son tour autre chose que ce que son statut théorique fait d’elle, elle est de fait textualisée, « tirée » vers le pôle de la fiction par sa mise sur le même plan (où l’on voit le retour de la conjonction de coordination !) que des événements purement textuels. L’innovation dans ce cas n’est pas la fictionalisation de la note, mais le fait que celle-ci soit opérée par une sorte d’effet de levier, une traction opérée par un autre élément paratextuel. Perce également le but ludique de ces manipulations successives : ce que Walter Scott faisait avec les épigraphes, Gray le réalise, entre autres, dans les titres paginaux.
48Une autre implication de ces deux titres irrémédiablement soudés, qui n’est perceptible que s’ils sont confrontés à leurs homologues des pages 560 et 561 examinés précédemment, est la co-présence de deux types d’hésitations fondamentalement incompatibles, le doute ontologique et la recherche d’indices, épistémologique. En effet, le chemin vers le texte, puis vers la note de bas de page, puis de retour vers le titre que tracent les titres courants variables des pages 562 et 563, par leur nature typiquement épistémologique, oriente la lecture vers la recherche des fondements de l’expérience par l’intermédiaire du jeu de piste. En cela, il est inconciliable avec l’hésitation à mi-chemin entre deux interprétations des titres paginaux 560 et 561, car cette oscillation illustre, quant à elle, un mouvement de type ontologique, c’est-à-dire allant au delà de la recherche de raisons pour l’existence ou l’expérience, questionnant la nature de l’existence même ; en l’occurrence, non pas l’opportunité de distinguer l’auteur du critique, mais celle d’établir de telles classifications. Cette dualité est caractéristique d’Alasdair Gray, dont l’usage qu’il fait de techniques postmodernistes, c’est-à-dire versant vers le pôle de l’ontologie, a été largement commenté, en particulier pour Lanark. Paradoxalement, c’est en serrant le texte au plus près que le paratexte tire le commentaire vers le plus générique et fondamental, et s’éloigne même de la critique pour se diriger vers la poétique.
49Pour terminer la boucle dans cette valse des instances narratives et métatextuelles, après les luttes d’influences auxquelles se sont livrées les trois instances narratives suggérées par le texte, la polyphonie trouve son apogée au titre des pages 569 à 572, lesquelles introduisent un nouveau pronom personnel dont le lecteur, même en se grattant le crâne, fouillant dans ses souvenirs, bâillant et ayant quelques regrets (de n’être pas plus perspicace ?) ne parvient pas à trouver trace plausible du référent grammatical :
L’illusionniste imagine
Une façon de tous nous satisfaire
L’illusionniste se gratte, se souvient
Affronte les faits, baille, regrette
50L’occurrence précédente de l’adjectif possessif « notre » pouvait à la rigueur trouver dans le texte (comme il le signalait lui-même) sa raison d’être. Mais, ici, l’absence de référent textuel plausible renvoie à l’utilisation habituelle du pronom « nous », qui désigne l’énonciateur et tous les récepteurs de son message, c’est-à-dire ici l’auteur n° 2, ou, compte tenu de sa position relative à l’illusionniste, le super-auteur (on appellera ainsi l’auteur qui surplombe l’auteur fictionnel mis en scène dans ce chapitre), ainsi que le critique, l’annotateur, les personnages présents dans la narration et enfin le lecteur. Ce dernier, dans un bref instant de vertige ontologique, se retrouve englobé, happé par la fictionalisation qui l’intègre, non en le représentant, mais plutôt en le faisant apparaître pour une fraction de seconde, en creux, pour ce qu’il se sent fugacement concerné par ce « nous », ou peut être seulement par l’illusion que le super-auteur parvient à créer grâce à l’autre sens du terme « conjuror ». Cette sensation, délibérément provoquée par l’emploi du pronom personnel pluriel, illustre ce que Genette remarque à propos d’une figure plus convenue, la métalepse en général :
Le plus troublant de la métalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable et insistante, que l’extradiégétique est peut-être toujours déjà diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c’est-à-dire vous et moi, appartenons peut-être encore à quelque récit.34
51Si la métalepse induit par nature cette hypothèse, le réseau paratextuel-textuel de l’épilogue semble conduire le lecteur un peu plus loin que la seule projection imaginaire de son propre statut, vers le cœur du réseau, de la toile, ou encore du véritable piège de l’actualisation de l’hypotexte abstrait.
