Deuxième dialogue
Entre Philipirio, un médecin, et Misomédon, son patient
p. 143-283
Texte intégral
1Misomédon. — Comme je vous vois revenir, j’en déduis que vous êtes satisfait de ce que j’ai fait.
2Philopirio. — Je vous ai trouvé fort généreux, Misomédon ; votre santé est-elle à l’image du beau temps que nous avons aujourd’hui ? Comment vous portez-vous ?
3Misomédon. — J’ai eu une douleur à l’estomac ce matin, mais je suis de nouveau mieux, même si je suis plus troublé par les vents qu’hier. Sed ad rem1. Je suis fort satisfait des raisons que vous m’avez données pour refuser de suivre la moindre hypothèse, et je me suis promis de moins m’appuyer sur elles à l’avenir. Je serais heureux que vous pointiez les erreurs et les faussetés des hypothèses les plus plausibles qui ont été formulées pour expliquer les passions hypocondriaques. Pour commencer par le fondement de toute l’économie, que pensez-vous de ce que m’a déclaré mon médecin moderne (c’est ainsi que je l’appelle) à propos de la concoction ? Elle est, selon lui, le produit d’un ferment adapté qui, s’insinuant dans les pores de l’aliment, est capable d’en briser la texture sans avoir recours à la chaleur, comme le croyaient naïvement les anciens. Cette opinion, qui est désormais bien établie et généralement acceptée, est à mon sens si proche de la vérité et répond si bien à tous les phénomènes de la digestion chez toutes les créatures que je crois bien que ni la raison ni l’expérience n’ont rien à lui opposer.
4Philopirio. — Qu’il y ait un ferment, ou tout au moins un certain menstruum qui, dans l’estomac, digère ou concocte nos aliments est plus qu’une supposition ; et l’on a démontré que chez les poissons, aucune chaleur n’accompagne cette opération. Mais il est tout aussi démontré que ce menstruum est plus puissant chez les poissons que chez les autres créatures. Que l’on songe ainsi que bien souvent des têtes, des jambes, des bras et des parties entières d’êtres humains, mais aussi des choses plus résistantes, ont été trouvées dans le ventre des requins et d’autres gros poissons, parfois intactes, telles qu’elles avaient été avalées, et parfois à demi rongées.
5Misomédon. — J’ai souvent admiré le fait qu’un menstruum pouvait être assez puissant pour dissoudre des ossements humains et d’autres choses encore plus dures sans pourtant être corrosif ni même acrimonieux pour la langue. J’ajouterai même que la plupart des poissons, crus ou bouillis (à l’exception de la vésicule) n’ont aucun goût particulier et s’ils sont parfois fins et succulents, ou visqueux et insipides, ils n’ont jamais plus qu’un goût un peu huileux. Un petit poisson en avale un plus petit encore et peut, la minute d’après, devenir à son tour la proie d’un poisson plus gros, et pourtant ce dernier prédateur subit le même sort s’il en vient à croiser la route de plus gros que lui.
6Philopirio. — Un esprit malicieux compara un jour un grand poisson dans lequel on en avait trouvé un plus petit, puis dans celui-ci un plus petit encore, et un autre dans ce dernier, à des boîtes gigognes dont chacune en contient une autre plus petite.
7Misomédon. — C’est bien ce qui me semble le plus incroyable : que sans le secours de la mastication ni de la force musculaire, un ferment puisse ainsi consumer un poisson tout entier sans attaquer ce qui doit être de même nature, c’est-à-dire le ventre du poisson qui le contient.
8Philopirio. — Nous pouvons dire de leur ventre ce que la Schola Salernitana2 dit du fromage, Caseus est nequam, quia concoquit omnia sequam3 ; mais si le pouvoir de leur ferment était plus étrange encore, cela nous prouverait qu’il existe des ferments capables de digérer les aliments sans l’aide de la chaleur. Il est toutefois loin d’être prouvé que ces ferments existent et l’expérience nous montre même le contraire. Tout d’abord, nous voyons bien que toutes les choses froides absorbées en grandes quantités agressent l’estomac et humidifient, voire détruisent tout à fait, le ferment. Il est ensuite patent que les aromates, surtout ceux que l’on dit piquants et qui sont riches en particules spiritueuses et ardentes réconfortent l’estomac, en atténuent les douleurs et guérissent les indigestions occasionnées par le froid. Parce que nous ne pouvons autrement procurer de la chaleur à cet organe, nous utilisons le feu lui-même, non seulement en cuisant nos aliments, mais en les mangeant tant qu’ils sont chauds.
9Misomédon. — Il s’agit là sans doute davantage d’une coutume que d’une nécessité.
10Philopirio. — Je ne peux prouver que la chose est absolument nécessaire ; mais demandez à ceux qui, en hiver, sont exposés à l’humidité et à la froidure sans grand exercice, ce qui, d’un repas chaud ou d’une portion d’herbes et de racines crues, leur serait d’un plus grand bénéfice. Et si vous affirmez que leur choix se portera sur ce qui flatte le palais plutôt que l’estomac, prenez donc exemple sur le régime ordinaire des jeunes enfants et vous verrez que le lait bouilli et servi chaud leur convient généralement tout a fait et les nourrit fort bien, tandis que le même lait cru servi froid ne manquera pas de les déranger. Tout le monde sait bien que pour ceux qui ne montrent aucune prédisposition à la boisson, un verre de bon vin ou deux ne peut qu’ouvrir l’appétit et que, pareillement, l’esprit de vin a le même effet sur les vieillards, dont la chaleur naturelle est moindre4. Mais j’en appelle à votre propre expérience : souvenez-vous de ce qui, à Epsom, avait augmenté les douleurs de votre estomac et presque détruit votre appétit ainsi que votre digestion, et songez ensuite à ce qui vous avait guéri.
11Misomédon. — Pourtant, l’hypothèse selon laquelle la chaleur est cause de la concoction ne permet pas plus de résoudre le phénomène que l’on observe chez les poissons que celui du ferment ne répond à l’expérience générale, ce que vous admettez sans doute.
12Philopirio. — Cela est vrai, et ce sont donc des éléments insuffisants à eux seuls, au moins dans le corps humain. [Il n’est sans doute rien qui ait moins fait l’unanimité chez les hommes que la faculté de concoction de l’estomac et ce qui digère en réalité notre nourriture. Wedelius est d’avis que le chyle n’est jamais qu’un mélange d’huile et de sérum, Tilingius[51] affirme qu’il est produit par le sel nitreux, le grand Harveypenche pour la trituration, Willis en fait le produit d’un acide et du soufre, Diemerbroeck[52] et Sylvius invoquent la salive et le docteur Mayow[53] avance l’action d’un principe nitro-aérien. Aristote et Galien pensaient qu’il était produit par la chaleur, d’autres par un ferment provenant des glandes situées en bas de l’estomac, d’autres encore en attribuent la formation à la présence de restes de viande devenue aigre. Sanguinetti[54], un médecin italien, pense qu’aucune de ces explications n’est aussi satisfaisante qu’une certaine liqueur ammoniaquée, séparée par la membrane glanduleuse interne.
13Misomédon. — Qu’il existe une aigreur dans l’estomac, j’en suis convaincu. Et Monsieur Boyle[55] semble y voir la cause des indigestions lorsqu’il observe que les viandes blanchissent de façon saisissante si elles se trouvent plongées dans des liqueurs acides.
14Philopirio. — Helmont, Mœbius[56] et Tachenius[57] ont montré la même chose. Mais que devons-nous répondre au docteur Musgrave[58], qui conclut de certaines expériences menées par lui qu’il s’agit d’un alcali volatil ? Il a mélangé la substance muqueuse prélevée dans l’estomac d’une carangue5, non loin du pylore, avec une solution de sublimation, et cette muqueuse est devenue bien plus blanche qu’elle ne l’était. Une autre quantité mélangée à du sirop de violette est devenue verte. Le même Musgrave a observé les mêmes effets en mélangeant une certaine liqueur trouvée dans l’estomac d’un hérisson avec une solution de sublimation et du sirop de violette. Leeuwenhoeck[59] a pareillement affirmé que la concoction n’était pas le produit d’une liqueur acide dissolvant la chair.
15Misomédon. — Il l’attribue néanmoins au mouvement de l’estomac et des boyaux, qui meurtrit et brise la viande. Je me souviens parfaitement de ce passage. Il pense que ce mouvement est causé par le diaphragme qui appuie sur le bas-ventre à chaque fois que nous respirons. Pour expliquer la concoction chez les poissons, il affirme que le mouvement des branchies est équivalent à celui des poumons et qu’il dilate pareillement leur estomac. Je ne pense cependant pas que cette force soit suffisante, chez les uns comme chez les autres, pour produire un tel effet.
16Philopirio. — Que le mouvement dont il parle contribue entre autres choses à la concoction ne fait aucun doute à mes yeux. Mais si nous devions prendre en considération tout ce qui a été dit à ce sujet, il nous faudrait bien une année complète sans jamais pouvoir parler de rien d’autre. J’aurais l’occasion d’y revenir plus tard et j’aimerais que nous n’en parlions plus pour le moment et que nous revenions à votre cas et à la maladie qui vous accable.] Examinons tout d’abord ce que l’on a toujours pris pour les causes de la passion hypochondriaque. Les Anciens accusaient la rate pour la seule raison qu’elle était le siège de leur Atra bilis, ou mélancolie ; à l’exception de Dioclès[60], qui affirmait que dans cette maladie une partie du ventricule était irrité. Comme nul n’insiste sur ces théories, nous ne nous y attarderons pas.
Misomédon. — Je connais, entre autres, l’hypothèse formulée par Fischerus, qui a consacré un traité spécifique à ce mal ; mais ni ses travaux ni ceux de nombreux autres auteurs ne m’ont donné satisfaction. L’Hypothèse à mon sens la plus probable est celle de Sylvius de le Boë, qui affirme que si la cause ne se trouve pas dans l’estomac lui-même, elle ne peut en être extirpée. Il pense qu’elle provient du caractère effervescent de l’humeur bilieuse qui, lorsqu’elle est évacuée, rencontre l’humeur pituiteuse dans l’intestinum duodenum. Des défauts de ces deux humeurs et de la prépondérance de l’une ou l’autre, il déduit les différents symptômes dont se plaignent les malades.
Philopirio. — Je n’ai rien contre son hypothèse quant à l’explication du phénomène, mais elle ne nous aide en rien sur le mode de guérison qui est, pour une grande part, fondé sur l’évacuation de l’humeur peccante, qui est celle qui domine incontestablement. Car si la doctrine des quatre humeurs – ainsi que les différentes purges qui s’appliquent à chacune et n’éliminent que cette humeur particulière sans affecter le reste – se révèle fausse, alors il est démontré que si vous suivez cette méthode vous n’aboutirez à rien.
Misomédon. — Et j’ai bien peur qu’elle soit fausse, même si aucune hypothèse ne s’est trouvé aussi largement et fermement établie. Quant à moi, j’avoue que je n’ai jamais su comment le tamarin, la rhubarbe, l’aloès, la scammonée, etc. (que l’on nomme cholagogues6) pouvaient distinguer l’humeur bilieuse des autres et, avec force dextérité, l’envoyer au diable sans déranger les autres. Je peux imaginer que l’amanite tue-mouche, le liseron turbith, les hermodactyles, la coloquinte, ainsi que les mélanogogues et les hydragogues (qui sont phlegmagogues, ce qui est d’ailleurs leur nom7), que dis-je : je suis même certain, que tous les cathartiques (qu’ils leur donnent donc le nom qui leur chante) purgeront tout ce qui se trouve sur leur chemin et emporteront même la chair qui couvre vos os pour peu que vous les preniez assez forts et assez souvent. Je parle d’expérience, comme Van Helmont qui, après avoir été sévèrement purgé pour soigner sa gale, déclara qu’il avait ainsi appris… Tenez, c’est ici, page 52 : quod pharmaca purgantia non purgarent, aut mundarent sed putrefacerent ; quod vividam corporis mei substantiam liquassent ; et in putrilaginem resolvissent : quod indifferenter contaminarent quicquid quoquo modo attingerent, sive cruor esset sive demum ipsamet caro vivens ; non autem selective unum pro alio elicerent et separarent : quod contaminatum denotaret suum contaminans esse merum venenum corporis liquefactivum et putrefactivum ; quod contaminatum propulsante natura effluret, donec vis pharmaci exantlata esset : quod hoc fieret in sano non secus atque in ægro, etc8.
Philopirio. — Van Helmont était aussi chatouilleux qu’il était plein d’esprit. Je suis toujours fort charmé de son bon sens et de son écriture énergique, mais j’ai souvent regretté que les raisons qu’il donne n’eussent pas été parfois mieux étayées par de bonnes observations. Mais pour en revenir à Sylvius, on voit bien qu’il est sincère car quelle que soit la façon dont il parvient à cette hypothèse, il n’y paraît guère attaché, soumet tout à l’expérience et recommande à tous les médecins de ne jamais persister dans l’erreur s’ils se rendent compte qu’ils en ont commis une.
[Misomédon. — À n’en point douter, satius est recurrere, quam currere male9.]
Philopirio. — Pour ma part, je tiens pour ceux qui jugent que la rate, les vaisseaux mésentériques, les sucs bilieux, pancréatiques et autres n’y sont pour rien et qui rejettent la faute sur l’estomac : c’est ce qui s’accorde le mieux avec les observations que j’ai pu faire et ce qui est donc le plus probable.
Misomédon. — Voilà que vous m’étonnez derechef. Comment pouvez-vous n’approuver aucune hypothèse et trouver malgré tout que ceux qui accusent l’estomac puissent avoir raison ?
Philopirio. — Laissez-moi vous expliquer : je peux savoir qu’un homme est mauvais et le croire pourtant innocent de certains crimes dont on l’accuse. Dans le cas qui nous occupe, avec ce que l’observation m’a enseigné, je crois pouvoir démontrer que la cause des maladies hypocondriaques et hystériques se trouve dans l’estomac ; pour autant, je ne suis pas satisfait de ce qu’en disent les autres, surtout lorsqu’ils rentrent dans les détails et même s’ils pensent aussi que le viscus est à blâmer. Dioclès, comme je l’ai déjà dit, accuse l’estomac ; le savant Highmore[61] fait de même, et je partage leur opinion quant au viscus en question. Mais comme le premier suppose une inflammation dans la partie basse située près du pylore et que l’autre affirme que l’estomac ayant tant perdu de son élasticité qu’il en est devenu flaccide et relâché, ne peut plus assurer sa fonction et digère imparfaitement les aliments, je suis porté à prendre mes distances avec l’un comme avec l’autre, car ils contredisent mes observations.
Misomédon. — Je me souviens que Willis, qui a rangé l’hypocondrie dans les maladies convulsives, réfute les théories de ce Highmore, notamment parce qu’il n’admet pas que la rate puisse avoir d’autre fonction que de chauffer et choyer le ventricule. J’apprécie fort ce qu’il dit de la fermentation, et j’ai lu plus de vingt fois, avec grand plaisir, certains passages de ce traité. La fonction qu’il assigne à la rate est certainement rationnelle et parfois je ne peux m’empêcher de penser qu’il a trouvé la cause véritable de la maladie dont je souffre. Je sais que vous ne goûtez guère l’invention en médecine, mais je dois vous lire un ou deux passages du cinquième chapitre. Je vous fais grâce du latin car j’ai prêté le volume et m’en vais vous en lire la traduction ; vous verrez s’il est rien de plus naturel que cette comparaison entre le corps et un alambic10. « Mais il me semble que le cerveau, avec son enveloppe crânienne et les nerfs qui en partent, est comme le petit vase de l’alambic, avec l’éponge qui est posée dessus, que nous utilisons pour distiller l’esprit-de-vin. Car en vérité, le sang, lorsqu’il est raréfié par la chaleur, passe de la cheminée du cœur à la tête, tout comme l’esprit-de-vin porté à ébullition dans la cucurbite11 et transformé en vapeur s’élève dans l’alambic. L’éponge couvrant toute l’ouverture ne laisse passer que les spiritueux les plus pénétrants et les plus subtils, et les emporte vers le col-de-cygne. Dans le même temps, les plus grosses particules ne peuvent passer. Pareillement, le sang se dilatant vers la tête, ses particules spiritueuses et volatiles y sont maintenues par le crâne et les méninges, comme dans un alambic, et sont absorbées par la matière spongieuse du cerveau. Là, rendues plus nobles et excellentes, elles sont dirigées vers les nerfs, qui sont comme des cols de cygne attachés au cerveau. » Et plus bas, il dit : « Puisque nous abordons les ferments que l’on rencontre dans le corps animal, nous pouvons opportunément nous demander quelle est la fonction de la rate, à propos de laquelle on a dit tant de bonnes choses. Certains affirment qu’elle est une manière de foie et sert à fabriquer le sang pour les viscères du bas-ventre ; d’autres, qu’elle est au contraire d’un usage assez vil, n’étant que l’évier dans lequel sont jetées les féculences du sang. En raison de sa structure, on peut en effet penser cela car les artères y conduisent en effet le sang tandis que les veines l’en font partir et que rien d’autre n’y arrive et n’en sort. Elle est emplie de sang noir et stagnant et semble être en quelque sorte l’entrepôt dans lequel se déposent les parties boueuses du sang avant que d’être exaltées sous la forme d’un ferment et reversées dans le sang afin de le chauffer. Ainsi, tandis que le sang, conduit par les artères, pénètre dans la rate, quelque chose en sort, c’est-à-dire ces particules terreuses et boueuses qui sont la lie et le caput mortuum12 du sang. On désigne par là la quantité de sang débarrassée des sucs atrabilaires ou mélancoliques, dont elle est séparée dans la rate, tout comme la bile jaune ou cholérique reste dans le foie. Si bien que pour l’essentiel, la rate est d’une couleur noire ou bleutée en raison des féculences et de la lie qui s’y accumulent. Comme les sucs déposés dans la rate ne sont pas tout à fait inutiles, mais qu’en raison d’une abondance de sels fixes, ils sont d’une nature très fermenteuse, ils ne suivent pas le trajet de la bile cholérique, qui est rejetée dans l’évier, mais sont cuits par la rate et changés en un ferment qui retourne enfin dans le sang dont il favorise le mouvement et la volatilisation. Ainsi, tandis qu’une chose est retirée du sang et conduite à la rate par les artères (la liqueur de la mélancolie), une autre chose y est ajoutée par le truchement des veines (cette même liqueur, concoctée et changée en un ferment). Tous comme les chimistes distillateurs savent que pour améliorer une liqueur il convient de séparer les parties spiritueuses et subtiles du caput mortuum et les reverser ensuite, puis répéter l’opération jusqu’à disparition complète du caput mortuum et jusqu’à l’exaltation de la liqueur dans ses moindres particules13. »
Philopirio. — [Ce sont là des envolées caractéristiques. Willis était un médecin de grande renommée, un homme savant et plein d’esprit qui goûtait fort la spéculation médicale et n’hésitait pas à suivre son imagination partout où il lui plaisait d’aller. Certains de ses expédients ont été jugés fort ingénieux14.] Je dois avouer que ces comparaisons sont fort divertissantes pour ceux qui n’ont rien d’autre à faire : certaines de nos hypothèses modernes sont aussi spirituelles qu’une bonne pièce de théâtre, et l’astuce dont elles font preuve demande autant de travail. Il est fort regrettable qu’elles ne puissent guérir les malades.
Misomédon. — La chose ne coule-t-elle pas naturellement ? Qu’en pensez-vous en vérité ?
Philopirio. — Naturellement, sans aucun doute, et voici ce que j’en pense. J’ai lu un jour une très jolie comparaison entre une femme qui finit par céder à son amant et du bois vert que l’on jette au feu : la plainte et le pétillement que l’une et l’autre font entendre sous la flamme est en effet une pensée plaisante. Il en va de même pour l’éponge du cerveau et les nerfs qui rappellent le col de l’alambic de Willis. Personne ne méditerait pourtant sur ces images et n’en chercherait une quelconque application. Est-ce qu’un homme qui comprendrait seulement la moitié de l’anatomie telle qu’on peut l’observer sur l’étal d’un boucher songerait un seul instant qu’une femme est comme un fagot de bois vert ou que nos entrailles sont semblables à un alambic ? Que la première comparaison soit erronée ne fait aucun doute, il suffit pour s’en convaincre de se remémorer cette chanson que les garçons chantaient autrefois à Paris, sans doute lorsque vous y étiez : « Il y a bien de la différence d’une femme à un fagot, etc. » Je peux vous démontrer à l’instant même que la seconde est tout aussi fausse.
Misomédon. — S’il est très facile de formuler des hypothèses, je suis ravi de voir qu’il est aussi facile de les tourner en ridicule.
Philopirio. — Elles ne sont jamais aussi ridiculisées qu’elles le méritent, surtout lorsque leur auteur entend que nous en tirions des leçons sur des sujets de la plus haute importance. Mais soyons honnêtes et penchons-nous sur notre comparaison afin de mettre cet alambic en pièce. Premièrement, comment peut-on comparer le rôle du cœur, cette grande réserve de sang et de vie, au vulgaire office d’une cheminée ?
Misomédon. — Vous voilà bien tatillon ; n’acceptez-vous point les tropes et les figures ? Par cheminée, il entend la chaudière qui réchauffe, le feu qui brûle sous l’alambic.
Philopirio. — Non point, Misomédon, cette comparaison est plus artificielle que vous ne semblez le comprendre. Le mot « cheminée » est utilisé à dessein pour cacher au mieux la difformité de l’alambic ; car le caput mortuum se trouvant dans la rate, s’il avait qualifié le cœur de chaudière, on aurait compris clairement que de là venait le feu situé entre le haut et le fond de l’alambic. Mais si nous passons ce détail, que deviennent alors les reins, le foie, le pancréas et le reste de nos entrailles ? Je me demande bien pourquoi il n’a pas changé les poumons en une paire de soufflets, à moins qu’il n’ait eu peur de les abîmer en les plaçant trop près du feu. Et pourquoi, dans son alambic, n’a-t-il pas fait de la place au ventricule, qui est au moins l’un des principaux viscères, sinon le plus important, et qui est infiniment plus nécessaire que la rate ? C’est toujours dans la partie la plus basse que l’on cherche le caput mortuum, pourquoi va-t-il ainsi chercher un résidu imaginaire dans la rate quand en avançant la main un peu plus bas il aurait pu trouver la lie véritable ? Que devons-nous dire aux animaux à quatre pattes, qui ont comme nous un cœur, une rate et un cerveau et dont la tête se trouve au niveau du croupion ? S’ils sont eux aussi des alambics et si l’on considère que le feu est situé au milieu et pousse le contenu dans une direction comme dans l’autre, qui sait dans quelle partie s’en ira la matière spiritueuse ? Il est vrai, cependant, que dans l’arrière train elle ne sera pas si raffinée, car cette partie du corps ne comporte nulle éponge.
Bon Dieu ! L’esprit a-t-il été donné aux hommes pour qu’ils en fassent un si vil usage ? Pour que nous nous amusions ainsi quand notre santé et notre vie sont en jeu ? Pour qu’au milieu du danger nous nous moquions de la nature au lieu de l’observer et de la seconder ? Mais penchons-nous sur ce que Willis dit de la rate lorsqu’il traite précisément des passions hypocondriaques. Il abandonne sa comparaison et dit : « Il semble ainsi que le sang étant accumulé dans la rate, où il devient un peu aigre à force de stagner, se change en ferment, à la suite de quoi le reste du sang et sans doute les autres humeurs sont agités et comme poussés par un mouvement plus vif, dont nous devons examiner la provenance. »
Premièrement, la rate ne possède aucune autre cavité que les vaisseaux qui la traversent et dans lesquels le sang ne peut stagner du moment qu’il est fluide. Or il est impossible qu’il coagule naturellement où que ce soit car, comme le dit fort bien Van Helmont : Venæ suum cruorem etiam in cadavere retinent fluidum consensu totius anatomiæ, cruor autem extravenatus mox in grumum concrescit15. Où donc peut-il bien stagner jusqu’à en devenir aigre ? Car le retenir dans le parenchyme, la substance dont est constituée la rate et qui peut au mieux se comparer à un crible, revient à garder de l’eau dans une passoire. En outre, si nous lui accordons que le sang peut demeurer dans la rate, qu’il nous explique pourquoi les féculences du sang n’iraient que dans celle-ci et non également dans le foie ou dans d’autres organes si elles n’y sont pas attirées par quelque facultas attractix, si moquée par les Anciens : Omnes enim humores, dit Ettmüller en parlant de la rate, Sicuti in reliqua viscera pulsu moventur, et nullus naturalium corporis partium appetitus pro nutritione earum demonstrari potest16. Ensuite, en admettant que le sang ait davantage besoin d’être avivé et réveillé chez un homme que chez un jeune garçon – ce qui est en soi une étrange supposition – comment la chose pourrait-elle être l’effet d’une substance aigre ou, comme il le dit plus bas, de l’acidité et de l’austérité d’un ferment, comme si l’on devait presser une orange dans un chope de bière ? À ce compte, quelle idée les gens doivent-ils se faire du sang, qui ne saurait rien contenir d’astringent ou d’aigre sans en pâtir sur le champ, comme le montrent toutes les expériences de la chirurgia inferioria ? J’ajouterai même que ce ferment sur ne manquerait pas d’indisposer la rate, si ce que dit Tachenius, dans son Hippocrates Chymicus est vrai, ce dont je ne doute pas : Quod acidum extra ventriculum naturæ inimicum sit17.
