I. La représentation
p. 113-166
Texte intégral
1Entreprendre l’étude de la représentation dans l’œuvre de Reid signifie s’engager dans un labyrinthe. Nulle part ailleurs dans sa philosophie, les hésitations, les tiraillements, les contradictions entre l’influence des théories du passé et les balbutiements des doctrines de l’avenir ne sont plus perceptibles. La représentation est pourtant l’édifice central de sa pensée car son souci est avant tout de réfuter la théorie des idées représentatives dans laquelle il voit à juste titre l’origine du scepticisme et une certaine mort de la raison des Lumières. Il ne se veut novateur que dans son souhait de faire accéder la rationalité commune à la philosophie, en opposition avec les théories déjà anciennes de la « nouvelle » philosophie de Descartes. Il n’est pas non plus un visionnaire qui entrevoit les développements que le xixe siècle tirera de l’affirmation du primat du collectif sur l’individuel.
2Sa théorie de la représentation ou plutôt ses théories, car nous constaterons l’existence de plusieurs, plus ou moins incompatibles, montrent la difficulté à s’affranchir des cadres de pensée de son siècle, quelle que soit son aversion pour le sensualisme. Ces hésitations nous mèneront d’une théorie actuelle à une théorie sémiotique, en passant par une théorie immédiate à usage strictement polémique. Nous examinerons également les problèmes posés par son attachement à la théorie des qualités qui est en grande partie responsable de cette incapacité à proposer une doctrine perceptive véritablement nouvelle. Enfin, nous nous attacherons aux diverses « facultés » que le philosophe doit mettre en avant pour donner une cohérence à sa théorie sémiotique, la plus élaborée et la plus proprement philosophique de toutes.
1. Le schéma perceptif
3Reid apporte à la définition et à la décomposition de la perception un soin extrême qui s’inscrit dans la tradition de la psychologie sensualiste et qui, pour un philosophe de l’école du sens commun, semble paradoxal. La perception ne pose, aucun problème au commun des mortels pour lesquels elle va de soi. Reid court donc d’emblée le risque de s’aliéner ce qu’il veut défendre en approfondissant le phénomène perceptif en tenant de le décomposer. Il distingue la sensation de la perception propre et établit une gradation complexe pour rendre compte de l’intégration par l’esprit des données extérieures. Confiants dans la faculté introspective, il peut défendre cette conception qui heurte la langage, non comme une perversion philosophique de plus, mais comme un approfondissement du sens commun.
La sensation et la perception des objets extérieurs par les sens, bien que très différentes par leur nature, ont été couramment vues comme une seule et même chose. Dans la vie nécessaire commune il n’est pas nécessaire de les distinguer et les conceptions des philosophes tendent plutôt à les confondre. Mais, si on ne se préoccupe pas attentivement de cette distinction il est impossible de se faire une idée juste du fonctionnement de nos sens. Les opérations les plus simples de l’esprit n’admettent pas de définition logique. Tout ce que nous pouvons faire est de les décrire, afin de conduire ceux qui en ont la conscience à les prendre en compte et à y réfléchir. Il est souvent très difficile de les décrire pour atteindre cet objectif. La même manière de parler est utilisée pour dénoter une sensation et une perception et donc, nous sommes amenés à voir en elles deux choses de même nature ; ainsi je ressens de la douleur et je vois un arbre ; la première dénote une sensation, la seconde une perception1.
4Ici le langage commun, souvent invoqué comme justification des théories, s’oppose à la distinction envisagée par le philosophe. Il affirme comme simple une opération que Reid veut analyser comme complexe en définissant des entités premières qu’il déclare découvrir par introspection.
5La sensation apparaît comme le premier élément simple, au contact avec le réel.
