II. Le langage
p. 167-236
Texte intégral
1La perception étant conçue de plus en plus sous l’angle du langage, on comprend l’intérêt que portent les philosophes à l’étude du langage humain. Reid n’échappe pas à cette tendance et y puise un recours contre le scepticisme, un corps de référence naturel à valeur ontologique. La représentation est pour lui un langage naturel qui pénètre l’homme et le langage articulé en constitue le prolongement, comme une autre manière d’exprimer la signification naturelle. Il ne doit plus y avoir de contradiction entre le langage commun et la philosophie puisque le premier, expression de la nature, devient la norme du sens, la seconde ne peut s’en éloigner sous peine de tomber dans l’absurdité.
2Nous examinerons à travers l’œuvre de Reid, comment le langage devient une arme contre la philosophie, par un retour au nominalisme, puis par l’étude du sens et de la proposition, pour en arriver à une archéologie du langage qui conduit à dissocier langage et pensée pour en revenir à un langage de signes naturels. Le fondement de ce langage naturel forme une grammaire profonde de l’esprit humain dont l’accord naturel avec le monde permet d’envisager un argument de type ontologique. Cet argument se fonde sur la reconnaissance d’une identité de structure entre toutes les langues qui permet de justifier l’existence des choses et des phénomènes par le fait même qu’ils sont dits.
3Il restera à étudier comment une telle philosophie prenant le langage comme paradigme épistémologique peut être rapprochée des concepts du Cercle de Vienne et apparaître comme une philosophie du fait et non de la chose, bien qu’elle se réclame explicitement de la défense de la chose. Une telle anticipation des théories modernes ferait alors apparaître la philosophie du langage comme troublée par le langage, et à nouveau incapable de résoudre le problème sceptique.
4Pourtant, au-delà de ce nouvel échec, la philosophie du langage chez Reid se fait novatrice et participe au tournant de la pensée de la fin du xviiie siècle. Le langage commun se caractérise par sa nature sociale et collective. L’hégémonie du signe, qui s’affirme dans la représentation et impose le langage comme modèle du rapport épistémique, effectue la transformation du rapport individuel en rapport collectif au monde par l’extension de la signification en un code général à l’œuvre à l’intérieur de chaque homme.
1. Langage commun et langage philosophique
5Pour l’école du sens commun, le langage présente un intérêt particulier car il met en évidence une structure d’expression commune à tous les hommes par laquelle il est parlé d’un monde dont la représentation est partagée par l’humanité entière. Aussi bien vers l’intérieur, vers l’esprit, que vers l’extérieur, vers l’existence objective du monde, le langage offre une démonstration de l’existence du sens commun, de son autorité et de sa primauté sur la spéculation philosophique et sur ses remises en cause. Le langage commun étant l’expression du sens commun, il peut à ce titre être invoqué comme un recours, comme une preuve contre la philosophie.1 Cela montre une conception d’un langage clair et transparent rendue possible par l’interpénétration et la consubstantialité du langage et du sens commun. L’un est le miroir de l’autre. De plus, si l’on se souvient du fondationnalisme naturaliste qui anime la pensée de Reid, le sens commun étant l’émanation du fond de la nature humaine, elle-même apparentée à la nature extérieure, il ne peut être que vrai. En conséquence, le langage qui le reflète ne peut que représenter la vérité naturelle. Les catégories et les conceptions visibles à travers lui sont toujours légitimes et posées en critères de vérité. Les distinctions du langage indiquent les distinctions réelles des choses. Le dire est la science des choses. Reid fait écho à la tendance à la taxinomie générale qui anime le xviiie siècle scientifique où la connaissance se résout en un savoir nommer.2 Il se fait donc le défenseur des grandes classifications scientifiques qui incluent les tentatives pour ériger un « caractère universel ».3
6Le langage est l’outil fondamental de la connaissance, l’effet d’une tendance de la nature qui pousse l’homme à représenter en lui les déterminations réelles des choses révélées à travers le sens commun. Le langage, naturellement porteur de vérité, ne peut être perverti que par une violence faite à sa nature par l’individu. Le mensonge est une offense au sens commun et à la téléologie dont il procède.
Dans sa bonté et sa bienveillance, cet Auteur de la Nature, qui voulait que nous soyons des créatures sociales et que nous recevions la plus grande partie de notre savoir par les informations données par les autres, a pour cela implanté dans notre nature deux principes qui vont ensemble. Le premier de ces principes est la tendance à dire la vérité et à utiliser les signes du langage pour communiquer la vérité de nos sentiments. Ce principe est très puissant, même chez les plus grands menteurs, car quand ils mentent une fois, ils disent la vérité cent fois. La vérité l’emporte toujours. Elle est l’expression naturelle de l’esprit.4
7Le langage est donc naturellement véridique en vertu de la garantie divine. Reid, sans se préoccuper particulièrement de l’origine des langues, à la différence des philosophes de son temps, se conforme à une vision biblique du langage comme don de Dieu, développée par son disciple Beattie. Pourtant, il s’agit plus chez lui d’une notion de l’immanence divine dans le langage que d’un idiome donné à un moment précis de l’histoire humaine et comme confié à la responsabilité de l’homme.5 Le langage est l’objet d’une sorte de création continue, à la manière de ce qu’imaginait Descartes pour le monde, et cela, non pas directement, mais par l’entremise de l’ensemble des principes de la nature humaine. Cette conception s’accommode parfaitement des théories évolutionnistes de Condillac, Rousseau et Hume si l’on voit le langage, non pas comme le produit direct de la raison, telle que la conçoivent les sensualistes, mais comme l’émanation de ce substratum prérationnel constitué par la noématique du sens commun.
8Reid intègre le langage dans sa perspective rationaliste naturaliste articulée à une théodicée. Ses arguments polémiques sont donc de plus de poids que les diatribes de son disciple6 car ils se fondent sur une conception du langage qui, sans trop s’éloigner des idées de ses adversaires, lui permet de poser le débat au niveau des principes et des fondements, c’est-à-dire au niveau d’une attaque philosophique du scepticisme, qui se sert du langage comme point d’appui et comme preuve de l’existence des choses. L’utilitarisme qui préside à la conception de l’élaboration diachronique du langage chez Rousseau, Condillac et Hume est récupéré pour montrer qu’il est basé sur des structures primaires, fondements de la société et garants de l’existence des autres et donc du non-moi. Cependant, le langage commun, bien qu’indicatif de la vérité‚ peut aussi être porteur d’erreurs comme dans l’exemple du géocentrisme.7 Le langage contient aussi bien l’indication de la vérité que le préjugé en vertu de sa fonction analogique qu’il convient d’analyser et de situer à sa vraie place. La source de l’erreur ne se situe pas vraiment à l’intérieur du langage, au plus profond de ses principes, mais au niveau de l’utilisation de la fonction analogique, laquelle permet l’expression au-delà du domaine strictement délimité par la définition.8 Cette fonction qui pallie l’incapacité des langues à couvrir l’ensemble du domaine expérimental et existentiel de termes spécifiques peut être dévoyée et employée d’une manière fallacieuse, puis perpétuée, et aboutir au préjugé.
9Reid attaque l’analogie dans le langage parallèlement à sa remise en question du raisonnement analogique dans les sciences.9 L’erreur du langage ne provient pas de sa nature mais de son usage. Il tente de conserver par ce biais la valeur ontologico-normative du langage que l’argument des préjugés inscrits dans les langues pouvait battre en brèche. En gardant à l’esprit la réfutation de la méthode analogique dans les sciences, on s’aperçoit qu’il conforte ainsi sa théorie double de la raison. L’analogie appartient à l’étage discursif des raisonnements, à la dianoia et peut être légitimement et sans danger entachée d’erreur sans mettre en péril le soubassement noétique du sens commun. Si le langage est fallacieux c’est que l’utilisateur a perverti l’instrument. Une telle conception permet de réconcilier le langage commun et la recherche philosophique. Celle-ci se doit d’être une réflexion sur le langage, une sorte de tri du vrai et du faux qu’il contient, une étude des similitudes fallacieuses que porte la métaphore. Reid veut articuler langage commun et philosophie en une continuité. En se fondant sur le langage et le sens commun, la science peut se légitimer. Le langage, pas davantage que l’existence du monde n’est ainsi susceptible de remise en question au fond, il est à prendre comme un fait premier qui, à l’image de l’objet des sciences de la nature, doit être soumis à une analyse qui dévoile sa vérité.
10Par son attaque de la métaphore, et son étude du langage, la philosophie du sens commun s’en prend réellement à la théorie des idées représentatives conçue comme une vaste métaphore. L’idée en tant qu’image dans l’esprit, est montrée comme une erreur philosophique qui résulte d’un usage non autorisé. C’est ce que Cousin veut dire lorsqu’il paraphrase Reid pour réfuter ce scepticisme né de l’idéalisme.
Sans doute, la connaissance des corps ayant précédé celle de l’esprit, nos langues sont remplies de métaphores qu’il est impossible de bannir ; mais il ne faut pas être dupe, et croire parler philosophiquement lorsqu’on parle poétiquement.10
11Le scepticisme est attaqué comme une perversion du langage et comme un dévoiement de la philosophie, laquelle doit se conformer, mais non s’asservir au langage. En utilisant la métaphore des idées, les sceptiques se disqualifient deux fois. D’abord comme hommes, par rapport au sens commun, car ils font dire au langage ce que celui-ci ne permet pas de dire. Ils s’éloignent alors du sens dont la norme est constituée par le langage commun.11
12Les sceptiques se disqualifient ensuite comme philosophes, puisque loin de traquer la métaphore et de se contenter d’une étude scientifique du langage, ils exploitent ce qu’il appartient en propre à la philosophie de démasquer. Ces conceptions rapprochent Reid des théories analytiques et du Cercle de Vienne, notamment de Wittgenstein, car il montre que les sceptiques développent une théorie d’autant plus absurde quelle s’éloigne davantage du langage, ce qui revient à dire que le langage philosophique doit se conformer rigoureusement à l’usage vulgaire sous peine de se vider de son sens. Le concept philosophique ne recevant pas l’aval du langage doit être déclaré vide. Ce dernier constitue un indépassable qui précède, forme et légitime tout concept.
13On retrouve dans la pensée de Reid la contradiction relevée par Ian Hacking dans toute approche philosophique du langage.12 D’une part, utiliser le langage comme norme pour réfuter le scepticisme revient à rechercher la solution des problèmes philosophiques à l’intérieur même du langage, en présupposant l’antécédence du mot sur la pensée.13 D’autre part, l’imprécision du langage et l’équivocation qu’il recèle rendent nécessaire l’intervention de la philosophie pour clarifier et préciser le sens en une démarche scientifique qui est une emprise de la pensée sur le langage, laquelle suppose une antécédence, ou au moins une indépendance de la pensée par rapport au langage. De plus, une connaissance du langage qui dépasse celle du vulgaire, se situe obligatoirement en porte-à-faux par rapport à lui, car elle possède des concepts qu’il ne reconnaît pas. La métalangue est donc impossible14, elle est pourtant indispensable. Ce problème que le premier Wittgenstein résolvait par l’indicible15 aboutit chez Reid, soit à une sorte d’impuissance philosophique accompagnée d’une soumission au langage commun16, soit à la concession que la philosophie et le sens commun ne disent pas la même chose, que leurs référents et leurs réalités sont différents.17 Il en ressort que la philosophie chez Reid se trouve dans une position paradoxale par rapport au langage commun. Elle doit utiliser un langage qui demeure vrai même si son contenu se montre inapproprié ou porteur de préjugé.18
14Pour résoudre ce paradoxe il est nécessaire de distinguer deux plans dans la conception que Reid se fait du langage et qui sont l’exacte transposition de sa théorie rationnelle. Le langage peut se présenter comme porteur de vérité et d’autorité ontologique car il correspond à l’étage de la raison primaire, noétique transparaissant dans sa structure, alors que son contenu est soumis aux développements et aux variations de l’usage. La philosophie peut alors agir sur le langage, dans la mesure où elle ne remet pas en cause la notion de réel incluse dans sa forme. Il s’agit d’une théorie formelle, qui étaye le transcendantalisme du sens commun. Une telle conception permet à Reid de ne pas trancher sur le fond du débat entre défenseurs de la primauté du langage sur la pensée et leurs adversaires. La théorie transcendantale permet à Reid de dépasser ces oppositions et de lever l’ambiguïté susceptible de naître de la conception instrumentale du langage développée dans son analyse des Idolae fori de Bacon.
Les idolae fori sont les erreurs qui naissent des imperfections et des abus du langage, lequel est un instrument pour la pensée aussi bien que pour communiquer nos pensées.19
15L’accent mis sur la communication permet de distinguer deux aspects instrumentaux dans l’emploi du langage. Le langage extérieur, social, utilisé pour la communication est l’instrument, c’est-à-dire l’expression de la pensée déjà formée, le même langage utilisé, non plus vers l’extérieur, mais intérieurement, participe en tant qu’instrument, à la formation de la pensée. Il y a une interaction, une interpénétration du langage et de la pensée faisant apparaître l’esprit comme produit et producteur du langage, il est comme baigné par une socialité qui le détermine mais qu’il contribue aussi à façonner. On dépasse alors le plan proprement individualiste pour aborder une transcendantalité collective qui forme à la fois le monde intérieur et le monde extérieur. Le langage est la pensée et la pensée est le langage. Reid annonce Wittgenstein là où la pensée trouve sa limite dans son identité avec le langage.20 Elle peut apparaître comme pensée du mot et par le mot, laissant la chose dans l’inconnaissable. La théorie linguistique de Reid conduit au nominalisme.
2. Le mot et la chose
16Reid se rallie aux théories de Locke et affirme la limitation de la connaissance des choses à leur essence nominale.21 Il défend une théorie abstractionniste de la connaissance fondée sur le langage lorsqu’il déclare l’impossibilité de pénétrer la constitution interne de la chose. Reid choisit son camp en rejetant le réalisme qui pour lui impliquerait la reconnaissance d’une action matérielle des choses sur l’esprit que le dogme de l’irréductibilité de l’esprit à la matière interdit. Pourtant, il s’accorde avec Locke pour considérer dans le mot la limite de la connaissance et donc l’impossibilité pour toute démarche cognitive de dépasser ce qui s’inscrit dans le langage, une conception susceptible de conduire au scepticisme. Mais son nominalisme s’élabore en fait à partir d’un tout autre point de vue. Pour Locke, le mot résulte de l’action de la faculté combinatoire et abstractrice de l’esprit s’exerçant à partir des idées simples reçues dans la sensation, lesquelles sont classées en fonction de leurs ressemblances ou dissemblances sous un universel.22 Le général est abstrait à partir du particulier, puis le particulier défini en fonction du général.23 La querelle de Locke contre la scolastique et contre Descartes, qui le conduisait à réfuter les idées innées, ne constituait pas une explication de la faculté d’abstraction, et pas davantage du concept de similitude devant nécessairement exister avant tout classement nominal de l’empirie. La nominalisation demeurait un processus occulte. Le nom qui délimitait la connaissance de la chose n’était en fait qu’un arbitraire posé sur un réel affirmé comme existant, mais seulement au titre de cause occulte inconnaissable dans son essence.24
17Le nominalisme de Reid, fait un pas en arrière en direction de la scolastique en affirmant l’existence d’un innéisme des contenus mentaux, lesquels peuvent alors trouver un fondement là où le réel se dérobe. La connaissance des choses n’étant pas donnée par un contact immédiat avec le réel, elle est en quelque sorte présente à l’esprit sous forme de disposition, comme émanation de sa nature. Bien que le sens commun ne prétende pas aller au-delà de la connaissance donnée par la définition nominale25, il implique pourtant une préconnaissance posant a priori l’existence réelle des choses telles qu’elles nous apparaissent, c’est-à-dire en fait telles que nous les nommons. Ce nominalisme, par ses fondements, est incompatible avec celui de Locke.
18Il est tentant de retrouver ici un aspect du caractère hybride de la pensée de Reid qui, tout en souhaitant marquer une rupture radicale avec la philosophie sensualiste, ne parvient jamais à rompre complètement et finit par s’écarteler entre les oppositions irréductibles qu’il a lui même posées. Bien qu’il se doive de défendre le réalisme du sens commun, le philosophe écossais ne peut se résoudre à s’éloigner tout à fait des conceptions du xviiie siècle sensualiste. Même si l’innéisme du sens commun s’oppose à la théorie de Locke, il ne peut s’empêcher d’envisager le nominalisme sous l’angle de la connaissance des qualités à la manière sensualiste.
Nous connaissons l’essence d’un triangle et, de l’essence, nous pouvons déduire ses propriétés. Il s’agit d’un universel qui aurait pu être conçu par l’esprit humain même si aucun triangle particulier n’avait jamais existé. Il ne possède que ce que M. Locke appelle une essence nominale exprimée dans sa définition. Mais chaque chose qui existe possède une essence réelle qui est au-dessus de notre compréhension et donc nous ne pouvons déduire aucune propriété et aucun attribut de sa nature comme nous le faisons pour le triangle. Nous devons prendre le chemin inverse dans la connaissance des œuvres de Dieu et nous satisfaire de leurs attributs en tant que faits avec la conviction générale qu’il existe un sujet à qui ces attributs appartiennent.26
19Les attributs seuls témoignent de l’existence des choses, et seulement en leur qualité de noms, c’est-à-dire, en fin de compte, en tant qu’abstractions appliquées au divers de la sensation. Le langage est le moyen de déterminer les qualités, il est instrument de connaissance des choses du fait de l’abstraction et de la généralisation qu’il met en œuvre.27 La substance, qui ne peut être connue, est néanmoins nécessaire comme substrat des qualités. Le nom suppose la substance comme substrat de la généralité qu’il forme à partir des attributs particuliers. Il s’agit d’une connaissance, pour ainsi dire elliptique d’une substance jamais donnée. Mais puisqu’il n’y a pas de substance sans attributs et que ces derniers déterminent la nature de la substance, il s’ensuit que la substance est réellement constituée par la généralisation des attributs. C’est pour cela que Cousin pouvait reprocher à la philosophie écossaise de conserver la dissociation entre substance et accidents contre le sens commun.28 Si la généralisation constitue l’essence nominale à partir des attributs, tout en supposant l’existence d’une substance inconnaissable possédant ces attributs, la substance devient superflue et l’essence nominale, le nom, porte en elle la connaissance de la chose, car comme l’exprime Cousin : « Nul être n’est sans ses déterminations. »29
20Le problème qui se pose à la philosophie du sens commun est caractéristique de son hésitation entre réalisme et idéalisme. La difficulté soulignée par Cousin trouve en fait son origine dans la structure prédicative appliquée à la relation substance-accidents. Cela fait dire à Alfred Jules Ayer : « Le métaphysicien est induit en erreur par la géométrie superficielle de son langage. »30 Héritant de la scolastique la construction nom-prédicat, censée rendre compte du réel, le philosophe doit supposer un nom auquel attribuer les accidents. Ne pouvant découvrir d’objet sans accidents puisque c’est par l’accident que l’objet se révèle, on doit considérer avec Cousin et le vulgaire que la relation, de prédicative, devient identitaire, donc que le nom qui unit les attributs dans la généralité est la seule connaissance substantielle possible. C’est précisément la théorie défendue par Berkeley pour qui l’essence nominale est le substrat manquant fourni par l’esprit.31 De cette manière, connaître quelque chose revient à connaître le nom de cette chose. Reid pense que si les philosophes ne se sont pas arrêtés à l’examen des sensations c’est que ces dernières n’avaient pas de noms disjoints des qualités dont elles rendaient compte, c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas constituées en substances.32 Cependant, il ne va pas jusqu’à admettre que le nom donne accès à la chose elle-même car il tient à conserver la théorie des qualités articulée à la conception d’une substance inconnaissable. Le réalisme se retrouve confronté à une impasse. C’est par le conceptualisme, d’une manière parallèle à celle employée pour sa théorie perceptive, que Reid tente de suppléer au réalisme réclamé par le sens commun, et cela n’est pas le moindre de ses paradoxes. Son nominalisme ne peut rendre justice au sens commun car il s’articule à une théorie perceptive qui ne fournit pas l’objet. On ne peut rendre compte de la sensation que par le mot qui la désigne, lequel ne vient pas de la chose, mais de l’esprit. Cette inversion du sens de la perception rend ce nominalisme perceptif tout aussi inopérant que la théorie de la perception elle-même car, selon Wittgenstein : « Si l’on construit la grammaire des expressions de la sensation sur le modèle de l’objet et de sa désignation, l’objet même disparaît comme hors de propos. »33 Autrement dit, si je dis que j’ai une sensation, il devient inutile que j’aie un objet de cette sensation puisque celle-ci étant inconnaissable en elle-même pour autrui, ce nom suffit à évoquer l’expérience commune définie par ce nom quel que soit l’objet supposé être à l’origine de la sensation. Cet objet ne se présente plus que comme un implicite, une occasion fournie à une disposition de l’esprit. Seul cet occasionnalisme permet à Reid d’éviter de tomber dans le conceptualisme absolu qui le mettrait en contradiction avec sa propre théorie du concept auquel il refuse toute existence réelle.34 Comme pour la perception, le nom ne provient que de l’esprit, mais son apparition est tributaire d’un événement extérieur qui demeure, par ailleurs, inconnaissable. Cette conception rapproche Reid des idéologues français, de Destutt de Tracy en particulier, pour qui le nom est idée d’existence absolue.