Voyez comme il s’efforce de rendre son hypothèse plausible et comme il l’adapte au goût des patients splénétiques lorsqu’il cite l’avis de Velthuysen[62], dont il dit qu’il a « déterminé qu’il était hautement probable qu’un ferment soit contenu dans ce viscère, par lequel les particules stagnantes du sang sont rendues actives. Car si l’on observe les enfants et d’autres individus au tempérament sanguin, plus gras et plus lents, on remarque que si leurs mœurs et leur disposition d’esprit les poussent à l’oisiveté, à la mollesse et à l’indolence, leur rate est pourtant toujours d’une belle couleur rouge et emplie, comme le foie, d’un sang éclatant. Il en conclut que la rate remplit peu son office chez ces individus, tout comme les parties génitales des individus vieillissants ou souffrant d’une faiblesse des reins, mais qu’au contraire, chez les hommes dans la force de l’âge et surtout chez ceux dont le tempérament est austère et dont le corps est mince, on observe la ruse, la sagacité, le courage et la constance, et l’on voit aussi que leur rate est livide ou bleuâtre, engorgée d’un sang que l’on dirait boueux. Plus loin, il affirme que le sang qui séjourne longtemps dans la rate, comme dans un conduit ou un réceptacle, se change tout simplement en un ferment grâce auquel le reste du sang se trouve inspiré et subtilisé ce qui entraîne une vigueur accrue chez les êtres vivants et dans le règne animal. Car il suppose que notre corps contient un excès d’humidité qui a pour effet de ralentir les fonctions des différentes parties et d’amollir de nombreux viscères, mais que la rate dote le sang de composés résistants et inaltérables qu’il est malaisé de dissiper, et que ce sont eux qui balaient cette humidité et chassent avec elle cette mollesse du sang et de l’esprit qui dominent à l’âge tendre, tout comme le vent du nord ou les bourrasques de l’est, chargeant immédiatement l’air de leur sécheresse et de leur force, insufflent la santé à notre corps18 … » C’est ce que les Français appellent raisonner à perte de vue19, et pourtant je tiens ce qu’il écrit pour très engageant, surtout lorsqu’il ajoute plus bas : « Cette sorte de liqueur splénétique se trouvant dilatée dans le cerveau, excite les esprits animaux20, les agite (eux qui sont paresseux) et les irrite au point qu’ils finissent par se mouvoir rapidement. De là, on a coutume de dire que l’acuité et la sagacité de l’esprit proviennent de la rate et que les splénétiques sont réputés ingénieux. » Vous voyez, Misomédon, comme vos hommes d’esprit donnent à toute chose un vernis et ne laissent jamais passer la plus petite ombre de raison si elle peut conforter leur propos : proverbes, expressions populaires, tout ce qui peut rehausser une hypothèse. Mais ce généreux compliment que je viens de lire et qui semble à première vue s’adresser aux hypocondriaques n’est pas si bienveillant qu’il y paraît. On leur rappelle ainsi qu’ils ne doivent la partie la plus brillante d’eux-mêmes (cette Divinæ particula auræ dont vous savez les hommes si entichés) qu’à un ferment aigre issu de la partie boueuse et fangeuse du sang qui stagne dans un viscus aussi mal considéré que la rate, et on les mortifie en leur donnant à penser que leur intelligence et leur maladie ont une même origine. En outre, cette hypothèse ne tient guère la route, car le mot spleen21 désigne en son sens figuré la passion, la méchanceté, la rancœur ainsi qu’un tempérament perversement satirique, plutôt que la sagacité et la finesse. Je ne nie pas ce que l’on dit des splénétiques, mais l’épithète elle-même, qui est toujours prise in malam partem22, n’est jamais attribuée à quelqu’un pour son ingéniosité et son esprit mais pour sa susceptibilité et son caractère acariâtre et revêche. Elle dénote toujours un vice et non une vertu de l’esprit. Étant étranger, je n’ose m’avancer positivement sur la question de la langue, mais l’incomparable Butler est de mon côté lorsqu’il dit des fanatiques, dont il ne fait nullement l’éloge :
Mais pour vous montrer que je ne souhaite pas bousculer davantage mes patients que ne le feraient Velthuysen ou Willis, je suis prêt à admettre ce qu’ils ont dit à propos de leur sagacité et de leur finesse ; j’ajouterai même que ce sont le plus souvent des hommes de science, à telle enseigne que la passio hypochondriaca est appelée en allemand Der Gelährten Kranckheydt, la maladie des savants, car ils y sont plus sujets que les autres. Si la rate est la cause de tout ceci, elle les pousse aussi certainement vers les livres. Je ne dis cela que pour vous montrer les fausses constructions que les plus grands esprits peuvent faire dire aux choses pour mieux servir leur hypothèse. Les hypocondriaques sont généralement des personnes de bon sens, cela est tout à fait vrai, non parce que la rate est la cause de ces deux traits de caractère, ni même d’un seul, mais parce que les hommes de bon sens, notamment les hommes de science commettent des erreurs qui – s’ils ne sont pas d’une excellente constitution – ne manqueront pas de les rendre malades. Ce sont des erreurs qu’un imbécile ne saurait commettre, mais tous ceux qui épuisent continuellement leur cerveau à des réflexions et des études intenses oublient de donner au reste de leur corps l’exercice dont il a besoin, ce qui sera cause de leur mal, comme je vais le démontrer plus bas. Les gens de faible intelligence sont tout aussi exempts de cette maladie que les eunuques le sont de la chaudepisse, étant incapables de l’activité qui en est cause.
Misomédon. — Mais que dites-vous dans ce cas des observations anatomiques qui corroborent cette hypothèse ?
Philopirio. — Je dis que j’en ai de plus convaincantes et qui la contredisent. Car si, comme l’affirment Velthuysen et d’autres valeureux champions de l’honneur de ce viscère, le ferment sur de l’estomac est pareillement emprunté à la rate, alors celle-ci doit être au moins aussi nécessaire que cet autre organe si l’on s’en tient à cette hypothèse. Que dire alors de tous les chiens à qui on enlève la rate ? Diemerbroeck, Ettmüller et cinquante autres ont, comme moi, constaté plus d’une fois qu’ils mangent avec autant de voracité et digèrent aussi bien que les autres chiens, et que, pour autant que l’on sache, leur comportement est tout aussi normal. Une telle observation ne met-elle pas à bas tout l’édifice ? Mais n’insistons pas davantage sur cette hypothèse ni sur les raisonnements filandreux qui en sont le fondement, et intéressons-nous aux observations elles-mêmes et aux conséquences qu’ils en tirent. Leur argument tourne tout entier autour de l’idée que la rate ne remplit pas son office chez les enfants ou les simples d’esprit parce que chez eux elle est rouge et non livide, ce qui est la couleur de la rate des hommes d’esprit. Pour ce qui est des enfants, je sais que cette observation est pleine de vérité ; mais ni le foie, ni les reins, ni aucun autre viscère, pas plus que les muscles et la chair elle-même ne sont d’une couleur aussi vive chez les animaux jeunes que chez les sujets parvenus à pleine maturité. Faut-il en déduire alors pareillement que la rate ne remplit pas son office ? Je doute fort que la même rougeur de la rate s’observe systématiquement. À tout le moins, je ne crois pas que la chose ait été observée assez souvent pour en pouvoir tirer quoi que ce soit ; mais comme je ne suis pas en mesure de les contredire, je dois leur accorder tout ce qu’il leur plaît de dire à ce sujet. Penchons-nous ensuite sur ce que l’on entend quand on dit que la rate ne remplit pas son office, et pour cela divisons les fonctions de la rate en deux parties : une partie chargée de recevoir les parties boueuses du sang, et l’autre chargée de les subtiliser sous forme de ferment afin d’agiter et d’aviver le sang. Si la rate, lorsqu’elle est très rouge, ne remplit aucune de ces deux fonctions, que deviennent alors les boues du sang ? Comment le sang s’en débarrasse-t-il ? Et où sont-elles remisées tant que la rate est immature ? Mais si la rate reçoit ces dépôts fangeux et peine simplement à les volatiliser en un ferment avant de les renvoyer dans le sang, alors elle devrait être plus livide chez les enfants que chez les adultes et les savants, car elle conserve en elle toute la bourbe. En outre, si la rate se trouve remplie de déchets au point de ne plus pouvoir recevoir ceux du sang qui sont alors refoulés dans les ramifications de l’artère cœliaque, etc., cela ne manquera pas de produire la même maladie qui, si l’on en croit l’hypothèse et les propres mots de Willis, découle forcément de tout blocage de la rate.
Misomédon. — Je vois bien que si la rate ne remplissait pleinement qu’une seule de ses fonctions sans remplir la seconde, personne ne serait plus sujet aux passions hypocondriaques que les enfants et les simples d’esprit ; ce qui est, je suppose, l’absurdum auquel vous entendez pousser ces raisonnements. Mais Velthuysen ne dit rien de tel et se contente de conclure que la rate ne remplit qu’imparfaitement son office. C’est-à-dire qu’elle recueille peu de féculences et ne produit qu’un ferment imparfait, ou en petite quantité, ou encore – ce qui est plus probable – qu’elle laisse le sang féculent passer à travers elle sans l’altérer outre mesure.
Philopirio. — Je vais vous répondre tout à l’heure, mais examinons d’abord les mérites de cette comparaison spécieuse entre l’inactivité des parties génitales et celle de la rate. Il est vrai de dire que les parties génitales ne remplissent pas leur fonction avant la puberté ; mais elles ne rendent aucun service au sang, qui n’y dépose rien que ce qu’il ferait mieux de garder par devers lui. Si bien que moins on les utilise, plus le sang reste riche ; car il est indéniable qu’aucune fonction n’appauvrit davantage le sang et n’écourte plus la vie que celle des parties génitales24. La rate, en revanche, est très utile au sang puisqu’elle est, si l’on s’en tient à leur hypothèse, l’évier dans lequel il se débarrasse de ses immondices et se purifie. Aussi dois-je vous demander si l’on peut tirer de cette comparaison entre les deux une autre conclusion que celle-ci : si le sang se passe fort bien de l’efficacité d’organes qui ne font que le piller et le dépouiller de ses parties les plus balsamiques, il peut tout aussi bien se passer de l’efficacité d’un organe chargé de le purifier et de le débarrasser de ses particules bourbeuses. Si je pouvais à mon tour me permettre une comparaison, je dirais qu’un homme qui peut se passer pendant vingt ans de payer des impôts, peut vivre vingt ans sans se mouvoir. Mais revenons-en à votre objection ; vous dites que Velthuysen affirme que la rate ne remplit qu’imparfaitement son office, par quoi il nous faut comprendre que le sang féculent passe à travers la rate sans y être grandement altéré ; vous ajoutez que s’il a raison toutes mes belles conclusions s’effondrent. Fort bien. J’espère toutefois que vous m’accorderez que les féculences qui passent ainsi par la rate en y étant si peu inquiétées demeurent finalement dans le sang, d’où il s’ensuit qu’en très peu de temps toute la masse du sang deviendra féculente à moins de supposer que chez les enfants et les simples d’esprit le sang, une fois gorgé de sa part de fæces, n’en laissera plus pénétrer en lui ou bien encore (et c’est la dernière supposition) que leur sang ne contient aucune boue ou beaucoup moins que le sang des autres. Si bien que la folie comporte un avantage supplémentaire auquel Érasme n’avait pas songé, et que le sang le plus fangeux et le plus fuligineux ne se rencontre que chez les hommes les plus brillants, de la même façon que la fumée s’attache à ce qu’il y a de plus clair.
Misomédon. — Laissons donc là Willis et sa rate. [Je crois bien que ce viscus ainsi que la rate sont deux asiles au sein desquels les médecins se réfugient souvent lorsqu’ils font face à des maux dont ils ne savent trop que penser. Un cas remarquable se trouve relaté dans les Transactions philosophiques, qui a largement confirmé mes convictions25. Il s’agit du cas d’une noble dame qui a bataillé de nombreuses années contre des symptômes dits « hystériques ». Les plus éminents médecins, au rang desquels le célèbre Mayerne[63], avaient toujours suspecté le foie et la rate, qu’ils avaient d’ailleurs souvent jugés squirrheux. Pourtant, à la mort de la patiente, et après dissection, ces deux viscères se révélèrent parfaitement sains. J’ajouterais même que l’on observa alors que la rate était la seule partie du corps dans laquelle on n’avait trouvé aucun ver.
Philopirio. — Il est certain que la rate et le foie sont souvent bien injustement mis en cause, mais ils sont cependant souvent affectés. Dans ces mêmes Transactions, vous avez sans doute rencontré le cas de cette jeune demoiselle qui, se consacrant intensément à ses travaux d’aiguille et s’y appliquant avec trop d’empressement, a tant et si bien négligé tout exercice qu’elle en est devenue hystérique. Victime d’une fièvre mortelle, elle fut ouverte et l’on vit que sa rate était si grosse que même si la substance en était putride, elle pesait cinq fois le poids ordinaire d’une rate humaine26.]
Misomédon. — Puisque vous êtes d’avis que les passions hypocondriaques et hystériques ont une même origine, que pensez-vous de ce Traité des vapeurs27 ?
Philopirio. — je l’ai lu il y a quelques années ; mais pour autant qu’il m’en souvienne, l’hypothèse qui y était développée m’avait semblé provenir en partie de Highmore (qui accuse l’estomac) et en partie de Willis (qui accuse le cerveau), même si l’auteur ne prétend pas plus défendre l’un que l’autre. Les symptômes étant fort dissemblables et fort nombreux dans cette affection, il n’est guère facile de les relier tous à une même cause, c’est-à-dire soit aux seules crudités28, soit à l’irrégularité des esprits sans autre intervention. L’auteur en est si conscient qu’il explique tout d’abord le plus grand nombre de phénomènes par les crudités et qu’il explique le reste par un dérèglement des esprits29 qui est la conséquence de ces crudités – ce qui me semble naturel – si bien que je trouve cette hypothèse très ingénieusement formulée.
Misomédon. — Une chose dans ce traité m’étonne : l’auteur dit que le mouvement excessif des esprits n’est pas la cause adéquate de la maladie. Pour appuyer ses dires il souligne la nature des remèdes que prescrivent tous les médecins et tous les auteurs qui soutiennent la même chose : esprit de sel ammoniac, esprit d’urine, etc., et il se demande comment tant d’hommes si ingénieux peuvent agir contre la raison, ou que la raison soit aussi contraire à l’expérience puisqu’il est manifeste que les remèdes dont il parle, en rendant le mouvement des esprits plus violent, doivent nécessairement les plonger dans une plus grande confusion. Sur tout ceci je pense qu’il a raison, mais plus loin, page 31, il dit : « Notez également que lorsque je parle de crudités comme cause de cette maladie, je ne nie pas que c’est le désordre des esprits qui est la cause immédiate des convulsions et de divers accidents. Je pense néanmoins que l’on doit considérer les crudités comme la cause première, et que ce désordre des esprits et ces symptômes ne font qu’en découler. » Je suis d’avis qu’ici, l’objection que l’auteur forme contre Willis et Sydenham (qui sont les auteurs dont il parle plus haut) peut aussi se retourner contre lui. Car si, comme je le pense, ce qu’il dit de ces remèdes est vrai, qu’il laisse donc le désordre des esprits être une cause immédiate, un effet, ou ce qui lui plaira : du moment que ce même désordre entraîne des convulsions et divers autres accidents, et qu’il est présent dans la plupart des crises hystériques, il ne peut qu’être aggravé par les remèdes prescrits lorsque les patientes sont en crise, et tous les remèdes spiritueux ou volatils utilisés au paroxysme de la crise pour faire cesser les convulsions et autres accidents ne feront que les prolonger et les faire empirer30.
Philopirio. — Il est aisé d’ergoter sans fin sur n’importe quelle hypothèse, mais il est tout aussi aisé de la défendre. Je sais que de nos jours on admet généralement qu’un homme de bon sens, qui s’y entend en anatomie et connaît les règles de la mécanique, saura pénétrer toutes les opérations qui se déroulent dans le corps humain, qui n’est guère qu’une machine. On dit même qu’un gentilhomme qui se prétend versé dans la philosophie naturelle ne peut seulement envisager que la nature puisse créer une fonction pour laquelle il ne se trouverait aucune raison valable.
Misomédon. — Vous dites que cette hypothèse est ingénieusement conçue et peut se défendre aisément, mais vous semblez pourtant lui trouver quelque chose de contestable. Si vous jugez que mes remarques n’ont aucun poids, que lui reprochez-vous donc ?
Philopirio. — Rien que je n’aie contre les hypothèses en général : je ne peux endurer qu’un homme puisse faire une description si détaillée qu’elle vous semble vraie et écrire un livre entier sur une chose dont il sait en conscience qu’il ne sait rien. Concernant l’utilité véritable du foie, de la rate et du pancréas dans notre corps, nous avançons dans le noir ; je dirais même que nous sommes tout à fait ignorants de leurs fonctions véritables si ce n’est qu’il s’agit d’organa Colatoria, par lesquels une chose est filtrée, et que tout ce qui a pu être ajouté à leur propos par les esprits les plus sagaces n’a jamais été que pure conjecture et que les meilleurs anatomistes n’ont jamais pu s’entendre. Si l’on songe avec quelle absence de certitude nous pouvons parler d’organes si importants, de viscères aussi gros et aussi simples, on ne sera pas surpris de voir que des hommes faits dans le même moule et jouissant des mêmes connaissances en anatomie que vous et moi puissent se croire, à l’instar de cet auteur et de son petit livre, si familiers de choses invisibles et pour ainsi dire incompréhensibles. Car il ne se contente pas de suivre les esprits animaux dans le labyrinthe inconnu du cerveau, et de parler d’angle d’incidence31, mais il affirme définir la pensée elle-même et déclare que l’âme siège dans la mécanique du corps, comme le montre bien l’explication mécanique qu’il donne des cris et des plaintes observés lors des crises hystériques. Lorsqu’il affirme que la nature tente de supprimer par la violence l’oppression ressentie par les patientes, il dit ainsi : « mais l’âme, voyant que le corps est tout à fait incapable de chasser ce mal, et qu’elle-même ne peut le vaincre, sombre dans la douleur et la détresse et se répand en cris et en plaintes. Elle cherche à dire à ceux qui nous entourent qu’elle a besoin de leur aide, ne pouvant s’exprimer par des mots intelligibles, malgré l’agitation laborieuse de la langue et des lèvres32. » Le propos est très imagé, j’en conviens, mais il n’en est pas moins extravagant. Il est pourtant très facile de le défendre car on peinerait à le contredire. Avec une hypothèse, je ne m’arrête jamais aux détails : sachant que les auteurs eux-mêmes jugent que ce qu’ils supposent est sans importance, on se demande bien comment ils peuvent expliquer les phénomènes en question. Puis-je vous dire sincèrement ce que la plupart d’entre eux connaissent de la médecine ?
Un homme dont l’esprit est tourné vers la composition et qui a l’honneur d’être considéré comme l’auteur et l’inventeur d’une hypothèse commence par examiner toutes celles qui ont déjà été formulées à propos du cas en question. À force de lecture, il devient familier de tous les défauts que les derniers supposeurs ont trouvés chez leurs prédécesseurs. Ayant entendu à l’université et dans la bouche des hommes de lettres, toutes les objections qui pouvaient être faites à la dernière en date de toutes ces hypothèses, il a le corps humain, tout ce microcosme, à sa disposition et peut en user à sa guise jusqu’à ce qu’il trouve ce qui pourrait servir ses intentions. Au cours de ses recherches, il se gardera bien de plonger dans les causes réelles de la maladie car il en trouvera forcément une qui lui permettra d’expliquer tous les symptômes. Si bien qu’à chaque fois que je rencontre une hypothèse, je commence par voir si elle est le produit d’une observation diligente ou d’un cerveau prolifique, et ce n’est qu’après que je la juge dans son ensemble.
Il y a six mois, on vint me chercher tard dans la nuit et l’on me conduisit au chevet d’une gente dame d’environ trente ans que je trouvai en pleine crise hystérique. D’après ce que l’on m’en dit, elle jouissait d’une santé parfaite et n’avait jamais été hystérique. Elle s’était couchée normalement et de fort bonne humeur, mais elle était tombée au bout d’une heure dans l’état dans lequel je la voyais. Elle revint à elle en ma présence et ne se plaignit que d’un étourdissement. Le lendemain matin je compris qu’elle avait fort bien dormi après mon départ ; cherchant à savoir ce qui avait causé ce désordre, je n’appris rien de sa bouche sinon que la veille elle avait bu du vin en quantités généreuses, plus qu’elle n’en avait l’habitude sans toutefois pouvoir parler d’excès. J’ai revu cette femme il y a environ quinze jours et elle m’a confié qu’elle se portait très bien. Le fait étant avéré – et je déclare solennellement qu’il l’est –, je vous demande comment l’on pourrait ici suspecter que des crudités ou une déficience des esprits animaux puissent être cause de son indisposition ? Et si l’on pourrait attribuer celle-ci à autre chose qu’à une grande quantité d’esprits trop violemment agités et par conséquent plongés dans une confusion excessive ? À ce propos, le grand Sydenham a d’ailleurs observé, non pas dans son cabinet mais chez ses patients, que cette confusion était la cause efficiente interne de toutes les maladies hystériques et hypocondriaques. Sydenham est ce médecin aussi sincère que chevronné dont vous pouvez lire l’éloge grandement mérité dans les pages de l’éminent étranger, qui en parle avec ces mots : Artis nostræ orantor et ornamentum, qui sepositis opinionum commentis ad observationes prorsus se dedit, et a prima ætata ad extremum usque senium cum natura cohabitavit33.
Misomédon. — Mais pensez-vous que Sydenham aurait pu relier tous les symptômes à cette seule cause ?
Philopirio. — Je pense qu’il ne fut jamais entièrement satisfait de cette explication, mais il ne s’en préoccupa guère davantage, et on voit bien dans ses écrits qu’il pensait que cela n’était rien au regard de la véritable pratique de la médecine. Ainsi, alors que nul n’écrivit plus longuement que lui sur les fièvres, il a toujours admis avec franchise qu’il ne pouvait expliquer de façon satisfaisante les différences de durée et d’apparition des diverses sortes de fièvre ou la fébrilité intermittente. Pourtant, presque tous les autres médecins ayant écrit sur ce sujet prétendent nous en donner une explication fort plausible : comment cela se peut-il ? S’il avait seulement voulu se distinguer des autres, pouvons-nous croire qu’un homme de bon sens et de science n’aurait pu formuler quelque agréable conjecture comme d’autres avant lui ? C’est par honnêteté et sincérité qu’il a choisi de ne pas soutenir ce dont sa propre expérience ne l’avait convaincu et qu’il a refusé de paraître plus savant qu’il ne pensait l’être, ce qui lui aurait pourtant valu les honneurs et la renommée.
L’érudit Baglivi nous enseigne admirablement la manière de formuler une hypothèse durable. Ayant précisé qu’elle ne doit en aucun cas provenir de notre imagination mais découler des phénomènes indubitables de la nature elle-même, il nous prie de suivre la méthode des astronomes dont l’art, dit-il, s’exerce comme suit : ils observent d’abord avec diligence les phénomènes des corps célestes, puis ils tirent de cette observation des théories formulées à la manière des principes géométriques, et lorsqu’ils ont examiné doctement et ont fini par devenir savants dans ce domaine, ils sont capables de prédire et de définir les mouvements, les positions, les conjonctions, etc. de ces corps avec la plus grande précision imaginable. Ils constituent ainsi un vaste réservoir d’observations, échafaudent une théorie susceptible de leur fournir une explication plausible, et s’ils disposent à eux tous de plusieurs systèmes astronomiques – comme ceux de Ptolémée, Copernic, Tycho Brahe, etc. – qui se contredisent et s’opposent les uns les autres, pour ce qui est de la prédiction des phénomènes astronomiques et du mouvement des étoiles, du calcul des éclipses et de la position des planètes, ils n’échouent jamais et sont toujours du même avis. Ce mystère s’explique par le fait que même si chaque astrologue a sa propre théorie sur les étoiles, tous tirent leur théorie de la même observation intangible des corps célestes, car les uns et les autres auront observé la même chose. Il en découle que les explications qu’ils donnent sur ce qu’ils observent et les hypothèses qu’ils en tirent n’étant jamais que des opinions, elles peuvent varier ou être erronées, mais que les phénomènes observés étant vrais, les conclusions et les certitudes que l’on en tire doivent être invariablement identiques.
Je suis extrêmement satisfait de cet exemple, car outre l’illustration voulue par l’auteur, il me rappelle deux choses que je ne puis m’empêcher de souligner ici. Premièrement, imaginons un homme à ce point ignorant de la médecine et de l’astronomie qu’il ne connaisse pas même l’existence de ces deux arts ; imaginons qu’il se trouve sans cesse au contact des malades ou s’attache à observer régulièrement le mouvement des étoiles, partageant son temps entre ces deux sujets d’étude et passant vingt ou vingt-cinq ans à observer sans jamais s’appuyer sur l’instruction des hommes ou des livres. Il me semble fort probable que cet homme – doté par ailleurs d’une intelligence raffinée, versé en arithmétique et dans tout le reste sauf dans les deux arts susnommés – ne croirait pas un instant que le savoir engrangé à force d’observer les différents mouvements des corps célestes soit plus susceptible d’être réduit à un art de règles et de certitudes que celui que l’on peut obtenir en observant pareillement l’évolution des maladies qui frappent nos corps terrestres.
De cette considération je déduis qu’il est tout aussi inconcevable de voir jusqu’où le savoir des hommes dans tous les domaines – fondé sur l’utilisation de nos sens, qui sont si changeants et si irréguliers – peut être conduit par une observation diligente lorsque celle-ci est fidèlement transmise des uns aux autres et sans interruption pendant des siècles. Deuxièmement, je remarque qu’il est facile de démontrer à quel point il est fallacieux de prétendre expliquer des symptômes par une hypothèse en se renseignant sur la cause véritable de la maladie. L’astronomie nous montre qu’un même phénomène répond à diverses hypothèses dont au mieux une seule est vraie.