52Heureusement pour le lecteur ainsi acculé par la narration, le système intertitulaire remarquablement construit de ce chapitre, rompt le cercle vicieux, l’ouvrant vers un micro-système qui clôt ce véritable catalogue des interrelations possibles entre texte, marge et hors-texte, en jetant précisément un pont vers l’extérieur, le territoire plus sûr situé hors des limites de la narration. En effet, le dernier intertitre paginai informe le lecteur que « Le critique/A le dernier mot ». Ce titre, comme ses prédécesseurs, fonctionne sur plusieurs niveaux. D’abord, le plus simple, par une reprise de l’ambiguïté initiale : dans le texte, Lanark est celui qui a le dernier mot de la conversation avec son « auteur » ; la dernière note de bas de page (c’est-à-dire l’énoncé produit par un critique au deuxième sens du terme) jouit quant à elle littéralement de ce privilège, puisque placée plus bas sur la page que tout autre texte. Le titre, comme on pouvait s’y attendre, s’applique à la fois au récit et à son paratexte fictionalisé ; il s’offre même le luxe d’une sorte d’épanadiplose narrative, manière de signaler que l’argument se clôt comme il fut ouvert. Mais l’ouverture vers le hors-texte s’explique parce qu’il est imaginable d’attribuer à ce dernier titre une valeur universelle, le transformant en un commentaire générique, et sans doute légèrement grinçant, d’un véritable topos non seulement de l’écriture grayienne, mais aussi de son épitexte en général. Selon un système d’étaiement d’une interprétation par un élément disposé dans une sphère ontologique voisine, ce mouvement d’ouverture vers le hors-texte trouve une confirmation dans la dernière note du « critique » qui, remerciant la sténographe habituelle, ainsi que divers amis – célèbres ou non – de Gray, introduit la référentialité dans cette fin de chapitre en tant que thème. Ce faisant, il se livre tout de même à une dernière pirouette, dans laquelle celui qui ne peut être que l’auteur référentiel Alasdair Gray intervient sur la périphérie du texte. De ce fait l’instance autoriale se dédouble précisément à l’endroit où le récit se rapproche le plus de la réalité référentielle, et où par conséquent, on ne s’attend pas à une attitude fictionalisante. En outre, lorsque l’on examine le choix de James Kelman comme personnage référentiel cité à la lumière de l’effet général de l’intertitre, ce choix renvoie non seulement aux prises de position duelles de Gray sur la critique littéraire, dont on a déjà pu juger de la teneur générale, mais peut-être aussi, par une manière de fléchage vers l’intertextualité, à celles, plus radicales bien que dans la même optique, de Kelman sur le même sujet. Le commentaire de ce dernier au sujet de la suprématie autoproclamée mais vivace de l’exégète professionnel sur l’artiste, pourrait passer pour une glose de l’intertitre de Lanark :
Et tout comme un ramassis de prêtres, de rabbins, de mollahs ou de pasteurs, ces critiques-spécialistes et ces juges-experts, ceux qui donnent le verdict ultime, le font d’une position d’autorité absolue. Nous devons croire leur jugement sur parole, la validité de leurs critères n’étant pas discutable. Nous devons avoir foi en ces spécialistes-critiques-d’art-ou-critiques-littéraires parce que leur intégrité est garantie par une Source Irréprochable.35
Notes de bas de page
1 Alasdair Gray, dans Colin Manlove, Scottish Fantasy Literature : a Critical Survey, Edimbourg, Canongate, 1994, p. 201. Gray emploie cette expression dans une lettre au critique du 19 novembre 1993. Ce dernier renchérit d’un : « L’universitaire manqué qui surpasse tous les universitaires » (légende de la photographie de Gray publiée au centre de l’ouvrage de Manlove, page non numérotée).
2 Ces titres sont empruntés aux tables des matières des trois romans cités ; certains, tels « Demi-titre », ou « Blurb », ou encore « Renseignements divers sur le livre » reviennent dans chacun des trois ouvrages, manifestant ainsi par leur aspect récurrent la volonté de Gray de réfléchir à une poétique du paratexte et de ses diverses inter-actions.