L’état primitif de la proposition est d’être représentée par un seul signe. Ce signe unique en renferme nécessairement deux autres, l’un représentant une idée existante par elle-même, ayant une existence absolue, au moins dans notre esprit ; l’autre représentant une autre idée comme existant dans la première, ayant une existence relative. Les noms sont les signes qui remplissent la première fonction.35
21Cette conception que l’on retrouve aussi chez James Beattie unit dans un rapport d’équivalence et d’interpénétration abstraction et langage. Elle conduit Reid droit au conceptualisme des universaux concernant l’essentiel des noms.
Les universaux sont toujours exprimés par des mots généraux et tous les mots du langage, hormis les noms propres, sont des mots généraux. Ils sont les signes de conceptions générales ou de quelque circonstance s’y rapportant. Ces conceptions générales sont formées pour les besoins du langage et du raisonnement et l’objet dont elles dérivent et auquel elles sont censées correspondre est la conception que d’autres hommes attachent aux mêmes mots. Elles peuvent donc être adéquates et correspondre parfaitement à la chose conçue. Cela ne va pas plus loin que de dire que des hommes qui parlent la même langue peuvent être parfaitement d’accord sur le sens de nombreux mots généraux.36
22Les universaux réfèrent à une conception partagée par la communauté des hommes, non pas à un objet connu en soi et dont les déterminations internes sont connues de tous. Le consensus trouve son origine, non pas à l’extérieur, dans un objet réel, mais à l’intérieur dans l’essence nominale. L’original, c’est-à-dire le signifié, n’est pas un objet mais un concept véhiculé par le signifiant.
[L]a chose conçue […] est la conception ou la signification que d’autres hommes qui comprennent le langage attachent aux mêmes mots. Les choses sont divisées en classes et en sortes, non par la nature, mais par les hommes.37
23Impossible donc de sortir du « jeu de langage », pour utiliser la terminologie de Wittgenstein, afin d’accéder à l’objet lui-même. La connaissance du mot, en fait du concept qui le sous-tend, est la seule connaissance possible. La science est un système de noms, une taxinomie ne pouvant atteindre la vérité absolue puisqu’elle est coupée des choses. Il s’agit de l’imposition d’un schéma nominal, sur un réel hypothétique.
24L’analyse des différentes conceptions des philosophes à propos des universaux effectuée par Reid est révélatrice.38 Il rejette comme abstruses et affecte de mépriser les théories des universaux a parte rei, d’origine platonicienne, sous entendant l’existence d’idées archétypales extérieures, ou encore d’origine aristotélicienne, impliquant l’universalité de la forme intellectuelle des choses perçue par l’esprit, à l’occasion d’une modification de l’esprit occasionnellement induite par la matière. Il ne prend pas davantage parti pour les nominalistes comme Abélard ou Ockham, lesquels ne voient d’universalité que dans les noms. Sa sympathie semble aller à ceux, présentés comme moins fous, qui cherchent une voie médiane, celle du conceptualisme.39 Abordant la philosophie de son temps, il classe Locke parmi les conceptualistes, Berkeley et Hume parmi les nominalistes. La faculté d’abstraction de Locke ne suscite chez lui aucun rejet. C’est sur l’existence des idées qu’il attaque Locke. Il refuse les idées abstraites en tant qu’idées dans l’esprit, mais non pas l’abstraction qui les fait surgir. Il en résulte que l’universel n’est ni un acte de l’esprit, par définition individuel ni une idée dans l’esprit.40
25L’universel ne peut davantage avoir d’existence réelle et extérieure. Il s’ensuit que le réalisme est exclu, de même que tout nominalisme au sens strict, car il faudrait admettre l’existence d’un acte de l’esprit, l’acte de nommer, qui soit universel. La seule voie qui demeure est celle du conceptualisme, mais un conceptualisme sans acte de l’esprit, une abstraction sans sujet qui, selon Selwyn A. Grave rappelle les idées platoniciennes auxquelles on aurait dénié toute existence extérieure.41 Cette existence n’étant pas extérieure, il faut qu’elle soit intérieure. Le sens commun et la nature humaine apparente en lui renferment ces sortes d’archétypes qui sont les objets propres de la connaissance. Ainsi conçu, le conceptualisme des universaux provient d’une immanence manifestée, non pas par des actes, mais par l’apparition occasionnelle dans l’esprit d’abstractions mystérieuses qui se dévoilent par l’entremise du langage lors du contact avec le réel hypothétique. Le mystère qui entoure ce processus est reconnu par Reid qui, faute d’explication, le classe parmi les opérations originales de l’esprit dont seule la théodicée peut rendre compte.42
26Le problème posé par ce conceptualisme des universaux trouve son origine encore une fois dans la polémique qui conduit Reid à rejeter sans discrimination tout contenu mental comme une idée représentative. Là où Locke pouvait exercer la faculté d’abstraction sur des représentations, Reid, en faisant disparaître ces dernières, mais en conservant la faculté abstractive, se retrouve avec des abstractions qui perdent le contact avec les choses. Il ne pouvait admettre les données sensorielles pour les mêmes raisons, et faisait la place libre à l’intellectualisme perceptif. Sa tentative pour rendre compte des universaux, et donc de la valeur épistémique du langage, bute sur l’existence d’un abstractionnisme qui n’est ni contenu ni acte de l’esprit, et se résout en un principe du sens commun, faute d’autre explication et surtout faute d’avoir laissé la porte ouverte à un contenu représentatif. Celui-ci n’aurait pas été en contradiction avec le sens commun si Reid avait pu admettre une action quelconque de la matière sur l’esprit dans la perception. Ne pouvant recourir à l’analyse philosophique sans tomber dans l’inexplicable, il retourne sur le terrain de la justification de l’état de fait par la description de la généralité du sens commun, c’est-à-dire en promouvant l’inexplicable au rang d’analyse philosophique.
27Son nominalisme n’en est pas effectivement un, car si l’on suit Alfred Jules Ayer pour dire que le nominalisme implique que le mot ou la phrase est un symbole descriptif43, il ne reste au langage selon Reid plus aucune chose à décrire en dehors de l’ordre immanent qui paraît dans le langage et qui est en réalité l’ordre de la nature de l’esprit en général. Ce trait est à rapprocher à nouveau de Wittgenstein, en particulier sous l’angle logique. Ce qui, dans le langage, n’est ni acte de l’esprit ni représentation, c’est la structure de l’esprit lui-même qui s’objective dans la logique. L’universel est alors la reconnaissance dans l’objet d’une structure existant d’abord dans l’esprit. « La particularité du symbolisme de généralité est qu’il se réfère à un prototype logique, et en second lieu, qu’il souligne les constantes. »44 Le problème particulier de Reid demeure que, puisque la représentation ne peut avoir lieu, on ne peut dire que le logicisme de l’universel souligne des constantes dans le réel extérieur, étant donné que ce dernier n’est livré ni par la sensation ni par l’essence nominale. Il serait plus opportun de dire que ces constantes sont imposées par l’esprit en fonction de sa nature propre. On passerait alors du langage comme grille de décodage d’un donné occulte chez Wittgenstein, au langage comme signe de la nature de l’esprit qui détermine transcendantalement le monde. À cet égard, l’argument paradigmatique fourni par Reid pour expliquer l’acquisition des universaux semble révélateur.
Le sens de la plupart des mots généraux n’est pas appris, comme celui des termes mathématiques, au moyen d’une définition précise, mais par l’expérience que nous avons de leur emploi dans la conversation. De cette expérience nous tirons le sens par une sorte d’induction et comme cette induction est en général imparfaite et boiteuse, il arrive que des personnes différentes attachent des conceptions différentes au même mot général.45
28Si l’on acquiert les universaux par expérience, par rapport à une situation dans laquelle ils s’appliquent, c’est que l’esprit reconnaît dans l’universel proposé une structure qui correspond à la structure de l’expérience, or l’expérience ne livre que l’individuel, il faut donc qu’elle possède déjà de l’intérieur, dans sa détermination transcendantale, la structure logique de l’universel, en d’autres termes, la structure logique de l’esprit. L’apprentissage du sens de l’universel s’opère par une sorte d’induction à partir des choses, alors même que celles-ci ne sont pas données immédiatement mais reconstruites par l’esprit en fonction de sa structure interne, non plus comme individus mais comme universels. C’est donc l’universel qui crée le monde et qui, en dernière analyse, justifie son identité naturaliste avec l’esprit en montrant qu’il ne correspond à la nature de l’esprit que parce qu’il en est issu.
29La théorie du langage se heurte aux difficultés mal résolues par la théorie perceptive. Cette théorie exclut tout réalisme, aussi longtemps qu’elle demeure médiate. La contradiction de fond de cette philosophie, qui oscille entre le rejet des idées représentatives et le maintien d’une médiateté perceptive, a pour effet de ne fournir aucun accrochage réel au langage. Celui-ci demeure une structure plaquée sur les choses qui sont elles-mêmes le résultat du placage d’une structure intellectuelle sur un divers sensible. L’identité de ces deux structures fournit l’adéquation du sens commun à son monde, qui n’est pas le monde. La dialectique de l’individuel et de l’universel s’inverse, ce n’est plus l’individuel qui donne naissance à la généralité, c’est le général qui se reconnaît comme en puissance dans l’apparition individuelle. Le nom contient tous les individus car l’individu est une sorte d’universel singularisé. Il apparaît comme un invariant pouvant toutefois contenir des variations et en rendre compte.46
30Si l’on applique l’universel au particulier, tout en admettant une plage de variation, c’est que l’on détermine l’existant en fonction du concept. Cela est indicatif d’une séparation entre abstraction et conception générale, entre analyse et synthèse, pourtant habituellement liées dans la conception et l’universel. Cette distinction semble souligner l’incompatibilité de la théorie des universaux avec le réalisme du sens commun. Reid analyse la prédication de la blancheur sous l’angle de l’application synthétique de l’universel au particulier comme si la blancheur allait de soi et comme si son existence extérieure était révélée immédiatement. L’objet n’est désigné comme blanc que parce que la blancheur a été analysée, c’est-à-dire déterminée par le concept objectivé par le mot et séparée des autres qualités ou données sensibles. La prédication appliquée à la perception est une analyse avant d’être une synthèse. Cette primauté de l’universel sur l’individuel, était déjà présente chez Leibniz47 qui défendait l’innéité de l’universel d’une manière plus claire que ne le fait Reid chez qui son antériorité n’est qu’implicite, mais néanmoins nécessaire, dès lors qu’il lui refuse le statut des actes individuels de l’esprit. S’il faut entendre par là les actes conscients produits par l’efficience spirituelle, leur caractère inné est indiscutable, puisque Reid ne développe pas de théorie de l’inconscient.
31Cet innéisme des universaux-abstractions lui permet d’évoquer une faculté qui rend compte à la fois de la mise en œuvre de l’abstraction et de la généralisation en un mouvement double.
Les mêmes facultés, au moyen desquelles nous distinguons les différents attributs appartenant au même sujet et leur attribuons des noms, nous permettent également d’observer que beaucoup de sujets s’accordent par certains attributs, alors qu’ils diffèrent par d’autres.48
32L’universel rend ainsi compte de la « classification automatique de la diversité sensible immédiate par le langage » que souligne Alfred Jules Ayer.49 Le réel est mis en forme par un conceptualisme s’exprimant dans les universaux en tant qu’effet de la nature de l’esprit. Bien que Reid refuse au langage, signe de conceptions, le pouvoir de témoigner de l’existence des choses, il en fait le dépositaire du sens, non pas seulement des mots, mais du monde.
3. Le sens
33Le problème du sens montre la faiblesse de la défense théorique du dogmatisme naturaliste de Reid. Pour que la thèse du naturalisme, telle qu’il la comprend, puisse être cohérente, il faudrait que le sens soit donné à la fois et parallèlement par la nature extérieure, le monde, et par la nature intérieure, l’esprit. Or, sa position sur le nominalisme et les universaux donne la primauté à l’aspect intellectualiste d’un concept qui préforme la chose par l’intermédiaire du mot, il en résulte que le monde tient son sens de l’esprit et des conceptions générales qu’il renferme.50 En partant de cette certitude, Reid entame une démarche génétique consistant à remonter du mot au concept par un cheminement à deux niveaux. Le premier niveau est constitué par la définition qui donne le sens par extension à partir d’autres mots, c’est la province du nominalisme. La définition est l’exploration du concept, c’est-à-dire du contenu tautologique de l’universel.51 Reid tourne alors le dos au réalisme d’Aristote car la définition n’est plus « un discours qui exprime la quiddité de la chose »52 mais un discours qui exprime la quiddité du mot. Le sens ne réside pas dans le rapport à la chose mais dans le rapport au mot. Là où le philosophe grec voyait dans la définition l’expression de l’identité ou de la différence réelles, Reid ne considère plus que la définition nominale. « Une définition n’est que l’explication du sens d’un mot au moyen de mots dont le sens est déjà connu. »53 Si le sens n’est donné que par les mots, il s’ensuit une régression ad infinitum qui ne permet plus de sortir du langage. Or Reid n’est pas un nominaliste pur, il faut donc qu’il y ait un moyen d’échapper au cercle des mots. La solution fournie par le sens commun s’établit à nouveau parallèlement à l’architecture de la raison, avec ses deux étages, noétique et dianoétique. La définition nominale appartient à l’étage second, celui de la raison discursive. Mais celle-ci doit se fonder sur un étage inférieur, sur des fondements qui ne sont pas accessibles à la discursivité et donc inaccessibles au langage. Le cercle de la définition est ainsi rompu, elle repose sur des mots dont toute définition verbale est impossible.
Il est évident que chaque mot ne peut être défini, car la définition doit être faite de mots et il n’y aurait pas de définition s’il n’existait pas préalablement des mots que l’on comprend sans définition. Les mots ordinaires, donc, devraient être utilisés dans leur acception commune et quand ils en ont de différentes dans le langage commun, celles-ci devraient être distinguées si nécessaire. Mais elles n’ont pas besoin de définitions. Il suffit de définir les mots qui ne sont pas ordinaires ou qui sont utilisés en un sens qui n’est pas ordinaire.54
34Le langage commun recèle tous les mots indéfinissables, il représente un nécessaire indépassable, un sens immanent qui s’impose comme une intuition première. Il existe selon Reid, dans le langage, la même distinction que dans la raison, un étage fondamental contenant les mots premiers exprimés par le sens commun, sur lequel s’érige une superstructure rationnelle dans laquelle l’opération discursive de la définition fonctionne. Le premier étage du langage exprime ce qui ne lui appartient pas encore en propre puisqu’il est incapable d’en rendre compte. Il y a ainsi dans le langage commun un surgissement du sens qui est à proprement parler inexplicable.55
35Mais le sens immanent fourni par le sens commun ne caractérise pas chez Reid un fondationnalisme nominal qui verrait dans le mot lui-même un indépassable. Le mot est chez Reid uniquement un signe et ce à double titre puisqu’il fonctionne dans deux directions opposées, d’une part, comme signe de la chose, dans un sens réaliste, mais également d’une manière diamétralement inverse, comme signe de la conception de la chose.56 Il en ressort que si l’on considère le mot comme signe du concept, ce n’est plus le langage qui recèle l’immanence du sens, mais l’esprit qui s’exprime au travers du mot. Nous en revenons donc à cette théorie du sens commun, premier étage noétique, et le langage commun est son expression. Chaque mot peut être conçu comme un premier principe en lui-même. Le fondationnalisme du langage commun ainsi défini constitue un argument contre les sensualistes, et, paradoxalement, il réussit à ébranler les idées représentatives en leur appliquant le critère du sens. Il ne parvient pas pour autant à la solution réaliste exigée par le sens commun, mais par une bifurcation révélatrice, il remplace le sensualisme par l’intellectualisme.
36Pour comprendre cette démarche, il est nécessaire de revenir à Berkeley, pour qui le langage, et notamment le mot, ne se présente pas comme un premier principe, mais comme un réceptacle d’idées ne comportant pas de signification précise, car il agit à la manière d’un symbole délimitant une aire de signification comme une variable algébrique.57 La formation des noms dépend encore des idées qui préexistent même si elles ne sont pas vraiment d’origine extérieure. Il existe toujours des antécédents au principe d’agrégation des idées particulières en noms généraux58 rendant compte de leur fonctionnement. L’interaction de l’idée et de l’esprit s’opère en une séquence qui place l’idée à l’origine du processus signifiant. Cette position empiriste donne au langage un statut second par rapport aux choses, qu’elles soient conçues comme extérieures ou intérieures à l’esprit importe alors peu. Une telle conception est également défendue par Bertrand Russell qui envisage dans le sens le contenu implicite de l’expérience révélé par le langage.59 Par la réfutation du peu de réalisme contenu dans l’existence de l’idée antécédente au langage, Reid attaque le sensualisme en affirmant la primauté de l’esprit sur la chose. Le sens n’est pas donné par l’expérience, même comme résultat d’une opération de l’esprit postérieure, puisqu’il dérive d’une intuition première. Le sensualisme se trompe car il ne donne pas à l’esprit la place prépondérante que le sens commun réclame en tant que porteur de la signification première. Reid en arrive à attaquer le sensualisme au nom de la prépondérance de l’esprit, ce qui est paradoxal, compte tenu de ses exigences réalistes, mais cela définit un spiritualisme que l’école éclectique française de Cousin avait mis en évidence pour s’en réclamer.
37La position de Reid s’appuie sur une conception de la double signification du langage, à la fois signe de la chose et signe de la nature de l’esprit, qui aboutit à déclarer l’antécédence du sujet sur l’objet et donc à placer la signification dans l’esprit. Il adopte une position similaire à celle de Wittgenstein, car pour lui comme pour le philosophe autrichien, les limites de la définition déterminent les limites du sens et du monde. Il y a là un transcendantalisme du sens commun qui passe par le langage de la pensée et détermine le monde car, selon Wittgenstein,
L’acte de pensée est comme environné d’un nimbe, son essence, la logique, représente un ordre, et particulièrement l’ordre a priori du monde. C’est-à-dire l’ordre des priorités qui doit être commun au monde, à l’acte de pensée.60
38Par cette intériorisation du sens, confondu avec le sens commun et révélé à travers l’esprit, Reid se propose de rejeter le sensualisme dans le non-sens en lui appliquant le rasoir d’Ockham, c’est-à-dire en prouvant qu’il utilise des signes non signifiants correspondant à des pseudo-concepts. Le terme sens joue ici un rôle de pivot car il permet, par un véritable jeu de mots, de passer des sens extérieurs, les cinq sens, par lesquels les idées sensualistes sont données, au sens donné par la signification en provenance de l’esprit. Reid arrive ainsi au stade ultime de l’évolution subie par la signification soulignée par Michel Foucault qui, du xvie au xviiie siècle, est transférée du monde extérieur au monde intérieur. Le sens commun étant le critère du sens, il s’ensuit que tout ce qui le heurte est nécessairement absurde. Reid peut alors s’attaquer aux idées-images dans l’esprit en montrant leur opposition au sens commun.