Misomédon. — Mais je pense que cela plaide contre vous. Que tous les astronomes, quelle que soit l’hypothèse qu’ils défendent, s’accordent dans leurs calculs montre bien que pour ne pas faire d’erreur il suffit de tenir pour une hypothèse qui permet d’expliquer le phénomène.
Philopirio. — La chose est vraie tant qu’ils ne raisonnent pas à partir de ce qu’ils supposent, et dans ce cas toute hypothèse peut être utile. Car le fait qu’ils ne se trompent pas montre bien qu’ils ne tirent leurs conclusions que de leurs seules observations, dont ils tirent des règles sûres, tandis que leurs hypothèses ne sont que de belles façades et n’ont pour ainsi dire aucune importance.
Misomédon. — Je crois comme vous qu’en matière de médecine comme d’astronomie, ce qui est observé est d’une plus grande utilité, et de loin, que ce qui est supposé. Pourtant, en matière de philosophie naturelle, rien ne se peut sans hypothèse. Même si je suis assez bellement guéri de l’adoration que j’avais autrefois pour les Anciens, j’éprouve encore pour eux un grand respect ; mais nonobstant les louanges que méritent les fondateurs des arts et des sciences, un homme de bon sens se doit d’admettre que la façon qu’ont les philosophes modernes d’expliquer les phénomènes qui se produisent sur terre ou dans les cieux est plus solide et raisonnable que celle des Anciens. Des choses créées, ils ne savaient rien que ce que leurs sens leur permettaient de connaître. Leurs facultates attractrices, concoctrices et expultrices, malgré toutes leurs qualités occultes, étaient de bien piètres solutions comparées à celles de Monsieur Descartes, et si depuis Pythagore, Platon ou Aristote, les hommes n’avaient pas fait usage de leur partie raisonnante et exercé leur capacité de réflexion nous serions restés ignorants de ses opérations dans d’innombrables cas qui nous sont aujourd’hui parfaitement connus.
Philopirio. — Après examen méticuleux, je crois bien que la vraie connaissance que nous avons de la nature au-delà de ce que nous ont transmis les Anciens et en dehors de ce que nous devons à l’observation ne doit pas représenter grand-chose. Quant à l’explication de ses mécanismes – explication qui varie souvent au fil du temps – on observe cependant depuis toujours que l’action de philosopher est soumise à la mode au même titre que les vêtements que l’on porte, même si, dans le premier cas, cet engouement dure sans doute plus longtemps. [Descartes a été fort admiré, mais sa philosophie perd chaque jour du terrain.] Aucune hypothèse n’est jamais devenue célèbre avant même de satisfaire une grande partie du monde savant, et depuis le Paradis34, l’humanité a toujours pensé de la même manière ; le reste dépend entièrement de l’expérience, d’où il apparaît que tant que celle-ci s’accroît et que notre inconstance demeure, il est impossible qu’un système ou qu’une opinion reçoive un jour l’approbation de tous ou soit appelée à être gravée dans le marbre. Lorsque j’en entends certains insister sur telle ou telle opinion, je me divertis à l’idée de toutes les hypothèses que les meilleurs d’entre eux ont dû rencontrer, car c’est leur lot commun.
Une fois qu’une hypothèse est restée établie un certain temps, elle devient une manière de souverain et reçoit les hommages et les respects de ses vassaux au point que l’on croirait voir la Vérité elle-même : cet état perdure jusqu’à ce que l’expérience ou la jalousie ne lui découvrent un défaut. Pourtant, à moins qu’un très grand homme ne remarque en premier l’erreur, sa découverte sera d’abord accueillie avec mépris ; mais qu’une autre hypothèse soit mise en avant (ce qui se produit généralement peu de temps après) qui, étant tout aussi bien tournée que la première sans en avoir les défauts, attire un nombre considérable de partisans, et vous verrez se lever d’un bond tous ceux qui s’étaient battus sous l’étendard de la vieille hypothèse. Parmi eux, tous les gens de renom se sentiront personnellement insultés et seront prêts à défendre leur honneur au péril de leur fortune et de leur vie. Les arts et les sciences seront mis à sac, et tout ce qui peut être tiré de l’esprit, de l’éloquence ou du savoir sera mis en avant pour soutenir l’hypothèse à laquelle ils ont fait allégeance et détruire l’autre ; tous seront aussi paniqués que s’ils se trouvaient à bord d’un navire de guerre brusquement touché sous sa ligne de flottaison. Pendant ce temps, ceux qui tiennent pour la nouvelle hypothèse ne sont pas en reste, si bien que les deux parties finissent par entrer en guerre pour de bon. Les meilleurs se battent à coup d’arguments, les autres à coup de remarques personnelles. D’ordinaire, ce petit jeu s’éternise et se déroule dans la plus grande violence. J’ai observé autant de haine et d’animosité entre aristotéliciens et cartésiens du temps que j’étais à Leyde que l’on peut en voir aujourd’hui à Londres entre Haute Église et Basse Église.
Misomédon. — Et pour ce que j’en sais, avec autant de raisons. [C’est la différence d’opinion qui fait les ennemis, etiam si de fumo disceptarent35.]
Philopirio. — Si la nouvelle hypothèse se trouve continuellement nourrie par des hommes de bon sens, qui en épousent la cause avec zèle et en protègent le territoire jusqu’à la mort de ses principaux ennemis et de ceux qui s’étaient les premiers opposés à elle, elle gagne chaque jour du terrain jusqu’à sa victoire éclatante et monte enfin sur le trône de l’ancienne hypothèse qui, tel un professeur émérite du Chelsea College36, est mise au rebut avec les hypothèses défuntes, senio belloque fracta37. Si vous interrogez l’histoire, vous verrez que plus l’époque est bavarde et pleine d’esprit, plus elle est généreuse en sectes diverses, en opinions et en hypothèses. Si vous voulez savoir comment nous nous y retrouvons dans une telle profusion : les plus beaux esprits étalent ainsi leur talent et, l’un encourageant l’autre, ils se font aussi attachants que la gale, si bien que l’on peut appliquer à la situation ce que Juvénal dit je ne sais où à propos d’autre chose :
Misomédon. — Je suppose que je vous ai amené à parler des hypothèses contre votre gré et je vois que vous êtes déterminé à faire durer cette discussion et que vous avez l’intention de m’épuiser avant de passer à autre chose. Aussi, pour en finir sur le champ avec les hypothèses au lieu de se perdre en discussions, je dirai comme vous qu’elles ne sont que de simples jeux d’esprit39, calculés pour faire diversion et qu’il ne convient pas d’y prêter davantage attention qu’à des pièces de théâtre ou des histoires merveilleuses dont on peut supposer que les auteurs se soucient aussi peu que ceux pour qui ils les écrivent. Mais vous devez à présent résoudre pour moi une question qu’il me brûle depuis longtemps de vous poser : en parlant hier de la secte des empiriques, vous avez dit que s’ils avaient affirmé que la connaissance du corps et de la nature n’avait rien à voir avec l’art de la médecine vous auriez tenu contre eux. Mais puisque vous faites peu de cas des raisonnements portant sur les maladies – pour en trouver la cause ou en déterminer le remède –, je ne vois guère comment vous pourriez comprendre autre chose que la pratique générale de nos vieilles femmes. À mon sens, un homme n’a pas besoin de bien connaître l’anatomie pour prescrire la valeur d’un sou de thériaque de Venise40 pour un refroidissement, un demi quart de pinte d’huile de lin pour une pleurésie et une cuillerée de miel à un phtisique.
Philopirio. — Vous oubliez le petit-lait pour la dysenterie, la garance pour la jaunisse, l’herbe des jésuites41 pour la fièvre et vingt-cinq autres remèdes de la même eau, qui pour être fort communs n’en méritent pas moins mon estime.
Misomédon. — Je ne contredis pas les bienfaits de ces remèdes, mais il est certain que celui qui en fait ainsi usage au hasard, pour la seule raison qu’ils ont souvent soulagé les malades, engrange une expérience tout à fait inepte. Si vous m’accordez cela – et je ne vois guère comment il pourrait en être autrement –, je vous prie de me dire quels savoirs seraient requis pour faire un médecin qui pratiquerait ainsi la médecine, outre les connaissances qui sont déjà l’apanage d’une bonne infirmière ? Car vous dites qu’ils ne doivent s’appuyer sur rien que ce qui est perceptible par leurs sens et qu’ils ne doivent jamais faire usage de leur raison, ou tout au moins ne jamais lui accorder leur confiance.
Philopirio. — Avant de répondre directement, je me permets de vous remettre en mémoire une image usée jusqu’à la corde, celle du bâton tordu que l’on tord dans l’autre sens pour le rendre droit. Lorsque vous m’avez demandé comment je pouvais, sans l’aide de quelque hypothèse, raisonner sur les symptômes ou les causes d’une maladie – et j’ose espérer que vous n’attendez pas de moi les belles et insondables explications que vos théoriciens pleins d’esprit échafaudent à partir de simples suppositions –, je vous ai répondu tout à trac que je me gardais bien de raisonner sur ces choses. Je viens de vous démontrer l’erreur dont se rendent coupables les ingénieux esprits de notre époque, qui sont si attachés à ce qu’ils savent qu’ils sont convaincus qu’en dehors de l’anatomie et de la philosophie, un homme de bon sens n’a besoin d’aucune aide pour comprendre les causes des maladies les plus obscures pourvu qu’il en ait rencontré au moins une fois les symptômes. Puisque j’en ai fait la démonstration, dis-je, je n’ai aucun scrupule à vous dire que je ne ferai pas un pas sans la raison de ces philosophes dont je n’envie nullement le titre, quelle que soit la réalité qu’il recouvre. Je ne peux vous laisser croire que je parle ici de cette raison boursouflée d’orgueil qui vole audacieusement de ses propres ailes et qui, laissant l’expérience loin derrière elle, s’envole chercher ses conclusions au plus haut des cieux. La raison dont je me sers est très humble et très simple, et elle est non seulement fondée sur l’observation, mais entourée et limitée par elle sans jamais chercher à la perdre de vue.
Quant à cette façon ridicule et grossière de prescrire dont vous semblez me croire coupable, je pensais qu’en montrant quels efforts, quelle industrie et quelle patience entraient nécessairement dans l’établissement de l’histoire fidèle de chaque maladie – condition préalable à la guérison – j’avais fait ce qu’il fallait pour prévenir vos soupçons.
Misomédon. — Vous m’en voyez satisfait et j’ai jugé que j’avais eu ma réponse dès lors que vous aviez accepté d’allier la raison à l’observation. Car pour ce qui est de cet autre raisonnement, qui commence et finit par des spéculations, je vous ai dit hier que je n’y croyais plus moi-même. Si j’avais su plus tôt ce que vous pensiez, nous n’eussions point passé la moitié de notre temps à discuter de suppositions ; mais je ne suis pas fâché de vous avoir entraîné sur ce terrain difficile. Instruit par vos réponses, je sais que j’accueillerai plus favorablement qu’avant tout ce que vous pourrez dire sur les passions hypocondriaques, qu’il s’agisse de cette affection en général ou de mon cas en particulier.
Philopirio. — Dans les universités étrangères, la coutume veut que les étudiants de toutes les facultés, ayant passé plusieurs examens obligatoires, n’obtiennent leur diplôme qu’après avoir rédigé et soutenu une thèse ou argumentation dont le thème est laissé à leur libre choix et qui doit toujours avoir un lien avec la profession à laquelle ils appartiennent.
Misomédon. — Je le sais bien car on les imprime et les dote d’une couverture en papier marbré avant de les distribuer aux étudiants. Lorsque j’étais à Utrecht, où je ne suis resté que trois jours, un étudiant avait été promu au titre de docteur en droit civil ou, comme ils disent, utriusque juris42. J’étais assis dans le grand amphithéâtre lorsque le candidat en personne et ses deux paranymphes (vous savez bien que c’est le nom qu’ils donnent aux deux gentilshommes et amis qui l’accompagnent), me prenant visiblement pour ce que j’étais, c’est-à-dire un étranger, fendirent la foule pour me faire présent d’un exemplaire de cette thèse, ce que je pris pour une marque de considération de la part d’un homme que je n’avais jamais rencontré auparavant, et de surcroît dans un pays qui n’est pas réputé pour sa politesse. Le titre de la thèse était de Codicillis.
Philopirio. — La mienne était intitulée de Chylosi vitiata ; je l’ai défendue en 1691, à Leyde, dont le Docteur William Senguerdius, professeur de philosophie aristotélicienne, était le Rector Magnificus43. La raison pour laquelle je vous dis cela – car cette anecdote semblerait autrement bien impertinente – est que je trouve remarquable d’avoir toujours eu l’œil attiré, comme par instinct, vers ce qui m’est apparu ensuite comme la cause véritable des passions hystériques et hypocondriaques, même à une époque où je ne songeais guère à faire de ces maladies l’objet d’une étude particulière et me destinais à la médecine générale, comme bien d’autres médecins.
Je vais tenter de démontrer que les désordres de la chylification44 forment la principale cause de la maladie en question, et pour ce faire, je désire attirer votre attention sur les observations suivantes. Grâce à l’anatomie, nous savons qu’une abondance de nerfs aboutit à l’estomac, dont la paroi interne est largement innervée bien qu’elle ne puisse se mouvoir spontanément d’elle-même. En outre, l’expérience quotidienne nous enseigne que les nourritures qui sont ardemment désirées et recherchées pendant longtemps avec un acharnement si insensé qu’il peut paraître néfaste sont généralement bien digérés, même chez ceux dont la concoction laisse à désirer. On ne compte pas les exemples qui viennent étayer cette affirmation, et qui nous sont donnés par les femmes grosses, les malades et bien d’autres encore. Qu’il me soit permis d’en citer deux que je me rappelle avoir évoqués il y a vingt ans dans la thèse dont je viens de parler. Le premier nous est fourni par le docteur Tulpius[64], remarquable médecin de Hollande qui décrit le cas d’une femme grosse qui n’avait de goût que pour les harengs en saumure au point d’en ingurgiter chaque jour des quantités prodigieuses. Avant même que son envie fût satisfaite – ce qui dut sans doute prendre des semaines –, elle en avait mangé quatorze cents sans en souffrir le moins du monde.
Misomédon. — Voilà une excellente observation de la part d’un Hollandais, car ce Tulpius était aussi, je crois, bourgmestre de la ville d’Amsterdam.
Philopirio. — En effet, mais c’était aussi un honnête et méticuleux adepte de la médecine pratique, ce qui fait de lui un homme en tout point recommandable. L’autre exemple nous est donné par Platerus[65], qui raconte qu’une jeune fille âgée d’environ dix-sept ans avait un appétit si dépravé et si perverti qu’il lui prit un jour de manger un oignon qui, alors que la peste faisait rage, avait été appliqué sur un furoncle pestilentiel, noirci, putréfié par les exhalaisons empoisonnées et jeté dans le feu. Il précise que la jeune fille n’en fut nullement incommodée et que ce mal, pourtant si contagieux, ne l’atteignit point.
En plus de l’expérience, je vais recourir à ce qui en résulte : le témoignage d’Hippocrate, qui nous dit dans l’un de ses aphorismes que les aliments vers lesquels notre appétit nous pousse sont bien mieux digérés que ceux qui ne nous attirent pas. De ces observations anatomiques et pratiques je conclus en premier lieu que si les esprits animaux qui s’écoulent sans arrêt vers l’estomac par le biais des innombrables petits nerfs qui les y transportent ne constituent pas (ce que personne n’a pu réfuter à ce jour) le ferment stomachique – autrement appelé menstruum, ou quel que soit le nom que vous voulez bien lui donner – grâce auquel nos aliments sont digérés, ils en sont au moins responsables pour une part non négligeable, sinon essentielle. J’ajoute que certains de ces esprits qui contribuent à la constitution du ferment sont bien plus subtils et bien plus raffinés que les autres, qui ne contribuent qu’aux mouvements des muscles et autres exercices de force.
[Misomédon45 : Syrus cum non sis, ne syrissa46. Vous tenez contre les hypothèses et voilà que vous en faites une de votre cru, à propos de la supposition d’un autre. Comment savez-vous que les esprits animaux existent ? Les nerfs par lesquels ils sont supposés passer ne sont point creux comme des tuyaux, au contraire des artères, des veines, des vaisseaux lymphatiques, chylifères ou autres, qui sont faits pour transporter les liquides : les nerfs sont des corps solides comme les ficelles ou les cordes faites de plusieurs brins. Il ne s’y trouve aucun liquide car ils ne renferment aucune cavité susceptible d’en contenir. Cette affaire des esprits animaux n’est donc qu’un rêve.
Philopirio. — Je ne m’attendais pas à pareille objection. Beaucoup de choses sont vraies sans pour autant admettre de démonstration a priori. Sans parler des vaisseaux les plus infimes, qui se peuvent observer chez les plus petits insectes à l’aide d’un microscope. Nous avons la certitude que les cheveux que nous avons sur la tête sont creux, et la cuisine nous montre qu’une substance liquide doit être contenue dans les moindres fibres des muscles, c’est-à-dire dans la chair des animaux. Il est donc plus que probable que les fils dont les nerfs sont composés soient creux, à l’instar de toutes les fibres. Quant aux esprits animaux, qui sont supposés passer par ces canaux, leur existence est un point qui n’a jamais été controversé. Il est certain que le sang est constitué de diverses parties très différentes les unes des autres, et que nombre d’entre elles sont volatiles. Nous savons également par expérience que des émanations et des vapeurs s’échappent de tout liquide, surtout lorsqu’il est visiblement chaud, dès lors que cette séparation n’est pas empêchée et rendue impossible. Au vu de ces faits, de la texture poreuse de la plupart des éléments présents chez les animaux vivants et de la taille infime de certains vaisseaux capillaires, il ne se peut concevoir qu’à un endroit ou un autre les plus fines particules du sang ne soient pas retenues ou autrement séparées du reste de sa masse. Si nous ajoutons à cela ce que nous savons de l’ébriété, des liqueurs inébriantes et des remèdes revigorants utilisés dans les cas de lipothymie et d’évanouissement ; si, dis-je, nous ajoutons à cela ce que l’expérience nous enseigne sur toutes ces choses qui affectent intérieurement mais palpablement la tête et les nerfs, nous sommes forcés de conclure que bien des choses se produisent dans le cerveau qui ne sauraient être le fait que de particules volatiles provenant originellement du sang. L’entendement humain ne peut à tout le moins concevoir qu’il puisse en être autrement.
Misomédon. — Sur plusieurs points je crois que vous avez raison, mais il en est d’autres – comme la douleur et les sensations en général – pour lesquelles je peux mieux expliquer ce phénomène en concevant les nerfs comme autant de ficelles ou de cordes fort tendues grâces auxquelles un mouvement imprimé à une extrémité est immédiatement communiqué à l’autre. Je peux, dis-je, mieux expliquer ce phénomène en concevant ainsi les nerfs qu’en supposant l’existence d’esprits animaux.
Philopirio. — Je ne prétends nullement rendre compte des fonctions du cerveau, et je n’ai jamais entendu parler d’un système philosophique qui le pourrait faire. Je ne prétends pas que les esprits animaux existent afin de pouvoir expliquer tous les phénomènes, mais parce que je pense leur existence nécessaire et raisonnable. De même, lorsque je vois de la fumée, j’en conclus qu’il doit y avoir un feu, même si à ce moment précis mes sens ne me le disent pas.
Misomédon. — Mais vous faites l’inverse et concluez qu’il doit y avoir de la fumée puisqu’il y a un feu, dont vous savez bien par ailleurs que plus il est éclatant moins il sert votre propos.
Philopirio. — Là où il y a du feu, il y a forcément des effluves, ou quel que soit le nom qu’il vous plaît de leur donner. Mais gardez toujours à l’esprit que la flamme la plus brillante n’est jamais que de la fumée en feu. L’existence des esprits animaux a toujours été soutenue, par les anciens comme par les modernes ; toutes les écoles de médecine et toutes les sectes philosophiques se sont toujours accordées sur ce point, et quelles qu’aient pu être leurs différences, sur ce sujet au moins elles étaient unanimes.
Misomédon. — À tout ceci je pourrais aisément répondre : que les hommes aient copié inlassablement la même chose les uns sur les autres n’a que peu d’importance à moins que le premier ait prouvé le point en question, ce dont je doute fort. Si vous êtes d’avis que les esprits animaux sont nécessaires à la digestion des aliments en général, je vous prie de me faire savoir pour quelle hypothèse vous tenez, ou au moins de me présenter en détail votre opinion sur ce sujet sans en rien omettre.
Philopirio. — J’y mettrai tout mon cœur. Comme je vous l’ai déjà dit, je ne tiens pour aucune hypothèse. Quant à la concoction, à ce jour aucun système n’a été divulgué dans lequel toutes les causes expliquant la digestion seraient suffisantes pour rendre compte des effets que nous observons. La plupart de ceux qui ont écrit à ce sujet semblent s’être imaginé que la faculté de concoction, c’est-à-dire le pouvoir de digérer les aliments, était peu ou prou la même chez tous les animaux, qu’ils rampassent, volassent, nageassent ou marchassent. Cette croyance a des effets pernicieux. C’est ainsi que les hommes s’amusent à se quereller sur les acides et les alcalis dont ils limitent la nature pourtant riche et insondable aux recherches étroites et aux hypothèses des chimistes. Ils ont en outre considérablement gâché la sagacité humaine en général en attelant les hommes à des recherches vaines et incompréhensibles, ralentissant ainsi les progrès d’un savoir qui ne se peut acquérir qu’à force d’observations judicieuses et de fréquentation assidue du sujet lui-même. Plus nous avons fait d’expériences sur la concoction chez des créatures qui sont différentes de nous par nature, mais aussi par leur structure et leur économie animale, moins nous avons su quoi penser de la concoction chez l’homme. Plus nous accumulons de connaissances sur la digestion des autres animaux, plus nous réduisons nos chances de comprendre un jour la digestion humaine. Si l’on songe à l’art et à l’inventivité dont a fait preuve la nature dans la formation d’animaux de toutes sortes, c’est faire preuve d’inattention que de ne pas voir dans le même temps les différents moyens par lesquels elle parvient aux mêmes fins. Ce que la nature a jugé bon d’obtenir par trituration chez les créatures d’une espèce donnée, elle a pu le faire pour une autre espèce au moyen d’un ferment adapté, et peut-être au moyen des deux pour une troisième espèce.
Misomédon. — Vous vous défiez de toutes les hypothèses, mais vous trouvez par ailleurs des défauts aux observations anatomiques et à la dissection de toutes sortes d’animaux. À ce compte-là, on pourrait dire : nec currimus nec remigamus47.
Philopirio. — Je vous demande bien pardon mais ce n’est pas aux observations que je trouve des défauts, ni aux expériences menées par les curieux, mais à l’application qui en est faite et aux conclusions que l’on en a souvent tirées. Je n’ai rien contre un homme qui, s’appuyant sur ce qu’il observe chez le poisson, viendrait à en conclure que chez certaines créatures la concoction se produit sans dégagement perceptible de chaleur. En revanche, je lui en voudrais d’inférer que la chaleur des viscères ne contribue en rien à la digestion dans les estomacs humains. Je ne fustige pas le docteur Musgrave parce qu’il conduit des expériences sur la substance muqueuse de l’estomac des carangues, ni parce qu’il en mélange une partie avec une solution de sublimé et une autre avec du sirop de violette. Je lui suis redevable pour ses curieuses observations concernant le vaste tapis de glandes qui se trouve dans ce même estomac, et il est fort probable que le ferment digestif soit, chez ce poisson, séparé du sang grâce à ces glandes. Je pense néanmoins qu’il avait tort d’insinuer que nous devrions en conclure que, chez toutes les créatures, les aliments sont digérés par un alcali volatil et qu’il ne se trouve aucun menstruum acide dans notre estomac. Les acides ont cet effet ; la potasse et même les alcalis les plus caustiques et les plus corrosifs ne sont pas plus pénétrants ni plus à même de consumer ou de briser la texture des corps que l’huile de vitriol, l’aqua-fortis et autres substances acides.
Misomédon. — Si bien que, quoi qu’il en soit chez les autres animaux, vous maintenez qu’un ferment acide est le principal agent de la concoction chez l’homme ?
Philopirio. — Je ne dis rien de tel et ne prétends pas déterminer la nature de ce menstruum, qui cause ou plutôt assiste la digestion chez l’homme. Qu’il doive y avoir quelque chose de semblable à un ferment dans notre estomac me semble découler du fait que ni la chaleur ni l’activité musculaire – prises ensemble ou séparément – ne sauraient sans aide aboutir à quoi que ce soit d’observable qui puisse relever de la concoction dans l’estomac humain.
Misomédon. — Je ne puis imaginer un quelconque mouvement dans l’estomac et les boyaux, capable d’une manière ou d’une autre de meurtrir la nourriture ou de la réduire en pièces. Si ce mouvement était violent, il nous gênerait, ou tout au moins le sentirions-nous. S’il était imperceptible, il ne saurait être assez efficace.
Philopirio. — Nous devrions faire preuve de prudence lorsque nous donnons ainsi notre avis sur ces questions. Toute systole est une compression forte et brutale du cœur, et le sang qui s’y précipite se meut violemment sans que nous nous en apercevions. Il est indéniable qu’un mouvement est imprimé à l’estomac par le diaphragme, et il n’est pas facile de déterminer l’efficacité qu’une force, si infime soit-elle, peut avoir au fil du temps, lorsqu’elle est répétée plus de trois mille fois par heure, comme c’est le cas. Gutta cavat lapidem48.
Misomédon. — Si les branchies des poissons remplissent le rôle des poumons, elles doivent pareillement imprimer un mouvement à l’estomac de ces derniers.