3 Ce n’est pas le seul cas d’intrusion d’un monde dans l’autre, mais celui-ci a lieu en mettant le paratexte à contribution.
4 David Lodge, The Modes of Modem Writing : Metaphor, Metonymy and the Typology of Modem Literature, Londres, Edward Arnold, 1977, p. 226.
5 Ceci, en soi, n’est ni surprenant ni novateur. Genette signale cette « trahison » de l’appareil intertitulaire parmi d’autres souvent constatées, lorsqu’il précise que « la table n’est pas toujours le relevé fidèle de l’appareil intertitulaire. Elle peut trahir par réduction [...] ou par amplification en attribuant des titres à des chapitres qui n’en comportaient pas in situ [...] ; ou par variation désinvolte [...] ; ou encore, et surtout, en créant l’illusion d’une série de titres par une liste d’incipits ». Seuils, op. cit., p. 292.
6 Henry Fielding, Joseph Andrews, Paris, Flammarion, 1990, p. 45-46. La traduction du premier des chapitres cités l’écourte considérablement puisque, dans l’original, la phrase se poursuit par « dans lequel nous pouvons prédire qu’ils y aura quelques coups que tout le monde ne comprendra pas à la première lecture ». Joseph Andrews (1742), Oxford University Press, 1989, p. 10-11.
7 En anglais, le titre exprime beaucoup plus clairement cette idée puisqu’il évoque une non-entité « a nonentity was made ».
8 Voir Figures III, op. cit., p. 261-262.
9 Ceci est signalé par le texte, par le truchement d’une application littérale possible seulement dans un récit « fantastique », lorsque le prologue explique à Lanark que « en retraçant votre vie, je m’échapperai de mon propre piège » (LA, p. 145). Malgré, précisément, la qualité dite « fantastique » du chapitre, la figure de l’auteur semble au demeurant presque tangible ici.
10 Umberto Eco, Apostille au « Nom de la rose », Paris, Grasset, coll. « Biblio-Essais », 1985, p. 15.
11 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 277-278.
12 Ibid., p. 278.
13 Ou le dernier si l’on considère que le dernier est intitulé « Épilogue » – cette remarque n’est pas inutile, car le placement de la réfutation montre la volonté de laisser s’installer une interprétation, un statut narratif, avant de le renverser à la toute dernière minute.
14 « Elle [Janine] découvrit qu’elle était en train de lire l’histoire de ce qui allait se passer lorsqu’elle quitterait la voiture, d’où sa grande surprise et mon excitation. » (p. 317-318)
15 Voir McHale, op. cit., p. 113.
16 Philip Hobsbaum, « Unreliable Narrators : Poor Things and its Paradigms », The Glasgow Revient, script internet, p. 1.
17 McHale, op. cit., p. 198.
18 Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 261-262.
19 Marielle Abrioux, Poétique, no 69, art. cité, p. 24.
20 Voir Ten Tales Tall and True, p. 6, pour les références des sept nouvelles publiées séparément dans le passé.
21 Something Leather or Glaswegians, Mitchell Library Archive, Glasgow, référence 890704/SR 127, page de titre.
22 L’hypertexte formé par les titres courants variables construisant un sommaire de son hypotexte, comme c’est l’usage ; celui-là manifeste une métanarrativité minimale par les nécessaires choix qu’implique la condensation.
23 Voir, par exemple, cette célèbre interview de Bête noire : « Le fait est que je me suis bien régalé en écrivant les affreuses parties sadiques (rires) et, bon, je ne peux pas dire (adoptant un ton pompeux) “Il se trouve que je les ai écrites pour des raisons purement sociologiques”. Non, j’ai aimé les écrire un point c’est tout. » Sean Figgis et Andrew McAllister, « Alasdair Gray Interview », Bête noire, no 5, 1988, p. 19.
24 Marielle Abrioux, art. cité, p. 27.
25 Beat Witschi, Glasgow Urban Writing and Postmodernism, op. cit., p. 39.
26 L’utilisation du langage des metteurs en scène de cinéma dans la littérature est assez fréquent. Ce qui est intéressant dans le cas de Janine, c’est que Gray tente en plus de rendre les effets techniques cinématographiques par le récit.