39Avec cette intériorisation de la signification on passe de la conception pure, dont relevaient les universaux, au jugement, qui est le domaine de la proposition, mais qui pourtant doit aussi investir le mot puisque celui-ci est susceptible d’être vide de sens. Le sens commun, qui fonctionne comme un jugement implicite, est déjà présent, avant la proposition, dans la texture même du langage. Il préside à la formation des unités lexicales de base, ces mots non susceptibles de définition formant l’armature transcendantale de la connaissance. Il existe un jugement caché dans le langage qui, avant toute proposition, détermine le sens, c’est-à-dire le concept de la chose.
40Cette prédétermination du sens, en amont de la proposition, montre que cette dernière appartient à la superstructure de l’entendement. Reid manque ainsi de cohérence en voulant affirmer, sans plus de précisions, à la fois le jugement qui transparaît dans le sens commun, au niveau du mot sans définition, et le jugement de vérité qui est, lui, du domaine de la proposition. Cette absence de distinction rend particulièrement obscure son analyse du jugement, car elle oublie de préciser que ce dernier s’exerce à partir d’un matériau déjà constitué par le sens commun et comportant des déterminations transcendantales. Sans doute faut-il y voir encore l’effet de l’attachement de Reid aux conceptions traditionnelles. Il conserve les catégories logiques d’Aristote61 mais fait du sens le critère de validité de la proposition.
Tout ce qui est dit être possible ou impossible est exprimé par une proposition. Or, qu’est-ce que de concevoir une proposition ? Je crois que ce n’est rien de plus que de comprendre son sens distinctement.62
41Il faut alors, pour que la proposition ait un sens, qu’elle soit l’énonciation de conceptions qui prennent leur sens de l’acception commune, c’est-à-dire qui mettent en œuvre cette disposition naturelle, cette induction innée qui se révèle dans la situation paradigmatique lors de l’apprentissage des langues.63
42La question de l’existence ou de la vérité ne se pose pas à ce niveau car pour le sens fourni par le consensus omnium représentant la nature de l’esprit humain, l’objet est nécessairement vrai et existant tel que donné dans le mot. Cette théorie se rapproche de celle du sens et de la référence défendue par Frege64, et ne peut cohabiter avec la distinction aristotélicienne entre plan énonciatif et plan affirmatif.65 Le sens étant donné par une situation d’expérience paradigmatique, dans laquelle la communauté des hommes met en conjonction un objet ou une situation avec un mot, il s’ensuit que le mot ainsi appris détermine l’objet correspondant comme vrai et existant, car il comporte déjà à l’intérieur de son sens, la référence à un objet sur l’existence duquel toute cette procédure paradigmatique repose. Toute vérification faisant l’objet d’une proposition distincte à propos des prédicats d’existence et de vérité est superflue puisque le sens comporte en lui sa propre référence appartenant au contenu du sens commun. Dans une telle optique, le « principe de vérification » est tautologique et redondant lorsqu’il affirme que le sens de toute proposition dépend de sa vérifiabilité expérimentale.66
43Poser comme le fait Reid, le sens du mot dans un en deçà de la définition revient ensuite à déclarer inutile, car tautologique, la prédication de vérité et même celle d’existence. Comme l’affirme Alfred Jules Ayer, affirmer que la proposition p. est vraie revient à dire que p. est, et si p. se préoccupe de vérifier le contenu référentiel d’un mot du sens commun, la seule énonciation du mot atteste de sa vérité.67 Il est possible de réconcilier l’intuition linguistique du sens commun avec la théorie de la proposition empruntée par Reid à ses prédécesseurs, mais seulement si l’on considère la proposition comme tautologique, c’est-à-dire en la pensant comme une démarche d’approfondissement d’un donné premier, fourni par le langage commun. L’affirmation, en accord avec la théorie classique, de l’expression du jugement rationnel par la proposition, est un retour en arrière vers une conception rationaliste du sens qui ignore la noématique du sens commun porteur de signification. Revenir à la conception neutre signifie renier l’immanence de cette signification.68 Il faut donc considérer la proposition et le jugement comme appartenant au deuxième étage dianoétique, ce qui laisse intactes les prérogatives du sens commun. Il est seulement regrettable que Reid n’ait pas pris plus de soin à articuler sa théorie logique à sa théorie de la signification commune car on doit admettre que si la cohérence peut-être réinstaurée par l’application du schéma hiérarchique de la raison et du sens commun, la proposition, comme nous l’avons vu, perd de sa portée, ce que Reid n’envisage aucunement.69 Pourtant, quand il se réclame du logicien I. Watts70 qui inclut l’évidence des sens dans la proposition, il semble bien qu’il sauvegarde la possibilité d’un jugement intuitif en accord avec la signification première du langage. « L’assentiment que nous donnons à une proposition s’appelle le jugement, que la proposition soit d’évidence naturelle ou qu’elle tire son évidence d’un raisonnement sur d’autres propositions. »71
44Il ressort de ces hésitations qu’au-delà de l’étage premier de la signification intuitive, s’établit dans la logique, à l’intérieur de la raison discursive, une structure signifiante de second niveau qui procède à l’approfondissement et à l’élargissement du sens déjà donné par le langage commun. Mais celle-ci ne peut rien dire sur la nature de la chose révélée dans le langage car, comme l’indique Wittgenstein. « Une proposition ne peut que dire d’une chose comment elle est, non ce qu’elle est. »72 La logique devient critère de prédication modale, non de définition, et la signification qu’elle confère s’exerce au niveau des règles de l’entendement. Reid rejoint Leibniz pour voir en elle la dispensatrice des vérités nécessaires, formelles, qui président à l’organisation de la connaissance qu’il faudrait appeler seconde puisque ses matériaux bruts sont constitués par le sens commun.
45Il y a au-delà du domaine propre de la rationalité commune, quelque chose dans la raison discursive procédant encore de l’innéisme du sens commun, non plus au niveau de son contenu, mais au niveau de sa forme. La logique est cet inné dont la structure conditionne la vérité et la connaissance scientifique.73 La logique devient condition transcendantale de la pensée et un fait premier du langage au même titre que les mots qui sont également des faits premiers, puisqu’ils obéissent à la situation du paradigme et non à la définition. L’inanalysable du sens commun est alors également présent dans la raison discursive et dans l’organisation du langage, ce que Frege notait en remarquant : « Il est impossible d’indiquer par une définition ce qui est une fonction (logique), parce qu’on a affaire ici à quelque chose de simple et d’inanalysable. »74 La constitution de la phrase comme unité de sens est un fait logique premier. La grammaire est mue par l’implicite du sens commun. Les faits grammaticaux peuvent signifier au-delà de l’organisation du discours et dire quelque chose si on leur applique le double sens du signifiant affecté par Reid au langage, à la fois vers le monde et vers l’esprit. Il s’agit d’un parti pris fondé sur le langage commun comme signe de l’immanence du sens commun qui pose comme implicite l’absolue homogénéité de l’ontologie et de la syntaxe, en anticipant sur le concept de grammaire profonde, lequel fait de la structure du langage un argument ontologique pour prouver la nature du monde et de l’esprit.
4. La grammaire profonde
46Par la réorientation de la théorie de la signification de Locke, l’étude du langage devient un outil au service de la science de l’homme. Locke voyait dans le langage une représentation des choses, un système de pensées édifié par l’esprit à partir des déterminations réelles des choses. Cela définissait une signification mono directionnelle, du mot vers la chose.75 Reid suit les traces des successeurs comme Berkeley qui voient la doctrine de Locke, non plus comme un système de pensées représentatives, mais comme une grammaire du langage, laquelle devient de plus en plus indépendante des choses.76 Le langage se sépare de la pensée au point de devenir signe de l’activité de l’esprit créateur des noms. Cette inversion du sens de la signification est caractéristique du mouvement sceptique car si le langage en vient à signifier d’abord l’activité de l’esprit, et seulement secondairement les choses, c’est que celles-ci sont repoussées dans un en deçà de la représentation.
47Il est paradoxal, que Reid et le sens commun, dont le but est de repousser le scepticisme, se situent dans le droit fil d’une telle conception. L’attachement à une théorie de la signification double du langage montre à quel point il se démarque à peine de la philosophie qu’il conteste. Son adhésion à cette doctrine, de même que sa réticence à fournir une théorie perceptive en accord avec les convictions du sens commun, mettent en lumière le spiritualisme conceptualiste de la science de l’esprit. C’est donc au rationalisme cartésien de la grammaire de Port-Royal que Reid s’apparente. Ce qui l’intéresse dans le langage est « la manière dont les hommes s’en servent pour signifier leur pensée ».77 Pour lui, au niveau du langage, comme au niveau de la représentation, puisqu’il importe de développer une théorie de l’esprit, le langage, signe de l’esprit, permet de disposer d’un objet d’étude qui ouvre sur le monde intérieur.
Le langage est l’image et le tableau même des pensées humaines et, à partir du tableau, nous pouvons tirer certaines conclusions concernant le modèle.78
48Le langage apparaît comme une représentation, non plus des choses et du monde extérieur, que le rejet des idées de Locke interdit, mais du monde intérieur de l’esprit. On en revient à une théorie de la signification qui se rapproche de l’herméneutique du xvie siècle.79 Il s’agit toujours de déchiffrage d’un langage préexistant et déjà constitué par la nature, à ceci près que, puisque le sens du langage est inversé, le déchiffrage des langues ne dit plus rien du monde, ou plutôt, il parle du monde secondairement comme le résultat de son interprétation par le signifié premier, par l’esprit, que le langage signifie principalement. L’étude de la grammaire donne accès aux conditions transcendantales de la pensée.
Le langage étant l’image même de la pensée de l’homme, l’analyse de l’un doit correspondre à celle de l’autre. Les noms, adjectifs et substantifs, les verbes, actifs et passifs, avec tous leurs modes, leurs temps et leur personnes doivent exprimer une variété similaire des modes de la pensée. Les choses qui sont distinguées dans toutes les langues, comme la substance et la qualité, l’action et la passion, la cause et l’effet ne peuvent qu’être distinguées par les facultés naturelles de l’esprit humain. La philosophie de la grammaire et celle de l’entendement humain sont plus proches qu’on ne l’imagine habituellement.80
49Une telle recherche est une archéologie de l’esprit, la recherche des structures premières de la pensée. Elle ne décrit pas la vérité des choses mais la vérité des distinctions faites par l’esprit au sujet du monde. Il en va ainsi de l’étude de l’animisme apparent dans les langues.
Les nations primitives croient réellement que le soleil, la lune, les étoiles, la mer, l’air, les fontaines et les lacs possèdent un entendement et des facultés actives. […] Toutes les langues contiennent dans leur structure les marques de leur origine dans l’époque où ces croyances prévalaient. La distinction des verbes et des participes en actifs et passifs, que l’on trouve dans toutes les langues, doit son origine à la distinction entre ce qui est réellement actif et ce qui n’est que passif. Ainsi, dans toutes les langues, trouvons-nous des verbes actifs appliqués à ces objets dans lesquels, selon les observations de l’abbé Raynal, les sauvages imaginent l’existence d’une âme.81
50Reid convient que le langage véhicule dans sa structure une erreur, mais il pousse l’argument au deuxième degré en utilisant la représentativité. L’animisme montre la permanence d’une structure de la pensée, la distinction entre actif et passif, il faut donc conclure que l’erreur exprimée au premier degré sur les choses, montre au deuxième degré une vérité fondamentale sur l’esprit. Cette utilisation du langage comme révélateur d’une vérité cachée sera mise en avant similairement par Lacan pour accéder à l’inconscient, structure secrète, cachée au creux du langage et qu’il faut savoir interroger à contre-courant de la signification de surface utilitaire qui la masque.82
51En deçà de ce que les langues disent, en deçà de leurs particularismes de surface, dans l’universalité de la grammaire, se manifestent les signes de l’universalité de la nature de l’esprit. Le consensus linguistique se dégage après l’élimination du contenu lexical spécifique et apparaît comme une structure universelle.83 La forme porte l’essentiel du sens et permet à la multitude des langues humaines de signifier une unique nature de l’esprit humain.84 La grammaire universelle articule le consensus qui, par-delà les idiomes, unit tous les hommes dans une nature désormais accessible à la connaissance scientifique. L’universalité de la grammaire rejoint l’universalité du sens commun car elle montre le consentement des peuples et cela selon deux dimensions, dans le temps, puisque le langage apparaît comme un conservatoire des pensées des hommes au cours des temps ; et dans l’espace, car la grammaire préside à l’organisation du discours de toutes les langues du monde. Il y a ainsi dans le langage une métaphysique fondamentale.
Ce qu’il y a de commun dans la structure des langues indique une uniformité d’opinion sur les choses sur lesquelles cette structure se fonde. […] Nous pensons en général que ceux qui formèrent les langues n’étaient point métaphysiciens, mais les premiers principes de toutes les sciences sont dictés par le sens commun et sont à la portée de chaque homme. Qui considère philosophiquement la structure du langage trouvera des preuves infaillibles que ceux qui l’ont conçu et ceux qui s’entendent à l’utiliser ont le pouvoir de faire des distinctions exactes et de former des conceptions générales, tout comme les philosophes.85
52La grammaire de toutes les langues, pas seulement d’une langue particulière, devient une science qui, par-delà le langage, contribue à la formation de la science de l’esprit. Comme le montre Beattie, on passe, à la suite de la grammaire de Port Royal, du particulier à l’universel.
Les particularités des langues sont expliquées dans leurs grammaires et leurs dictionnaires respectifs. Les choses que toutes les langues ont en commun ou qui sont nécessaires à chaque langue font l’objet d’une science que certains ont appelée grammaire universelle ou philosophique.86
53L’argument de la structure des langues, miroir de l’esprit, pouvait à l’époque de Reid se fonder sur une histoire de la pensée alliant les recherches typologiques recommandées par Leibniz, qui effectuaient le classement des langues connues et que l’on pouvait interroger sur le consensus synchronique87, avec les spéculations sur l’origine du langage présupposant toujours l’existence d’une langue primitive. Il s’agissait, soit d’un don de Dieu, antérieur à Babel, pour les tenants des Écritures, comme Beattie88, soit postérieur et prenant en compte l’observation des langages des peuples primitifs découverts par les explorateurs, comme le faisaient les philosophes de Rousseau à Reid.89 Le penseur écossais opère un glissement qui réconcilie les deux écoles en tirant le concept de grammaire profonde vers le transcendantalisme. Le fait que le langage et la structure commune qu’il révèle soient les émanations de la nature ne constitue par un démenti de la thèse du langage-don de Dieu. Si l’on considère les deux théories sous l’angle du naturalisme double de la philosophie de Reid, la nature, ou plutôt, les natures, celle de l’homme et celle du monde, relèvent toutes deux de la volonté divine. Il n’est nullement incompatible que le langage puisse être l’effet d’une évolution naturelle tout en demeurant un don de Dieu. Il s’agit seulement, non pas d’un don direct, mais d’un don octroyé par l’entremise de la correspondance nécessaire des deux natures se mettant en œuvre par l’occasionnalisme dispositionnel qui met en présence empirie et concept immanent. La grammaire profonde devient la règle de l’apparition du don divin offert à tous les hommes et dans tous les temps.
54Reid défend bien une métaphysique du sens commun en invoquant une grammaire universelle qui n’est plus organisation superficielle du discours, mais condition transcendantale de toute expression et de toute pensée. On passe de la reconnaissance de la structure de la langue primitive apparente sous toutes les langues ayant évolué à partir d’elle, à la définition de la structure interne des conditions de possibilité de tout langage. L’étude génétique est remplacée par l’étude transcendantale.
55Reid trouve aussi dans la traductibilité la preuve inductive de l’existence de cette grammaire profonde.90 S’il est possible de faire passer le sens d’une langue dans une autre, c’est qu’il existe un dénominateur commun à tous les idiomes. Toute langue pouvant en définitive être traduite dans une autre, il en ressort que cette structure est universelle. Cette question préoccupe encore aujourd’hui les linguistes puisque, comme le souligne Claude Hagège :
Un fait, en tout cas, sollicite la réflexion : il est universellement possible de traduire. L’exercice de traduction, avec toutes ses insuffisances, est aussi vieux que les plus vieilles cultures. Il faut bien que les langues aient de sérieuses homologies pour pouvoir être ainsi converties les unes dans les autres.91
56C’est grâce à la traductibilité que Noam Chomsky peut parler d’universaux de structure. Cet argument a aussi pour Reid une importance au niveau de son réalisme. On peut trouver dans le fait qu’un grand nombre de mots peuvent se traduire d’une langue dans une autre, une preuve de l’existence d’un signifié commun, d’un monde unique dont tous les langages rendent compte. Un tel argument ne peut fournir de preuve de l’existence réelle des choses dénotées par les mots, mais du moins peut-on, avec l’ensemble des hommes, se référer à une expérience commune à l’humanité fondant les certitudes non discursives du sens commun. La traductibilité signifie une double universalité, en accord avec la nature doublement signifiante du langage, l’universalité de la nature humaine, apparente dans la forme de la grammaire, et l’universalité de l’expérience du monde, visible dans les universaux de substance.
57Il faut en revenir à Locke pour mesurer le chemin parcouru et la réorientation de la signification effectuée par Reid. Locke s’attache, à l’inverse des philosophes du sens commun, aux différences irréductibles qui séparent les langues.
Une légère connaissance des différentes langues convaincra facilement de la vérité suivante : Il est évident que l’on observe une grande quantité de mots dans une langue qui n’ont pas de correspondant dans une autre. Cela montre clairement que les gens d’un certain pays, par leurs coutumes et leurs modes de vie, ont eu l’occasion de fabriquer nombre d’idées complexes et de leur donner des noms que les autres n’ont jamais mis au nombre de leurs idées spécifiques.92
58Locke, en empiriste cohérent, fait dériver la signification de l’expérience et voit dans l’absence d’homologie absolue entre les langues la preuve des contenus divers de l’expérience de chaque peuple, Reid, au contraire, voulant trouver l’origine de la signification dans la nature humaine et l’universalité de l’esprit, s’attache aux similitudes et les conçoit comme des invariants du sens. Il les envisage sous l’angle formel qui permet de maintenir à un niveau plus profond la similitude, au-delà de la diversité. Il retrouve ainsi une signification à deux étages dont l’origine remonte à la Grammaire de Port-Royal. « Des mots signifient les objets des pensées, et les autres la forme et la manière de nos pensées. »93 Une telle conception ne pouvait que séduire Reid car elle reproduisait son architecture de la raison, la distinction entre niveau premier fondamental et niveau second-superstructure. La grammaire profonde, de Port-Royal jusqu’à Chomsky, correspond aux fondements dont la connaissance amènera la parfaite transparence des opérations de l’esprit, comme le note Michel Foucault.
La grammaire générale comporte deux étages, le deuxième étage est […] l’étage non manifeste des principes qui doivent avec une clarté parfaite rendre compte des faits qu’on peut observer.94
59L’innéisme défendu aussi bien par Reid que par Chomsky demande que le deuxième étage mentionné par Foucault devienne le substratum premier, l’étage fondationnel du sens commun.95 On retrouve parmi les principes du sens commun, les principes grammaticaux qui sont des vérités nécessaires délimitant une axiomatique à l’image de celle des mathématiques.96 La relation prédicative est élevée au rang de principe par une conception rigoureusement morpho-syntaxique des énoncés.97 L’organisation du discours révèle un en deçà du langage qu’il convient d’interroger par une démarche génétique, au niveau de l’individu comme au niveau de l’histoire. Sur le plan individuel, les observations de Reid recoupent les constatations de saint Augustin, cité par Wittgenstein, qui décrit l’acquisition du langage, laquelle se déroule, « comme si l’enfant possédait déjà un langage mais non pas ce langage-ci, comme si l’enfant se parlait à soi-même ».98 Pourtant, cette acquisition ne va pas de soi, le langage second, celui de la structure profonde, n’est pas constitué a priori, il n’existe que sous la forme d’une disposition que l’expérience, aidée d’une faculté première instinctive, révèle.
Le langage articulé est parlé, non par nature, mais par art. Il n’est pas facile aux enfants d’apprendre les sons simples de la langue, je veux dire les voyelles et les consonnes. Cela serait encore plus difficile s’ils n’étaient pas conduits par l’instinct à imiter les sons qu’ils entendent.99
60Il va de soi que l’imitation ne se limite pas à un simple apprentissage de la prononciation mais qu’elle permet également l’acquisition des concepts et des universaux par le biais des situations paradigmatiques montrant la communauté de structure, d’organisation de l’esprit, avant même l’apprentissage, mais que celui-ci met à jour. Cette structure profonde rend compte de l’intériorisation de la grammaire et donne à l’expression de l’homme son caractère miraculeux.