Philopirio. — C’est ce qu’elles font, sans aucun doute.
Misomédon. — Les requins arrachent souvent aux hommes des membres entiers ; peut-on alors imaginer comment un fémur pourrait être consumé en un temps raisonnable, par le simple mouvement des muscles dans l’estomac souple d’un poisson ?
Philopirio. — Pourquoi un menstruum pénétrant, semblable à celui observé par le docteur Musgrave dans l’estomac d’une carangue, ne pourrait-il pas effectuer la plus grande partie de la digestion tandis que le mouvement des muscles ne ferait que le seconder ?
Misomédon. — Cependant, Leeuwenhoeck est d’avis que le mouvement transmis par les branchies à l’estomac et aux boyaux des poissons suffit à ce que la digestion se fasse sans l’aide de la moindre liqueur acide. Il semble donc exclure tous les menstrua quels qu’ils soient.
Philopirio. — L’observation du docteur Musgrave mentionnée plus haut pèse plus à mes yeux que n’importe quelle affirmation sans preuve. Les expériences qu’il a menées, le tapis de glandes qu’il a observé, nous renseignent amplement sur la digestion des carangues et des brochets, peut-être sur celle des requins, mais nous devrions nous garder d’en tirer des conclusions concernant les animaux d’une autre sorte et d’une tout autre nature. Lorsque nous voyons des créatures qui diffèrent du tout au tout dans la structure de leurs organes internes comme de leurs membres externes, pourquoi devrions-nous chercher à rapprocher leurs économies propres ? J’ai vu un cormoran avaler tout rond la tête d’une dinde et une portion considérable de son cou, plumes comprises, et je suis convaincu que cette tête de dinde était presque aussi grande que celle de l’oiseau dévoreur. De ce fait, et de ce que j’ai pu observer par ailleurs chez cette créature, j’ai de bonnes raisons de penser que le cormoran est aussi vorace que la carangue ou le requin. Si l’on considère en revanche tout ce qui différencie leurs organes internes et la structure de ces derniers, il serait ridicule de conclure que la cause ou les causes de la concoction sont les mêmes chez toutes ces créatures.
Misomédon. — S’il est des créatures chez lesquelles la nourriture est meurtrie et taillée en pièces par la force et le mouvement des muscles, c’est bien chez les oiseaux, ou tout au moins la volaille ordinaire : poulets, pigeons, canards et autres. Il est évident que le grand Harvey en était très familier et je pense pouvoir dire, d’après ce qu’il a observé chez ces volatiles, qu’il supposait que la digestion en général se faisait par trituration. Ici, en effet (je veux dire chez les oiseaux), plusieurs éléments se recoupent et viennent favoriser cette conjecture. La nourriture qu’ils ingèrent est généralement dure et avalée entière. Le jabot, dans lequel descend cette nourriture, n’est qu’une sorte de réserve où les aliments demeurent jusqu’à ce que l’estomac en décide autrement.
Philopirio. — Le jabot est un dépôt, dans lequel les aliments sont consignés jusqu’à ce que l’estomac se trouve prêt à les recevoir, mais il n’empêche pas qu’ils y trempent et y macèrent en attendant.
Misomédon. — La nourriture n’est cependant ni meurtrie ni brisée avant d’arriver dans l’estomac, qui n’en accepte guère que la quantité qu’il est capable de presser et de broyer. L’estomac des oiseaux ou – comme on l’appelle plus communément – le gésier est solide et résistant, et ses fibres sont plus fermes que n’importe quelle autre fibre de leur corps. Les gravillons, le sable grossier et les petits cailloux qui s’y trouvent continuellement, et ne sont jamais expulsés tels quels, semblent bien être des instruments propres à rendre possible une telle opération. Ajoutons à tout ceci une autre circonstance qui plaide en faveur de cette hypothèse et que personne ne me semble avoir remarquée jusqu’ici.
Philopirio. — Et de quoi s’agit-il, je vous prie ?
Misomédon. — C’est une observation que j’ai faite sur cette partie de l’estomac qui, lorsque l’on vide une volaille, est séparée du gésier et jetée avec les intestins. Cette membrane interne, qui renferme étroitement le contenu de l’estomac, est faite d’une substance tout à fait singulière. En effet, lorsqu’elle est séchée par une chaleur modérée, elle ne devient ni coriace ni fibreuse comme c’est le cas de la peau et de la chair : elle devient cassante et dure au point que pour la réduire en poudre il faut presque autant d’effort que pour pulvériser des yeux de crabe, des perles ou de l’écorce des jésuites. J’ai appris la chose par hasard et je la tiens d’un mien locataire qui utilisait cette poudre contre la gravelle, d’après lui non sans succès.
Philopirio. — Voilà un remède de bonne femme qui, s’il échoue dans bien des cas, n’est point aussi condamnable que certains l’ont imaginé. Pardonnez-moi si je ne trouve aucune raison de tirer de vos observations la conclusion désirée. Celles-ci nous donnent à penser, je l’admets, qu’il est quelque chose de fort singulier dans la substance de cette membrane intérieure ; mais la dureté dont vous parlez ne prouve rien qui puisse soutenir l’hypothèse de la trituration. Car bien que cette membrane soit dure et cassante une fois sèche elle ne l’est jamais d’ordinaire. Pour déterminer la fonction des parties du corps et juger de leur adaptation à cette fonction chez les êtres vivants, il nous faut les juger dans leur état naturel et, autant que faire se peut, dans l’état le plus proche de celui qui est le leur lorsqu’elles remplissent leurs fonctions respectives. Lorsque le gésier est retiré de l’oiseau, cette membrane est souple et malléable et la substance de cette membrane est si remarquablement souple dans l’estomac des autruches, que le docteur Browne[66] et d’autres avec lui l’ont comparée à de la flanelle. Je parle bien de l’autruche, ce même oiseau qui est connu plus que tout autre pour digérer des choses fort dures.
Misomédon. — J’avoue qu’il s’agit là d’un coup rude porté à la trituration. Un moulin tapissé de flanelle remplirait bien piètrement son office. Pourtant, vous avez admis il y a peu que la nature peut effectuer la digestion de cette manière.
Philopirio. — Je vous le confirme, et je n’ai jamais utilisé la substance souple de cette membrane interne comme une possible objection à l’hypothèse dont vous parlez. J’en ai fait mention afin que vous ne donniez pas trop d’importance à la dureté qu’acquiert cette membrane une fois sèche. Je ne pense pas que la souplesse de celle-ci soit un obstacle à la trituration dans l’estomac des oiseaux telle que je la conçois. La trituration dans un moulin nécessite la présence de deux substances plus dures que ce qui doit être moulu entre elles. Il est donc démontrable qu’il ne saurait y avoir la moindre analogie entre un moulin et l’estomac d’une créature vivante. Mais nombre de choses fort dures peuvent en arriver à s’user ou se briser les unes les autres si on les secoue et les entrechoque violemment dans un sac. Je suis convaincu que plus ce sac est souple et malléable, et plus la substance en est flasque, moins ce dernier souffrira des mouvements et de la dureté des objets qui s’y trouvent.
Misomédon. — Vous devez cependant admettre que plus cette substance est flasque et légère, plus le sac risque de s’user promptement.
Philopirio. — Pour tous les objets fabriqués à partir d’une même matière, il ne fait aucun doute que ce qui est flasque et léger n’est point aussi résistant que ce qui est plus épais. Dans le cas qui nous occupe, nous avançons cependant dans le noir. Nous ne savons rien des matériaux dont est faite cette substance souple qui tapisse l’estomac de l’autruche, ni de ses propriétés ou de sa solidité. Si elle peut sembler proche de la flanelle par certains aspects, nous sommes cependant certains qu’elle n’est point faite de laine.
La nature, en formant les animaux, n’a jamais fait montre d’une plus grande habileté que dans la texture des différents vaisseaux, membranes et fibres qui entrent dans leur constitution. Il est certaines propriétés qui leur appartiennent et qui leur sont même consubstantielles, et que notre sagacité n’aurait jamais pu découvrir a priori. Dans plusieurs cas, ces propriétés ne remplissent que l’unique fonction qu’elles sont censées remplir, ce que seule nous apprend l’expérience a posteriori. Les gens en bonne santé se sentent aussi bien après un repas qu’avant ; pourtant, le centième de ce que nous ressentons dans notre estomac serait une véritable torture pour notre vessie.
Misomédon. — Il m’est arrivé plus d’une fois de régurgiter une substance acide et si corrosive qu’en ne faisant que passer elle m’avait écorché la gorge et la bouche sans que j’en eusse ressenti la brûlure lorsqu’elle se trouvait encore dans mon estomac. Il est toutefois naturel que les organes du goût aient été délicatement agencés.
Philopirio. — Aucune partie de notre corps n’est plus sensible que l’estomac : la goutte et les rhumatismes ont souvent pour symptôme des douleurs ressenties dans ce viscère et qui ne sont pas moins violentes que celle qui est occasionnée par la pierre. En outre, ce qui est très agréable au palais se révèle souvent déplaisant pour l’estomac. Tout ce que l’on peut en dire, c’est que l’intérieur de l’estomac est conçu pour remplir un office tandis que l’intérieur de la bouche est fait pour en remplir un autre. Rien n’est plus agressif pour ce dernier que la salive : son goût est à peine perceptible, même par les palais les plus fins, et pourtant, ce menstruum est si âcre et pénétrant, ou tout au moins doté de qualités telles, qu’il est capable de séparer et de briser la texture du vif-argent, qui grâce à la salive et à la simple action d’un pilon et d’un mortier peut être réduit en une poudre légère.
Il est possible que la substance de cette membrane, dans l’estomac d’une autruche, soit flasque et malléable, mais que les éléments qui constituent les fibres dont cette substance est tissée aient une solidité et une fermeté bien supérieures. Tandis que les muscles agrippent de tous côtés les aliments, les mélangent avec force et, par la pression constante qu’ils exercent, frottent les aliments solides les uns contre les autres au point de les moudre, je puis aisément imaginer qu’une membrane aussi passive puisse jouer efficacement le rôle d’une barrière entre les parties les plus dures et les plus résistantes du contenu de l’estomac et les tendres fibres des muscles, pour lesquelles tout contact immédiat avec ce qui est âcre ou dur serait une attaque intolérable. En outre, je ne pense pas qu’il soit improbable qu’une membrane faite de cette substance singulière puisse être ainsi exposée sans être blessée par l’action des uns comme des autres. Elle est en effet comme la baudruche49, prise entre la résistance du métal et les coups violents du marteau qui force l’or à s’étendre.
Misomédon. — La baudruche reste toujours dans la même position et ne reçoit que des coups portés directement et perpendiculairement sur une surface plane. La membrane dont nous parlons est, si l’on s’en rapporte à votre description, exposée à une grande variété d’attaques de toute provenance. À l’extérieur, elle reçoit et doit céder à toutes les pressions exercées dans diverses directions par les muscles qui l’entourent. À l’intérieur, elle est exposée à la force et à la dureté des aliments résistants, qui bougent sans cesse sous l’effet des pressions que les muscles exercent sur la membrane malléable.
Philopirio. — Je n’ai nullement l’intention de les comparer. Ayant cependant donné des exemples de l’habileté impénétrable dont la nature a fait montre dans la texture singulière des différents vaisseaux, membranes, etc. de toutes les créatures, j’en ai inféré qu’une membrane d’une substance particulière pouvait contribuer à la trituration et pourtant ne pas plus souffrir en remplissant cette fonction qu’une baudruche pâtit de l’usage que l’on en fait. Et bien que la baudruche ne subisse apparemment pas grand dommage, nous pouvons néanmoins en apprendre qu’il peut exister des membranes, même faites de la main de l’homme, qui peuvent résister à une force à laquelle un métal dur doit pourtant se soumettre.
Mais supposons que cette autre membrane, qui tapisse l’intérieur de l’estomac des oiseaux, puisse s’user : nos dents s’usent bien, et si rien n’était fait, elles ne dureraient pas aussi longtemps. Nous savons simplement que les particules qui s’usent imperceptiblement sont tout aussi imperceptiblement réparées. La nature a des milliers de façons d’accomplir son œuvre, et nous n’en savons rien. Qu’elle répare dans certains cas les pertes aussi vite qu’elles ont été subies et avant même qu’on ne les ressente nous est démontré par ce que tout un chacun peut observer chez le lièvre. Les pattes de cette créature, remarquable par sa vitesse à la course, ne sont jamais nues mais toujours couvertes de fourrure, d’un épais pelage qui les recouvre jusqu’en bas et touche le sol.
Misomédon. — Sans doute la trituration peut-elle se dérouler comme vous dites, mais plus ce que nous observons chez les oiseaux nous confirme dans l’idée que les aliments sont mis en pièces et changés en chyle par la force et le broyage, plus nous devrions avoir la conviction que dans le cas des créatures chez lesquelles ce phénomène n’apparaît pas, le mouvement des muscles n’a rien à voir avec la concoction. Quels que soient les aliments que nous absorbons au cours d’un repas, ils doivent tous être contenus en même temps dans le même viscère pour y être digérés : ce qui tapisse l’estomac humain est léger et fin, et si cette matière peut être divisée en plusieurs membranes, et si la deuxième est en effet musculaire, le tout est constitué d’une substance bien peu épaisse si on la compare au gésier des oiseaux. Lorsque nous avalons des galets, ou en vérité le moindre noyau ou pépin, y compris ceux des raisins et des groseilles, ils ne sont pas digérés mais ressortent entiers et intacts.
Philopirio. — Vous n’avez aucun besoin de perdre votre temps à m’administrer la preuve que la concoction ne se produit pas par trituration dans notre estomac, j’ai toujours tenu cette notion pour absurde. De nombreuses actions contribuent à la concoction de notre nourriture, mais sans le soutien de l’activité musculaire, il m’est avis qu’elle ne saurait davantage se produire en nous que chez les autres créatures dont l’estomac est pourtant plus fort et plus solide. La tâche la plus ardue qui soit assignée à cette fonction est d’attendrir puis de mettre en pièce les aliments durs et résistants avant de les mêler à la salive. Cette tâche étant effectuée par la mastication, le menstruum présent dans l’estomac – quelle que puisse être sa composition – n’a plus qu’à s’insinuer parmi les aliments préalablement réduits en bouillie et achever d’en briser la texture. Pour ce faire, et pour agir sur la plus infime particule de nourriture, il est nécessaire que ce menstruum ait été convenablement mélangé et pour ainsi dire battu avec cette même bouillie. Ce mélange est effectué pour moitié par les muscles qui constituent la seconde membrane de ce viscère et pour moitié par le mouvement que lui imprime le diaphragme sous l’effet de la respiration. C’est de là que provient également le mouvement péristaltique, qui part du début de l’œsophagus et se poursuit sans interruption jusqu’à l’extrémité de l’intestinum rectum. Tout ceci contribue à la formation du chyle au moment où celui-ci est chassé de l’estomac. En outre, de ce que nous savons de la digestion en général, il est fort probable que cette évolution soit assistée et encouragée par la chaleur des viscères adjacents.
Misomédon. — Je peux fort bien accepter tout ce que vous dites et ne discuterai plus avec vous de l’existence des esprits animaux. Puisqu’il s’agit d’une idée acceptée depuis longtemps, faites-en donc bon usage. En revanche, il me semble bien arbitraire de supposer que ces esprits animaux puissent endurer un tel brimbalement dans l’estomac et représenter une part considérable du ferment responsable de la concoction. Je ne vois pas sur quoi vous pouvez bâtir une telle hypothèse.]
Philopirio. — Si vous voulez bien prendre la peine d’examiner ce que je viens de dire, vous verrez que ceux-ci ne sont que la conséquence nécessaire des observations dont j’ai parlé, [à savoir le grand nombre de nerfs qui aboutissent à l’estomac ou en partent et l’influence considérable que l’appétit ou l’aversion, le fait d’aimer ou non la nourriture, peuvent avoir sur notre digestion.] Une fois que nous avons établi des fondations solides et que nous disposons de quelques certitudes sur lesquelles échafauder nos arguments, nous pouvons alors user avec audace de notre faculté raisonnante ; car il est impossible qu’en s’en tenant aux règles strictes de la raison nous puissions nous tromper dans nos conclusions, si nous ne les formulons qu’à partir de ce que nous savons être vrai. [Il convient cependant de garder à l’esprit que le savoir humain ne peut se former qu’a posteriori. Si vous me permettez d’en retracer le cheminement, je me contenterai de partir de Monsieur Descartes et de commencer par douter de tout. Comme le doute doit toujours impliquer la réflexion et qu’il est impossible pour moi de percevoir le premier sans m’appuyer sur la seconde, je pense que] le principe métaphysique de Monsieur Descartes, Cogito ergo sum, est un excellent principe, car c’est la première vérité dont l’homme puisse être sûr. [Et si de ce que nous sommes conscients que nous pensons nous ne pouvons conclure avec certitude que nous existons, alors nous ne saurions être certains de quoi que ce soit. Il nous faut ensuite déterminer ce qui, en nous, effectue cette opération, cette action de penser. Sur ce point, je sais fort bien ce que vous avez avancé hier concernant notre ignorance quant aux propriétés de la matière, et je ne peux rien avancer strictement qui ne soit simple supposition.
Misomédon. — Hier, j’étais d’humeur gaie et primesautière, et lors de ces intervalles de délassement, je suis in Adonidis hortis50 et plus satisfait par les saillies de l’imagination et par les élucubrations insouciantes que par les raisonnements graves et les doctrines solides. Je souhaiterais cependant que vous ne preniez pas ces envolées de l’imagination pour le reflet de mes véritables sentiments. Que la matière soit incapable de penser est une opinion généralement partagée et un axiome que je ne puis ni ne souhaite réfuter.
Philopirio. — Si la matière ne peut penser, nous pouvons en conclure à juste titre, que nous sommes faits d’une âme et d’un corps.] Il est vrai que nous ne pouvons dire comment ils travaillent ensemble et s’affectent l’un l’autre, et qu’il est tout aussi difficile de dire si l’âme se trouve dans un endroit particulier du corps ou dispersée dans le cerveau, le sang ou le corps tout entier. Cependant, même si ces choses sont pour nous des mystères, l’expérience que nous avons de notre composition, et tout ce que nous ressentons en nous-mêmes à chaque instant, nous permettent d’affirmer qu’il doit exister un commerce immédiat entre le corps et l’âme, mais aussi que le fait de penser – en quoi consiste tout ce que nous savons de cette dernière – est très certainement bien davantage lié à l’action de la tête qu’à celle du coude ou du genou. De ceci nous pouvons également conclure que comme l’âme n’agit pas immédiatement sur les os, la chair, le sang, etc. – de même qu’ils n’agissent pas immédiatement sur elle –, il doit alors exister certaines particules minuscules qui servent d’internuncii51 entre eux et à l’aide desquelles ils se manifestent les uns aux autres.
Misomédon. — Je suis d’accord avec ces dernières conclusions : que les internuncii dont vous parlez soient les esprits animaux, et les intermédiaires entre l’âme et les parties plus grossières du corps, nul ne songe à le nier. Mais dire que les esprits qui composent le ferment stomachique sont forcément plus raffinés que ceux qui interviennent dans les mouvements des muscles et autres actions de force est non seulement une supposition, mais à mon sens une fort étrange supposition dénuée de la moindre raison et de la plus infime probabilité.
Philopirio. — Ne pensez-vous pas qu’il résulte naturellement de ce que nous savons sur toutes les sortes de filtrage ou tamisage que certains esprits animaux doivent indéfiniment se distinguer des autres en finesse et en subtilité ?
Misomédon. — Je pense que nous ne pouvons rien affirmer avec certitude quant à leur taille ou leur forme puisque nous ignorons tout de la façon dont ils sont séparés du sang ou de la forme des pores par lesquels ils doivent passer et que nous ne savons pas s’ils sont passés au crible dans le cerveau lui-même, où les conduit le sang artériel, ni s’ils sont issus de l’exhalation de toute la masse du sang.
Philopirio. — [Si les esprits animaux existent bel et bien (ce que vous m’avez accordé)] qu’ils soient donc faits de la manière qu’il vous plaira, peu importe. De même que les pores par lesquels ils passent peuvent bien être de la forme qui sied à votre imagination. S’ils sont donc séparés du sang, ou d’autres sucs – cela au moins ne fait aucun doute –, il doit bien leur arriver ce qui arrive à d’autres particules de moindre importance qui se trouvent séparées d’une quelconque masse ou composition : ils sont filtrés, tamisés ou évaporés, à moins que vous ne niiez que la Nature soit immuable.
Quelle différence il doit exister entre toutes les particules qui, sous la forme de fumée, sont séparées par le feu de toutes les matières combustibles ! Que l’on songe à quel point le sable tamisé le plus fin paraît uniforme et régulier à nos yeux, et pourtant, si nous en observons une petite quantité grâce à un microscope, nous constatons non seulement une prodigieuse variété de formes mais aussi de tailles, les parties qui composent ce sable ressemblant à de grands galets comme aux plus petits atomes. Nous retrouverions la même variété de proportion dans la poussière ou dans les poudres réduites à l’alcool le plus impalpable si nous disposions de meilleures lentilles et si nous pouvions équiper plus fortement nos yeux.
Misomédon. — Cependant, si je puis vous accorder qu’il existe divers degrés de subtilité parmi les esprits animaux, je ne vois pas d’où il s’ensuit que ceux qui servent à produire le ferment stomachique doivent être plus fins que d’autres qui remplissent des fonctions plus humbles.
Philopirio. — Serait-il déraisonnable de supposer que les esprits animaux qui interviennent directement dans l’action de penser sont plus subtils que ceux qui sont responsables de l’extension continue des nombreux muscles de nos mollets et de nos cuisses lors de la marche ?
Misomédon. — Si la matière pouvait penser, cela entraînerait sans doute une stabilisation des esprits : je veux bien aller jusque-là. Mais vous oubliez sans doute que la pensée est pour une très large part incorporelle et produite par l’âme elle-même.
Philopirio. — J’ai déjà affirmé que l’âme est caractérisée par l’action de penser, dont la matière est incapable, et je ne parle pas des esprits qui pensent mais des esprits qui prennent part à l’action de penser. Nous devons envisager l’âme comme le savoir-faire d’un artisan, tandis que les organes lui tiendraient lieu d’outils ; car si le corps et ses esprits les plus minuscules sont largement insignifiants et ne peuvent se charger de cette opération que nous appelons pensée sans l’aide de l’âme – tout comme les outils ne peuvent agir sans l’artisan –, l’âme à son tour ne peut rien faire sans l’aide du corps, à la façon de l’artisan dont le savoir-faire ne peut rien exécuter sans ses outils.
Misomédon. — Mais alors comment l’âme, qui est par essence pensante, peut-elle poursuivre cette activité après avoir été séparée du corps ?
Philopirio. — Je dois avouer que la chose est bien mystérieuse et, quoi que puissent prétendre nos philosophes les plus subtils et les plus pénétrants, il serait tout à fait incompréhensible et contraire à la raison qu’une fois le corps mort la pensée puisse demeurer, si les principes de la religion ne nous assuraient l’immortalité de l’âme. [Lorsque nous envisageons les organes de nos différents sens, par lesquels tout ce que nous savons nous est accessible, et lorsque nous songeons à quel point le cerveau est absolument essentiel à l’action de penser chez des créatures telles que nous, il est certainement contraire à la raison qu’une partie de nous-mêmes puisse continuer de penser une fois le corps mort et immobile. Il en va de même pour le musicien que nous voyons et entendons jouer du violon et qui continuerait à produire les mêmes sons en l’absence de tout instrument. Et je peux aussi aisément concevoir les étoiles sans le ciel que la mémoire sans cerveau.] Mais comme il importe peu, dans la question qui nous occupe, de savoir de quoi l’âme est capable une fois abstraite du corps, laissons donc de côté cet être immatériel qui ne nous intéresse qu’en raison de ce que, allié à la matière, il fait partie de ce que nous sommes. Je déclare au surplus qu’aussi longtemps que dure cette union étroite entre le corps et l’âme et que ces derniers continuent d’exister, pour ainsi dire, sous la forme d’un mélange, cette dernière ne saurait agir sans l’aide du premier ; car même si nos pensées ne sont jamais élevées ou métaphysiques, nous ne pouvons les formuler sans idées, sans mots, sans choses ou notions conjointes, et la pensée ne consiste qu’en une disposition variable d’images préalablement reçues52.
Misomédon. — Dans ce cas, vous considérez que cette disposition variable des images est l’œuvre des esprits animaux qui agissent sous l’impulsion de l’âme comme autant d’ouvriers sous la direction d’un grand architecte.
Philopirio. — Sans doute, et lorsque je réfléchis à ce qui se passe en nous, il me semble fort divertissant de songer à ces moments où nous tentons de nous souvenir en vain de quelque chose : voyez alors comme nos volatils messagers explorent prestement tous les chemins et traquent le moindre recoin de l’organe dédié à la pensée, à la recherche des images désirées. Et lorsque nous avons oublié un mot ou une phrase que nous sommes pourtant certains d’avoir un jour versé au vaste trésor des images reçues par notre mémoire, nous pouvons presque sentir certains de ces esprits voleter dans les méandres labyrinthiques et fouiller toute la substance du cerveau tandis que d’autres furètent avec ardeur dans ses renfoncements les plus inaccessibles. Les difficultés qu’ils rencontrent nous mettent parfois mal à notre aise et ils se trompent souvent dans leur recherche, mais ils peuvent aboutir au hasard sur l’image qui contient ce qu’ils cherchaient ou bien, la traînant pour ainsi dire par bribes hors des sombres grottes de l’oubli, ils finissent par présenter à notre imagination tout ce qu’ils ont pu trouver.