27 Beat Witschi, op. cit., p. 163.
28 Il est déjà remarquable qu’il soit à la fois hypertexte et métarécit.
29 Voir à ce propos les planches du film qui ne sera jamais tourné, mais dont Alasdair Gray prépara le storyboard, qui fut publié dans le Scottish Book Collector en 1989 et 1990. En particulier, l’épisode de la nécropole et des lèvres qui engloutissent Lanark paru dans le volume 2, no 4, avril-mai 1990. Plusieurs de ces planches ornent en outres les pages de The Arts of Alasdair Gray.
30 Ce faisant, il forme incidemment ce commentaire à la fois thématique et extratextuel que le rêve, l’imaginaire, est le moyen de sortir de l’enfer, une sorte d’éloge de la vertu quasi thérapeutique de la rêverie créative. On ne peut s’empêcher d’associer ce léger appel du pied en direction du hors-texte à la biographie de l’auteur, et notamment à la créativité semi-onirique qui lui permettait de fuir les souffrances que lui occasionnaient ses crises d’asthme. En témoignent de nombreux passages, publiés ou non, telles certaines scènes de Lanark dans lesquelles Duncan Thaw a recours à cette échappatoire. Même la correspondance de l’auteur, dont certains fragments sont disponibles à la bibliothèque de l’Université de Glasgow, fait état sur des pages voisines de l’atroce douleur de l’asthme et de son dépassement par la créativité. Particulièrement frappante à cet égard, une lettre adressée à une personne appelée « Cher Bob », qui mêle les deux par un récit de type onirique et fantastique, dans lequel un personnage, cloué au lit par une crise d’asthme, voit la mort s’approcher de son lit, mais est sauvé par un oiseau gigantesque qui le ramène à Glasgow, le portant à l’intérieur de son corps. Le récit décrit la vue panoramique de Londres puis de Glasgow qu’offre au personnage le voyage aérien, et l’anesthésie de la souffrance de ce dernier (Archives de la Spécial Collection, Bibliothèque de l’université de Glasgow, référence : MS General 1 595.3, petit cahier non numéroté, p. 59). Incidemment, cette description se retrouve dans Lanark, mais fragmentée, avec le premier mouvement redistribué à la scène de l’hôpital, qui montre Duncan luttant contre la suffocation (L, p. 302-304), et le second dans la vision panoramique de Lanark arrivant à Provan (L, p. 468-469). Ce morceau de poésie onirique voisine dans le carnet avec une lettre ressassant des considérations plus sombres à propos de la mort, dont l’extrait significatif ci-dessous, par son intertextualité avec le même roman, montre à quel point la créativité d’Alasdair Gray est associée à la rêverie (assumant parfois la forme d’un véritable délire) : « La mort, Bob, c’est franchir une porte qui n’a qu’un côté. Ce côté. Toutes les autres portes ont deux côtés, sauf la mort, et donc tu ne peux la franchir sans entrer quelque part au moment où tu quittes autre part. Et parce que l’humanité avait du mal à s’imaginer une porte au moyen de laquelle on ne peut que sortir, elle a envisagé cette porte en terme de silence, d’obscurité, de froid, de vide. Pourtant même des éléments négatifs comme le silence, l’obscurité, le froid ou le vide n’existent que parce qu’on peut les ressentir. Mais par la mort, nous évitons non seulement le bruit, la lumière, la chaleur et l’espace, mais aussi leurs contraires. [...] La mort, c’est ce qui n’a aucune dimension. » (ibid., p. 62)
31 La fonction ludique de l’insertion dans la fiction de tels éléments paratextuels remonte, comme le rappelle Marielle Abrioux, aux écrivains du xviiie siècle. Il n’entre pas dans les intentions de cette analyse d’en faire la « révélation ».
32 Our Index starts With Three Words Nobody Needs. p. 485. Ce titre paginai n’est pas repris dans la traduction française.
33 Ces références sont elles aussi dans l’édition originale.
34 Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 245.
35 James Kelman, « And the Judges said... », Variant, vol. 2, no 2, printemps 1997, script internet, p. 4.
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