Mais comment se fait-il qu’un bon orateur, à peine a-t-il conçu ce qu’il veut exprimer, aussitôt les lettres, les syllabes et les mots s’arrangent selon les innombrables règles du discours, alors qu’il ne pense à aucune de ces règles ? Il veut exprimer certains sentiments et afin d’y parvenir correctement, une sélection des matériaux de la parole doit être effectuée parmi des milliers. Il fait cette sélection sans délai ni réflexion. Les matériaux sélectionnés doivent être arrangés dans un ordre particulier, en fonction des règles innombrables de la grammaire, de la logique et de la rhétorique. Elles doivent s’accompagner d’un certain ton et de certains accents. Il fait tout cela comme par inspiration, sans penser à aucune de ces règles et sans en enfreindre une seule.100
61Le sens n’est pas réductible à la simple juxtaposition sémantique, il émane de l’en deçà des mots qui est ce que le langage ne désigne pas, mais montre dans sa structure, derrière les règles transformationnelles qui sont les intermédiaires, selon Chomsky, entre structure profonde et structure de surface.101
62Dans cette grammaire profonde Reid voit l’opération du sens commun à travers le langage. La communication entre les individus ne peut s’établir sans l’existence de principes communs mettant en forme ce que l’on dit. On peut donc les apercevoir et les décrire à travers le corps du langage. Le deuxième niveau de la recherche génétique se situe, non pas tant au niveau de l’histoire, qu’au niveau des fondements naturels. Considérant le développement des langues et l’existence d’un substratum commun, fidèle à son fondationnalisme, il cherche une justification à l’universalité de la grammaire dans le langage naturel, c’est-à-dire dans ce qui n’appartient pas en propre au langage articulé, mais à toute expression par signes.
5. Le langage naturel
63La notion de langage naturel reprise par Reid n’est pas nouvelle. Il prend lui-même pour référence Cicéron. On la trouve aussi chez saint Augustin et plus près chez Condillac et Rousseau. C’est à ce dernier que Reid et l’école du sens commun s’apparentent le plus. La langue naturelle est celle qui est innée, à la différence du langage humain, émanation de la raison.
Par cela même que les unes et les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont en naissant : ils les ont tous, et partout la même ; ils n’en changent point, ils n’y font pas le moindre progrès. La langue de convention n’appartient qu’à l’homme.102
64En partant de la distinction entre langage inné et langage artificiel acquis, Reid applique son schéma de la raison. On retrouve dans le langage la même gradation prenant pour base le fondement intuitif et premier du langage naturel, commun à toute l’humanité, qui forme l’armature et le fondement du langage artificiel. Pour prouver ce fondationnalisme, Reid reprend textuellement le raisonnement développé par Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Si les langues résultent d’un accord entre les hommes qui fonde la convention, il faut qu’il existe un langage antérieur pour permettre la communication avant la convention.103 Cette antécédence permet de soumettre le langage à la hiérarchie rationnelle. La barrière infranchissable entre l’animal et l’homme est abattue car le langage naturel, « langage d’action et d’émotion », d’après Condillac, commun à l’homme et aux bêtes, est réintégré à l’intérieur de la sphère rationnelle élargie à l’intuition première et à l’instinct. La rupture affirmée par la distinction entre langage naturel inné et langage artificiel conventionnel est remplacée par une continuité. Le langage naturel est le fondement du langage humain, les signes artificiels s’érigent à partir de la sémiotique primitive de la nature contenue dans les principes.
Dans le langage artificiel les signes sont des sons articulés dont le lien avec les choses qu’ils signifient est établi par la volonté des hommes. Lorsque nous apprenons notre langue maternelle, nous découvrons ce lien par l’expérience, mais non sans l’aide du langage naturel.104
65Le langage naturel est un premier principe garantissant l’innéité de la faculté expressive et en dernière analyse, l’emprise du sens commun sur la signification en général, puisque la hiérarchie des langages fonde toute expression et toute connaissance sur ce principe.
Un autre premier principe est que certaines expressions du visage, certaines inflexions de la voix et certains gestes indiquent des pensées et des dispositions de l’esprit. Tout le monde admettra, je crois, que beaucoup d’opérations de l’esprit s’expriment par des signes naturels sur le visage, par la voix et les gestes. […] La seule question est de savoir si nous comprenons la significations de ces signes par la constitution de notre nature, au moyen d’une perception naturelle similaire aux perceptions des sens ou si nous en apprenons graduellement la signification à partir de l’expérience, comme nous apprenons que la fumée est signe du feu ou que le gel de l’eau indique le froid. Il me semble que la première solution est vraie.105
66Le signe d’action, de nature corporelle, est considéré à l’image du signe vocal, comme indicateur des pensées. La position de Reid est sur ce point plus audacieuse que celle de Beattie, lequel défend la distinction entre âme et corps et ne peut envisager le langage du corps comme miroir de la pensée.106 On mesure le fossé qui sépare à l’intérieur du sens commun les moralistes, comme Beattie, plus préoccupés de sauvegarder la fidélité aux Écritures, et les philosophes, comme Reid qui voient dans la continuité entre nature animale et nature humaine le point d’accrochage de la noématique. Si dans le langage, comme d’ailleurs dans la raison, on veut faire apparaître la valeur fondamentale et même transcendantale de ce qui unit tous les hommes dans une même nature, il est nécessaire d’envisager dans l’animalité, non pas une réalité radicalement différente, voire opposée à l’homme, mais un premier stade fondamental, à partir duquel l’humanité n’apparaît plus vraiment comme un don divin, mais comme une construction. Le souci du fondationnalisme entraîne Reid bien au-delà de Beattie, de Harris ou même de Rousseau qui considèrent tous le langage sous l’angle de la parole, vers une conception du langage en tant qu’utilisation d’une sémiotique naturelle. Le langage ne devient donc signe de la pensée qu’en tant qu’instinct signifiant. Il n’y a plus qu’une différence de degré entre l’expression instinctive de l’animal et l’expression instinctuelle de l’homme qui peut s’exprimer par d’autres canaux que la parole, laquelle souffre d’une limitation imposée par la superstructure dianoétique qui lui fait perdre son universalité comme prix d’un énorme accroissement signifiant. La pantomime apparaît, non seulement comme signe des pensées, à l’instar de la parole, mais elle se pare d’une signification universelle, étant la pure manifestation de la structure profonde qui est la grammaire de l’esprit.
Et ici nous devons remarquer que, bien qu’il fallait beaucoup d’étude et de pratique pour que les acteurs de la pantomime excellent dans leur art, il n’était point besoin d’étude ou de pratique pour que leurs spectateurs les comprennent. Il s’agissait d’un langage naturel, par conséquent compris de tous, savants ou incultes, qu’il aient été romains, grecs ou barbares.107
67La transparence du langage gestuel affirme la supériorité du langage naturel articulée au fondationnalisme de la raison naturelle. La pantomime montre la structure sous-jacente du langage, celle qui permet la traductibilité en deçà des lois transformationnelles de Chomsky. Toute langue humaine pouvant s’apprendre dans les situations du paradigme, à l’aide des gestes, cela signifie, comme le souligne Wittgenstein que « la manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu ».108 La nature fournit le sens, d’abord dans le langage naturel commun à tous les hommes, puis secondairement, à travers le langage articulé, expression de la raison.
68La précédence donnée au langage naturel, permet à Reid de développer une théorie esthétique fondée sur cette sémiotique. L’art est un langage supérieur et universel car il est une redécouverte des signes naturels.
N’est-ce pas dommage que les raffinements de la vie civilisée, au lieu de pallier les imperfections du langage naturel, l’éradiquent et plantent à sa place les articulations stupides et sans vie de sons dépourvus de sens ou le gribouillage de caractères insignifiants ? La perfection du langage est souvent conçue comme l’expression distincte des pensées et des sentiments humains au moyen de ces signes stupides. Mais s’il s’agit de la perfection du langage artificiel, elle marque sans doute la corruption du langage naturel. Les signes artificiels signifient, mais ils n’expriment pas. Ils parlent à l’entendement à la manière de caractères algébriques, mais les passions, les affections, et la volonté ne les entendent pas. Elles restent latentes et inactives jusqu’à ce que nous leur parlions le langage de la nature, pour lequel elles ne sont qu’attention et obéissance.
69 118b. Is it not pity that the refinements of a civilized life, instead of supplying the defects of natural language, should root it out and plant in its stead dull and lifeless articulations of unmeaning sounds, or the scrawling of insignificant characters ? The perfection of language is commonly thought to be, to express human thoughts and sentiments distinctly by these dull signs ; but if this is the perfection of artificial language, it is surely the corruption of the natural. Artificial signs signify, but they do not express ; they speak to the understanding, as algebraical characters may do, but the passions, the affections, and the will, hear them not : these continue dormant and inactive, till we speak to them in the language of nature, to which they are all attention and obedience. Voir aussi 562b et Lectures on the Fine Arts.
70Il y a du romantisme dans cette affirmation de la primauté de la nature sur la culture et la nostalgie d’un âge d’or où, grâce à un langage naturel, non encore perverti par la raison, tous les hommes étaient artistes. « Abolissez l’usage des sons articulés et de l’écriture au sein de l’humanité pendant un siècle et chacun serait peintre, acteur et orateur ».
71 118b, 119a. Abolish the use of articulate sounds and writing among mankind for a century and every man would be a painter, an actor, and an orator.
72Par un rapprochement entre le langage de la nature et le langage naturel de l’homme, Reid effectue la jonction entre sa théorie sémiotique de la perception et sa conception du langage. Toute connaissance devient une connaissance de signes interprétée par la signification naturelle donnée par les principes du sens commun. Le langage de l’homme s’intègre dans une sémiotique générale qui englobe monde extérieur et intérieur dans une unique nature. Le langage des choses et le langage de l’homme participent à la même signification globale. L’homme parle comme la nature lui parle.
73Nous avons fait la distinction de nos perceptions entre originales et acquises et du langage entre naturel et artificiel. Entre la perception acquise et le langage artificiel il y a une grande analogie, mais celle-ci est encore plus grande entre la perception originale et le langage naturel.109
74Reid n’est pas l’inventeur du concept de langage naturel, mais il lui donne une légitimité absolue en l’incorporant, d’une part, à la. nature en général et, d’autre part, en le traitant comme un élément dans le vaste monde des signes. On peut parler d’un naturalisme sémiotique par lequel la nature parle à l’homme du dedans et du dehors à l’aide du même code en garantissant la véracité de la connaissance. En ce sens, toute démarche cognitive n’est une découverte que dans la mesure où elle procède de la mise en phase des deux branches de la signification, l’une intérieure et l’autre extérieure. Toute science, en même temps qu’une découverte du sens, est aussi comme une découverte des lois du sens, c’est-à-dire, du contenu immanent du sens commun. On mesure les affinités d’une telle théorie avec le platonisme. Reid met lui-même le lecteur sur la voie en s’interrogeant sur le mystère de la signification universelle des signes naturels qu’il compare à la réminiscence platonicienne.
Pour toute l’humanité, ce savoir des signes naturels des pensées et des sentiments des hommes ressemble tant à la réminiscence qu’il semble avoir conduit Platon à concevoir toutes les connaissances humaines sur ce modèle. […] Personne ne perçoit de connexion nécessaire entre les signes de telles opérations et ce qu’elles signifient. Mais nous sommes ainsi faits par l’Auteur de notre nature que ces opérations elles-mêmes deviennent pour ainsi dire visibles à travers leurs signes naturels. Cette connaissance ressemble à la réminiscence en cela qu’elle est immédiate.110
75Le reproche implicite adressé à Platon pourrait aussi s’appliquer à Reid lui-même. Si l’on se fonde sur une prétendue analogie entre la signification et la réminiscence, il semble bien que, par son usage universel de la sémiotique, il envisage toute connaissance humaine aussi sous cet unique angle. Si l’on voit dans la réminiscence l’expression d’une immanence irreprésentable mettant en forme aussi bien le réel, pour la perception, que l’expression de cette perception, laquelle sert à son tour de support à la connaissance introspective de l’esprit, il ne reste plus rien à connaître en dehors de la sémiotique. La signification détermine toute la connaissance d’une manière mystérieuse et indicible que l’on peut seulement décrire en déterminant les principes du sens commun qui, loin de l’expliquer, en montrent seulement la frontière. La signification, comme l’idée platonicienne, est l’en dehors inconnaissable par lequel l’en dedans est connu. Cet en dehors ne se justifie que par la théodicée. Chez Platon, la réminiscence renvoyait à un archétype connu dans l’union de l’âme avec Dieu.111 La signification, renvoie chez Reid au langage de Dieu, visible à travers la nature, et au verbe divin à travers le langage de l’homme. Reid ne se préoccupe guère de l’origine du langage comme don de Dieu parce qu’en définitive il y voit, au-delà du domaine linguistique propre, comme un don permanent à travers la nature.
76À l’intérieur d’une telle sémiotique générale par laquelle le langage de l’homme est à la fois signifiant et signe, il est aisé de remonter du signe au signifié, du langage à l’esprit par l’introspection, mais également du mot ou du concept à la chose ou à la notion, pour déduire de l’existence du signe dans le langage, l’existence du signifié, en s’appuyant sur la signification universelle reflétée dans le sens commun. Celui-ci prend alors une va leur ontologique, la signification naturelle fonde l’ontologie linguistique
6. L’ontologie linguistique
77L’argument ontologico-linguistique repose sur deux piliers : d’une part, l’homologie de structure entre le langage et la pensée et, d’autre part, le consensus qui se dégage de cette structure. Les éléments structurels décelables dans le langage commun, derrière les particularismes, signifient l’universalité des formes de l’esprit qui leur correspondent et ces formes renvoient à leur tour à une expérience commune, témoignage de l’existence d’un réel commun. La structure du langage est un double miroir qui montre la structure du monde.
78La relation prédicative que Reid envisage comme inhérente à toutes les langues est la forme de base de la connaissance. Le réel est structuré comme le langage parce que le langage émane du réel, la structure sujet-prédicat est le miroir de la structure substance-attributs et l’existence du sujet personnel est attestée par la présence du sujet grammatical.112
79Reid utilise le langage comme argument pour prouver l’existence réelle de ce qui se dit par lui car il y voit l’expression du consensus qui ne saurait être faux. Le langage devient un instrument de connaissance du réel, ce qui s’exprime dans les distinctions du discours correspond aux distinctions réelles de choses.
Dans la phrase suivante : « Je vois ou je perçois la lune », je est la personne ou l’esprit, le verbe actif dénote l’opération de cet esprit et la lune dénote l’objet. […] D’où il est évident que ceux qui ont inventé le langage et ceux qui l’utilisent avec compétence ont distingué ces trois choses comme différentes, c’est-à-dire les opérations de l’esprit, exprimées par des verbes actifs, l’esprit lui-même qui est le nominatif de ces verbes et l’objet qui est, à l’accusatif, régi par eux.113
80L’argument ontologico-linguistique est une arme de première force contre les sceptiques, car il peut se prévaloir du consensus et rejeter les théories philosophiques dans le non-sens. Son application correspond à l’usage du rasoir d’Ockham. Il suffit de comparer une doctrine avec le contenu du langage commun et de vérifier si les concepts proposés sont en accord avec lui. Il s’agit d’une rétorsion particulière appliquée aux philosophes qui annonce la conception chez Wittgenstein et le Cercle de Vienne de la philosophie comme usage parasitaire du langage.114 L’argument ontologico-linguistique permet d’objecter aux sceptiques qu’ils ne respectent pas l’usage du langage, alors même qu’ils sont contraints d’user de celui-ci pour communiquer avec les autres hommes. La rétorsion est complète lorsqu’elle réussit à isoler la philosophie hors du monde des hommes et du langage et à la cantonner dans un domaine de fantaisie sans importance. Par ailleurs, comme toute philosophie doit être jugée à l’aune du langage commun, il est clair qu’aucune autre théorie que celle du sens commun n’est jamais possible. La philosophie du sens commun est inexpugnable si elle rejette hors de la communauté des hommes et hors du langage les penseurs qui l’interrogent. La réfutation des idées représentatives, si chère à Reid, devient une démonstration linguistique115 par laquelle le philosophe invoque au nom du vulgaire le sens du mot idée comme opération de l’esprit, qu’il oppose à l’idée-image. Par un raisonnement laborieux tentant d’éluder le concept, pourtant central, de représentation, il en arrive à accuser Locke de perversion du langage par l’introduction de distinctions non signifiantes et d’une confusion dans les termes que le sens commun n’autorisait pas.116 La philosophie à laquelle Reid s’attaque relève, selon lui, de l’usage non autorisé du langage, elle ne peut donc être vraie. On trouve ainsi une justification linguistique de l’existence des principes faisant l’objet d’une remise en cause par ses adversaires. Le principe de causalité est validé par la double signification donnée au nom désignant à la fois la cause et l’effet de la sensation.117 Par ailleurs, il envisage souvent la signification exclusivement sous l’angle causal. Si les mots ont un sens, c’est-à-dire, s’ils dénotent effectivement quelque chose qui n’est pas eux-mêmes, c’est qu’il existe une cause à ce sens. La constatation d’un fait de langage est interprétée comme l’effet d’une cause ne pouvant être que l’objet de la signification.
Une manière de parler si universelle parmi les hommes, commune aux savants comme aux ignorants dans toutes les nations et dans toutes les langues, doit avoir un sens. Supposer qu’elle n’est que mots vides de sens signifie traiter le sens commun de l’humanité avec un mépris immérité.118
81La signification est vue comme rapport causal, d’où il ressort que le sens est parfaitement transparent, qu’il n’existe pas indépendamment d’une cause. On rejoint la théorie du signe causal. Le langage n’est plus l’expression de l’homme sur le monde, mais l’effet du monde, vu à travers un médium transparent. Le langage, émanation de l’esprit, montre par la causalité extérieure à laquelle il renvoie, la parfaite interpénétration de la nature de l’esprit et de la nature extérieure. Un tel raisonnement appartient à la méthode réductive, laquelle présuppose l’existence de la chose à prouver, au moyen, cette fois, de l’argument linguistique.
82C’est encore contre Hume qu’il mobilise l’argument linguistique pour prouver l’existence du sujet, par le principe d’identité.119 Toutes les langues possédant en commun un nominatif, celui-ci ne peut relever que de l’universalité du sens commun. Il montre qu’il dépend d’un premier principe de la nature humaine. Le langage est ici un médium d’une absolue transparence permettant sans distorsion le passage du mot à la chose. Il s’ensuit que l’analyse du mot permet l’analyse de la chose. L’argument ontologico-linguistique fondé sur l’universalité de la structure profonde, repose sur une pseudo-induction et un raisonnement probable élaboré à partir d’elle qui ne valent que ce que vaut la base inductive fournie par l’observation des langues. Reid admet qu’il ne peut opposer de preuve formelle à l’atomisme de Hume et à la dilution du moi.
Ce moi a une relation fixe avec toutes les pensées dont je suis conscient. […] Si l’on me demande une preuve de cela, je dois avouer que je n’en peux fournir aucune. Il y a une évidence dans la proposition elle-même, à laquelle je ne peux résister. […] Ma nature me dicte que c’est impossible. Et il apparaît dans la structure de toutes les langues que la nature a dicté la même chose à tous les hommes. En effet, dans toutes les langues les hommes expriment qu’ils pensent, qu’ils raisonnent, qu’ils veulent, qu’ils aiment, qu’ils haïssent par des verbes conjugués à la première personne qui, par nature, demandent une personne qui pense, qui raisonne, qui veut, qui aime ou qui hait. Il apparaît donc que les hommes ont été instruits par la nature à croire que la pensée nécessite un penseur, la raison un raisonneur et l’amour un amant.120
83Cet argument se montre rapidement tautologique car il repose sur l’affirmation de la transparence du langage et de l’universalité de la nature humaine qui, ni l’une ni l’autre, ne sont démontrables. Poser l’universalité de la grammaire profonde sans s’interroger sur la validité de la base inductive permettant théoriquement de dégager une structure commune, revient à distinguer a priori celle-ci comme un principe à partir duquel on peut développer un argument en forme de raisonnement probable. Celui-ci n’est en fait qu’un masque puisque l’universalité posée dogmatiquement en prémisse détermine une certitude.