Misomédon. — J’espère que vous ne tirerez aucune conclusion de cette économie volatile du cerveau que vous venez d’inventer.
Philopirio. — Je n’en ai nullement l’intention et je me contentais de faire allusion aux fonctions les plus raffinées de ces esprits, en espérant que la beauté de ce spectacle et la rapidité de son exécution sauront vous convaincre de la subtilité transcendante de ces agents aériens et véloces qui sont les principaux ministres de la pensée et qui, officiant entre l’âme et les esprits plus grossiers de nos sens, ont toujours accès à son être invisible.
Laissez-moi ensuite vous rappeler deux choses que l’expérience générale et la connaissance que nous avons de nous-mêmes ne sauraient nous permettre d’ignorer. La première est que lorsque nous voyons ou entendons des choses mauvaises et détestables, la seule pensée que nous en avons suffit à nous donner la nausée et peut même faire vomir certaines personnes de constitution plus délicate. La seconde est que, alors même que nous sommes en parfaite santé et que nous avons, comme on dit, un très bon estomac, une nouvelle inattendue qui nous concerne au premier chef, qu’elle soit joyeuse ou redoutée, ne manquera pas de refroidir notre appétit et de faire disparaître en un instant l’envie pressante que nous avions de manger. De cela et d’autres observations citées plus haut, il me semble flagrant que l’on doive conclure que les fonctions de l’estomac sont largement influencées par la pensée elle-même, et que les esprits employés dans ce mésentère sont conséquemment de l’espèce la plus raffinée, ce qui n’est jamais que ce que je voulais démontrer.
[Misomédon. — Je comprends parfaitement. Mais ce ministère des esprits demeure hypothétique, ainsi que tout ce que vous bâtissez sur lui.
Philopirio. — Je vous demande bien pardon : je me fonde sur les observations grâce auxquelles j’ai acquis la conviction qu’il existe bien un tel commerce et une telle entente, un consensus aussi extraordinaire entre le cerveau et l’estomac, sans entrer dans une hypothèse particulière sur la nature de l’instrument qui le rend possible. Chaque fois que cette force est épuisée par le travail du cerveau, l’estomac souffre. Toutefois, comme les esprits animaux sont généralement considérés comme les instruments du mouvement et des sensations et comme les assistants des nerfs, j’ai recours à cette expression sans pour autant prétendre déterminer la cause de cette action, de ce mouvement ou de cet effet. Je vous l’ai toujours dit, expliquer les phénomènes et raisonner à partir d’une hypothèse n’est pas mon fort. Alors qu’il y ait ou non des esprits animaux, comme on l’admet généralement, je fais usage de ce nom pour désigner les instruments du mouvement et des sensations, quand bien même les nerfs parviendraient à ce résultat par un mouvement imperceptible, par un suc, une vapeur, un esprit, un éther ou quoi que ce soit d’autre. Ce dont je suis certain et sur quoi je bâtis mon raisonnement, comme je vous l’ai déjà dit, c’est que l’estomac, l’appétit et la concoction sont influencés d’une façon peu ordinaire par cette partie de nous-même qui pense.] Les reins, le foie, le pancréas et tous les viscères, mais surtout la rate et le mésentère, sont liés au cerveau par de nombreux nerfs, pourtant je ne sache pas que nos pensées affectent la moindre de leurs fonctions. Le cœur semble il est vrai influencé par la pensée lorsque l’âme est mue par quelque excès de passion, mais cela ne se produit jamais sans un grand désordre des esprits en général. En revanche, lorsque notre esprit est calme, nous pouvons imaginer posément que nos viscères sont si bien faits que leur bonne marche ne peut en rien se trouver affectée par les images qui influencent l’âme, à l’exception de l’estomac et des organes de la génération ; comme si la nature, par l’extraordinaire commerce qu’elle a créé entre l’âme et ces viscères, voulait nous montrer que ces derniers étaient les parties les plus nobles du corps, les organes de la génération étant aussi indispensables à la perpétuation de l’espèce que l’estomac l’est à la préservation de l’individu.
Misomédon. — Il me semble que vous confondez les opérations de l’âme avec les fonctions animales que nous avons en commun avec les bêtes brutes : les organes de la génération n’étant pas soumis à la volonté, ils agissent souvent en dépit de notre âme rationnelle, et les pensées lascives qui excitent en eux des mouvements désordonnés sont le fait de la concupiscence et de la chair, et c’est d’ailleurs pour cela qu’on les nomme charnelles.
Philopirio. — Si vous êtes d’avis qu’il n’y a qu’une seule âme, les pensées dont je parle et que vous appelez charnelles doivent nécessairement appartenir à cette âme, malgré sa rationalité ; car ainsi que vous l’avez dit, la matière ne pense pas. Mais si vous affirmez la pluralité des âmes, les pires d’entre elles serviront mon propos, et ces pensées pourront être le fait de l’âme animale, de l’âme sensible ou de celle qui vous plaira, nous serons toujours d’accord sur ce point : car je sais au moins une chose, c’est que de toutes les opérations qui ont lieu en nous, la plus élevée et la plus raffinée reste la pensée. J’en conclus donc premièrement que les organes qui se trouvent influencés par le simple fait de penser sont sans aucun doute les plus délicats et, deuxièmement, que les esprits qui servent d’internuncii entre la substance pensante immatérielle et ces organes ne sont nullement les plus grossiers. Je n’ajouterai rien de plus, car je n’ai pas le goût de m’engager dans une discussion sur l’âme.
Misomédon. — Je suis très satisfait de ce que vous avez dit à propos de la volatilisation et du ferment stomachique dont l’efficacité dépend des esprits animaux, et je suis également convaincu que la pensée continuelle fait une dépense abondante de ces derniers et qu’elle est en conséquence susceptible de priver le ferment de son dû. Mais je ne vois pas pourquoi vous vous donnez tant de mal pour démontrer que les esprits employés dans ces fonctions sont plus raffinés que les autres. Je ne vois pas ce que votre propos peut y gagner. Je suis tout prêt à vous accorder que la carence des esprits animaux puisse très vraisemblablement être la cause de crudités, il n’est sans doute pas improbable que certains des esprits qui constituent le ferment et qui semblent avoir été, pour ainsi dire, plongés dans l’imagination, puissent être d’une espèce plus délicate ; mais pourquoi insistez-vous tant sur ce dernier point ?
Philopirio. — Parce que le manque des esprits plus grossiers ne produit pas les mêmes effets, bien au contraire : l’exercice, qui fait indubitablement grande consommation des esprits animaux, ne se contente pas d’ouvrir l’appétit et de faciliter la digestion : il lève les obstructions, revigore le sang et renforce tout le corps. L’expérience quotidienne nous enseigne que personne n’est en meilleure santé, omnibus partibus53, que les ouvriers qui rentrent chaque soir bien fatigués chez eux, ayant donc épuisé leurs esprits animaux. De cela nous pouvons conclure avec assez d’assurance que les esprits grossiers une fois séparés du sang demeurent dans le corps où ils acquièrent une certaine acidité – ou autre qualité regrettable qu’il ne m’appartient pas de déterminer –, et que pour cette raison l’exercice est bénéfique à tous ceux dont l’alimentation est riche et abondante, car par le mouvement des muscles, les esprits qui sont séparés du sang en grand nombre peuvent être éliminés avant même de devenir nocifs.
Ainsi, la raison pour laquelle j’insiste sur la différence qui existe entre les divers esprits animaux, et qui découle naturellement du processus de séparation, est manifeste dans les remèdes aussi bien que dans les causes des maladies hypocondriaques et hystériques. Car si les esprits animaux étaient tous d’une égale subtilité, ne serait-il pas ridicule de commencer par accuser leur insuffisance pour ensuite prescrire de l’exercice, qui, on le voit bien, ne ferait que les épuiser plus encore ? Pourtant nul ne saurait nier que tout le monde souligne unanimement un défaut des esprits animaux et ne manque pas de prescrire de l’exercice à ces malades.
Misomédon. — Ce que vous dites n’est rien moins que la plus grande erreur jamais énoncée en médecine. Toto cœlo erras54. L’exercice n’a jamais été recommandé parce qu’il consumait ou dissipait les esprits animaux mais parce que l’on sait bien que le mouvement des muscles contribue grandement à la volatilisation du sang qui, épais et indolent, ralentit la séparation des esprits animaux qui se retrouvent prisonniers de sa masse et, pour ainsi dire, pris au piège de sa viscosité. Les grands épicuriens prennent généralement soin de laisser un évent à leurs esprits, qui autrement se meuvent peu, cela ne les empêche pourtant pas d’être souvent emplis d’humeurs grossières qui ne peuvent qu’être attribuées au manque d’exercice et à l’insuffisance des mouvements musculaires qui, en agitant le sang entraînerait les nécessaires séparations qui extirperaient les esprits de sa masse.
Philopirio. — Je ne nie pas que l’exercice et le mouvement des muscles contribuent à la volatilisation du sang, mais cela ne les empêche pas de faire une consommation abondante d’esprits animaux. Quant à l’idée que les esprits puissent être piégés par la viscosité du sang, je sais que nombre de médecins modernes sont de cet avis ; c’est pourtant une supposition extravagante qui ne s’accorde en rien avec la volatilité qui doit nécessairement s’attacher aussi aux particules les plus grossières parmi celles que l’on nomme « esprits animaux ». Mais je déteste raisonner ainsi en divagant sans que la nature puisse me servir de guide : notre faible entendement ne pénètrera jamais la structure et les éléments de cette incroyable et mystérieuse composition qu’est la masse du sang. C’est pourquoi nous devons nous garder de prolonger notre discussion sur cette incompréhensible mixture et d’affirmer autre chose que ce que nous autorise l’observation.
Misomédon. — Mon bon Philopirio, je vous prie de ne pas chercher à vous dérober au moyen d’un tel bavardage : si vous pouvez nier cette supposition, faites-le donc ou alors cessez de parler contre elle.
Philopirio. — Si vous souhaitez que je vous en démontre la fausseté, je dois tout d’abord vous demander si vous ne pensez pas qu’il se trouve plus de particules nourrissantes, et donc d’esprits animaux, dans la chair tendre des animaux que dans vos fructus horarii55, ou dans les racines, les choux, le petit-lait ou même le pain lui-même ? Si tel est le cas, le monde jugera s’il est raisonnable de supposer que les aliments constitués de particules volatiles, souples et balsamiques, par ailleurs aisément divisibles, instillent dans le sang plus d’humeurs grossières que les aliments constitués de particules terrestres, brutes et figées, ou si un sang composé des premières est plus susceptible d’emprisonner les esprits animaux qu’un sang composé de particules vulgaires. En outre, la majorité des esprits animaux sont créés avant que le chyle ne pénètre dans le sang, non seulement après qu’il a passé les glandules des intestins et se retrouve dans les vaisseaux lactéaux du mésentère, mais aussi avant qu’il ne sorte de l’estomac.
Misomédon. — Je pense qu’il vous sera très difficile de prouver cette assertion.
Philopirio. — Il n’est rien de plus facile : lorsqu’un ouvrier ayant durement travaillé se sent abattu et manque de défaillir à cause du manque de nourriture, voyez comme il est rapidement guéri par un repas, avant même le début de la concoction dans l’estomac ! Qu’est-ce donc qui le restaure et le réconforte immédiatement, sinon les esprits qui restent tout le temps séparés des aliments, non seulement avant que ces derniers soient digérés, mais avant même qu’ils soient avalés et le rafraîchissent grâce à la mastication ?
Misomédon. — Que ces éléments volatils nous nourrissent et nous rafraîchissent est démontrable ; mais je ne pense pas que du simple fait qu’ils s’envolent jusqu’au cerveau on doivent les appeler « esprits animaux ».
Philopirio. — On le peut pour la même raison qui fait que le chyle est appelé sang dès lors qu’il se trouve mêlé à toute sa masse, même si avant qu’ils soient tous deux améliorés, il en faut davantage que la plupart des gens l’imaginent. Les philosophes et les médecins se font en général une idée navrante des esprits animaux, comme s’il ne s’agissait que de petites particules globuleuses et uniformes qui, sans cohérence ni sans aucun lien entre elles, se meuvent ensemble. L’œil et la raison voient bien, pourtant, que ce que nous nommons « esprits animaux » est un assemblage de diverses parties qui ont une tension, une crase et une constitution qui leur appartient autant qu’au sang. Chaque fois que je réfléchis à toutes ces choses et à tout ce que l’on pourrait en dire qui n’a pas encore été dit, je m’étonne souvent que les grands amoureux des suppositions, qui caractérisent notre époque raisonnante, n’aient jamais profité de leur exubérante imagination pour nous donner des hypothèses ou systèmes complets sur le mélange de ces parties dont les esprits animaux sont nécessairement constitués, ce qui aurait été bien moins ridicule que de prétendre expliquer mécaniquement leurs mouvements.
Misomédon. — Mais alors vous ne pensez pas que toutes les opérations du corps humains sont mécaniques ?
Philopirio. — Je le pense au contraire, et non seulement je le pense, mais je crois que cela s’applique à tous les ouvrages de la nature. Je crois que nous pouvons fort bien expliquer la structure des os, et envisager d’un point de vue mécanique la forme et les mouvements des muscles et de leurs antagonistes ainsi qu’un grand nombre de choses qui dépendent de nos sens. Mais je suis également convaincu que lorsque l’on est à ce point ignorant de la forme et de la taille des particules, et tout aussi ignorant des vaisseaux qui les transportent – comme nous le sommes des esprits animaux et du cerveau –, il est impossible d’en comprendre le mécanisme, ou tout au moins de déterminer leurs mouvements par rapport à un angle d’incidence, d’autant qu’ils sont si petits et si volatils que pour certains d’entre eux nos os sont poreux. Il existe sans aucun doute des lois dans la nature qui expliquent pourquoi un cheval arrive toujours au terme de sa croissance en six ans tandis qu’un homme n’achèvera pas la sienne avant vingt-et-un ans. Si nous pouvions dévêtir la nature et pénétrer jusqu’aux premiers éléments qui la composent, nous trouverions peut-être la raison de ces choses, mais tant que nous en demeurerons incapables je me contenterai de rire de l’ignorance et de la vanité de ceux qui se vantent d’y parvenir.
[Misomédon. — Ce que vous dites en substance, je l’ai lu chez Sydenham. On dit pourtant, et je l’ai entendu dire par des gentilshommes de votre profession, que sans certaines connaissances en algèbre et en géométrie, il est impossible de faire un médecin acceptable. Je vous demande bien pardon de dire cela sans même savoir si vous entendez les mathématiques, même si je doute que ce soit le cas.
Philopirio. — En effet, Misomédon, je n’y entends rien. Dans ma prime jeunesse j’avais un maître qui connaissait Euclide et qui m’avait fait parcourir les six premiers livres de ses Éléments en moins de trois mois. Cette étude m’ayant semblé fort aride à l’époque, j’y consacrai peu d’efforts et comme je ne m’y suis pas replongé depuis je n’ai pas plus de souvenirs de ces six livres que si je ne les avais jamais vus.
Misomédon. — Vous connaissez le proverbe : Ars non habet inimicum nisi ignorantem56.
Philopirio. — Les grands bénéfices et les services extraordinaires que la société et l’humanité ont, dans bien des domaines, reçus de la science dont nous parlons sont si flagrants et manifestes qu’il est impossible de vivre dans une nation florissante et de n’en rien savoir. Je suis si loin d’en être l’ennemi que je tiens au contraire les mathématiques pour le sujet d’étude le plus noble et le plus utile auquel se peuvent consacrer les hommes de talent. Dans le domaine temporel, il n’est point d’exercice de l’esprit qui soit plus digne de l’intérêt des cerveaux les plus brillants et des individus de la plus indiscutable qualité. Néanmoins, quant à la pratique de la médecine, c’est-à-dire la guérison des malades, aucune branche des mathématiques ne serait plus utile dans ce domaine que dans celui de la religion révélée, et elle ne saurait d’ailleurs pas plus en éclairer les mystères.
Misomédon. — J’ai pu dire autrefois que les mathématiques étaient à mes yeux tenues pour étrangères à votre profession, mais les nombreuses découvertes qui ont été faites sur le fonctionnement de la nature grâce à cette science au cours du siècle dernier ont rendu le monde plus sage, et il n’est plus aucun médecin de nos jours qui ne semble méconnaître la géométrie. Il est certain que les mathématiques sont recommandées à tous les jeunes étudiants en médecine et que cette qualification est nécessaire à leur profession. Pourrions-nous croire que des hommes savants et de bons sens, médecins éminents, choisiraient de faire pour leurs enfants cette dépense de temps et d’argent indispensable à l’acquisition de connaissances moyennes en mathématiques si ces dernières ne leur étaient d’aucune utilité, notamment dans une profession qui demande par ailleurs un tel travail que la vie entière du doyen de l’humanité n’y suffirait pas ?
Philopirio. — Je ne dis pas que les mathématiques ne peuvent être d’aucune utilité aux médecins ou aux théologiens, mais qu’elles ne leur sont de rien dès lors qu’il s’agit de percer les mystères de leur vocation. Le grand destin en vue duquel tous les jeunes gens sont formés à une profession – qu’il s’agisse du droit, de la médecine ou de la théologie – se résume à un revenu confortable. C’est pourquoi on leur recommande tout ce qui peut leur permettre de trouver une place au plus vite, ou tout ce qui peut accroître leur réputation et l’intérêt que leur porte le monde. Comme les mathématiques nécessitent la plus grande attention et qu’aucun progrès significatif ne peut être accompli dans ce domaine en peu de temps, peu de gens s’y intéressaient avant le siècle dernier, sinon les simples philosophes et ceux qui ont fait de cette étude leur principale activité. Je parle d’avant le siècle dernier, car depuis le début de celui-ci, les arts et les sciences ont été davantage encouragés que pendant les siècles qui l’ont précédé. C’est à cette époque que nombre de représentants d’autres professions, d’hommes fortunés et autres personnes de qualité ont commencé à s’intéresser à cette science afin de se divertir ; depuis lors, le nombre de mathématiciens a beaucoup augmenté dans toute l’Europe.
Misomédon. — Beaucoup de choses prises ensemble ont contribué à la haute estime que notre époque voue à juste titre aux mathématiques. Nos Transactions Philosophiques nous montrent en de nombreuses occasions que les forces de la nature resteraient souvent incompréhensibles ou à tout le moins échapperaient à une étude approfondie sans le secours des mathématiques. Sir Isaac Newton, qui fait un tel honneur à son temps comme à sa patrie, préside depuis de nombreuses années la Royal Society : sa philosophie est universellement acclamée ; ses découvertes concernant la lumière et les couleurs ont stupéfié le monde. Ces Principes, qui sont le fondement de tout le reste, sont en réalité mathématiques et ne peuvent être parfaitement compris sans connaissances considérables en algèbre et en géométrie et ne sauraient être intelligibles à ceux qui sont ignorants dans ces deux branches. Il est certain que tout ce que nous venons d’évoquer, ainsi que l’émulation des autres nations, a haussé la valeur des mathématiques, mais quelles conclusions tirez-vous de l’augmentation du nombre de mathématiciens dont vous parliez tout à l’heure ?
Philopirio. — Je n’en tire aucune, sinon que l’étude des sciences est devenue à la mode et que le savoir scientifique est désormais considéré comme une qualification nécessaire dont les hommes de lettres devraient pouvoir se prévaloir, quelle que soit leur profession. Certaines personnes parmi les plus raffinées se targuent d’être philomathes, et l’on compte même des femmes qui, d’après le témoignage de mathématiciens capables et reconnus, connaissent parfaitement l’algèbre et les fluxions d’Isaac Newton57. Lorsqu’une branche du savoir est aussi en vogue, cultivée et approuvée par le beau monde58, son absence devient un défaut chez celui qui est allé à l’université. La raison pour laquelle les mathématiques sont ainsi recommandées à tous les jeunes étudiants n’est pas tant l’utilité qu’ils en ont dans leurs études ou pour la compréhension de la profession dans laquelle ils veulent s’engager, mais plutôt ses qualités de science à la mode et de savoir recherché. En être ignorant est une tare tenue pour un défaut d’éducation qui ne manquera pas de ternir la personnalité d’un homme aux yeux de l’opinion. Aucun père, ni aucune personne ayant à sa charge un jeune homme ne souffrirait qu’il fasse son entrée dans le monde avec un tel désavantage. La première mesure à prendre si l’on veut gagner les faveurs du public est de se rendre agréable à ses yeux. Aucun progrès n’est à espérer auprès des autres si l’on se garde, au moins dans une certaine mesure, de se conformer à leurs idées et à leurs mœurs.
J’ai connu un pasteur presbytérien, homme fort savant et plein de bon sens mais qui avait reçu de ses parents pauvres une éducation qui ne l’était pas moins. À quarante ans, il alla voir un maître de ballet et un beau jour, je le surpris par hasard alors qu’il prenait sa leçon. Désolé de cette intrusion, je lui fis mille excuses et me retirai sur le champ. Le lendemain, cet homme me rendit visite et, après une conversation agréable sur des sujets variés, il me déclara que jugeant superficiellement et d’après les apparences ce que j’avais vu la veille, j’avais des raisons suffisantes de le prendre pour un petit-maître consommé. – Je vous prie cependant, monsieur, me dit-il, de m’écouter un instant, et il me fit le récit suivant : « Pendant longtemps, j’ai méprisé les compliments, les cérémonies et les servilités de toutes sortes. Je ne prêtais nulle attention aux modes ou aux apparences et j’ai toujours pensé que si un homme surveillait ses actes et ses paroles, peu lui importait de se trouver dans telle ou telle situation, ou de poser le pied dans un sens ou dans l’autre. J’ai fini par comprendre, bien qu’un peu tard, que j’avais tort. Le monde pense autrement et je suis à présent pleinement convaincu que là où la grâce et la distinction passent pour des vertus, une attitude maladroite et des gestes de rustre seront toujours considérés comme des vices. J’ai souhaité que Monsieur E *** x m’enseigne la manière à la mode d’utiliser mes jambes et mes bras afin de réussir une révérence acceptable et de pouvoir entrer et sortir d’une pièce comme tout un chacun. Quant au reste, je peux vous assurer que je n’ai pas plus l’intention d’apprendre à danser que d’apprendre à voler. » Il se leva de son siège et prit congé sur ces mots : « Vous êtes un homme, Monsieur, dont l’estime m’importe ; sans quoi je ne vous aurais jamais dérangé et ne me serais jamais donné cette peine. Vous pouvez désormais penser ce qu’il vous plaira. Je suis votre humble serviteur. »
Misomédon. — Votre histoire est bien divertissante et son application n’en est que plus évidente. Vous êtes d’avis que les médecins peuvent attendre des mathématiques qu’elles leur permettent de s’insinuer dans les bonnes grâces de l’opinion et d’obtenir plus rapidement la confiance des malades que s’il était avéré qu’ils ne s’étaient jamais intéressés à cette science.
Philopirio. — Une réputation de fin mathématicien est sans nul doute un précieux ornement. En outre, il n’est rien qui permettre plus efficacement à un homme de se faire promptement une place dans la profession de son choix, surtout s’il s’agit de la médecine.
Misomédon. — Vous pensez néanmoins que ce savoir ne leur est d’aucune utilité dans leurs études et qu’il ne leur sera jamais d’aucune aide dans l’une ou l’autre branches de la médecine ?
Philopirio. — Avec votre permission, je souhaiterais que vous soyez plus précis lorsque vous répétez mes sentiments. Je n’ai jamais généralisé à ce point. La branche de la médecine pour laquelle j’ai affirmé que les mathématiques n’étaient d’aucune utilité était la pratique elle-même, c’est-à-dire la guérison des malades. Mais parler mécaniquement de la structure des animaux ou du mouvement des muscles et calculer le poids équivalent à la force qu’ils exercent nécessite des connaissances mathématiques. Tous les fluides sont ainsi soumis aux lois hydrostatiques. Ce qui fait varier le flux et la vélocité du sang en fonction de ses différents itinéraires et de la capacité des différents vaisseaux qui le transportent ; le fait que le sang artériel s’écoule dans des canaux qui vont en rétrécissant alors que l’inverse s’observe dans le sang veineux, qui emprunte d’abord de tout petits vaisseaux puis d’autres de plus en plus larges ; tout ceci – et bien d’autres curiosités encore, propres à l’économie animale – peut être démontré grâce aux mathématiques et ne saurait être pleinement expliqué et connu sans elles. En outre, nous ne pouvons rien savoir de ce que perçoivent nos sens (pour ce qui est de la quantité, de la forme, du nombre et de la magnitude), rien étudier ni rien conclure sans l’aide des mathématiques. J’ai souvent été contrarié par ma propre ignorance dans ce domaine et je suis certain d’être passé à côté d’innombrables plaisirs dont j’aurais certainement joui si j’avais été suffisamment versé dans cette science. Je peux tout aussi bien concevoir que l’étude des mathématiques puisse être aussi divertissante et envoûtante qu’elle l’est pour beaucoup de ceux qui en ont acquis les rudiments et s’y sont donné de la peine.
Misomédon. — Comment un homme peut-il concevoir cela sans rien y entendre ?