84L’argument linguistique n’est donc pas un argument probable, mais l’affirmation tautologique de l’ontologie contenue dans le sens commun. Reid prend à témoin le langage pour justifier une réalité que Hume dénonçait précisément comme une fiction grammaticale. Le langage ne peut apporter de démenti sur ce point car il ne peut répondre à la remise en cause de l’état de fait de l’existence du sujet que par la description de ce même état de fait paré dogmatiquement d’une valeur ontologique. Le philosophe utilise la deixis, qui constitue le moi comme centre spatio-temporel de repérage de l’expérience, pour fonder une substance que la fonction de l’opérateur égophorique, mise à jour par la linguistique moderne121, n’autorise nullement, puisqu’elle se constitue à partir des éléments extérieurs au centre. Cela expose le saut métaphysique qui est déjà contenu dans la conception du langage transparent, miroir de la pensée. Le je du langage est l’émanation du moi de la pensée, par conséquent, le langage ne dit rien de plus que ce que le concept d’esprit personnel contenait déjà. L’argument linguistique n’est que le rappel tautologique du dogmatisme du sens commun.
85Ce qui se reflète dans le langage étant vu comme une vérité de nature, il incombe donc aux contradicteurs d’apporter la preuve de leurs théories, alors que le sens commun, exprimé par la structure des langues, en est lui dispensé puisqu’il dispose de l’universalité et de l’irrésistibilité de l’intuition immédiate. Considérant l’activité de l’esprit, Reid, se place du côté de l’intuition contre la raison et se dispense ainsi de preuve.122 Cependant, les limites de l’argument ontologico-linguistique apparaissent à Reid lui-même lorsqu’il s’agit d’articuler langage et perception. En effet, si le langage se révèle apte, en accord avec le sens commun, à délimiter dans l’acte perceptif un sujet, une opération signifiée par le verbe et un objet123, il en va différemment lorsque la philosophie se propose d’opérer des distinctions à l’intérieur même de l’acte perceptif. On se trouve avec une notion simple pour le sens commun, qui est déclarée complexe, et qu’il convient d’approfondir pour en distinguer les différents éléments.
Bien sûr, distinguer clairement les différents ingrédients d’une notion complexe et, en même temps, les différents sens d’un mot ambigu, est la tâche du philosophe.124
86Pourtant, la perception est parfaitement claire pour le sens commun qui n’y voit nullement matière à approfondissement. Il y a d’ailleurs comme une contradiction à prendre le contenu du sens commun, lequel, selon la définition de Reid, est un donné premier, et donc non susceptible d’analyse, pour aussitôt y déceler une complexité qui suppose des données encore antérieures à celles fournies intuitivement par la nature. Il faut donc envisager une intuition accessible à la raison discursive et à l’analyse, un contenu noétique qui ne dit pas tout immédiatement, mais dont le sens, pourtant intuitif, doit, pour se révéler pleinement, être analysé d’une manière dianoétique.
87Suivre Reid sur ce terrain implique une remise en cause radicale de la noématique de la raison commune puisque cela équivaut à dire que celle-ci ne dit rien de premier. La nécessité philosophique qui conduit le philosophe du sens commun à penser une théorie perceptive pour contrer ses adversaires sceptiques le conduit à l’aporie qui consiste à suivre une démarche double, d’une part, sur le plan polémique et, d’autre part, sur le plan théorique. L’ontologie linguistique, qui rejette dans le non-sens tout ce qui ne s’inscrit pas au premier degré dans le langage commun, condamne les idées représentatives aussi bien que la théorie perceptive de Reid, laquelle se construit à partir d’une distinction entre sensation et perception que le langage n’autorise pas. Pour contourner cet obstacle, il faut élaborer un argumentaire linguistique complexe dont l’aboutissement est une nouvelle aporie qui implique en toute cohérence le rejet de l’ontologie contenue dans le langage. Dans sa construction d’une doctrine spiritualiste niant l’activité de la matière, comme dans son refus de considérer tout contenu mental comme représentation, Reid se heurte à l’obstacle du langage dont la structure implique aussi l’existence de ces notions inacceptables pour lui. Il se retourne alors vers l’argument de l’ambiguïté125 fondé sur la fonction analogique et métaphorique du langage. L’analogie est responsable de l’accord du langage avec les idées représentatives et l’impression de l’objet sur l’esprit.126 Le double sens du langage étant porteur de l’erreur, à la philosophie donc de clarifier la signification du langage commun.127
88Il y a donc inversion des points de vue. Reid, dès lors qu’il entreprend une réflexion théorique, se retrouve du côté des philosophes contre le sens commun. S’il existe deux sens dans le langage, que la philosophie doit distinguer sous peine de se fourvoyer, c’est que le langage philosophique se sépare du langage commun pour s’en distinguer comme porteur du sens réel des choses. Deux niveaux irréductibles sont ainsi définis, le sens commun et la philosophie n’utilisent pas le langage de la même manière ; ils ne disent pas la même chose. Le langage est donc, d’une certaine manière, responsable du divorce entre philosophie et sens commun et il appartient au philosophe de réconcilier les deux positions par une explication, en montrant que ce qui n’apparaît pas dans le langage commun est vrai. Considérant la localisation de la qualité dans l’objet ou dans l’esprit, Reid confie au philosophe une mission pédagogique visant à faire comprendre au vulgaire la vérité de ce que le langage commun ne permet pas de dire lorsqu’il ne distingue pas la sensation de la perception.
Le vulgaire dit que le feu est chaud, la neige froide, le sucre doux et que nier cela est une absurdité grossière qui contredit le témoignage des sens. Le philosophe dit que la chaleur, le froid, et la douceur ne sont rien d’autre que des sensations dans l’esprit et qu’il est absurde de concevoir ces sensations à l’intérieur du feu, de la neige ou du sucre. Je crois que cette contradiction entre le vulgaire et le philosophe est plus apparente que réelle et qu’elle est due à un abus de langage de la part du philosophe et à des notions indistinctes de la part du vulgaire. […] Cette expression du philosophe est prise par lui en un sens et est entendue par le vulgaire dans un autre sens. Comme le vulgaire l’entend, elle est effectivement absurde et c’est ce qu’il croit. Dans le sens que le philosophe utilise, elle est vraie et le vulgaire, dès qu’on lui aura fait comprendre ce sens admettra volontiers sa vérité.128
89L’abus du langage commun est légitimé pour peu qu’il serve les théories défendues par Reid. Ce qui permettait de rejeter les théories sceptiques dans le non-sens n’est plus un obstacle et le langage n’est plus une référence ontologique absolue, mais un signifiant flexible et malléable, au service des concepts philosophiques. Il faut se souvenir des deux aspects de l’œuvre de Reid. Un aspect polémique visant à réfuter les doctrines sensualistes qui utilise l’argument ontologico-linguistique pour justifier l’état de fait de la conscience exprimé dans le fait du langage. Le second aspect, plus philosophique, tente de construire une philosophie de l’esprit. Il ne se dégage qu’à grand-peine des présupposés communs à toute la philosophie de l’époque et doit s’opposer au langage de la même manière que la philosophie sceptique. Reid adopte une position double, ambivalente et contradictoire envers le langage qu’il est néanmoins possible de clarifier d’une certaine façon, en faisant appel à la veine transcendantale de son œuvre. Il n’est pas impossible en effet de concevoir une défense de cette position en prenant à nouveau en compte la distinction entre plan noétique et plan dianoétique, pour la rapprocher de l’opposition entre structure et contenu.
90Il faut revenir vers l’archéologie du langage pour comprendre la différence entre les plans linguistiques qui peuvent faire cohabiter ontologie et ambiguïté. L’ambiguïté est la conséquence de l’histoire des balbutiements linguistiques à l’âge de l’enfance de la raison où la sémantique reflétait les superstitions du primitif. Ainsi, qu’elle que soit la marge d’erreur analogique mise en évidence dans l’usage des verbes actifs, le langage montre tout de même, en deçà de l’usage commun, l’existence d’une structure active, laquelle correspond à une notion générale.129 Le plan de la structure peut être dissocié de celui de l’usage lexical et vu comme le catalogue des formes transcendantales de la pensée et de l’expression. L’argument ontologico-linguistique est préservé, mais il doit s’interdire de sauter de la structure vers le contenu et il devient par conséquent inutilisable dans la polémique. L’existence de la notion d’activité étant un fait de structure, on ne saurait en déduire l’existence d’une substance active, c’est-à-dire d’un moi. On doit se limiter à la description de la structure en se contentant de dire qu’il existe un concept premier d’activité résultant d’une forme de l’expérience, mais incapable de justifier ontologiquement le contenu sémantique du langage. On ne peut justifier l’existence de la chose à partir de l’existence, aussi générale soit-elle, du mot dans le langage. Ce dernier perd donc toute transparence causale.130 Reid est ainsi le premier responsable de cette stérilisation de l’argument linguistique car, si l’on prend le langage commun comme norme, on ne peut par la suite lui échapper pour défendre des théories philosophiques qui s’éloignent de la pure description du sens commun.
91Cet argument souffre aussi du manque d’étendue de sa base inductive. Lorsque Reid parle de toutes les langues, il faut entendre les langues européennes, celles que le philosophe connaissait directement ou indirectement.131 Il ne fait d’ailleurs pas preuve d’un grand intérêt pour les recherches typologiques et ethnologiques132 de son époque, si bien qu’il est facile d’en conclure que sa base inductive se limite aux langues européennes qui, dérivant toutes d’une même racine commune ne peuvent que montrer des analogies de structure. Le constat d’universalité repose plus sur un a priori que sur une induction véritable. La méthode utilisée dans ce domaine s’apparente plutôt à la méthode réductive employée, par ailleurs, pour justifier l’état de fait. La prédication, conçue par Reid comme une relation universelle dénotant une structure de l’esprit, est elle-même remise en cause par l’existence de langues dans lesquelles la notion de sujet n’est pas indispensable.133 Vue sous cet angle, la philosophie de Reid, avec son insistance sur le rôle du langage et l’utilisation polémique de ses catégories pour fonder une ontologie apparaît, non plus comme une réflexion sur le langage, à la manière de la philosophie analytique avec laquelle nombre d’analogies ont pourtant été dégagées, mais comme une pensée qui confond langage et philosophie. L’usage parasitaire du langage que le philosophe écossais reprochait à ses adversaires trouve son image inversée chez lui en une philosophie piégée par le langage.
7. Le piège du langage
92L’argument ontologico-linguistique comporte un double piège pour Reid. Conférer au langage une autorité ontologique revient à créer une mythologie dont l’aspect paradoxal est que vue selon l’aspect transcendantal de la structure des langues, elle se révèle n’avoir rien à dire. Le deuxième aspect du piège s’apparente à la tendance de fond de sa pensée qui tente de renverser l’idéalisme sans remettre en cause ses principes fondamentaux. Lorsqu’il utilise le langage pour mettre à bas les conclusions sceptiques de l’idéalisme, Reid fonde, non pas un réalisme qui lui permettrait de confondre les doctrines de ses adversaires, mais une autre forme d’idéalisme qui se montre tout aussi incapable de s’accorder au réalisme de fond du sens commun.
93Il s’agit d’une sorte de mythe linguistique qui repose sur la parfaite homologie du langage et des principes.134 Le langage se présente comme une sorte d’entité métaphysique porteuse de la garantie de validité de ce qu’elle exprime puisque, par le biais de la signification naturelle, la langue est conçue comme l’émanation de la nature. Pourtant, du fait des difficultés épistémologiques posées par l’usage analogico-métaphorique, il faut faire régresser à un niveau plus fondamental la valeur ontologique des langues. Ce qui relève de l’ontologie, et par conséquent du mythe, est la structure, la permanence des formes qu’il recèle. La structure des langues représente la structure du monde, mais, le langage étant lui-même un principe comportant dans sa structure les autres principes fondamentaux du sens commun, il s’ensuit que le lien représentatif s’estompe pour faire place à une identité absolue. La structure du langage est la structure du monde. La relation signifiante disparaît.
94Reid est comme un précurseur du premier Wittgenstein. Le langage étant le monde, la structure de l’un étant commune à l’autre, il en résulte que cette structure est un cadre transcendantal, et par conséquent qu’elle se situe, en tant que condition de la connaissance, en dehors de celle-ci. Reid est aussi un précurseur de l’évolution vers le transcendantalisme du langage que Michel Foucault voit dans la philosophie du début du xixe siècle.135 À travers la pensée de Reid, l’entreprise amorcée dès le xviie siècle avec Port-Royal, puis avec le sensualisme, qui tente d’accéder à la vérité mentale par la vérité verbale, aboutit au remplacement du mythe de la représentation par le mythe du langage. La tentative d’explication de l’inexplicable, de rationalisation de l’irrationnel, qui voulait voir dans le langage articulé la représentation de la partie inarticulée du monde136, se termine par l’incorporation de l’inarticulation à l’intérieur même du langage qui, dès lors, se charge d’un contenu irrationnel qu’il ne peut plus dire. La mythification consiste donc en l’appropriation par le langage d’une immanence irreprésentable et indicible par lui. Pour Reid comme pour Wittgenstein, le mysticisme linguistique s’accompagne de l’ineffable contenu dans la structure des langues. « Ce qui s’exprime soi-même dans le langage, nous-mêmes ne pouvons l’exprimer par le langage. »137 La signification ontologique du sens commun n’est pas exprimable par lui et la philosophie se fourvoie à rechercher ce qui ne peut être découvert car déjà trouvé.
Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés à cause de leur simplicité et de leur banalité. (On ne peut le remarquer parce qu’on l’a toujours sous les yeux.)138
95La pensée de Reid est centrée sur le langage et elle est paradoxalement une philosophie de l’indicible. Toute philosophie se révèle comme jeu de langage qui ne peut enfreindre les règles de ce jeu sans tomber dans le non-sens. Précisément là où Reid croit tenir une arme contre les sceptiques, le piège se referme. À la différence des philosophes de l’école analytique, il utilise le langage, non pas vraiment comme un mythe, c’est-à-dire comme une vaste métaphore où, comme le définit Valéry, le mythe est « le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause »139, mais comme une autorité ontologique. Il sort donc du jeu de langage pour soutenir une métaphysique. Les assertions sur l’existence et la nature des choses ne peuvent atteindre un objet situé en dehors du langage et qui reste toujours un en-soi inconnaissable. Le signifiant ne renvoie qu’à lui-même. On pense à Lacan pour qui « la loi de l’homme est la loi du langage et du signifiant qui le transit tout entier ».140 L’argument linguistique ramène au paradigme qui lui-même dépend du jeu de langage.
96Le scepticisme peut effectivement se réfuter car il existe dans le langage des fondements inaccessibles au doute pour rendre possible ce même doute comme jeu de langage.141 Mais toute tentative pour sortir du jeu se condamne au non-sens. L’argument utilisé avec succès contre Hume se retourne contre Reid car il interdit également toute interprétation métaphysique du sens commun et toute ontologie. Lorsqu’il affirme l’impossibilité de définir dans le langage les opérations les plus simples de l’esprit142, il délimite l’en dehors qui interdit d’en déduire quoi que ce soit à l’intérieur du langage et du monde. Ainsi, déduire de la croyance en un objet l’existence réelle de cet objet, en se fondant sur l’existence d’une opération indéfinissable désignant une structure dont le contenu est contenu du langage, ne permet pas de dépasser le jeu de langage dans lequel ces catégories s’exercent pour affirmer l’existence de l’objet en soi.
97Par ce tour particulier, le piège de la mythification du langage donne naissance à l’objectivation linguistique qui conduit à la définition comme objet de ce qui est réellement un processus appartenant au jeu de langage. Reid tombe dans l’objectivation en extrapolant l’existence d’un objet à partir d’une relation, sans voir que l’objet appartient en propre à la structure de la relation telle qu’elle s’impose dans le langage. Si l’on refuse l’ontologie linguistique, le langage se montre comme un piège par lequel la philosophie se condamne à la perpétuelle manipulation de structures linguistiques.143 Le problème de la substance fournit une illustration des difficultés particulières de l’objectivation puisqu’il s’agit d’un objet inconnaissable que l’on doit pourtant admettre parce qu’il constitue une nécessité linguistique.
Mais les qualités doivent avoir un sujet. Nous donnons les noms de matière, substance matérielle et corps au sujet des qualités sensibles et l’on peut demander ce que cette matière est. Je perçois dans une boule de billard la figure, la couleur le mouvement, mais la boule n’est pas la figure, ni la couleur, ni le mouvement, ni tout cela ensemble. C’est quelque chose qui possède figure, couleur et mouvement. […] Mais comment savons-nous que ces dernières sont des qualités et qu’elles ne peuvent exister sans un sujet ? J’avoue que je ne peux l’expliquer, pas plus que je ne peux expliquer comment nous connaissons qu’elles existent.144
98La perplexité de Reid est due à la nécessité de l’existence d’un sujet grammatical comme centre référentiel de la proposition. La forme de la prédication s’impose à la connaissance.145 La perception et le langage impliquent des schémas différents. Le divers des qualités perçues n’est pas organisé en fonction d’un ordre émanant réellement des choses, celles-ci ne pouvant, selon lui, avoir aucune forme d’action sur l’esprit percevant. Il faut en déduire que l’objet résulte de l’organisation linguistique du divers, qu’il est une création du langage, une fiction grammaticale.
99La querelle des idées se développe donc sur une illusion née de la structure du langage. Les sensualistes considèrent que toute opération de l’esprit doit avoir un objet lui correspondant, or cet objet ne peut être l’objet réel puisqu’il existe des opérations telles l’imagination ou la conception dont l’objet n’est que virtuel. L’objet doit donc être intériorisé, devenir un objet dans l’esprit, c’est-à-dire une représentation. Reid combat cette doctrine en se prévalant de l’absurdité de la présence d’un objet réel à l’intérieur de l’esprit, une absurdité montrée par le langage utilisé au premier degré. Aucun objet réel ne pouvant se situer à proprement parler à l’intérieur de l’esprit, il s’ensuit que la représentation est fallacieuse. Partant de ce constat, Reid doit pourtant rendre compte de l’activité de l’esprit. C’est alors qu’il tombe dans le piège linguistique.
100Puisque l’opération de l’esprit doit être affectée à un objet et que ce dernier ne peut être présent dans l’esprit, il ne reste que la voie de l’intermédiaire du signe pour rendre compte de l’objet. Mais cette solution se fourvoie dans la même direction que la représentation, car elle s’articule toujours à un intermédiaire en une théorie médiate laissant la chose dans l’inconnu et cela d’autant plus que la sémiotique suppose, pour livrer la chose, une signification parfaitement transparente. Celle-ci est, soit fondée sur la ressemblance, et ramène aux idées-images, exclues par Reid, soit sur une loi de signification appartenant à la nature de l’esprit, c’est-à-dire, sur une forme d’intellectualisme. Sa confiance dans la valeur ontologique de la structure du langage, lui interdit toute remise en cause philosophique radicale et constructive du scepticisme. C’est au contraire par une interrogation sur les catégories du langage qu’il aurait pu trouver une solution au problème des idées représentatives en conformité avec le sens commun.
101L’évolution de l’école du sens commun au xixe siècle et son aboutissement chez Hamilton notamment, montrent quelle voie pouvait s’ouvrir en tournant le dos à l’argument linguistique.146 En s’éloignant du schéma prédicatif affectant un objet à un processus mental, en refusant de suivre le langage, Reid aurait pu définir les opérations de l’esprit comme des modifications internes, intégrant l’objet dans ce processus et éliminant la nécessité d’une représentation par l’instauration d’un schéma adverbial.147 L’objectivation est pourtant un piège nécessaire à la philosophie de Reid car, en l’absence d’une véritable théorie réaliste de la perception, fondée sur l’action des choses sur l’esprit, le langage reste le seul pourvoyeur d’une réalité objective même s’il demeure ambigu. L’atomisme perceptif qui résulte d’une connaissance limitée aux qualités, ne pouvant jamais atteindre la substance, ne doit sa réfutation qu’à l’existence d’une structure substantificatrice dans le langage. Le réalisme de Reid, qui n’est à cet égard pas du tout celui du sens commun, pour lequel l’action des choses sur l’esprit va de soi, est un réalisme linguistique. Ce qui revient à dire que, puisque la signification est donnée par ou à travers l’esprit, il s’agit en fait d’un nouvel idéalisme né de la substitution du langage à la représentation.