Philopirio. — Parce que j’en connais l’objet et ce qui en résulte, c’est-à-dire la vérité, toujours. En hollandais, on parle de Wiskonst qui signifie « art certain » ou « art de la certitude ». Et il n’est rien de plus engageant ni de plus appréciable que la vérité, que les hommes soient bons ou mauvais, et nul ne mentirait jamais s’il était certain, ou s’imaginait que ce qu’il en attendait pouvait tout aussi bien s’obtenir en disant la vérité. Quiconque comprend la nature humaine doit pouvoir comprendre pourquoi rien ne saurait être plus désirable aux yeux des hommes que la recherche de la vérité, car la récompense en est l’infaillibilité et l’assurance d’avoir raison. Chacune des questions que l’homme apprend à résoudre grâce à l’algèbre, chaque problème rencontré en géométrie et dont il se rend maître par son travail et son talent, doit avoir à ses yeux bien plus de valeur qu’un héritage. Il doit considérer son savoir comme un bien qu’il a acquis lui-même, comme le produit de son industrie et comme un trésor impérissable que nul ne peut lui prendre. Ainsi, c’est la certitude des mathématiques, ou tout au moins leur réputation qui fait que les hommes tiennent cette science en si haute estime, y compris ceux qui n’y entendent rien et surtout lorsqu’elle est introduite dans un art qui semble en avoir grand besoin. Tout représentant de l’humanité, tout homme épris de ses semblables ne peut que se réjouir en entendant que la pratique de la médecine peut être échafaudée sur des principes mathématiques, que ce qui n’était jusque-là que conjecture peut désormais faire l’objet d’une démonstration et qu’aujourd’hui, les médecins sont assurés de faire disparaître des douleurs et des maladies dont on jugeait la guérison incertaine et chancelante.
Misomédon. — J’ai moi-même eu recours à des médecins qui comprenaient les mathématiques, ou qui passaient pour les comprendre. Je ne les ai pas trouvés plus infaillibles que d’autres, si bien que sur ce point au moins je dois me ranger de votre côté. Quant à l’idée de faire entrer les mathématiques dans l’art de la médecine, la chose est plutôt récente. La philosophie newtonienne, dont je crois qu’elle a été pour une large part l’occasion d’en faire la tentative, n’a pas été portée à la connaissance du public avant la toute fin du siècle dernier. En outre, si l’on considère la vaste étendue de l’art médical – qui touche autant les maladies qui affectent le corps humain que les remèdes utilisés –, il doit falloir un temps considérable avant de pouvoir former un système entier, capable de s’appliquer à tous les cas et à l’aide duquel les hommes pourraient expliquer tous les phénomènes possibles, résoudre toutes les difficultés et répondre à toutes les objections qui pourraient leur être faites.
Philopirio. — Un homme d’esprit, plutôt doué et qui ne connaît que superficiellement la philosophie newtonienne est désormais rarement perplexe lorsqu’il s’agit de résoudre la plupart des phénomènes. Il n’est rien de plus aisé que de tenir sur ces choses un discours plausible. En revanche, prévoir tout ce qui se peut produire lors d’un accès de fièvre aiguë est une autre chose.
Misomédon. — Rome ne s’est pas faite en un jour, Operi incipienti favendum59. Si les mathématiques ont déjà été introduites avec succès dans une portion considérable de la théorie médicale, comme vous semblez disposé à le reconnaître, pourquoi cette même science et l’usage que l’on en fait ne serait-elle pas poussée plus loin, à mesure que l’homme poursuit ses recherches et que le savoir augmente ? Avec le temps, elle pourrait finir par être utile à la pratique médicale, à telle enseigne que dans quarante ans ou un siècle, la guérison de nombreuses maladies sera devenue grâce à elle, sinon infaillible, du moins plus aisée et moins déconcertante qu’elle l’est aujourd’hui.
Philopirio. — Il est une raison pour laquelle ceci est impossible : j’y avais déjà fait allusion lorsque vous m’aviez dit que vous aviez lu ce que je disais sous la plume de Sydenham. Nous ne savons rien de la forme et de la magnitude des innombrables particules qui sont à l’origine de toutes choses. Les mathématiques reposent sur des fondements solides et forment une science de vérité et de certitude qui n’apprend pas aux hommes à raisonner à partir de doutes et de conjectures. Lorsque l’on ne peut partir d’aucune certitude – d’un fait connu ou tenu pour vrai – les mathématiques ne sont pas plus à même de faire avancer les sciences que la poésie ou la musique ne sont capables de faire bouger cette maison. Ce qui manque avant tout aux médecins, et ce qu’ils veulent savoir, c’est la cause ou les causes véritables de toutes les maladies qu’ils rencontrent, et les vertus réelles de tous les remèdes contenus dans la Materia medica. Comment les mathématiques peuvent-elles nous éclairer ou nous faire mieux connaître les fluides qui circulent dans notre corps et abritent les maladies, ou les simples dont nous faisons usage, alors que nous ignorons tout des premiers éléments qui les composent et sommes bien incapables d’affirmer quoi que ce soit sur leur forme ou leur taille ?
Misomédon. — J’admets que ce que vous dites est plausible et semble en tout point rationnel ; mais on ne peut raisonner contre les faits. Les purgations et les vomissements font désormais l’objet de certitudes grâce à cette science. Vous avez sans nul doute consulté ce tableau, publié il y a quelques années dans les Transactions Philosophiques, dans lequel apparaît le nom de tous les purgatifs et de tous les émétiques ; au moyen de règles mathématiques, chacun se trouve adapté à toutes les constitutions et à tous les âges60. Ce tableau doit grandement aider la médecine.
Philopirio. — Coriaceum Auxilium61 : ceux qui lui font confiance dans leur pratique ne manqueront pas d’être déçus.
Misomédon. — L’auteur montre que les doses de médicaments doivent correspondre au carré de la constitution.
Philopirio. — M’est avis qu’il est aussi facile de trouver le carré de la bonté et de la générosité d’un homme, ou de sa méchanceté et de son avarice, que de trouver le carré de sa constitution. Cela me rappelle une relique qui, entre autres curiosités d’importance, se trouve (j’ai oublié où) conservée dans une fiole. Il s’agit de l’un des « Han ! » que Joseph, l’époux de la Vierge Marie, poussa un jour en coupant du bois.
Misomédon. — Voilà qui est, en effet, fort curieux ! Mais comment se fait-il que vous tourniez en ridicule ce que vous confessez ne pas comprendre ?
Philopirio. — Je n’ai jamais ridiculisé les mathématiques, je n’en ai nulle intention et croyais vous avoir suffisamment rassuré sur ce point. Je pense néanmoins que cette façon de vouloir les faire entrer à toute force là où elles n’ont pas leur place mérite toutes les moqueries. Non sunt bujus loci62. Tout le monde sait bien que tous les purgatifs et les émétiques ne conviennent pas à tous les patients, même lorsqu’ils sont du même âge et que leurs constitutions respectives semblent en tout point équivalentes. De même, chacun sait que bien souvent les mêmes doses auront des effets très différents sur une même personne à moins d’un mois d’intervalle. Tous ceux qui savent cela, et qui savent aussi que la plus grande prudence devrait être de mise lorsque l’on purge les malades, seront convaincus que tous ces systèmes et ces stratagèmes sont vains. Pour mille raisons, il n’est aucune science aussi utile à la société que les mathématiques ; je l’ai déjà admis. En ce qui concerne la partie pratique de la médecine, comme dit le proverbe, cette science n’est pourtant guère plus utile que in tragedia comici63. Quand un homme commence mal, je suis d’autant plus satisfait qu’il retrouve le droit chemin que je suis certain qu’il s’en est éloigné pour de bon. Mais regardons de plus près les éléments qu’avance cet auteur et nous verrons que ce qu’il prend pour acquis et sur quoi il construit son système n’est ni démontrable ni généralement accepté. Il ne s’agit au contraire que de vagues conjectures et d’affirmations arbitraires assénées sans preuve. Je vous prie par ailleurs de me dire quelle certitude il se peut trouver dans la superstructure lorsque les fondations sont discutables et chancelantes.
Misomédon. — Vous ne pouvez espérer de démonstration plus claire que ce que peut accepter la nature des choses.
Philopirio. — C’est vrai, et c’est bien ce dont je me plains : que les hommes osent prétendre raisonner mathématiquement à partir de principes qui ne se peuvent démontrer. C’est in arena ædificare64. Mais venons-en au fait. Il affirme en premier lieu que la robustesse ou la faiblesse de notre constitution dépend des différents degrés d’adhésion qui lient les particules du sang entre elles.
Misomédon. — Vous devriez prendre les paroles d’un homme au sens où il les entend, lorsque ce sens apparaît clairement. Il est ici patent que par constitution l’auteur n’entend rien d’autre que ce tempérament ou cette faculté propre à chaque individu, cette tonicité des parties dont il est constitué et qui chez certains est plus ou moins sensible aux émétiques et aux purgatifs.
Philopirio. — Si vous le dites. Mais pourquoi devrais-je croire que cette constitution dépend de l’adhésion dont il parle alors qu’il est hautement probable que plusieurs éléments doivent s’additionner et contribuer à ce qu’il désigne par le mot « constitution » ? Il affirme ensuite, s’appuyant pour une large part sur ce qui précède, que, cæteris paribus65, la dose de médicament doit être proportionnelle à la quantité de sang de la personne et doit être diminuée ou augmentée selon que celle-ci est faible ou importante, ce que l’on peut déduire ou calculer en fonction du poids.
Misomédon. — Mais qu’avez-vous donc là contre ?
Philopirio. — Rien d’autre que l’expérience ; car si l’on en croit notre auteur, il s’ensuit naturellement qu’à âge égal et constitution équivalente, les individus corpulents ont besoin de doses plus importantes que des individus plus minces, ce qui n’est pas le cas. Je connais une femme, petite et frêle, entre deux âges, qui se trouve souvent dérangée, ne pèse pas plus de cent livres et ne réagit nullement aux remèdes qui parviennent pourtant à purger un solide gaillard de trente ans, que je connais aussi par ailleurs et qui est cinq ou six fois plus fort qu’elle, pèse le double de son poids et jouit d’une santé parfaite.
Misomédon. — Cela n’enlève rien à son système et vous montrez simplement que si l’homme est d’une force et d’une corpulence supérieures, la femme est, au sens où il l’entend, d’une bien plus solide constitution : c’est-à-dire que l’adhésion du sang est chez elle si puissante qu’une seule once de son sang résiste davantage aux médicaments que deux ou trois onces de son sang à lui.
Philopirio. — Je m’attendais à cette réponse. Ce que vous dites est vrai, mais ne doit-on pas en déduire que ce que votre auteur présente comme une évidence et dont il passe pudiquement sous silence la découverte (je veux parler de la constitution, de l’adhésion du sang et de ses divers degrés) est numeris Platonicis obscurius66, un secret impénétrable a priori, qui ne saurait être dévoilé que par l’expérience et l’observation ?
Un autre point de son système, qui est également très arbitraire et sur lequel aucun homme ne peut s’exprimer avec une quelconque autorité, c’est cette idée qu’il existe trois degrés de constitution. Pourquoi pas six ou vingt-quatre ? Ou bien – et je suis certain d’être plus proche de la vérité – pourquoi pas une centaine ? Car, si je puis me permettre, il existe autant de degrés de constitution (au sens où l’entend l’auteur) qu’il existe de degrés de force physique. Mais comme ni les uns ni les autres ne sont des objets pour nos sens, ils ne peuvent être ni pesés, ni mesurés et il est donc impossible d’en établir les différents degrés. Permettez-moi d’illustrer mon propos et de vous montrer à quel point cette division des constitutions est arbitraire et que l’on ne peut compter sur elle. En Europe, les hommes mesurent généralement de moins de quatre pieds à presque sept et ces huit ou neuf millions d’individus représenteront toujours toutes les tailles comprises entre ces deux extrêmes à un dixième ou un vingtième de pouce près, voire moins si tant est que l’on puisse mesurer avec assez de précision. Chez nous tout le monde sait cela. Mais si en Chine, ou dans quelque autre région reculée du monde, un homme affirmait qu’il n’existe en Europe que trois tailles, et que les hommes les plus petits mesurent cinq pieds et quatre pouces, les hommes de taille moyenne cinq pieds et huit pouces et les autres six pieds, vous m’accorderez volontiers que l’on ne pourrait rien croire qui ait été bâti sur cette affirmation. Pourtant, ceux qui n’ont jamais vu que des Européens dont la taille s’approchait de l’une ou l’autre de ces mesures pourraient avaler de bonne foi cent mensonges tout en louant l’exactitude de celui qui les a induits en erreur.
Misomédon. — La raison pour laquelle notre auteur ne distingue que trois degrés de constitution est que ceux-ci suffisent à servir son propos et qu’une plus grande précision ne servirait à rien.
Philopirio. — Je ne le nie pas, mais je souhaiterais vous convaincre de la piètre certitude sur laquelle on échafaude bien souvent tout le reste ; ces éléments à partir desquels certains affirment raisonner mathématiquement. Cet auteur souligne également avec force qu’aucun purgatif ni aucun émétique ne peut agir avant que d’avoir été mêlé à la masse du sang.
Misomédon. — Il était nécessaire d’établir fermement ce fait, car le système tout entier dépend de sa véracité. Il pourrait en effet être démontré qu’une adhésion étroite ou relâchée des particules du sang n’aurait aucune influence sur l’action des médicaments si ces derniers faisaient effet avant que de parvenir dans le sang.
Philopirio. — Je sais fort bien que c’est là-dessus que le système repose, mais cela ne prouve pas qu’il soit vrai ; dans de nombreux cas, il est de toute évidence faux. Il me semble peu probable que l’amollissement des selles que l’on observe deux ou trois heures après l’absorption des remèdes puisse être imputable au fait que ces derniers se trouvent mêlés au sang. L’opération est souvent très rapide et suit la prise du médicament avant même que celui-ci n’ait pu passer dans le sang. Ce fait est peut-être contestable pour ce qui est des purges, mais il peut être démontré pour les vomissements. J’ai plus d’une fois constaté que le sel de vitriol faisait effet à peine avalé, et chez certaines personnes sensibles, l’odeur même d’un médicament ou sa simple vue ont des propriétés émétiques. Cependant, ce qui détruit sur le champ cette hypothèse c’est que certaines choses sont inoffensives pour le sang qui s’en accommode fort bien : une fois mélangées à sa masse, ces choses n’ont jamais été et ne seront jamais émétiques et seront néanmoins cause de vomissements pour la simple et unique raison qu’elles entraînent des nausées de l’estomac, comme le ferait une grande gorgée d’huile de lin ou d’olive, une infusion de chardon-Marie ou même du thé vert pris en quantité (surtout s’il est infusé longtemps et qu’il est bu tiède et sans sucre). L’eau chaude elle-même, sans adjonction de quoi que ce soit, est un vomitif auquel des milliers de patients ont recours.
Misomédon. — Ce que vous venez de dire achève de me convaincre que cette hypothèse n’est pas universellement vraie. Ce serait folie d’imaginer que dans l’eau, que la nature destine à étancher notre soif, pourrait se trouver quoi que soit qui puisse être néfaste pour le sang. Quant à sa tiédeur, elle ne saurait se mêler à la masse du sang avant de se réchauffer, quand bien même elle serait avalée glacée. Je n’ai jamais fait usage de ces tables ; j’en ai été empêché par l’exception formulée par l’auteur dans les cas de constipation ou de relâchement. Il semble en effet que ces règles ne peuvent s’appliquer ni à l’un ni à l’autre cas.
Philopirio. — C’est pourtant là que réside la difficulté. Les médecins veulent être certains de donner des purges efficaces, in alvo pertinaciter constipata67, et de ne point forcer la dose lorsque le patient est aisément soulagé. Ce sont dans ces cas seuls que les médecins sont perplexes face aux purges, et ne leur offrir aucun secours revient à les traiter exactement comme la plupart des commentateurs traitent leurs lecteurs. Lorsque tout est simple et intelligible, ils sont bavards et volubiles, gonflés de beau savoir, mais sur les passages sibyllins qui nous paraissent obscurs, ils passent rapidement sans en faire aucun cas.
Misomédon. — Un gentilhomme de ma connaissance avait autrefois comparé les commentateurs à de faux amis qui se montrent pressants lorsque l’on ne veut pas d’eux mais n’hésitent pas à vous négliger lorsque vous avez grand besoin de leur aide. La constipation est un bien triste mal.
Philopirio. — Les compositions faites de plusieurs ingrédients sont toujours jugées plus efficaces dans ce cas que les remèdes qui n’en contiennent qu’un ou deux. Un laxatif doux administré avec certains remèdes plus forts rend souvent l’ordonnance plus efficace que tous les cathartiques administrés à plus fortes doses. Cela, nous ne l’aurions jamais su sans l’observation : les mathématiques nous pousseraient plutôt à croire l’inverse.
Misomédon. — Mais puisque vous parlez de doses, certaines de celles qui sont présentées dans ce tableau ne sont-elles pas extravagantes ? Si un scrupule de resina jalappæ68 est la dose habituelle pour un homme de constitution moyenne, alors un enfant de trois ans doit prendre près de neuf grains s’il est jugé de constitution plus robuste.
Philopirio. — C’est bien plus que ce que je donnerais, et jamais je ne prescrirais ce remède lui-même à un enfant de cet âge. Mais il ne sert à rien d’entrer dans les détails. Supposons que ces doses et ces calculs soient justes et que cette table soit la meilleure au monde : je suis prêt à parier que le mathématicien le plus complet qui se servirait de ce système ou d’un autre de même nature pour prescrire des remèdes purgatifs en viendrait à trop purger ou à ne pas purger du tout et dans les deux cas, à faire plus de mal et à échouer davantage auprès de cinquante patients qu’un simple médecin auprès de cinq cents. Par simple médecin, j’entends un médecin expérimenté qui ignorerait tout des mathématiques et qui ne serait gouverné que par son jugement et ses observations. Mais après tout, il n’est point besoin d’être très habile pour ordonner un purgatif ou un vomitif, qu’ils soient doux ou forts. Là n’est pas la difficulté et il n’est aucun remède pour lequel nous disposions d’un plus grand choix que pour les émétiques et les purgatifs. Nous disposons en effet de réserves bien plus abondantes que pour les sudorifiques, les diurétiques ou tout ce qui peut être également prescrit pour obtenir les effets que l’on en attend. Le plus habile médecin du monde n’est jamais assuré de faire apparaître la sueur ou l’urine à volonté. Je veux dire qu’il ne peut jamais en être certain tandis que le moindre dilettante en médecine est assuré de faire vomir et de purger. Les erreurs commises à ce sujet concernent généralement l’application, et ce dont nous voulons être certains concernant les vomitifs et les purgatifs est la nature de la maladie et le moment le plus opportun pour les administrer. Il en va de ces remèdes comme de la saignée ; ils ont tous en de certaines occasions rendu de signalés services et provoqué des soulagements miraculeux dans des maladies aiguës ou chroniques, et cependant ils sont souvent néfastes et vont parfois même jusqu’à tuer le patient alors que l’indication semble être la bonne. C’est dans ces épreuves, à cause de la difficulté de juger avec justesse, que nous réclamons de l’aide. Et si les mathématiciens pouvaient au moins une fois nous donner une règle par laquelle nous pourrions savoir avec certitude quand purger ou faire vomir et quand ne rien faire du tout, nous n’aurions pas besoin de leur demander quels remèdes utiliser et en quelles quantités pour quelque âge ou constitution que ce soit.
Misomédon. — Et cette règle, je suppose que vous l’attendez avec impatience.
Philopirio. — Ad calendas græcas.
Misomédon. — Cum mula peperit69. Pour vous dire la vérité, je ne comprends pas plus que vous les mathématiques et ne peux qu’en parler juxta cum ignarissimis70 ; et si vous n’aviez pas fait le premier cette innocente confession, jamais je ne vous l’aurais dit. J’avoue franchement que je ne peux concevoir comment cette science peut se rendre utile dans la guérison des malades, sed in alieno foro non litigo71. Son utilité, voire sa nécessité en médecine est depuis quelque temps déjà une notion si universellement acceptée qu’incapable d’en démontrer la fausseté, j’ai toujours eu honte d’en parler en mal.
Philopirio. — Si un homme devait enseigner la théorie de la médecine, et si pour cela il était obligé de lire des ouvrages concernant le mécanisme du corps, il est certain que certaines notions de mathématiques lui seraient fort utiles, ad ornatum72. Grâce à elles, il serait mieux à même de parler de nombreux sujets. Chaque branche de cet art requiert cependant la même exactitude : ceux qui sont chargés d’instruire les autres sur un point précis doivent le connaître à la perfection et ne point ignorer le moindre détail qui s’y rapporte. Si un homme devait dispenser une leçon publique d’anatomie, il ne suffirait pas qu’il ait une idée claire de l’intérieur du corps et de toutes les parties liées d’une façon ou d’une autre à l’économie animale, chez l’homme et chez la femme. Il devrait également être un expert en dissection et capable de montrer toutes les parties qu’un observateur curieux pourrait souhaiter voir. Il devrait également connaître par cœur le nom de chacun des muscles du corps, comment les trouver sans délais et les séparer de ceux auxquels ils sont attachés, sans altérer ni blesser les parties adjacentes. Il devrait connaître la position naturelle de toutes les glandes importantes, de tous les nerfs et de toutes les ramifications de la sixième paire73. Il devrait en outre être passé maître dans l’art de préparer le corps des animaux à la vue du public, de les conserver et de les embaumer, entièrement ou partiellement ; tout ce que l’on est en droit d’attendre, enfin, d’un anatomiste consommé.
Misomédon. — Vous entendre ainsi parler d’anatomie me remet en tête une autre branche de la médecine qui semble avoir été délaissée et pour laquelle elle semble avoir été inventée ; je veux parler de la botanique. Nous disposons désormais de livres entiers, dont certains écrits par des médecins, qui nous donnent de vastes catalogues de plantes sans dire un mot de leurs vertus, sans même préciser lesquelles sont utilisées en médecine. Le but recherché dans ces ouvrages est une curieuse précision dans la description qui est faite de chaque plante : forme, couleur, moment de la floraison, nombre de pétales, type de fruits ou encore la classe à laquelle elle appartient. Pas un traître mot n’est écrit au sujet de leur utilité.
Philopirio. — Votre critique est fort juste. Le légume le plus étrange au monde, parfaitement inutile en médecine, ne semble pas mériter l’intérêt de celui qui s’attache à la guérison des malades, et savoir que sa fleur est monopetalus ou hexapetalus ne lui servira à rien dans son métier.
Misomédon. — Plus je réfléchis à ce que vous avez dit hier sur les arts auxiliaires de la médecine, et comment la réputation d’exceller dans l’un d’eux peut promouvoir la carrière d’un jeune médecin, plus je me range à votre opinion. Il est très probable que les mathématiques soient utilisées par de nombreuses personnes du même avis, et je vois très clairement que ce qui est par ailleurs inutile aux patients peut fort bien permettre aux médecins d’accroître leur fortune.
Philopirio. — Vous vous souvenez que j’ai comparé tous ces savoirs ornementaux aux fausses lumières qu’utilisent les marchands. Qu’elles soient utiles, nul ne pourrait le nier, mais les vendeurs seuls en tirent bénéfice.
Misomédon. — Mais ce que j’admire le plus c’est que des hommes dont le but est de s’enrichir au plus vite puissent vouloir s’atteler à une science comme les mathématiques dont la maîtrise exige autant de travail et de temps. S’il ne s’agissait pour eux que d’un ornement, que d’ajouter une corde à leur arc, comme on dit, il existe mille et une autres façons d’atteindre la renommée, et à moindre coût, grâce à des qualités qui s’acquièrent en peu de temps et demandent dix fois moins d’efforts.
Philopirio. — Quelle que soit l’époque, l’étude qui sera toujours la plus en vogue sera celle qui permet d’atteindre le plus efficacement le but dont vous parlez. Mais vous vous trompez, Misomédon, si vous vous imaginez que ceux d’entre nous qui font le plus grand cas des mathématiques et qui vantent leur utilité dans la pratique de la médecine, sont ceux qui les maîtrisent le mieux. Certains médecins sont des mathématiciens fort capables, et l’on en compte également parmi les théologiens. L’étude de cette science étant, de l’aveu de tous ceux qui la pratiquent, la chose la plus plaisante au monde, il est fort probable que chaque époque produise, dans toutes les facultés, des hommes qui s’y intéresseront pour aucune autre raison que le plaisir qu’ils y prendront ou les progrès qu’elle leur permettra d’accomplir en astronomie, en philosophie naturelle et dans tous les domaines où les mathématiques sont manifestement nécessaires et auxquels elles se peuvent appliquer.
Misomédon. — Vous pensez alors qu’il existe des médecins qui comprennent les mathématiques sans en attendre davantage de secours dans la guérison des malades qu’un théologien n’en attendrait dans le sauvetage des âmes ?
Philopirio. — J’en suis convaincu. Et non seulement cela, mais tous ceux qui se disent mathématiciens et ont administré publiquement la preuve de leurs connaissances en la matière s’accordent à dire que le savoir mathématique ne saurait s’appliquer à la pratique de la médecine. Je puis vous assurer que je tiens de plusieurs d’entre eux les raisons que je vous ai données de cette impossibilité. Ils se gaussent souvent des efforts vains consentis par ceux qui tentent de prouver le contraire. En revanche, ceux qui vantent à grands cris les mérites des mathématiques dans le domaine de la médecine, et la nécessité pour les médecins d’y être versés, sont souvent ceux qui n’en possèdent au mieux que les rudiments. Certains d’entre eux sont pleins d’assurance et n’en savent pourtant pas davantage que moi.
Misomédon. — Fortius dicunt, qui minus habent artis74.
Philopirio. — Alors même que leur ignorance crasse en la matière est tenue secrète et constitue sans doute la dernière chose qu’ils accepteraient de confesser. Lorsque la philosophie newtonienne a commencé à se répandre, j’ai vu des hommes fort savants de notre faculté, qui avaient achevé leurs études avec les honneurs, se trouver tout penauds de n’avoir jamais appris les mathématiques en découvrant que cette science était devenu un objet d’étude à la mode. Je parle de médecins qui pratiquaient honorablement depuis un certain temps. Nier l’utilité des mathématiques en médecine eût été pour eux comme se cogner la tête contre les murs.
Misomédon. — Ç’eût été en effet oppedere contra tonitrua75.
Philopirio. — Pour des gens du métier, il a dû être effrayant de songer à désapprendre ce qu’ils avaient déjà appris à l’université pour se tourner vers une matière entièrement nouvelle et pour le moins obscure, qui nécessite que l’on y consacre beaucoup de temps et d’application avant de pouvoir constater le moindre progrès.
Misomédon. — Comment se sont-ils sortis de cette difficulté ?
Philopirio. — Certains se sont donné de la peine et ont appris ce qu’il fallait de mathématiques pour pouvoir en parler avec ceux qui les comprennent. D’autres ont pris un chemin plus court et, avec l’aide d’un maître ou parfois simplement dans les livres, ont appris les formules idoines, le sens d’une foule de noms difficiles et de termes techniques en usage dans cette science, comme le sinus verse, l’ellipse et la parabole.
Misomédon. — Je pourrais moi-même me vanter de connaître nombre de ces mots très précis et de ces noms difficiles comme azimut ou almicantarat. Je pourrais évoquer les asymptotes hyperboliques et les paramètres des sections coniques, l’icosaèdre et le parallélépipède ; mais à quoi cela pourrait-il leur servir ?
Philopirio. — À tout ce qu’ils veulent, c’est-à-dire à faire croire au monde qu’ils entendent quelque chose aux mathématiques. C’est très important à leurs yeux, car l’on croit généralement – et cette opinion est somme toute assez plausible – que les médecins qui assoient leur art sur des principes mathématiques agissent forcément avec plus de certitude que d’autres, dont les connaissances en médecine sont, de leur propre aveu, fondées pour une large part sur des conjectures. En outre, cela leur permet de s’épargner une peine et un temps considérables et de se libérer sur le champ de la tâche la plus fastidieuse et la plus déplaisante en matière de médecine. En effet, comme l’on attend d’eux qu’ils connaissent et puissent expliquer les causes des choses a priori, ils n’ont jamais l’occasion d’observer et n’ont jamais besoin, pour leur formation, de venir fréquemment au chevet de leurs malades. Le médecin est payé pour le mal qu’il se donne à écrire ; c’est ce qui lui vaut ses émoluments, que ses visites soient longues ou brèves, qu’il s’approche du patient ou s’en tienne à distance. Son habileté est tout entière contenue dans ses prescriptions ; quant à la nature de la maladie et à son avancement, ne doutons pas que l’apothicaire ou son aide informera le médecin de l’état du malade en même temps qu’il le renseignera sur son âge et sur ses habitudes. Pareillement, les praticiens qui avancent en terrain sûr n’ont que faire des descriptions de cas ni des auteurs pratiques qui les ont rédigées, sauf s’ils y trouvent l’occasion de ridiculiser avec mépris les raisonnements surannés dont ces tâcherons font un usage assidu. C’est ainsi qu’ils échappent de nouveau à un travail sans fin.
Misomédon. — Et s’ils sont impertinents, ils ne manqueront pas de dire quid ad farinas76 ? Qu’apporterait leur lecture ? Ce que vous dites est fort intéressant, mais les ruses et les artifices destinés à obtenir l’estime d’autrui à moindre frais ont toujours été en usage dans votre faculté, même s’ils ont évolué avec le temps. Il existe une grande différence – de manières et de comportement – entre les vieux médecins du temps de ma jeunesse et ceux qui embrassent la profession aujourd’hui. Cependant, nombre de ces vieux praticiens déployaient au moins autant d’habilité et d’industrie à se conformer à l’humeur de leur temps et à l’opinion que l’on se faisait alors de leur profession que peuvent le faire aujourd’hui tous ceux qui s’entichent des mathématiques. Ils se donnaient des airs graves et pensifs, sombres et solennels, prenaient des poses étudiées et adoptaient la rigidité et le pédantisme qui étaient à leurs yeux l’apanage des véritables savants. Pour bien montrer leur mépris des modes et du monde ils portaient des tenues splendides avec une négligence affectée ou, au contraire, des vêtements simples et malcommodes qui les rendaient tout aussi remarquables. Tout cela était admirablement pensé, alors même que la médecine passait pour un mélange de suppositions et de conjurations et qu’aucun progrès n’était jugé possible dans cet art sans des années d’études difficiles ou de laborieuse application pour des hommes qui n’avaient aucune autre préoccupation dans l’existence. L’opinion que les gens se font de la médecine ayant changé, on peut penser que les qualités qu’il convient d’exhiber pour s’arroger les faveurs du public ont changé avec elle. La médecine passant désormais pour un art bien plus tangible et certain qu’autrefois, les médecins n’ont rien d’autre à faire que de trouver des pratiques et de leur soutirer des honoraires dès qu’ils sont qualifiés. Si j’avais un fils ou un parent proche dans cette profession à introduire dans le monde, je sais très bien quel genre d’études je lui conseillerais.
Philopirio. — Les mathématiques.
Misomédon. — Assurément non. Si je l’imagine sortant de l’université, éduqué comme le sont désormais tous les jeunes médecins, je lui recommanderai d’étudier l’homme. Je ferai en sorte qu’il soit versé dans la langue du beau monde77, ut nihil ex agro diceret78. Il veillera en tout premier lieu à ce que son nom soit souvent mentionné par les gens du monde. Pour ce faire, il devra faire la cour aux favorites des dames, tenir compagnie à des hommes superficiels et peu savants, à tous ceux enfin qui colportent le plus souvent les nouvelles à travers la ville. De temps à autre, il devra régaler ceux qu’il fréquente d’une curiosité de la nature ; ou bien – à l’aide de microscopes, de prismes ou d’une pompe à air –, il les amusera grâce à quelque séance, ou quelque expérience spectaculaire qui devront toujours être aussi propres que divertissantes. Quant au reste, je veillerai à ce qu’il soit correctement vêtu, qu’il étudie la politesse et possède en toute chose la belle manière79, et qu’il garde sans cesse à l’esprit qu’il n’est au monde de proverbe plus juste que celui-ci : Obsequium amicos, veritas odium parit80.
Philopirio. — Je crois sincèrement que pour faire fortune un homme ne pourrait suivre meilleur conseil.
Misomédon. — Sed quo terrarum rapimur81 ! Nous nous sommes bien étrangement éloignés de notre sujet depuis une demi-heure ! Cependant, je ne me fourvoie jamais quand je me délasse et me divertis.
Philopirio. — C’est votre santé qui nous préoccupe au premier chef, Misomédon, et vous ne sauriez tirer davantage de profit de cette consultation qu’en vous efforçant d’être gai.
Misomédon. — Je vous suis infiniment obligé de votre indulgence et de ce que vous faites pour amadouer mon tempérament inégal.
Philopirio. — Point de compliments, je vous en conjure. Je goûte votre compagnie au moins autant que vous pouvez goûter la mienne.]
Misomédon. — Lorsque je vous ai interrompu tantôt [pour vous demander si vous ne pensiez pas que toutes les opérations du corps étaient mécaniques], vous parliez du mélange des parties dont les esprits animaux doivent être constitués.
[Philopirio. — Il n’est pas déraisonnable de supposer que ce que nous nommons esprits animaux soient un assemblage de divers éléments qui se caractérise par sa tonicité, sa crase et sa consistance, tout comme le sang. Parfois, je ne puis m’empêcher de tenir cela pour vrai.
Misomédon. — Vous avez fait allusion à un système, je serais ravi de vous entendre à ce sujet.
Philopirio. — Je vous ai dit que je me demandais bien pourquoi personne n’avait jamais formulé la moindre hypothèse concernant ce mélange des esprits animaux], mais je laisse cette tâche à ces médecins spéculatifs si pleins d’esprit, qui prennent plus de plaisir que moi à spéculer. Puisque je vous ai dit que la composition du sang était hors d’atteinte, vous pouvez imaginer que je crois la chose encore plus vraie pour les esprits animaux, car les particules qui les composent sont encore plus éloignées de nos sens. Ce que j’ai entrepris de dire des différents degrés de subtilité qui doivent exister chez les esprits animaux me semble être, comme je vous l’ai dit, la conséquence nécessaire applicable à toutes les particules en général, qui sont générées par la séparation [, la filtration ou l’évaporation]. Si bien que je n’ai rien supposé, car je n’ai nullement souligné les variations d’élasticité ou de texture de leurs composants, variations qui existent pourtant indéniablement si nous considérons que les esprits animaux sont responsables non seulement de la constitution et de la force physique, mais aussi des tempéraments bons ou mauvais, des passions de l’esprit, du courage et de la couardise, de l’intelligence et de la bêtise, etc.
Misomédon. — Je vous serai éternellement obligé de ce que vous venez de dire : en attirant mon attention sur les plus belles qualités du corps qui, si elles semblent appartenir à l’âme, dépendent des diverses textures de la masse des esprits animaux, vous m’avez permis de pénétrer dans la divisibilité de la matière, et en m’ouvrant toute son étendue, vous m’avez montré le noble spectacle des miracles à l’œuvre dans la composition de notre charpente, spectacle qui m’était jusque-là inconnu.
Philopirio. — Je suis bien aise de voir que vous venez enfin de prendre la mesure de choses dont les mots seuls ne peuvent rendre compte, et j’espère à présent qu’en repensant à certains épisodes de votre vie, vous trouverez facilement par vous-même les causes procatartiques82 de votre mal. Les troubles et les excès de votre jeunesse ayant ouvert la voie en malmenant la charpente de votre constitution, j’accuserai en premier lieu le fait que vous vous soyez marié tôt et que vous ayez été trop dépendant de ce qu’il vous plaît de nommer res uxoria83. On peine à croire quels immenses trésors sont absurdement consommés par une dépense continuelle, dont je sais bien qu’elle n’est jamais aussi modeste que la plupart des gens mariés font semblant de le croire, pensant souvent qu’ils écoutent bien assez leur santé s’ils s’abstiennent de tout plaisir illicite. C’est pourtant avec grande intempérance qu’ils cèdent à leurs appétits, lorsque la ridicule notion de devoir semble pallier l’extravagance de leurs désirs. Il est certain que l’excès des transports légitimes, et que nous appelons chastes, a souvent des conséquences non moins fatales sur la solidité de notre constitution que l’impura Venus elle-même ; pourtant, si un homme qui n’aura eu qu’une fois la gonorrhée ou tout autre symptôme vénérien en vient à vieillir prématurément et à ressentir l’effritement de sa vigueur et de sa masculinité, il accusera sans doute cette affection bénigne qui ne l’a pourtant hanté que deux ou trois mois, sans penser au gâchis prodigieux d’esprits animaux dont il s’est rendu coupable tant d’années durant en se soumettant avec trop de rigidité au cruel tribut de la bienveillance. C’est une erreur dans laquelle les gens sont généralement maintenus par les mensonges pernicieux de charlatans mal intentionnés qui profitent des nombreux symptômes du mal vénérien et de la possibilité que ce dernier puisse demeurer caché dans le corps pendant des années pour alarmer les crédules au moyen de mille histoires insensées. Soucieux de ne pas perdre le moindre bénéfice, ils ont toujours à cœur de convaincre le monde que toute maladie n’est autre que la vérole.
Misomédon. — J’ai moi-même longtemps soupçonné cette cause, que vous venez de mentionner, et je ne peux que sourire à cette manie comique que nous avons de creuser notre propre tombeau. Le feu intense de l’amour conjugal est sans aucun doute tout aussi dévorant – même s’il est plus lent – que les pires fournaises aux noms ignominieux, et la douce passion, qui est pourtant néfaste à tous les aspects de la vie, est plus préjudiciable encore au mariage, car elle y trouve deux proies et calme nos pensées en faisant valoir la légalité de nos actions, ce qui ne conduit pas moins à la destruction que le plaisir lui-même. Oh ! Que la nature prudente est obligeante de se maintenir dans les évolutions successives de chaque espèce ! Qu’il est étrange de voir que les animaux les plus rationnels ne sont point convaincus de hâter leur propre ruine en cédant à cette hyène qu’est l’amour, au point de croire que ce dernier est la seule douceur qui donne à la vie sa valeur, nonobstant les innombrables calamités, maladies et décès dont il est la cause ! [Comment comprendre que l’homme, cette créature sagace, puisse se rendre coupable d’une telle folie qu’il nourrisse chaque jour ce monstre insatiable avec les meilleures et les plus balsamiques particules de son sang artériel et qu’il souffre qu’il suce en abondance la moelle de ses os et les forces vitales des parties plus molles au point de voir sa constitution presque entièrement dévorée et considérablement affaiblie84 ?]
Philopirio. — Vous parlez avec le zèle et la sagesse d’un homme de cinquante-cinq ans. Quel dommage que nous ne prenions jamais la peine d’épargner avant que nos réserves ne soient épuisées ! Sera est in fundo parsimonia85.
[Misomédon. — Je sais bien qu’il est trop tard. Sero sapiunt Phryges, et tout ce qu’il me reste c’est de pouvoir me plaindre et me demander avec Horace : Quæ mens est hodie cur aedem non puero fuit86 ?]
Philopirio. — Il est une saison à laquelle nous refusons de croire, où les esprits animaux, dilapidés en plaisirs vénériens, ne peuvent plus être renouvelés, et où les pertes subies sont irréparables. Quod quæ a venere facta est sit irreparabilis virium exhaustio, quia demit de innato cordis spiritu, dit Van Helmont dans le quatrième chapitre de son Traité des fièvres87 ; mais cette vérité ne fait guère impression sur les gens de vingt-cinq ans, et si la jeunesse pouvait revenir aux vieillards elle refuserait de revenir sans ses excès.
[Misomédon. — J’en suis convaincu : la sagesse ne peut rien face à la violence des passions, et Micio avait raison : alia ætate, quod ad omnia sapimus rectius ; on ne peut en dire autant de la jeunesse88.]
Philopirio. — Une autre chose a épuisé et gâté la tonicité de vos esprits animaux : c’est le travail de votre cerveau au cours de ces cinq ou six ans d’études difficiles entamées peu de temps après que vous aviez reçu cet héritage inattendu ; et en effet, l’exercice immodéré du cerveau et l’excès de stupre sont si fréquemment à l’origine des passions hypocondriaques que dans mon expérience je n’ai jamais rencontré de cas pour lesquels j’avais tort d’imputer la maladie, au moins en partie, soit à l’un soit à l’autre, quand ce n’était pas aux deux, et je parle de patients dont la maladie a été confirmée. C’était l’épuisement des esprits animaux, le détournement de tout ce qui était nécessaire à la volatilisation du ferment stomachique, qui occasionnait ces sels acides dont vous vous êtes d’abord plaint. Les nombreux absorbants et les remèdes alcaliques que vous prîtes alors auraient supprimé ce désagrément si la faute n’en avait pas incombé aux esprits animaux. Cependant, la prise continuelle de ces remèdes ainsi que la force qu’il vous restait, empêchèrent les crudités d’être plus néfastes et de provoquer d’autres symptômes, jusqu’à ce que la magnifique et absurde évacuation prodiguée par votre savant galéniste ne réduise à néant la tonicité de votre sang, entraînant les esprits à leur perte. Les longues saignées vous ayant privé de votre chaleur vitale, et les puissants cathartiques ayant endormi votre estomac et vos intestins après avoir fait effet, il n’est guère étonnant que le simple fait de boire de l’eau froide ait tout à fait aboli la fonction de ces organes et vous ait donné la lientérie89. À en juger par l’état dans lequel vous vous trouviez ce matin-là à Epsom lorsque vous bûtes ce vin chaud, il me semble que ce qui pouvait arriver de mieux (en dehors du décès de votre parent) fut de rencontrer le gentilhomme qui vous en fit prescription. Lorsque le vin et les épices eurent redonné de la tonicité à votre estomac et à vos intestins et qu’il fut mis un terme à leur relâchement, votre sang et vos liqueurs se trouvant désormais purifiés de leurs résidus et privés de leurs éléments les plus balsamiques, il est raisonnable de penser qu’en reposant votre esprit et en donnant à votre corps un peu plus d’exercice qu’à l’ordinaire, en profitant de l’air de la campagne et en adoptant un régime impeccable, vous ne pouviez que retrouver votre force. Néanmoins, l’ennemi était encore là, et c’est du jour où vous prîtes les eaux que je date votre maladie : car alors même que vous avez joui ensuite d’une santé acceptable pendant une assez longue période, à chaque désordre qui s’est ensuivi, les insuffisances de vos esprits animaux n’ont fait que se confirmer.
Misomédon. — Il est très étrange – et je ne doute pas que cela relève de ma maladie – de voir qu’à chaque fois que je prends parti contre la médecine et les médecins, je me surprends toujours à prêter l’oreille à celui que je rencontre en dernier. C’est sans doute l’ardent désir que nous avons de préserver notre santé qui nous pousse ainsi à vouloir croire, en dépit de ce que nous dicte la raison. Me voici de nouveau convaincu, et si j’ai souvent imaginé la chose en vain, il me semble à présent avoir trouvé la cause véritable, non seulement des crudités et de leurs effets pernicieux, mais également des innombrables symptômes qui m’ont importuné. Car si l’ennemi a désormais battu en retraite avec ses troupes, je sens bien qu’il rôde en moi : ces battements, ces élancements et ces tremblements qui parfois secouent tout mon corps, et surtout les soubresauts qui agitent mon dos et que je ressens sous le coup de la surprise et de la passion mais aussi sous l’effet de la moindre émotion pour peu qu’elle soit soudaine – et alors même que je suis en parfaite santé – me rappellent constamment la précarité de ma condition et me donnent une juste idée du délabrement de mes esprits animaux.
[Philopirio. — Il n’est point de symptôme qui vous ait affecté qui ne puisse être aisément expliqué par une déficience des esprits animaux ; encore faudrait-il que quelqu’un s’en donne la peine.
Misomédon. — Je ne peux qu’admirer ma propre inconstance. Il y a peu, je discutais avec vous de l’existence des esprits animaux, que je niais ; mais une fois encore, si je raisonne a posteriori, je pense qu’il est impossible qu’ils n’existent point.
Philopirio. — Ils doivent être si minuscules et la rapidité de leurs mouvements doit être telle que leur existence fait partie de ces vérités qui n’admettent aucune démonstration a priori.
Misomédon. — Je pourrais aisément me ranger à l’opinion du docteur Morton[67] qui, dans sa Πυρετό-λογια, tente de démontrer que le désordre des esprits animaux est la cause de la plupart des maladies.]
Je vois très bien à présent comment l’étude approfondie finit par disposer les gens aux passions hypocondriaques ; mais je ne peux concevoir que les Allemands puissent la nommer dans leur langue « maladie des savants » lorsque tant d’autres en sont affectés.
Philopirio. — Ils la nomment ainsi parce que les savants comptent davantage de malades qu’aucune autre classe de la population. Elle est chez eux aussi fréquente que la hernie chez les trompettistes ou chez ceux qui dressent les chevaux de selle, que l’asthme chez les chapeliers, etc. Non quod soli literati, dit Ettmüller, hoc morbo obnoxii sint, sed quod plurimi eo malo vexantur90, et la raison est selon lui qu’ils se penchent et pressent leur ventre contre les livres, ce qui empêche le diaphragme de s’abaisser librement et les humeurs de circuler.
Misomédon. — Cette explication me semble saugrenue. Je me demande ce qu’Ettmüller dirait à un savant théologien de ma connaissance, qui est hypocondriaque et pourtant se tient d’ordinaire très droit et marche entre deux séances d’étude. Mais je pense que cette explication en haut allemand ne mérite pas qu’on la réfute. Je trouve fort rationnel ce que vous avez dit du travail du cerveau, par lequel les esprits animaux les plus raffinés se trouvent épuisés, et du manque d’exercice, qui permet pourtant aux humeurs les plus grossières d’être éliminées, et il me semble difficile de trouver meilleure cause. Je pense donc que cette cause doit s’appliquer à tous ceux, savants ou ignorants, qui commettent ces mêmes erreurs.
Philopirio. — C’est en effet le cas ; un propriétaire qui vit de ses rentes, un marchand, un artiste ou un homme exerçant tout autre métier sédentaire et qui accable son cerveau de toutes sortes d’affaires en maintenant le reste de son corps dans l’inaction fait sans aucun doute le lit de la maladie. Quant au fait d’appuyer l’estomac et le præcordia contre un grand livre, un bureau ou une table, s’il ne saurait s’agir d’une cause suffisante, de nombreux cas m’ont donné à croire qu’elle est une cause aggravante.
[Misomédon. — Il me vient à l’esprit un détail qui corrobore à merveille l’opinion que vous avez sur la digestion, et je me demande comment ni vous ni moi n’y avons pensé, car je suis certain que vous devez avoir lu le texte dont je parle aussi bien que moi. Il s’agit d’un cas remarquable dans lequel le désordre de l’estomac est occasionné par une déficience des esprits animaux. Il est paru dans les Transactions philosophiques ; je crois bien me souvenir que c’était en 1673. Mais le voici ; si je ne me trompe pas, il est fort à propos et je me fais un plaisir de vous le lire…
« Un ministre d’environ 50 ans se sentait fort indisposé et subissait souvent des rechutes de sa maladie, accompagnées de vomissements et de purges. Lorsque j’eus l’occasion d’en discuter avec lui, son médecin me dit qu’il était convaincu que la guérison était entravée par les études auxquelles le patient était contraint de s’atteler. En effet, même une fois remis grâce aux remèdes prescrits, ses études et ses prêches ne manquaient jamais d’entraîner une rechute. Comme il me semblait étrange qu’étudier et s’adresser aux fidèles puisse causer de si violents maux chez un homme, et comme les raisons que me donnait ce médecin ne me convainquaient pas, il me surprit un jour en me racontant ce dont il avait lui-même été témoin en rendant visite à ce prêtre. Il entendait confirmer ainsi à mes yeux son hypothèse concernant les esprits animaux qui, étant extirpés de l’estomac, laissaient selon lui les facultés digestives affaiblies. C’est ainsi que le prêtre, tombant de nouveau malade après un sermon, se mit à vomir avec force. Entre autres matières, il rejeta plusieurs morceaux, certains gros comme une phalange et d’autres plus petits d’une substance qui à la vue comme au toucher ressemblait très précisément à du suif. Quatre d’entre eux pesaient la moitié d’une once. Je laisse à d’autres le soin de préciser ce qu’il convient de déduire de cet exemple à partir de la doctrine de la concoction91. »
Philopirio. — Je dois admettre que j’avais oublié cet article, alors même qu’il est tout à fait approprié à notre discussion et peut nous aider à concevoir plus aisément pourquoi les passions hypocondriaques peuvent être appelées la maladie des savants. Mais laissez-moi poursuivre.]
Les chagrins immodérés, les soucis, les tourments et les contrariétés sont aussi bien souvent des causes concomitantes de la maladie, le plus souvent chez ceux qui, soit par leurs biens, soit par leurs bénéfices, soit par leur profession, ont des revenus suffisant pour bien vivre. Les hommes qui ont déjà tout ou dont le quotidien est largement assuré par leur vocation ne sont jamais exempts de préoccupations, et l’administration des richesses, même en quantités modérées est toujours l’objet de soins constants. Outre que leurs désirs et leurs souhaits sont plus vastes, ceux qui jouissent d’une certaine aisance ont souvent le loisir de réfléchir et se trouvent ainsi plus facilement blessés à certains moments de l’existence que les gens de plus modeste fortune, qui ont rarement des ambitions plus élevées que le labeur dont ils tirent leur pain quotidien. Pour peu que ces tâches les satisfassent, ils sont généralement heureux car persuadés de l’être ; s’ils les accomplissent sans plaisir mais par nécessité, ils sont à ce point préoccupés par les circonstances où ils se trouvent qu’ils n’ont jamais le temps d’arrêter leur pensée sur une chose ou une autre et sont bien moins touchés par les tourments de l’esprit. C’est une fortune inattendue qui vous a d’abord plongé dans les affaires, et votre vaste héritage exigeait une telle attention qu’il vous a guéri de votre insouciance. Qu’il me soit permis d’observer que si vous en aviez été réduit à la pénurie qui vous menaçait et que vous vous soyez trouvé contraint de nourrir votre famille en embrassant une carrière de copiste, de gratte-papier ou toute autre activité misérable qui vous aurait forcé à travailler de pane ad panem92 et à vivre chichement, je suis d’avis que votre maladie (si toutefois elle vous avait jamais incommodé) n’aurait pas été aussi sévère ni aussi rapide.
Vous avez été assailli par plus de symptômes qu’aucun autre patient de ma connaissance et il en est pourtant d’autres comme les lypothymies93, les accès de faiblesse, les douleurs qui frappent les bras et les jambes, etc. qui sont familiers aux hypocondriaques et dont je ne vous ai jamais entendu vous plaindre. On observe également dans votre cas que vos douleurs ont été plus cruelles qu’elles ne le sont aujourd’hui, que votre imagination semble moins perturbée et que les intervalles de confort dont vous jouissez l’été ont été plus longs que d’ordinaire, alors même que votre maladie se trouve à son paroxysme.
Quant au pronostic, si l’on considère les causes nombreuses qui ont entrainé la désagrégation de vos esprits animaux, la durée de votre maladie et sa violence – que l’on subsume en constatant les altérations occasionnées à votre tempérament comme à votre constitution –, j’ai le sentiment qu’il ne faut pas s’attendre à une guérison complète accompagnée de la disparition définitive de tous les symptômes qui vous sont devenus familiers ; de même que votre vigueur d’antan ne pourra jamais vous être rendue. Mais si votre maladie est gouvernée comme il faut et les prescriptions suivies avec diligence, les douleurs dont vous vous plaignez, les désordres de votre imagination, et l’opilation chronique qui influence tout le reste pourront disparaître et l’on pourra même empêcher le retour de tout ce qui assombrit votre constitution94. Votre existence sera de nouveau simple et confortable : cela je peux vous l’affirmer avec autant de certitude que deux mortels se faisant une promesse.