102Reid contribue ainsi à l’établissement d’un autre idéalisme fondé sur un mythe différent. Là où les sensualistes tentent d’unifier les faits de conscience au moyen de la représentation, il propose, avec l’élargissement de la signification à toute la sphère cognitive, un nouveau mythe philosophique. Pourtant, les deux doctrines ne peuvent cacher ce qui les unit dans l’idéalisme : l’incapacité à construire une théorie immédiate cohérente de la perception.
103On trouve, dans l’œuvre de Reid, une illustration parfaite de la théorie de l’interface de Hacking148, selon laquelle la philosophie ne change pas radicalement de discours dans la seconde moitié du xviiie siècle. Entre l’ego cartésien et le monde, il se produit un changement d’intermédiaire. La relation cognitive, tout en conservant une nature médiate, voit l’émergence de nouveaux paramètres, notamment l’histoire et la collectivité, lesquels mettent l’accent sur la signification qui se révèle dans l’archéologie de l’esprit et le consensus reflétés par le langage. La philosophie de Reid dit en fait la même chose que celle des sensualistes mais elle l’envisage selon une perspective différente qui sera celle du xixe siècle. Selon celle-ci, dans la connaissance, le fait remplace la chose.
8. Le fait et la chose
104Le « changement d’interface » opéré par Reid est largement tributaire des conceptions sensualistes. La représentation est de plus en plus considérée, au fur et à mesure que le siècle avance, comme un langage et particulièrement chez Berkeley. Il est aisé de passer des idées, conçues comme signes du langage divin, au langage humain vu d’une manière transcendantale, comme un don de Dieu qui articule et contient une représentation. L’évolution de l’idéalisme représentatif vers l’idéalisme linguistique résulte d’une simple inversion des points de vue. Il reste pourtant que là où il y avait référence objective à la chose comme point de départ et origine de l’idée, encore susceptible, même chez Berkeley, de donner l’illusion d’un monde extérieur ; on ne trouve après l’inversion et le changement d’interface, plus qu’une relation entre l’esprit et une chose qui n’est que par ce qu’on en dit. En d’autres termes, pour utiliser une terminologie qui appartient à Wittgenstein, c’est le fait, le résultat de l’interaction de l’esprit et de la chose qui est objet de connaissance. « Les faits dans l’espace logique constituent le monde. »149 Le langage des faits correspond au plus près à la structure prédicative du langage qui dit d’une chose, non ce qu’elle est en tant que substance, mais comment elle est en fonction des accidents. Il s’agit là de la structure cognitive définie par Reid. La connaissance des qualités organisées en fonction de la forme du langage correspond au « fait atomique » de Wittgenstein.150 L’atomisme perceptif est remplacé par un atomisme logico-propositionnel qui souligne la parenté idéaliste rapprochant la philosophie du sens commun du sensualisme. Pourtant en dernier ressort, si l’ensemble des « faits atomiques » se résout en un objet articulé à un concept151 donné ou révélé par le langage, la connaissance est le résultat de l’application du monde des faits au chaos du monde des choses.152
105Le concept de la chose comme totalité des « faits atomiques » est un universel qui s’applique de l’intérieur vers l’extérieur. Le langage ne propose la chose que comme catégorie logique rassemblant la totalité ouverte de tout ce qui peut être dit en fonction de critères qui restent mystérieux, l’accès à la substance étant interdit. C’est donc l’immanence parcourant le langage qui en définitive structure la connaissance. Concevoir la signification d’un universel équivaut à concevoir une chose qui n’est pourtant jamais une vraie chose puisqu’une vraie chose est individuelle.
Concevoir le sens d’un mot général et concevoir ce qu’il signifie est la même chose. Nous concevons distinctement le sens des termes généraux, donc nous concevons distinctement ce qu’ils signifient. Mais de tels termes ne signifient aucune chose individuelle.153
106La primauté du monde des faits sur celui des choses détermine une dimension particulière, ignorée du sensualisme qui reposait sur un esprit passif, soumis aux impressions des choses. Le fait résulte, non plus de la statique de la représentation, mais du dynamisme de l’usage qui constitue le langage à partir d’un processus mis en œuvre par un esprit actif dans un but utilitariste. « Le langage est fait pour servir à la conversation ordinaire et nous ne pouvons lui demander de faire des distinctions qui ne sont pas d’un usage courant. »154 La connaissance n’est plus conçue comme le langage des choses à l’intérieur de l’esprit de l’individu ; un espace d’interlocution apparaît. La communauté des hommes prend un rôle épistémologique, la communication forme le monde des faits, le monde de la connaissance.
9. Langage et communication
107En revenant à la théorie du signe linguistique à double sens on apprécie la portée de l’analyse de la communication langagière menée par Reid. Le langage signifie effectivement les pensées du locuteur et, au-delà, il signifie aussi un monde comme objet de la pensée. Il existe par là même une troisième dimension implicite. Le langage n’est pas seulement le signe des pensées d’un individu, il est également le signe d’un terrain d’entente commun aux individus autorisant la communication et assurant l’intercompréhension. La signification du langage est triple, elle implique la signification de la pensée individuelle, la signification d’un monde posé comme objectif et enfin la signification d’une communauté de sens à l’intérieur de laquelle la pensée s’exprime et le monde s’objective. C’est cette troisième fonction que Reid invoque pour rejeter la philosophie sceptique dans le non-sens en opposant, d’une part, le langage cognitif, c’est-à-dire le langage intérieur de la représentation linguistique individuelle, et, d’autre part, le langage communicationnel dont les règles et les normes fondent le sens en tant qu’expression de la communauté des hommes. Par le troisième sens du langage, il peut faire reproche aux philosophes de mettre la sensation dans l’esprit alors que le vulgaire, qui exprime le consensus communicationnel, le met naturellement dans la chose.155
108Le langage constitue un corpus de normes contingentes élaborées par la communication entre les hommes. La signification est établie par l’usage, le langage communicationnel est la norme du langage cognitif.
Le sens d’un mot commun ne se détermine pas par la théorie philosophique, mais par l’usage commun et, si quelqu’un prend la liberté de limiter ou d’étendre le sens des mots communs à sa guise, il peut, comme Mandeville, insinuer les paradoxes les plus extravagants sous des apparences acceptables.156
109Un tel pragmatisme préfigure à nouveau Wittgenstein et trouve son origine chez Berkeley pour qui l’usage préside à la signification et le mot est un outil dont le sens se révèle dans la manipulation communicationnelle.157 En suivant l’Évêque de Cloyne, Reid s’oriente vers une version différente de la théorie linguistique, laquelle se montre plus apte à réfuter le scepticisme et à affirmer le sens commun. Elle s’éloigne de l’immanence métaphysique que le langage est censé révéler. On pourrait presque analyser ce glissement d’une théorie de l’immanence à une théorie pragmatique en liaison avec une évolution similaire à l’intérieur de l’œuvre de Wittgenstein. La théorie de la métaphysique du langage commun, lieu des principes fondés sur une théodicée correspond remarquablement à la doctrine de l’immanence logiciste du premier Wittgenstein, fondée sur l’homologie entre monde des faits et monde du langage.158 Le deuxième aspect met en avant les mêmes considérations pragmatiques que le second Wittgenstein qui met l’accent sur l’usage linguistique sous l’angle du jeu de langage régi par des règles. Le nominalisme étayé par un conceptualisme s’estompe dès lors que le mot perd sa validité en tant qu’unité signifiante de base, remplacée par une signification opératoire liée à l’usage dynamique du signe au sein d’unités signifiantes, elles-mêmes déterminées par des intentions communicatives. « Chaque signe, isolément, semble mort. Qu’est-ce qui lui donne vie ? Il n’est vivant que dans l’usage. A-t-il alors un souffle de vie ? Ou bien l’usage est-il son souffle ? »159
110Il existe chez Reid deux domaines du langage qui engagent sa philosophie sur des voies opposées. Avec la double signification, sa doctrine s’élabore à partir d’un nominalisme qui met en relief la fonction présentative du langage, à la manière du premier Wittgenstein, et en fait le dépositaire du sens immanent de l’acte de langage cognitif, ou si l’on adopte la classification de Austin, de l’acte de langage locutoire.160 En revanche, le pragmatisme mettant en scène une triple fonction signifiante et faisant paraître la communauté comme dépositaire des règles du jeu de langage, à la manière du second Wittgenstein, met en lumière les aspects interlocutoires décrivant les principes comme des axiomes, des a priori qui définissent ce que Jürgen Habermas décrit comme « une pragmatique formelle des modes d’utilisation du langage non cognitif. »161
111À côté des axiomes mathématiques, qui sont des tautologies analytiques, on peut aussi, à travers le lien communicationnel, mettre au jour des tautologies empiriques formant la structure de l’intercompréhension.162 Dans l’échange linguistique, les principes se justifient car ils font apparaître un monde, un référentiel, qui se pose comme objectif en apparaissant comme un et même à toute une communauté d’esprits capables de parler et d’agir. C’est aussi dans l’intercommunication que s’objective une structure-norme délimitant le sens des propositions assertoriques sur le monde.163
La présupposition d’un monde commun (monde vécu) ne fonctionne pas comme une assertion descriptive pour ceux qui tiennent des raisonnements dans le monde. C’est là une présupposition qui n’est pas falsifiable. Elle fonctionne plutôt comme une détermination non modifiable des relations qui existent en principe au sein d’une communauté d’expériences faites par des sujets percevants de ce qui est supposé être le même monde (monde objectif)… Très grossièrement, la convergence anticipée des expériences (ou du moins des comptes rendus de ces expériences) présuppose une communauté d’autres personnes dont on présume qu’elles observent le même monde, des personnes physiquement capables d’expériences véridiques, dont les motivations les portent à parler « véridiquement » de leurs expériences, et qui parlent selon des schémas d’expérience reconnaissables et partagés. Lorsque des divergences se présentent, ceux qui tiennent des raisonnements dans le monde sont prêts à mettre en question, ces caractéristiques ainsi que d’autres. Pour celui qui raisonne dans le monde, une telle discordance est une raison contraignante pour croire que telle ou telle des conditions que l’on pensait obtenir dans l’anticipation de l’humanité fait défaut. Par exemple, une solution valable pour le monde vécu peut procéder d’un examen par lequel on demande si oui ou non l’autre a été en mesure de faire une expérience susceptible de vérité. Ainsi, l’hallucination, la paranoïa, le préjugé, l’aveuglement, la surdité, la fausse conscience, etc., pour autant qu’on les comprenne comme autant d’indices d’une méthode défectueuse ou inadéquate d’observation du monde fournissent les catégories visant à expliquer des discordances. Ce qui caractérise ces solutions – ce qui les rend intelligibles à d’autres sujets qui raisonnent dans le monde comme étant des solutions correctes possibles – c’est qu’elles mettent en question non pas l’intersubjectivité du monde, mais l’adéquation des méthodes par lesquelles le monde est expérimenté et relaté.164
112Par la théorie de la communication Reid rend effectivement justice au sens commun et à sa propre théorie duale de la rationalité. La conversation rend compte du sens commun par l’intermédiaire du langage. La théorie sémiotique de la perception ne débouchant que sur un conceptualisme, faute d’accrochage matériel avec le monde extérieur, la communication fait apparaître la nécessité d’un implicite indépassable, d’un fondement à toute activité langagière. Le langage du monde, que la perception ne peut que décoder en fonction d’une grille innée à l’intérieur de l’esprit, est incapable de considérer le monde autrement que sous forme de signes d’une réalité toujours cachée. Le langage sur le monde unissant les hommes autour d’un consensus fondamental à propos des choses montre l’unité de l’expérience et donc l’unité du monde dont il est question. Si dans cette optique on ne peut encore parler de monde ontologiquement fondé, la communication délimite cependant les fondements nécessaires à l’usage signifiant du langage, d’une manière qui correspond rigoureusement à l’architecture de la raison mise en avant par Reid. Ce que la communication montre par le seul fait qu’elle existe est une noématique fondant la validité de tout discours sur le monde. La discussion, la communication, c’est-à-dire la superstructure discursive, se construisent à partir de présupposés irrésistibles et nécessaires, sans lesquels tout échange linguistique serait pur non-sens. Ainsi, selon Habermas, toute discussion, toute argumentation, donc tout acte de langage, même s’il exprime un dissensus doit également reposer sur l’expression d’un consensus plus fondamental qui concerne à la fois le monde commun constituant l’arrière-fond sur lequel se déroule la discussion, et également l’utilisation des normes, des règles du jeu de langage utilisé pour la discussion.165 Ces deux domaines forment l’horizon implicite nécessaire à la reconnaissance de la validité explicite des arguments. Par la reconnaissance de la communauté de l’expérience du monde vécu, la certitude de l’existence de l’autre arrache l’individu au solipsisme. Le langage, qu’il soit naturel ou artificiel montre, par sa signification à trois dimensions, l’existence réelle de l’autre en désignant le lien qui unit en une même expérience commune la signification vers l’intérieur et la signification vers l’extérieur.
Je crois que la meilleure raison que nous puissions donner pour prouver que d’autres hommes vivent et qu’ils sont intelligents, c’est que leurs mots et leurs actes indiquent des facultés d’entendement similaires à celles dont nous sommes conscients en nous-mêmes.166
113Le discours de l’autre signifie naturellement son existence, car elle désigne le même monde et la même expérience organisée selon les mêmes règles que j’éprouve moi-même. L’existence de l’autre est le nécessaire point d’articulation du discours intérieur du langage cognitif et du discours extérieur de la communication. L’homologie des deux langages repose sur la reconnaissance d’une extériorité et d’une altérité excluant tout solipsisme. L’existence des autres est un principe qui fonde la nécessaire identité des deux langages.167 L’identité entre le langage communicatif de l’autre et mon propre langage cognitif intérieur mène à la reconnaissance du message inversé défini par Lacan. « Le langage humain constitue une communication où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée. »168
114Reid dispose donc d’un argument contre Berkeley susceptible de porter un coup sans doute décisif à l’immatérialisme en l’attaquant sur le point faible du solipsisme. L’Évêque de Cloyne envisage la communication immédiate entre les esprits, il conçoit en fait cette relation entre Dieu et chaque homme, mais il ne prévoit pas de statut particulier pour la communication entre les hommes, laquelle est susceptible d’apparaître comme la fourniture d’idées à l’esprit immédiatement, permettant de reconnaître l’existence des autres. Cela comporte le défaut d’interdire toute discrimination entre communication divine et communication humaine. L’autre possibilité est l’acquisition médiate des idées, par l’intermédiaire du langage divin, ce qui replace l’autre au niveau des choses et lui dénie le statut d’esprit. De là la difficulté qui amène Berkeley à considérer la connaissance d’autres esprits comme résultant d’une notion plutôt que d’une idée.169 Reid est en mesure de contrer cet immatérialisme en montrant que la différentiation des esprits ne s’opère que par l’intermédiaire d’un monde extérieur dont l’implicite commun montre l’existence d’autres esprits dans la réception de « messages inversés » qui réfèrent, en accord avec le sens commun, à des contenus d’expérience similaires. Sous la naïveté de l’argumentation de Reid, il faut voir une conséquence extrême du pragmatisme que Berkeley lui-même développe et qui fait de l’usage, et donc de la communication, la norme du sens.
Quand je me contemple en train de parler à des hommes qui m’entendent et peuvent juger de mes dires, je ressens ce respect qui est dû à cet auditoire. Je ressens du plaisir à cette communication réciproque de sentiments avec des amis honnêtes et intelligents. Mon âme bénit l’Auteur de mon existence qui m’a fait apte à cette distraction virile et rationnelle. Mais l’évêque me montre que tout cela n’est que rêve, que je ne vois nul visage humain, que tous les objets que je vois, que j’entends ou que je tiens ne sont qu’idées dans mon esprit, que les idées sont mes uniques compagnes. Sinistre compagnie, vraiment ! Tous les sentiments qui inclinent à la sociabilité se glacent à cette pensée.170
115La théorie pragmatique permet de fournir la justification philosophique du sens commun, au niveau de la rationalité primaire qui fournit les cadres de la communication par laquelle les hommes peuvent agir les uns avec les autres et les uns sur les autres, par l’intermédiaire du langage.171
116L’utilitarisme de cette conception souligne l’existence de ce que Georges Gusdorf nomme un « horizon anthropologique »172 constituant le monde des expériences communes reconnues comme également valides chez l’autre et formant le fond du jeu de langage. Le sens commun de Reid met en jeu un ensemble de principes d’action communicationnels173 qui, dans une certaine mesure, en font un précurseur des fondements retenus par Habermas pour sa Théorie de l’agir communicationnel. Le concept du monde vécu recoupe entièrement le domaine des principes du sens commun.
L’agir communicationnel se déploie entièrement à l’intérieur d’un monde vécu qui demeure derrière le dos des parties prenantes. Il ne leur est présent que sous la forme préréflexive d’admissions d’arrière-fond allant de soi et de pratiques maîtrisées naïvement.174
117On trouve dans le langage commun ce que Habermas désigne comme des « connotations transcendantales faibles »175 qui, lorsqu’elles font l’objet d’une étude philosophique, se résolvent en certitudes du sens commun, en principes.176
118La théorie de l’apprentissage paradigmatique du langage s’éclaire si l’on y voit un jeu de langage relatif à un « monde de la vie » mobilisant cet arrière-fond implicite du sens commun. « L’induction innée » que Reid y trouve correspond à la reconstruction par l’individu d’une unité de référence dans laquelle l’interaction entre sujet et objet est régulée par l’interaction entre les sujets.177 La communication préside donc à la transmission du langage comme véhicule d’un monde vécu commun et des normes sociales de validité des assertions sur ce monde. Le langage renferme des certitudes qui s’articulent à un système de croyance contextuelle qui n’est ni clair ni évident, contrairement à ce qu’affirme Reid, mais qui n’en est pas moins irrésistible.
L’enfant apprend à croire une quantité de choses. C’est-à-dire qu’il apprend à agir d’après cette croyance. L’enfant se constitue de proche en proche un système, certains éléments sont établis de façon immuable, d’autres sont plus ou moins mobiles. Lorsqu’une certitude s’établit, ce n’est pas parce que la croyance est en soi claire et évidente, mais elle est au contraire tenue par ce qui l’environne.178
119La croyance repose en fin de compte sur l’adéquation à l’arrière-fond et à la norme, c’est-à-dire, sur une sorte d’intuition à l’envers. Elle n’est pas en fait donnée par l’évidence, elle en constitue la norme.
120On mesure l’importance donnée à la société des autres hommes dans la communication et le langage. Le troisième sens du langage, sa signification sociale et communautaire, invite Reid à se tourner vers les actes de langage de type illocutoire fondant la croyance sur l’implicite du langage commun associé à la norme sociale qu’il contient. Ce langage social l’emporte sur le langage individuel.
Toutes les langues sont adaptées à l’expression des opérations sociales autant qu’à celle des opérations solitaires de l’esprit. On pourrait en fait affirmer que l’expression des premières est l’intention première et directe du langage. Un homme sans contact avec aucune autre créature intelligente n’aurait jamais l’idée du langage. Il serait muet comme les bêtes dans les prés et peut-être davantage, parce qu’elles ont une certaine forme de communication sociale entre elles et certaines d’entre elles communiquent avec l’homme. Une fois le langage appris, il peut servir même à nos méditations solitaires et, en habillant de mots nos pensées, nous pouvons mieux les saisir. Mais ce n’était pas son intention première et la structure de chaque langue montre qu’il n’est pas uniquement conçu pour cet usage.179
121La vision commune des choses, transmise par le langage extérieur forme le langage intérieur, la connaissance et le langage cognitif sont porteurs de croyance parce qu’ils sont portés par une culture commune. La pensée, qu’il faut bien dans ce cas, envisager comme antérieure au langage, est une sorte de chaos informe inexprimé et inexprimable, que seule la culture est capable d’organiser en une expression cohérente, communicable en fonction de normes, par référence à un contenu implicite commun. Toutes ces considérations conduiraient Reid à suivre le chemin plus tard emprunté par le second Wittgenstein, celui du jeu de langage, pour lequel l’obéissance à des règles prend le pas sur la métaphysique.
122Au contraire, il voit dans cet arrière-fond du langage un contenu métaphysique premier comme le premier Wittgenstein. Fidèle à son architecture de la raison, il voit d’abord dans le langage naturel l’expression des affections sociales premières.180 Le langage ne représente une norme sociale que dans la mesure où il met en œuvre un contenu naturel premier. À l’inverse de ce qui transparaît dans l’argument du paradigme, le fondationnalisme naturaliste considère l’accord du langage intérieur et du langage extérieur comme allant de soi, comme l’expression d’une seule et même nature dans la simplicité. « Les opérations sociales apparaissent aussi simples dans leur nature que les opérations solitaires. Elles se trouvent dans chaque individu de l’espèce, avant même l’usage de la raison. »181 L’emploi illocutoire résulte d’abord d’un don divin, d’un principe premier, puis seulement en deuxième instance, d’un usage régulé par des normes qui sont aux principes ce que la raison dianoétique est à la raison noétique.182
123La société, actualisation des principes sociaux naturels, fonde le langage articulé‚ mais elle est elle-même construite sur un langage antérieur permettant la réalisation de contrats, tel le contrat social, avant toute convention.183 L’expression de la promesse, par exemple, repose effectivement sur un usage régulé du langage, sur une loi d’usage permettant les effets illocutoires, mais ceux-ci reposent d’abord sur une signification naturelle émanant de l’arrière-fond exprimé d’abord et génétiquement par le langage naturel. La culture du langage social se fonde sur la nature du langage naturel. Le fondement métaphysique demeure.
124La validité des énoncés est garantie deux fois, premièrement par l’adéquation nécessaire du discours et des principes et secondairement par les règles sociales qui fondent le langage, ces dernières ne trouvant leur origine que dans ces mêmes principes. L’autorité du consensus, véhiculée par le sens commun, permet à la collectivité, à travers le langage, d’imposer à l’individu la norme du monde vécu, laquelle correspond nécessairement au vécu individuel. Il s’ensuit que le langage n’exprime que secondairement une pression sociale dont les fondements ontologiques sont déjà présents dans le for intérieur de chacun. L’arrière-fond n’est pas seulement imposé dans le paradigme, mais d’abord reconnu. Tout dissensus à l’intérieur même du corps du langage ne peut être qu’une violation individuelle insignifiante.184
125Reid n’est pas un philosophe de notre âge post-métaphysique. Il ne faut pas voir dans son analyse de la communication la conception d’une nature qui ne serait plus qu’un au-dehors inconnaissable puisque nécessairement placé à l’extérieur du jeu de langage. Le jeu de langage chez Reid est une superstructure articulée à un fondement. La règle du jeu de langage que les sceptiques et les modernes peuvent considérer comme un arbitraire lui apparaît comme l’émanation d’un fonds immanent précédant le langage et constituant la norme ultime du sens.
126Les deux faces de la théorie, avec d’une part, le langage intérieur, cognitif, à tendance nominaliste ou conceptualiste, et, d’autre part, le langage social communicatif, se réconcilient dans une dépendance à la même structure signifiante innée et inobjectivable qui fait l’objet de la part de l’école du sens commun, d’un présupposé dogmatique. On constate cette intégration du discours mental qui, depuis Descartes, caractérisait la relation cognitive, à l’intérieur du discours social, lequel fonde l’emprise de la collectivité sur l’individu observée par Hacking.185 Cela s’effectue par l’entremise d’une signification qui transit l’individu et qui est elle-même l’émanation de la métaphysique du sens commun.
127La transition du discours mental au discours social, par l’intermédiaire des fondements du sens commun, est d’autant plus significative qu’elle s’accompagne d’une théorie sémiotique de la perception. Les signes envahissent la scène philosophique et convergent tous vers cette entité métaphysique constitutive de la signification montrée aussi bien par le langage que par la perception. L’individu, transpercé par le sens, n’est plus le sujet absolu de sa propre connaissance, maître à l’intérieur de son sensorium. Il doit se conformer aux lois de l’expérience commune qui sont celles du sens révélées et transmises par l’usage social du langage. La triple signification du langage délimite un réseau de signes qui enferment l’individu à l’intérieur du consensus à valeur ontologique fondé sur une loi de signification immanente. L’individu s’efface comme acteur de la connaissance pour être remplacé par l’universel-homme, nouvel objet de la philosophie. L’idéalisme classique, construit sur l’accès individuel au monde, fait place à un autre idéalisme annonciateur du xixe siècle reposant sur ce qui se découvre à travers l’homme pour aller s’incarner dans la collectivité.
Notes de bas de page
1 Voir 254b.
2 Dans Les Mots et les Choses, p. 44, M. Foucault voit dans le xviiie siècle une phrase de réflexion sur le langage qui aboutit à un effort de classification ou taxinomie.
3 D’abord chez Dalgarno, puis chez Wilkins, on assiste à des tentatives de création d’un langage philosophique universel à la fin du xviie siècle, voir J. Wilkins, Essay Towards a Real Character and a Philosophical Language (1668) et G. Dalgarno, Ars Signorum, Vulgo Character Universalis et Lingua Philophica (1661). Voir aussi 402a.
4 196a-b. This wise and beneficient Author of Nature, who intended that we should be social creatures, and that we should receive the greatest and most important part of our knowledge by the information of others, hath, for these purposes, implanted in our natures two principles that tally with each other. The first of these principles is, a propensity to speak truth, and to use the signs of language so as to convey our real sentiments. This principle has a powerful operation, even in the greatest liars ; for where they lie once, they speak truth a hundred times. Truth is always uppermost, and is the natural issue of the mind.
5 Sur la théorie de James Beattie concernant l’origine du langage qui se conforme à la tradition chrétienne et en opposition aux sensualistes, voir Morère, p. 350-355.
6 Beattie, qui propose l’invective en guise de réfutation de l’utilitarisme comme principe originaire du langage qui implique une humanité d’abord quasi animale, telle que la conçoivent les sensualistes. Voir The Theory of Language, 1re partie, chap. vi, p. 100.
7 Voir 336a-b et, sur un autre sujet 234b où Reid dénonce le préjugé qui s’affiche dans le langage à propos du souffle comme principe vital.
8 Voir 202b.
9 Voir Lectures on the Fine Arts, p. 34.
10 V. Cousin, Philosophie écossaise, p. 326, comparer avec 296b et302a. Voir chez Cousin l’analyse de la genèse métaphorique de la théorie des idées représentatives par laquelle il la voit comme une métaphore et donc une illustration fallacieuse des découvertes optiques. Op. cit., p. 327.
11 Voir 228a.
12 Hacking, Why Does Language Matter to Philosophy, p. 6.
13 Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (TLP), § 4.002.
14 Bacon, dont Reid se réclame, considérait l’établissement d’une métalangue comme indispensable pour résoudre l’équivocation du langage commun. Voir Novum Organum, L I, chap. v. Pour lui, les mathématiques proposaient le modèle d’un langage formalisé censé produire des définitions précises. Il se heurtait pourtant à l’obstacle de la définition mathématique appliquée aux universaux. Reid, qui utilise le langage, non plus seulement comme un donné, mais comme une norme, ne peut plus accepter une instance régulatrice du langage qui est nécessairement située en dehors de ce dernier, c’est-à-dire dans la pensée. De là sans doute son manque d’enthousiasme à cautionner la tentative menée par Wilkins pour formaliser le langage philosophique par l’utilisation de 40 catégories. Voir 474b.
15 Wittgenstein, TLP, § 56, 561.
16 Voir 362a, et aussi 363a.
17 Voir 348b, et aussi 525b.
18 Voir 606a. C’est la nécessité de parer le langage de toute l’autorité des principes du sens commun qui conduit Reid à développer une philosophie du langage qui n’a pourtant rien à dire en dehors de la description du langage. Poser le langage comme antécédent ou le parer de plus d’autorité que la philosophie revient à contraindre cette dernière au silence car elle asservit la pensée au mot. Reid s’oppose en cela à Aristote pour qui la pensée précédait le mot, ce qui inversait la hiérarchie en faveur de la science. Voir Topiques, II. 2.
Reid se conforme à la position défendue par Locke pour qui le langage commun dispose d’une authenticité fondamentale qui doit servir de référence face aux dévoiements des jargons savants. Le sens commun est alors comme un juge de paix pour régler les litiges philosophiques conçus comme de nature essentiellement linguistique. Le sens commun peut ainsi appliquer le rasoir d’Ockham aux concepts philosophiques. Voir Locke, Essay, L. II, chap. xii, § 28 et II, xxi, 20 ; II, xii, 11 et II, xv, 99.
19 474a. The idola fori are the fallacies arising from the imperfections and the abuse of language, which is an instrument of thought as well as of the communication of our thoughts.
20 Wittgenstein, Préface du TLP. Au-delà, la pensée du monde devient langage sur le monde. Les principes garantissent ce que Wittgenstein désigne comme une communauté de forme entre le langage et le réel et donc entre la pensée et le monde. Il faut que dans le tableau et dans ce qui est représenté il y ait quelque chose d’identique, pour que l’un puisse être un tableau de l’autre, au sens précis du terme. Le naturalisme des principes du sens commun trouve un écho dans la philosophie analytique.
21 Voir 276a. Comparer avec Locke, L. III, chap. vi, § 3 et 4 et III, iii, 15.
22 Locke, L. II, chap. xxxii, § 6.
23 Le processus d’abstraction s’exerce à partir de la reconnaissance de similitudes par l’entendement. Voir Locke, L. III, chap. iii, § 13. Pourtant l’entendement ne peut reconnaître la similitude s’il n’en possède pas déjà le concept puisqu’il s’agit de mettre en œuvre une analyse en fonction d’un concept qui ne pourrait jamais être reconnu s’il n’était déjà présent à l’esprit. C’est-à-dire que pour pouvoir affirmer l’appartenance de deux animaux à l’espèce cheval, il faut préalablement abstraire en fonction du concept de ressemblance un certain nombre d’éléments au sein du divers perçu pour les retenir et rejeter les autres en fonction du concept inverse de non-ressemblance. Reid, qui ne nie pas l’existence de l’innéité est ici en position avantageuse par rapport à Locke.
24 Voir Locke, L. III, chap. iv, § 2. C’est en partant de ce point de vue, en considérant le mot comme constitutif de la chose par sa fonction de signe d’un certain nombre d’idées particulières précédant l’existence de la chose, que Berkeley peut démontrer l’inexistence objective de la matière. Berkeley, Principles, intr. § 11 et 1re partie, chap. i. Voir aussi Dialogues, no 3.
25 Le sens commun est conforme à la tradition thomiste, selon laquelle philosophie et sens commun sont cantonnés dans la sphère de la connaissance nominale. Le sens commun élaborant la définition nominale et la philosophie étant chargée de la définition des différents types d’êtres. Voir R. Garrigou-Lagrange, Le Sens commun et les formules dogmatiques, Paris, 1922, p. 19 et suiv. et Schulthess, p. 276.
26 392b. We know the essence of a triangle, and from that essence can deduce its properties. It is an universal, and might have been conceived by the human mind though no individual triangle had ever existed. It has only what M. Locke calls a nominal essence, which is expressed in its definition. But every thing that exists has a real essence, which is above our comprehension ; and, therefore, we cannot deduce its properties or attributes from its nature, as we do in the triangle. We must take a contrary road in the knowledge of God’s works, and satisfy ourselves with their attributes as facts, and with the general conviction that there is a subject to which those attributes belong. Voir aussi 392a.
27 Voir 401b, et aussi 392a.
28 Voir Cousin, p. 356 et comparer avec 392a.
29 Cousin, p. 41-42.
30 Ayer, Language Truth and Logic, p. 42. The metaphysican is misled by the superficial geometrical feature of his language.
31 Berkeley, Principles, § 73-74.
32 Voir 131a-b.
33 Wittgenstein, Investigations, § 293.
34 Voir 373a. Reid est à ce sujet volontiers ambigu, notamment lorsqu’il affirme que la généralité provient de l’objet conçu qui est général et non de l’acte de concevoir qui est individuel. L’objet ainsi conçu, le concept demeure mystérieux car s’il n’est pas existant réellement, c’est-à-dire dans le monde, il n’est pas davantage une représentation, c’est-à-dire, pour Reid, une image.
35 Destutt de Tracy, Elements, p. 397.
36 364b, 365a. Universals are always expressed by general words ; and all the words of language, excepting proper names, are general words ; they are the signs of general conceptions, or of some circumstance relating to them. These general conceptions are formed for the purpose of language and reasoning ; and the object from which they are taken, and to which they are intended to agree, is the conception which other men join to the same words ; they may, therefore, be adequate, and perfectly agree with the thing conceived. This implies no more than that men who speak the same language may perfectly agree in the meaning of many general words.
37 364a. [T]he thing conceived […] is the conception or meaning which other men, who understand the language, affix to the same words. Things are parcelled into kinds and sorts, not by nature, but by men.
38 Voir Intellectual Powers, Essay V, chap. vi, 405a et 412b.
39 Voir 406a.
40 Voir 407a.
41 Voir Grave, p. 40. Ce rapprochement partiel avec la théorie platonicienne est manifeste lorsque l’on considère son analyse de la doctrine de Platon appliquée à la science. Les universaux sont ainsi des abstractions qui forment les seuls objets de la science. Voir 264a.
42 Voir 407b et 408a.
43 Ayer, p. 61.
44 Wittgenstein, TLP, § 5.522.
45 365a. The meaning of most general words is not learned, like that of mathematical terms, by an accurate definition, but by the experience we happen to have, by hearing them used in conversation. From such experience, we collect their meaning by a kind of induction ; and, as this induction is, for the most part, lame and imperfect, it happens that different persons, join different conceptions to the same general word. Voir aussi 409b.
46 Voir 395a. Au sujet des universaux et de l’essence nominale ayant valeur de variable et rendant possible les variations individuelles, voir J. Cook Wilson, « Statement and Inference », Studies in Philosophy and Psychology, G. F. Stout éd., Essay XVII.
47 Leibniz, Nouveaux Essais, Essai III chap. i, § 3.
48 390a. The same faculties by which we distinguish the different attributes belonging to the same subject, and give names to them, enable us likewise to observe, that many subjects agree in certain attributes while they differ in others.
49 Ayer, p. 91.
50 Voir 391b. Reid, qui suit la théorie de Locke concernant la définition nominale (voir 691b), se coupe de la piste réaliste d’Aristote puisque l’absence de contact direct avec la chose fait que le mot seul peut être connu et qu’il est donc incapable de livrer la chose. Pourtant le langage reste essentiel à la connaissance du monde car il demeure impossible de prédiquer l’existence d’une chose qui ne serait pas d’abord définie nominalement. L’essence nominale est bien la première détermination nécessaire à toute connaissance. En d’autres termes, le concept qui sous-tend l’essence nominale forme un réquisit transcendantal à tout sens. Le sens commun source de concept, conçu comme le premier étage de la raison n’est donc pas un véritable « corpus de jugements théorétiques » qui impliquerait l’existence, mais comme l’affirme D. Schulthess « un schème pré-théorétique ». Voir Schulthess, p. 377.
Sur le problème de la définition nominale voir R. G. Hanson, « Ordinary Language, Common Sense and the Time-Lag Argument », Mind, no 76, 1967, p. 21-33.
51 Reid, Aristotle’s Logic, 691a, voir aussi 437a. Il s’agit là d’une notion ockhamienne qui affirme le primat de la conception sur le langage. « [On se sert] des signes linguistiques pour signifier les choses mêmes qui sont signifiées par les concepts de l’esprit, de sorte qu’un concept signifie premièrement et naturellement quelque chose, et un mot parlé signifie secondairement (et seulement) conventionnellement. » Ockham, Summa Logicae, L I, chap. i. Ockham’s Theory of Terms, Loux, trad. Notre-Dame, 1974, p. 49-50.
52 Aristote, Topiques, I, chap. v, et Métaphysique, J. Tricot, trad, Paris, 1974, p. 523.
53 219b. A definition is nothing else but an explication of the meaning of a word, by words whose meaning is already known. La confusion relevée par Hamilton (note 219b) entre définition verbale et définition réelle souligne l’aspect intellectualiste ou conceptualiste du langage chez Reid pour qui une définition ne peut être que de mots car en dernier ressort ces derniers forment le réel, puisqu’en accord avec la théorie lockienne de la substance, le contact avec la chose est rompu. La connaissance ne peut être que des accidents qui sont eux-mêmes des mots c’est-à-dire des signes de conceptions.
54 219b. It is evident that every word cannot be defined ; for the definition must consist of words ; and there could be no definition, if there were not words previously understood without definition. Common words, therefore, ought to be used in their common acceptation ; and, when they have different acceptations in common language, these, when it is necessary, ought to be distinguished. But they require no definition. It is sufficient to define words that are uncommon, or that are used in an uncommon meaning. Voir aussi 220b. Reid se rapproche en cela de Leibniz qui soulignait l’absence de définition nominale des termes simples, comme, par exemple, les couleurs, pour affirmer l’innéité de l’idée correspondante qui rend le consensus possible. Voir Leibniz, Nouveaux Essais, op. cit., Essai II, chap. iv, § 2.
55 Voir 512a, et aussi 221a. Reid rejoint les théoriciens modernes de la grammaire profonde, et en particulier Chomsky, qui voient dans l’impossibilité d’abstraire les qualités (par exemple les couleurs) de l’expérience, à cause de son caractère sous-déterminé – c’est-à-dire qui se présente comme un divers à ordonner de l’extérieur – la preuve de l’existence d’une structure commune à toutes les langues, une grammaire profonde qui est aussi une grammaire de la perception. Voir Chomsky, Cartesian Linguistics A Chapter in the History of Rationalist Thought, New-York, Harper and Row, 1966, et Hacking, p. 66. Sur la grammaire profonde voir infra, sect. 4.
56 Voir 391b. Leibniz défend une conception analogue dans un but similaire. Le sens étant intérieur, il en résulte, pour le philosophe allemand comme pour Reid, que les langues sont « le miroir de l’esprit humain ». Voir Nouveaux Essais, Essai III, chap. vii.
57 Berkeley, Principles, Intr. § 18-1.
58 Berkeley, § 8-12.
59 Russell, The Limits of Empiricism, p. 133.
60 Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 7.
61 Voir 375a.
62 377b. Whatever is said to be possible or impossible, is expressed by a proposition. Now, what is it to conceive a proposition ? I think it is no more than to understand distinctly its meaning.
63 Voir 409b.
64 G. Frege, Nachgelassene Schriften, Hambourg, F. Meiner éd., 1969, et Hacking, p. 50.
65 L’énonciation chez Aristote trouve un écho dans la conception ou simple appréhension de Reid. Voir De Interpretatione, chap. iv et 375a.
66 Voir M. Lazerowitz, « The Principle of Variability » Mind, 1937, p. 372-378 et Ayer, The Foundations of Empirical Knowledge, Londres, St Martin’s Street, 1940.
67 Ayer, Language Truth and Logic, p. 8. Voir aussi G. E. Moore, « Is Existence a Predicate », Supplementary Proceedings of the Aristotelian Society, 1936.
68 Voir 361a, et aussi 414a et 471b.
69 Voir 426b.
70 I. Watts, Logic, 2e partie, chap. ii, § 9, cité par Reid, p. 426b.
71 475a. The assent we give to a proposition is called judgment, whether the proposition be self-evident, or derive its evidence by reasoning from other propositions.
72 Wittgenstein, TLP, § 3.221, voir aussi 5.552 et 6.44.
73 Leibniz, Nouveaux Essais, Essai IV, chap. xvii. Pour le philosophe allemand le fondement idéal des vérités sous-tend les propositions du langage, autrement dit, le langage reflète des idées de type platonicien qui assurent la permanence du rapport de vérité. Voir Essai IV, chap. v.
74 G. Frege, Nachgelassene Schriften, p. 254, et J. Bouveresse : « Les Origines fregéennes de la distinction entre ce qui “se dit” et ce qui “se voit” dans le Tractatus Logico-Philosophicus de Wittgenstein », Recherches sur la philosophie et le langage, no 1, p. 40. Il est d’ailleurs possible d’étendre la validité du paradigme qui préside chez Reid à l’acquisition du langage commun, en joignant sens et référence à la proposition, comme le font A. J. Ayer et A. C. Ewing, en considérant que la validité des propositions a priori dépend de paramètres définis par l’usage du langage qui se fonde sur « le fait empirique que les symboles sont utilisés comme ils le sont, et le fait que ces symboles s’appliquent avec succès à l’expérience ». Voir A. C. Ewing, « The Linguistic Theory of a Priori Propositions », Proceedings of the Aristotelian Society, 1940, et Ayer, p. 16.