Misomédon. — Si je vous ai envoyé chercher, Philopirio, c’est avant tout par curiosité, pour connaître votre sentiment sur les passions hypocondriaques. Je n’avais nulle intention d’avoir votre avis et moins encore de connaître vos remèdes, même si l’on m’avait dit que vous les prépariez et les administriez vous-même, pratique que j’ai toujours considérée comme l’apanage des véritables médecins. Toutefois, ce que vous m’avez dit sur la médecine en général et sur les causes de ma maladie en particulier, la constance avec laquelle vous vous attachez à l’observation pour comprendre la Nature, la méthode peu commune par laquelle vous raisonnez, tirant tous vos arguments des fondements solides d’une expérience mûrement soupesée : tout cela n’a pas manqué d’entamer mes résolutions, et vous avez eu raison des préjugés que j’ai si souvent conçus contre la médecine. Si bien que pour vous montrer que je ne souhaite pas tergiverser plus avant, que je m’en remets à votre habileté et me fie avec candeur à vos promesses, je me place à l’instant même entre vos mains sans rien savoir de la façon dont vous comptez me guérir. Je vous demande de me donner ce soir même ce que vous jugerez utile, ainsi que les indications nécessaires. Demain, je compte dîner d’un pâté de gibier et je vous serais fort obligé d’accepter de partager ce repas. Je dîne d’ordinaire à une heure. En prévision de votre visite je chercherai certains des remèdes qui m’apportaient quelque bienfait, et lorsque vous les aurez examinés je vous entretiendrai d’un autre patient dont je souhaite vous soumettre le cas.
Philopirio. — C’est trop d’honneur que vous me faites, Misomédon, mais je vais répondre à vos souhaits et m’occuper de vos remèdes ce soir avant de vous venir visiter demain.
Misomédon. — Dans ce cas je ne vous retiens pas davantage et vous attends avec impatience. Je ne puis vous promettre de vin de Chios ou des collines formiennes, mais je vous ferai servir un excellent Bordeaux :
Philopirio. — Sufficit ; at liceat cuppa potare magistra.
Misomédon. — Liber eris : non enim soleo convivas urgere. Tempus dixi, ne ergo nobis in mora sis rogo.
Philopirio. — Tempestivus adero ; nam illius hora ventrem semper monitorem habeo96.
Annexe
Certains modernes blâment les vaisseaux mésentériques, d’autres encore désignent l’espace vide situé sous le diaphragme, entre l’estomac et la rate, comme le siège et le réceptacle des innombrables vents qui infestent toujours les patients hypocondriaques.
Chien enragé, singe malade
N’ont pas de bile si maussade23.
… dedit hanc contagio labem,
Et dabit in plures ; sicut grex totus in agris
Unius scabie cadit, et porrigine porci,
Uvaque conspecta livorem ducit ab uva38.
– Quod minimum Falernis
Invidet uvis95.
Notes de bas de page
1 « Mais venons-en à la chose. »
2 L’école de médecine de Salerne, très important centre d’étude de la médecine au Moyen Âge, était ouverte aux hommes comme aux femmes. Mandeville fait cependant allusion ici à un poème (Regimen Sanitatis Salernitanum) dont l’auteur reste inconnu mais qui se réclame de cette école renommée et dédie son poème au roi d’Angleterre. Rédigé entre le XIIe et le XIIIe siècle, ce poème, qui détaille les préceptes d’une vie saine, est l’un des plus célèbres de l’histoire de la littérature médicale et a donné lieu à une centaine de versions manuscrites et à plus de trois cents éditions imprimées.
3 « Le fromage est nuisible, et sa présence altère/Les mets que l’estomac avec peine digère. » (L’école de Salerne, trad. C. Meaux Saint-Marc, Paris, Baillière et fils, 1861.)
4 Voir P. Shaw, The Juice of the Grape, or Wine Preferable to Water (Londres, Lewis, 1724). Peter Shaw, médecin extraordinaire de George II puis de George III, recommandait le vin aux hypocondriaques et aux malades atteints de « symptoms of fancy », c’est-à-dire de maux imaginaires.
5 La carangue est un poisson de haute mer.
6 Les cholagogues favorisent l’élimination de la bile. Voir O. Lafont, Dictionnaire d’histoire de la pharmacie des origines à la fin du XIXe siècle (Paris, Pharmathèmes, 2003).
7 Les mélanogogues, comme la scammonée, le turbith, le séné et l’hellébore s’attaquent à l’humeur « tartrateuse et mélancolique », les hydragogues nettoient « les vaisseaux lymphatiques en détachant la sérosité », les phlégmagogues purgent « le cerveau en détachant la pituite ». Voir N. Lémery, Pharmacopée universelle (Paris, L. d’Houry, 1697).
8 « Que les remèdes purgatifs ne purgeaient pas, ne purifiaient pas, mais faisaient pourrir. Qu’ils liquéfiaient la substance vivante de[s] on corps et l’avaient dissoute en pourriture ; que ces remèdes contaminaient indifféremment tout ce qu’ils touchaient un tant soit peu, qu’il s’agît du sang ou encore de la chair vivante même ; qu’ils ne choisissaient pas ni ne distinguaient une chose plutôt qu’une autre de manière sélective ; que la chose contaminée indiquait que son contaminant était un pur poison du corps, rendu liquide et putréfiant ; que ce qui était contaminé s’écoulait, poussé par la nature, jusqu’à ce que la force du remède fût tarie ; que cela se produisait dans un corps sain aussi bien que dans un corps malade, etc. » (J. -B. Van Helmont, Opuscula Medica Inaudita, Livre II, « De Febribus », chap. v, « Purgatio examinatur », Francfort, C. Paulli, 1707, p. 116.)
9 « Mieux vaut courir en arrière que de courir à sa perte. »
10 La comparaison entre le corps humain et l’alambic, déjà présente chez certains médecins arabes, se répand dans la littérature médicale au XVIe et au XVIIe siècles, notamment sous la plume de Paracelse. Dans son Traité sur l’homme, René Descartes compare lui aussi le corps humain à une machine : « Et véritablement, l’on peut fort bien comparer les nerfs de la machine que je vous décris, aux tuyaux des machines de ces fontaines ; ses muscles et ses tendons, aux autres divers engins et ressorts qui servent à les mouvoir ; ses esprits animaux, à l’eau qui les remue, dont le cœur est la source, et les concavités du cerveau les regards. » (Traité de l’Homme, Paris, Clerselier, 1664 ; Gallimard, 1953, p. 814.)
11 La cucurbite est le corps ou chaudière de l’alambic, composé par ailleurs d’un chapiteau, d’un col de cygne et d’un serpentin.
12 Le caput mortuum, autrement appelé nigredo, est un terme d’alchimie qui désigne le résidu inutile de la sublimation.
13 T. Willis, A Medical-Philosophical Discourse of Fermentation or of the Intestine Motion of Particles in Everybody (Londres, T. Dring, 1681), p. 14-16. La première édition latine, à laquelle Misomédon fait allusion, est parue à Londres en 1659.
14 Ce passage remplace un passage plus court dans l’édition de 1711 : « Willis est comme toujours, plein d’esprit. Ses spéculations sont aussi sublimes que cela se peut imaginer, et tout ce qu’il suppose est assurément très ingénieux. »
15 J. -B. Van Helmont, Ortus medicina (Amsterdam, Elzevir, 1652), p. 743 : « Les veines préservent la fluidité du sang, même dans un cadavre quand le corps reste entier ; mais, hors les veines, le sang se coagule et forme bientôt des caillots. »
16 Mandeville cite la thèse que soutient Ettmüller en 1671 sur le mal hypocondriaque (Dissertatio Academica de Malo Hypochondriaco). Voir M. Ettmüller, Opera Medica Theorico-practica (Genève, les Frères de Tournes, 1736), vol. IV, p. 770 : « En effet, toutes les humeurs sont poussées vers elle comme vers les autres viscères, sans que puisse être mis en évidence que les parties naturelles du corps aient le désir de s’en nourrir. »
17 « Que la présence de tout acide en dehors de l’estomac est funeste à la nature. »
18 Willis, Medical-Philosophical Discourse on Fermentation, p. 15.
19 En français dans le texte.
20 Descartes définit ainsi les « esprits animaux » : « les parties du sang qui montent au cerveau produisent un vent très subtil ou plutôt une flamme très vive et très pure, qu’on nomme les esprits animaux » (Traité de l’Homme, Paris, Gallimard, 1953, p. 813). Pour Willis, il s’agit d’infimes particules séparées du sang par distillation et qui deviennent corrosives sous l’effet de la mélancolie et s’attaquent ensuite à certaines parties du cerveau.
21 Le substantif masculin « spleen » (parfois orthographié « spline ») n’était vraisemblablement pas en usage en français lorsque Mandeville écrit ces dialogues. Il est attesté à partir de 1745 pour désigner un état de mélancolie sans cause apparente, considéré comme un « mal anglais ». Voir G. Cheyne, The English Malady, or a Treatise of Nervous Diseases of all Kinds (Londres, G. Strahan, 1723). Il ne désigne cependant pas la rate, ce qui est le cas en anglais au moins depuis le XIVe siècle. Le mot anglais lui-même provient pourtant de l’ancien français esplen, qui dérive du latin impérial splen et de son équivalent grec spleny, qui désigne la rate, siège des humeurs (voir le Dictionnaire historique de la langue française).
22 « En mauvaise part. »
24 Mandeville exprime ici une crainte largement partagée à l’époque : une sexualité débridée aurait pour effet d’affaiblir irrémédiablement l’organisme, non seulement en appauvrissant le sang mais aussi et surtout en privant peu à peu l’homme d’une semence d’autant plus précieuse qu’on ne la croyait pas renouvelable. Il s’en fait plus précisément l’écho dans A Modest Defence of Publick Stews, pamphlet dans lequel il associe clairement le dépeuplement des nations aux pratiques sexuelles des hommes jeunes qui affaiblissent leur constitution au point de les rendre stériles ou d’entraîner la naissance d’enfants chétifs, plus susceptibles que d’autres de mourir en bas âge. Voir A Modest Defence of Publick Stews, signé du pseudonyme de Phil-porney (Londres, A. Moore, 1725), p. 16-17, 19 et 22. Pour une traduction française : Vénus la populaire, ou apologie des maisons de joye (Londres, A. Moore, 1727).
25 Philosophical Transactions of the Royal Society, vol. 14, n° 173, 1685, p. 1067-1068 : « Phenomena in Cadavere prænobilis Fæminæ, Apoplexia peremptæ, inter dissecandum maii 12, 1679, Observata à Clariss. Dno. Gui. Cole M. D. » L’article est apparemment de William Cole (ca 1622-1701) naturaliste de Bristol.
26 Philosophical Transactions, vol. 17, n° 194, 1693, p. 543-544 : « Observationes aliquot rariores de Morboso Liene a Spectatissimo Domino D. Nehemia Grew, M. D. ac R. S. Socio cum ædem Societate communicatæ. »
27 Même si Mandeville ne le cite jamais nommément, il s’agit de John Purcell (1674-1730) et plus particulièrement de son ouvrage : A Treatise on Vapours and Hysterick Fits, Containing an analytical proof of its causes, mechanical explanations of all its symptoms and accidents, according to the newest and most rational principles ; together with its cure at large (Londres, Nicholas Cox, 1702).
28 Comme Purcell, Mandeville utilise le mot crudities en anglais. Le Dictionnaire historique de la langue française précise que le mot « crudité » signifie aussi bien « état de ce qui est cru ou se mange sans nécessiter de cuisson » mais aussi « état de ce qui est difficile à digérer » et dérive du latin classique cruditas « indigestion », au pluriel « aliments non cuits, non digérés » et au figuré « rancœur, amertume » ; la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française précise : « le mot crudité se prend encore pour indigestion, pour des humeurs crues engendrées par l’estomac… On dit aussi la crudité des humeurs pour dire la mauvaise qualité des humeurs qui ne sont pas digérées. »
29 Purcell parle ici des esprits animaux, même si Mandeville n’emploie pas l’expression dans son entier.
30 Voir Purcell, Treatise on Vapours, p. 18 : « Another reason, and that a very strong one too, to prove that the perturbation of the spirits is not the fundamental cause of the vapours, is drawn from the nature of the remedies which all physicians, even the very authors and assenters of this opinion, prescribe in this disease : viz. Steel medicines, spirit of salt amoniack, spirit of urine, etc. Which we know are so far from abating and quelling the violent motion of the blood and spirits, that on the contrary it is known by matter of facts that they augment their fermentation and ebullition. » (« Une autre raison, fort bonne, et qui permet de démontrer que le dérangement des esprits animaux n’est pas la cause essentielle des vapeurs, est à chercher dans la nature des remèdes que tous les médecins, y compris ceux qui défendent cette opinion, prescrivent dans de tels cas : à savoir, les remèdes chalybés, l’esprit de sel ammoniac, l’esprit d’urine, etc. Dont nous savons bien qu’ils sont tellement loin d’atténuer ou de calmer les mouvements violents du sang et des esprits qu’il est au contraire prouvé dans les faits qu’ils en augmentent en réalité la fermentation et l’ébullition. »)
31 Purcell emploie à plusieurs reprises l’expression « angle d’incidence », notamment pour expliquer les soupirs : « But whilst the patients thus return to their natural state, it is observable that they give a great sigh ; which is occasioned by the oppression, which some stagnation of the blood remaining in the lungs, causes there ; which makes the spirits flow from thence to the brain, and induce a troublesome, uneasie sensation ; thence by the angle of incidence, or the proximity of the origin of those nerves, they flow in greater quantity into the muscles, which serve for the inspiration, whose contraction is thereby rendered more violent, and lasts longer. » (« Mais tandis que les patients reviennent ainsi à leur état naturel, on observe qu’ils poussent un profond soupir qu’occasionne l’oppression causée par le sang qui stagne encore dans les poumons. Les esprits sont ainsi poussés de là jusqu’au cerveau, ce qui provoque une sensation désagréable. Puis, par l’angle d’incidence, ou la proximité d’origine de ces nerfs, ils affluent en quantités plus grandes dans les muscles responsables de l’inspiration et dont la contraction est par là même rendue plus violente et plus durable. ») (Treatise on Vapours, p. 63.)
32 J. Purcell, Treatise on Vapours, p. 49.
33 L’éminent étranger n’est autre que Giorgio Baglivi, qui fait l’éloge de Sydenham dans De Praxi medica (Lyon, Anisson et Jean Posuel, 1699), p. 111 : « Porte-parole et ornement de notre art qui, laissant de côté les opinions fantaisistes, s’est entièrement consacré à l’observation et qui, depuis son plus jeune âge et jusqu’à l’extrême vieillesse, est resté le compagnon de la nature. »
34 Dans l’édition de 1730, Mandeville remplace « le Paradis » par « la chute » ajoutant ainsi à l’idée, évoquée en introduction, de l’hypocondrie et de la maladie en général comme symptôme de la condition pécheresse de l’homme depuis la faute originelle, l’idée conjointe d’un défaut de la pensée.
35 « Même s’ils discutent de fumée. »
36 Le Chelsea College a été fondé par Matthew Sutcliffe à Londres en 1608. À l’origine, il devait être le fer de lancede l’anti-catholicisme et rassembler tous les écrits polémiques sur cette religion. Après la mort de son fondateur, cet établissement sombre peu à peu et le bâtiment finit par changer de destination pour abriter un hôpital.
37 « Brisées par la vieillesse et les querelles. »
39 En français dans le texte.
40 La thériaque de Venise est un électuaire composé d’une cinquantaine d’ingrédients variés : plantes et minéraux broyés, vin et miel.
41 Ou « écorce des jésuites » ; c’est le nom donné dès le XVIIe siècle à l’écorce de quinquina.
42 Un doctorat « en l’un et l’autre droits », c’est-à-dire en droit civil et en droit canon.
43 Comme son personnage, Mandeville a étudié la médecine à Leyde et consacré sa thèse à la digestion : Disputatio medica inauguralis de chylosi vitiata (Leyde, Abraham Elzevier, 1691). Il y défend l’idée que la digestion repose sur la fermentation et non sur la chaleur. Mandeville anglicise ici le prénom du recteur Wolfgang Senguerdius, ou Senkward (1646-1724), philosophe hollandais qui enseigna la philosophie naturelle à Leyde.
44 Le mot « chylification » désigne la sécrétion du chyle dans l’intestin grêle lors du processus digestif, le chyle étant un liquide blanchâtre chargé de nutriments non-digestibles capables d’être absorbés par la paroi intestinale.
45 Mandeville rajoute ce long développement sur la digestion dans l’édition de 1730. Il vient remplacer ici une simple requête formulée par Misomédon : « Puisque vous ne tirez aucune conclusion de suppositions éventuelles, je vous prie de me dire sur quelle observation anatomique vous appuyez vos dires. »
46 « Si tu n’es point Syrien ne te conduit pas comme tel. »
47 « Ni à la voile, ni à la rame. »
48 Mandeville ne donne ici que le début de ce proverbe latin : Gutta cavat lapidem, non vi, sed sæpe cadendo. (« Une goutte creuse la pierre, non par la force, mais en tombant souvent. »)
49 La baudruche est à l’origine une membrane prélevée à l’intérieur de l’intestin de certains animaux comme le veau. Elle servait, entre autres, au battage de l’or en vue de la fabrication des feuilles d’or.
50 « Dans le jardin d’Adonis. »
51 « Intermédiaires, messagers. »
52 C’est Mandeville qui souligne.
53 « À tous égards. »
54 « Le ciel entier se trompe. »
55 Galien parle de ces Fructus Horarii Medicorum ; il s’agit de fruits rouges d’été qui ne se gardent pas longtemps : fraises, cerises, raisins, mûres, framboises, etc. On les utilisait en médecine comme relaxants et comme antiseptiques. Le Hollandais Boerhaave voit en eux le principal remède dans les cas d’obstruction. On considéraient qu’ils étaient peu nutritifs, pouvaient produire des flatulences et qu’ils ne devaient pas être absorbés en trop grandes quantités dans les cas de mauvaise digestion. Voir W. Lewis, An Experimental History of the Materia Medica (Londres, J. Johnson, 1746).
56 « L’art n’a d’autre ennemi que les ignorants. »
57 I. Newton, Analysis per quantitatum series, fluxiones, ac differentius ; cum enumeratione linearum tertii ordinis (Londres, Pearson, 1711), publié pour la première fois en anglais en 1736 et en français en 1740 : La Méthode des fluxions et des suites infinies, trad. M. de Buffon (Paris, de Bure l’aîné, 1740).
58 En français dans le texte.
59 « Il faut favoriser les débuts. »
60 Mandeville fait ici référence à deux articles de William Cockburn (1669-1739), médecin de Jonathan Swift lors de ses séjours à Londres et inventeur d’un électuaire contre la diarrhée qui lui valut d’être accusé de charlatanisme. Le premier fut publié en latin en 1704 et cosigné par Edward Southwell : « Guglielmi Cockburni M. D. solutio problematis de purgantium et emeticorum medicamentorum dosibus determinandis in qucuaque homini ætate, temperamento, temperamenti varietate per universum terrarum orbem. » (Philosophical Transactions of the Royal Society, 1704 (24), p. 2119-2122). Le second fut publié en anglais quatre ans plus tard : « The Practice of purging and vomiting medecines according to Dr Cocknurn’s solution of his problem ; with tables showing their doses in particular ages and constitutions. » (Philosophical Transactions of the Royal Society, 1708 (26), p. 46-52.)
61 « Du vieux cuir pour aide. »
62 « Elles n’ont rien à faire ici. »
63 « Des comédiens dans une tragédie. »
64 « Bâtir sur du sable. »
65 « Toutes choses étant égales. »
66 « Plus obscur que les mathématiques de Platon. »
67 « Dans les cas de constipation persistante. »
68 « Résine de Jalap », faite à partir de la racine d’une variété d’ipomée d’Amérique centrale.
69 « Aux calendes grecques. » — « Quand une mule mettra bas. »
70 « D’égal à égal avec le plus ignorant. »
71 « Mais je ne fais pas de procès devant un tribunal étranger. »
72 « Comme ornement. »
73 Cette « sixième paire » désigne le nerf moteur oculaire externe. On peut voir à ce propos l’article « Neurologie » de l’Encyclopédie.
74 « Ceux qui parlent le plus fort sont les moins compétents. »
75 « Péter contre le tonnerre. »
76 « Quel intérêt ? » (Littéralement, « qu’est-ce que cela apporte à la farine ? »)
77 En français dans le texte.
78 « Pour ne rien dire de vulgaire. »
79 En français dans le texte.
80 « L’obséquiosité amène des amis, la franchise engendre la haine. »
81 « Mais dans quel monde sommes-nous ! »
82 C’est-à-dire, les causes évidentes ou premières.
83 « Les choses du mariage. »
84 Cette partie est absente de l’édition de 1730.
85 Mandeville cite encore une fois Sénèque, avec la première des Lettres à Lucilius : « Comme l’ont en effet jugé nos pères : ménager le fond du vase, c’est s’y prendre tard. Car la partie qui reste la dernière est non seulement la moindre, mais la pire. » On retrouve la même métaphore chez Hésiode dans les Travaux et les jours : « Bois à longs traits le commencement et la fin du tonneau, mais épargne le milieu. On le ménage trop tard, quand on ne ménage que le fond. » Les trois parties du tonneau figurent les trois âges de la vie : enfance, maturité, vieillesse. Hésiode met par ailleurs en garde contre les épouses aux désirs insatiables : « Car s’il n’est pas pour l’homme un plus grand bien qu’une vertueuse femme, il n’est pas un plus cruel fléau qu’une femme vicieuse qui, ne recherchant que les festins, brûle sans flambeau l’époux le plus vigoureux et le réduit à une vieillesse prématurée. »
Voir ici encore les remarques de Mandeville au sujet de la sexualité dans A Modest Defence of Publick Stews.
86 « Les Phrygiens deviennent sages trop tard. » — « Mon âme d’à présent, que ne l’avais-je enfant ? » (Horace, Odes, Livre IV, X, 7-8.)
87 « Que les plaisirs vénériens épuisent les forces de manière irréparable parce qu’ils diminuent les esprits innés du cœur. » (Van Helmont, Opuscula Medica Inaudita, « De Febribus », Cologne, Elzévir, 1644, p. 41.)
88 Micio est un personnage de Térence dans Les Adelphes, acte V, scène 3 :
Ad omnia alia aetate sapimus rectius ;
Solum unum hoc vitium senectus adfert hominibus ;
Attentiores sumus ad rem omnes quam sat est.
(« L’âge nous donne de la raison, nous rend sages à tous autres égards ; / seulement il nous apporte certain petit défaut : / il nous fait attacher trop de prix à l’argent. »)
Mandeville avait à l’origine placé cette citation dans la bouche de Philopirio ; il l’attribue à Misomédon dans l’édition de 1730.
89 Diarrhée symptomatique dans laquelle le malade évacue les aliments à moitié digérés. Voir Molière, Le Malade imaginaire, acte III, scène 5.
90 M. Ettmüller, Operum Omnium Medico-Physicorum, nouvelle édition (Lyon Thomas Amaulry, 1690), p. 70 : « Non pas parce que seuls les gens de lettres seraient victimes de ce mal, mais parce qu’un très grand nombre en est atteint. » La traduction française de cet ouvrage ne traduit qu’incomplètement la phrase. Voir M. Ettmüller, Pratique de la médecine spéciale, traduction nouvelle (Lyon, Amaulry, 1691), « Dissertation IV, sur le mal hypocondriaque », p. 567 : « Les Allemands disent que c’est la maladie des gens d’étude, non qu’ils soient seuls sujets à ce mal ; mais parce qu’en comprimant continuellement l’abdomen en écrivant, ils ôtent la liberté au diaphragme, et retardent la circulation des humeurs. »
91 C. Kirkby, « A Relation from Dantzick of an Uncommon Case in Physick », dans Philosophical Transactions of the Royal Society, 1673 (96), p. 6092.
92 « Pour gagner votre pain. »
93 Malaise passager survenant généralement lors d’une émotion forte.
94 Une opilation est une obstruction. Dans le cas présent, il s’agit de constipation chronique.
96 « Philopirio. — Il fait l’affaire ; mais qu’il soit permis d’en boire un grand tonneau.
Misomédon. — Vous ferez ce que bon vous semble ; je n’ai pas l’habitude d’être directif avec mes invités. Je vous ai dit l’heure du dîner, ne nous faites pas attendre.
Philopirio. — Je serai ponctuel ; je peux compter sur mon ventre pour me rappeler l’heure du repas. »
23 Mandeville donne une citation erronée du poème de Samuel Butler : « As peevish and as splenetick/As dog distract, or Monkey sick » au lieu de « More peevish, cross, and splenetick/Than dog distract, or monkey sick. » La traduction ci-dessus est celle de John Towneley pour l’édition bilingue de 1762. S. Butler, Hudibras, poëme écrit dans le temps des troubles d’Angleterre, 3 vol. (Londres, 1762), Chant I, t. I, p. 22-23.
38 Juvénal, Satires, satire II : « Tu cherches à répandre un mal contagieux. Par un seul grain souvent une grappe est gâtée. C’est trop pour un troupeau d’une bête infectée. »
95 « Qui n’ont rien à envier aux raisins de Falerne. » Voir Horace, Odes, Livre II, 6, « À Septimius » :
Ver ubi longum tepidasque praebet
Iuppiter brumas, et amicus Aulon
Fertili Baccho minimum Falernis
Invidet uvis.
(« Où les printemps sont longs, les hivers attiédis par la faveur de Jupiter, où, chéries de Bacchus et par lui rendues fertiles, les collines d’Aulon n’ont rien qu’elles envient aux raisins de Falerne. »)
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