75 Locke, L. I, chap. v, § 15. Voir Fretzmann, « The Main Thesis of Locke’s Semantic Theory », Philosophical Review, no 77, 1968, p. 175-196 et Schulthess, p. 106-107.
76 Sur l’évolution de la doctrine du langage de Locke chez les sensualistes, et notamment Berkeley puis Hume, voir Tedeschi, p. 86.
77 Arnault et Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, Paris, Republication Paulet, 1969, p. 8.
78 440b. Language is the express image and picture of human thoughts, and from the picture we may draw some certain conclusions concerning the original. Reid reprend dans les Intellectual Powers, ce qu’il avait écrit dans l’Inquiry, voir 233b.
79 Sur l’herméneutique et le déchiffrage des signes inscrits dans la nature, voir Foucault, p. 76.
80 Aristotle’s Logic, 691b-692a. Language being the express image of human thought, the analysis of the one must correspond to that of the other. Nouns adjective and substantive, verbs active and passive, with their various moods, tenses, and persons, must be expressive of a like variety in the modes of thought. Things that are distinguished in all languages, such as substance and quality, action and passion, cause and effect, must be distinguished by the natural powers of the human mind. The philosophy of grammar, and that of the human understanding, are more nearly allied than is commonly imagined. Voir aussi 233b, 238b et 440b.
81 605a. Rude nations do really believe sun, moon, and stars, earth, sea, and air, fountains and lakes, to have understanding and active power. […] All languages carry in their structure the marks of their being formed when this belief prevailed. The distinction of verbs and participles into active and passive, which is found in all languages, must have been originally intended to distinguish what is really active from what is merely passive ; and, in all languages, we find active verbs applied to those objects, in which, according to the Abbé Raynal’s observation, savages suppose a soul.
82 Lacan utilise le même type d’argument linguistique que Reid. Là où ce dernier pose le langage comme signe représentatif de l’esprit, ce qui suppose une structure commune, Lacan affirme que « l’inconscient est structuré comme un langage ». Ainsi, le même consensus linguistique que celui invoqué par Reid donne accès aux lois de ce qui se cache. « Les symboles interagissent selon les lois qui sont celles que découvre l’étude des langues positives, des langues effectivement parlées. » J. Lacan, Écrits, p. 594.
83 Voir 238b.
84 Beattie, disciple de Reid, exprime bien cette conception qui fait de la grammaire, règle de la signification, un signe. Voir Theory of Language, 2e partie, intr. p. 125. La signification devient signe dans la mesure où le sens provient de l’esprit sous forme de structure et non de contenu.
85 440b, 441a. What is common in the structure of languages, indicates an uniformity of opinion in those things upon which that structure is grounded… We are apt to imagine that those who formed languages were no metaphysicians ; but the first principles of all sciences are the dictates of common sense, and lie open to all men ; and every man who has considered the structure of language in a philosophical light, will find infallible proofs that those who have framed it, and those who use it with understanding have the power of making accurate distinctions, and of forming general conceptions, as well as philosophers. Voir aussi 391b.
86 Beattie, Theory of Language, 1re partie, chap. vi, p. 105. The pecularities of individual tongues are explained in their respective grammars and dictionaries. Those things, that all languages have in common, or that are necessary to every language are treated of in a science which some have called Universal or philosophical grammar.
87 Sur les typologies linguistiques au xviiie siècle, voir Claude Hagège, La Structure des langues, Paris, PUF, 1982, p. 4. Il est plus que probable que Reid connaissait le classement en langues complexes et langues simples effectué par A. Smith dans sa Theory of Moral Sentiments (1759).
88 Sur l’origine des langues pour Beattie, voir Morère, p. 350-357.
89 Reid s’éloigne de la vision biblique pour suivre les sensualistes qui, après Condillac et Rousseau, voient dans le langage l’œuvre de la nature et non plus un don de Dieu.
90 Voir 399b, et aussi Aristotle’s Logic, 689b.
91 Hagège, p. 99.
92 Locke, Essays, L III, p. 432-433. A moderate skill in different Languages, will easily satisfie one of the truth of this, it being so obvious to observe great store of Words in one Language, which have not any that answer them in another. Which plainly shews, that those of one Country, by their customs and manner of Life, have found occasion to make several complex Ideas, and give names to them, which others never collected into specifick Ideas.
93 Arnauld et Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, L. II chap. ii.
94 Foucault, Préface à la Grammaire générale et raisonnée de Port Royal, p. VIII.
95 Sur l’innéisme de Chomsky, voir Hacking, p. 68.
96 Voir 452a.
97 Voir Hagège, p. 27-60 et la distinction faite entre point de vue morphosyntaxique qui est l’apanage de l’école sensualiste, et point de vue sémantico-référentiel qui considère l’organisation du discours en fonction du référé, et encore point de vue énonciatif-hiérarchique qui considère le contenu informatif de la relation prédicative. Il ressort de ces distinctions que Reid, sur ce point formel, ne s’écarte pas de ses adversaires alors que le sens commun s’accommoderait plutôt, par ses présupposés, des deux autres points de vue.
98 Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 32.
99 550b. Articulate language is spoken, not by nature, but by art. It is no easy matter to children to learn the simple sounds of language ; I mean, to learn to pronounce the vowels and consonants. It would be much more difficult, if they were not led by instinct to imitate the sounds they hear.
100 550b. But from what cause does it happen, that a good speaker no sooner conceives what he would express, than the letters, syllables, and words arrange themselves according to innumerable rules of speech, while he never thinks of these rules ? He means to express certain sentiments ; in order to do this properly, a selection must be made of the materials, out of many thousands. He makes this selection without any expense of time or thought. The materials selected must be arranged in a particular order, according to innumerable rules of grammar, logic, and rhetoric, and accompanied with a particular tone and emphasis. He does all this as it were by inspiration, without thinking of any of these rules, and without breaking one of them.
101 Voir N. Chomsky, La Linguistique cartésienne, N. Delanoe et D. Sperber, trad., Paris, Éditions du Seuil, 1969.
102 Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chap. i, p. 3-4.
103 Voir 117b, 118a.
104 195a. In artificial language, the signs are articulate sounds, whose connection with the things signified by them, is established by the will of men ; and, in learning our mother tongue, we discover this connection by experience ; but not without the aid of natural language. Voir aussi 117b.
105 449a. Another first principle I take to be, that certain features of the countenance, sounds of the voice, and gestures of the body, indicate certain thoughts and dispositions of mind. That many operations of the mind have their natural signs in the countenance, voice, and gesture, I suppose every man will admit. […] The only question is, whether we understand the signification of those signs, by the constitution of our nature, by a kind of natural perception similar to the perceptions of sense ; or whether we gradually learn the signification of such signs from experience, as we learn that smoke is a sign of fire, or that the freezing of water is a sign of cold ? I take the first to be the truth. Voir aussi Lectures on the Fine Arts, p. 30-33.
106 Sur la disjonction opérée par Beattie entre signe naturel et signe artificiel et le parti pris moraliste qui s’impose à sa théorie significative, voir Morère, p. 324-326
107 450b. And here it deserves our notice, that, although it required much study and practice in the pantomimes to excel in their art, yet it required neither study nor practice in the spectators to understand them. It was a natural language, and therefore understood by all men, whether Romans, Greeks, or barbarians, by the learned and the unlearned. Voir aussi 664b, 665a et Lectures on the Fine Arts, p. 32-33.
108 Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 206.
109 194b-195a. We have distinguished our perceptions into original and acquired ; and language, into natural and artificial. Between acquired perception and artificial language, there is a great analogy; but still a greater between original perception and natural language. Voir aussi 184b-185a. Sur le langage de la nature et le langage naturel, voir R. Schreyer, « The Language of Nature, Inquiries into a Concept of 18 th-Century British Linguistics », Progress in Linguistic Historiography, Londres, K. Körner éd., p. 155-173.
110 665a. This knowledge, in all mankind, of the natural signs of men’s thoughts and sentiments, is indeed so like to reminiscence that it seems to have led Plato to conceive all human knowledge to be of that kind. […] No man can perceive any necessary connection between the signs of such operations, and the things signified by them. But we are so formed by the Author of our nature, that the operations themselves become visible, as it were, by their natural signs. this knowledge resembles reminiscence, in this respect, that it is immediate.
111 Voir Platon, Phèdre, 24bc.
112 Voir 232b.
113 224a. In this sentence, « I see, or perceive the moon », I is the person or mind, the active verb see denotes the operation of that mind, and the moon denotes the object. […] Whence it is evident, that all mankind, both those who have contrived language, and those who use it with understanding, have distinguished these three things as different – to wit, the operations of the mind, which are expressed by active verbs ; the mind itself, which is the nominative to those verbs ; and the object, which is, in the oblique case, governed by them.
114 Voir 442a et Wittgenstein, TLP et Investigations philosophiques, § 194 et Recherches sur la philosophie et le langage I, p. 61-62.
115 Voir 277.
116 Voir 279b.
117 Voir 113b, 114b, 310b, 315b et 316a.
118 579b. A way of speaking so universal among men, common to the learned and the unlearned in all nations and in all languages, must have a meaning. To suppose it to be words without meaning, is to treat, with undue contempt, the common sense of mankind.
119 Voir 232b, et aussi 110b.
120 443b, 444a. This self has the same relation to all the successive thoughts I am conscious. […] If any man asks a proof of this, I confess I can give none ; there is an evidence in the proposition itself which I am unable to resist. […] My nature dictates to me that it is impossible. And that nature has dictated the same to all men, appears from the structure of all languages : for in all languages men have expressed thinking, reasoning, willing, loving, hating, by personal verbs, which, from their nature, require a person who thinks, reasons, wills loves, or hates. From which it appears, that men have been taught by nature to believe that thought requires a thinker, reason a reasoner, and love a lover.
121 Sur l’ego comme centre de deixis et le je comme opérateur égophorique, c’est-à-dire, ramenant à un centre à partir du divers de l’empirie, voir Hagège, p. 110-111. La conception développée dans cet ouvrage, pour laquelle « je » ne renvoie pas à un référent stable, semble au contraire apporter des arguments à la thèse atomiste de Hume. L’ego se construit à partir des matériaux de l’expérience, en fonction des situations d’interlocution, c’est donc, en fin de compte, le corps qui détermine l’ici et le maintenant de l’expérience qui conditionne l’apparition du moi. Cette solution que l’idéalisme ne pouvait envisager, permet aussi de résoudre l’obstacle que rencontre Hume avec le problème de l’unité de la mémoire et de l’identité, du point de vue diachronique, dont la théorie atomiste ne pouvait rendre compte. Voir Ayer, p. 47.
122 Voir 221a.
123 Voir 293b.
124 315b. Now, to distinguish clearly the different ingredients of a complex notion, and, at the same time, the different meanings of an ambiguous word, is the work of the philosopher.
125 Voir 114a et 223b.
126 Voir 362b.
127 Voir 362b, et aussi le problème soulevé par l’usage métaphorique du langage par lequel le sens commun est implicitement accusé d’usage non autorisé du langage. C’est la philosophie qui est alors censée utiliser le sens propre des mots. Voir 206b et 516-517.
128 316a. The vulgar say, that fire is hot, and snow cold, and sugar sweet ; and that to deny this is a gross absurdity, and contradicts the testimony of our senses. The philosopher says, that heat, and cold, and sweetness, are nothing but sensations in our minds ; and it is absurd to conceive that these sensations are in the fire, or in the snow, or in the sugar. I believe this contradiction, between the vulgar and the philosopher, is more apparent than real ; and that it is owing to an abuse of language on the part of the philosopher, and to indistinct notions on the part of the vulgar. […] This speech of the philosopher, is meant by him in one sense ; it is taken by the vulgar in another sense. In the sense in which they take it, it is indeed absurd, and so they hold it to be. In the sense in which he means it, it is true ; and the vulgar, as soon as they are made to understand that sense, will acknowledge it to be true.
129 Voir 517a.
130 Sur la transparence causale voir 515a.
131 Voir, par exemple, 442a où il reconnaît que sa base inductive ne va pas au-delà de sa connaissance superficielle des langues existantes dont nous connaissons les limites. La structure des langues est en fait le paradigme de l’induction faible qui se fonde sur des observations insuffisantes, sur l’appartenance des langues considérées à la même famille et sur l’observation de deuxième main des langues primitives. De plus, comme pour toute connaissance probable, une seule observation contradictoire est susceptible de remettre en cause la théorie.
132 Il ressort de la lettre adressée à James Gregory, le 26 août 1787, que Reid n’a connaissance des idiomes des peuples primitifs que par d’anciennes lectures, il cite en particulier L’History of Canada de Charlevoix qui traite des usages linguistiques des Hurons. Il en retient notamment l’absence d’accusatif qui, s’il y prêtait attention pourrait remettre en cause une bonne part de sa théorie ontologique, puisque cela équivaut à une quasi-disparition du monde objectif et à une modification radicale de la prédication. Voir Works, 70-72a.
133 Sur les langues à servitude subjectale et celles où elle est inexistante, voir Hagège, p. 36-37.
134 Voir 221b, 224a-b, 228b, 229a et 452a-b
135 Foucault, p. 49.
136 Voir Hacking, p. 87.
137 Wittgenstein, TLP, § 4 121.
138 Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 12.
139 P. Valéry, Cahiers, no XXIV, p. 15.
140 Lacan, p. 596.
141 Voir N. Malcolm, « Defending Common Sense », Philosophical Review, 58, 1949, p. 21.
142 Voir 108a.
143 Voir 327b, et aussi 298b.
144 322a-b. But qualities must have a subject. We give the names of matter, material substance, and body, to the subject of sensible qualities and it may be asked what this matter is. I perceive in a billiard ball, figure, colour, and motion ; but the ball is not figure, nor is it colour, nor motion, nor all these taken together ; it is something that has figure, and colour, and motion. […] But how do we know that [these] are qualities, and cannot exist without a subject ? I confess I cannot explain how we know that they cannot exist without a subject, any more than I can explain how we know that they exist.
Les principes sont en grande partie le rappel de la nécessité des catégories linguistiques. Le second principe des vérités contingentes qui fonde l’existence du moi est ainsi la transposition du premier principe grammatical des vérités nécessaires. Voir 443b et 452a. Le second et troisième principes des vérités contingentes sont l’expression de l’objectivation linguistique.
145 Le langage opère donc une falsification de l’expérience en assimilant par une nécessité interne la fonction prédicative à un objet donné nulle part. Sur cette falsification par le langage, voir G. Frege, Nachgelassene Schriften, p. 109, 192 et 272.
146 Voir Hamilton, note p. 128-129.
147 Sur la théorie adverbiale, voir supra, 2e partie, chap. i. Le schéma adverbial détermine le mode du processus et permet de se passer de référence à un objet en tant que tel. Il fait appel à un contenu mental qui apparaît comme un catalogue de modifications structurelles mémorisées. Ainsi, se souvenir d’un arbre, s’exprime par l’évocation de la manière de sentir correspondante.
148 Hacking, p. 12 et 84.
149 Wittgenstein, TLP, § 1.13.
150 Wittgenstein, § 2.04.
151 La définition de l’universel comme objet articulé à un concept appartient à Frege et recouvre la notion de totalité des faits atomiques de Wittgenstein. Voir J. Van Huijenoort, « Logic as Calculus and Logic as Language », Boston Studies in the Philosophy of Science, vol. III, I967, p. 440, et Bouveresse, L. I, p. 22.
152 Voir 389b.
153 393b. To conceive the meaning of a general word, and to conceive that which it signifies, is the same thing. We conceive distinctly the meaning of general terms, therefore we conceive distinctly that which they signify. But such terms do not signify any individual.
154 393b. Language is made to serve the purposes of ordinary conversation ; and we have no reason to expect that it should make distinctions that are not of common use.
155 Voir 112a.
156 674b. The meaning of a common word is not to be ascertained by philosophical theory, but by common usage ; and, if a man will take the liberty of limiting or extending the meaning of common words at his pleasure, he may, like Mandeville, insinuate the most licentious paradoxes with the appearance of plausibility. Voir aussi 391b. Reid fait allusion à la célèbre Fable des abeilles de Mandeville dans laquelle l’auteur montre que l’égoisme peut contribuer au bien social au même titre que le sens moral, en remplaçant l’un par l’autre, de là l’objection d’abus de langage. Voir B. Mandeville, The Fable of the Bees, Londres, 1714.
157 Voir Berkeley, Dialogues, II, où le concept de matière est analysé en fonction du standard fourni par le langage commun pour aboutir à la conclusion qu’il s’agit d’un concept vide. Sur le pragmatisme de Berkeley, en liaison avec les théories de Wittgenstein voir Recherches sur la philosophie et le langage, no VIII. p. 24-25.
158 Voir, pour le premier Wittgenstein, le Tractatus Logico-Philosophicus.
159 Wittgenstein, Investigations, § 432.
160 J. L. Austin, How to do Things With Words, Oxford, Oxford University Press, 1962, trad. Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970, et J. R. Searle, Speech Acts, Londres, 1969.
161 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, J. M. Ferry, trad., Paris, Fayard, 1987, vol. I, p. 286-287.
162 Voir 230b et 231a-b.
163 Sur cette rencontre entre le sens commun et la philosophie analytique voir N. Rescher, « On First Principles and Their Legitimization », Allgemeine Zeitschrift für die Philosophie, no 2, 1976, p. 1-16, et Habermas, p. 2.
164 Habermas, p. 34-35.
165 Voir Habermas, p. 34-35.
166 448b, 449a. I believe the best reason we can give, to prove that other men are living and intelligent, is, that their words and actions indicate like powers of understanding as we are conscious of in ourselves.
167 Voir 448b.
168 Lacan, Intr. p. 99.
169 Berkeley, Principles, § 139, 140 et 142.
170 446a. When I consider myself as speaking to men who hear me, and can judge of what I say, I feel that respect which is due to such an audience. I feel an enjoyment in a reciprocal communication of sentiments with candid and ingenious friends ; and my soul blesses the Author of my being, who has made me capable of this manly and rational entertainment. But the Bishop shews me, that this is all a dream ; that I see not a human face ; that all the objects I see, and hear, and handle, are only the ideas of my own mind ; ideas are my only companions. Cold company, indeed ! Every social affection freezes at the thought ! Voir l’ensemble de l’argumentation 445b-446a.
171 Voir 422b.
172 G. Gusdorf, La Parole, Paris, PUF, 1968, p. 58.
173 Voir 557b et Habermas, p. 343.
174 Habermas, p. 343.
175 Habermas définit les connotations transcendantales faibles en termes de « conditions universelles qui doivent être remplies si un agir communicationnel doit être obtenu », p. 319.
176 Voir Habermas, p. 344, et aussi G. E. Moore, « Proof of an External World », Proceedings of the British Academy, Londres, 1939.
177 Cette idée est développée par Jean Piaget. Voir Introduction à l’épistémologie génétique, Paris, 1950, p. 202-203.
178 Wittgenstein, Zettel, p. 146.
179 245a. All languages are fitted to express the social as well as the solitary operations of the mind. It may indeed be affirmed, that, to express the former, is the primary and direct intention of language. A man who had no intercourse with any other intelligent being, would never think of language. He would be as mute as the beasts of the field ; even more so, because they have some degree of social intercourse with one another, and some of them with man. When language is once learned, it may be useful even in our solitary meditations ; and by clothing our thoughts with words, we may have a firmer hold of them. But this was not its first intention ; and the structure of every language shews that it is not intended solely for this purpose.
180 Voir 664b.
181 664a-b. The social operations appear to be as simple in their nature as the solitary. They are found in every individual of the species, even before the use of reason.
182 Voir 664b.
183 Reid suit Rousseau qui déclare : « La parole étant la première institution sociale, ne doit sa forme qu’à des causes naturelles. » Essai sur l’origine des langues, chap. i, p. 27.
184 Voir 674a.
185 Hacking, 16, et Reid, 245a.
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