L’impression faite sur l’organe, les nerfs et le cerveau est suivie de sensation. En dernier, la sensation est suivie par la perception de l’objet.2
6L’impression est la trace laissée par l’objet sur l’organe sensoriel, mais en tant que telle, elle ne livre pas l’objet. L’impression faite sur l’organe est similaire à l’impression de Hume, elle n’est au plus que le témoignage d’une extériorité au-delà de laquelle la sensation seule ne peut prétendre pénétrer.3 Mais la sensation n’existe pas en elle-même, car si l’impression s’exerce au niveau de l’organe, elle n’accède à l’existence que dans l’esprit, à l’occasion d’une autre opération que Reid nomme la perception proprement dite. « Les sensations du toucher, de la vue et de l’ouïe sont toutes dans l’esprit et ne peuvent avoir d’existence que quand elles sont perçues ».4 La sensation n’est que l’explication mécaniste de l’apparition des objets à la conscience, elle prend l’allure d’un relais entre une causalité mécanique extérieure et une causalité neurophysiologique intérieure qui enclenche un processus mental.5 La faculté sensitive ne peut être connue en elle-même mais seulement reconstruite théoriquement comme explication de l’apparition du phénomène perceptif. L’introspection ne peut ainsi pas livrer la sensation à la conscience, en dehors d’une reconstruction hypothétique. Reid peut alors être taxé d’offense au sens commun, car de son propre aveu, la sensation transmise à l’esprit est inséparable de la perception proprement dite.6 La perception quant à elle, distincte de la sensation, n’est pas définie comme une opération simple, mais comme la réunion de deux éléments plus fondamentaux.
Les sens externes ont un double objectif : nous faire sentir et nous faire percevoir. Ils nous procurent une grande variété de sensations, certaines agréables, d’autres douloureuses et d’autres encore indifférentes. En même temps ils nous donnent une conception et une croyance invincible dans l’existence des objets extérieurs. […] Cette conception et cette croyance, produites par le biais des sens, nous l’appelons perception.7
7La perception externe est ainsi définie comme une organisation complexe à deux niveaux dont le second est causé occasionnellement par le premier. La sensation doit d’abord fournir des informations pour que le processus plus proprement perceptif se déclenche. Elle joue le rôle d’intermédiaire entre le monde et l’esprit et Reid ne peut décider si elle est à ranger du côté du corps ou de l’esprit.8 Refusant la causalité mécaniste, il ne peut que constater la nécessaire antériorité de la sensation. Mais le passage du domaine matériel de l’organe à celui, spirituel, de la perception reste mystérieux. La connaissance de la sensation s’arrête là où la causalité mécaniste ne peut plus remonter.9
8Si la perception proprement dite, qui fournit l’objet grâce à la conception et à la croyance, et qui appartient exclusivement au domaine de l’esprit, nécessite un intermédiaire dans la sensation dont l’action sur la partie intellectuelle est inconnue et dont le rôle n’est que de fournir des données sensorielles brutes, nommées plus tard sense-data dans la philosophie analytique, on peut s’interroger sur l’insistance de Reid à imposer cet intermédiaire et à s’accorder avec Monboddo qui lui aussi défend une théorie duale de la perception contre le sens commun, contre Locke et contre Hume.10 En fait, Reid ne peut franchir ce hiatus indépassable qui, depuis Descartes, isole l’âme du corps. Puisque l’opération perceptive doit être de nature spirituelle, il est inconcevable qu’elle puisse se trouver d’une quelconque manière au contact mécanique du corps et du monde. Un intermédiaire est alors nécessaire pour effectuer la transition entre les deux domaines. Reid se heurte d’emblée à l’obstacle qui amenait les sensualistes à créer la théorie des idées. En séparant la sensation de la perception, il crée un autre intermédiaire qui ne résout pas le problème, mais permet d’isoler l’esprit de la causalité mécaniste.
9Si nous considérons à présent la perception proprement dite, constituée de la croyance et de la conception, nous constatons qu’il s’agit là de la véritable instance épistémique fournissant l’objet.11 La chose perçue n’est donnée immédiatement, c’est-à-dire d’après l’emploi très lâche de cet adverbe, irrésistiblement à la conscience, non pas par la sensation, mais par les constituants de la perception déclenchés occasionnellement par la sensation, réduite au rôle de signal, de stimulus. Le schéma perceptif élaboré par Reid semble se rapprocher du conceptualisme et du système de Berkeley12 puisque c’est par une opération intellectuelle que l’objet apparaît en tant que tel et s’affirme dans son existence.13 Ainsi, la nature humaine responsable de la croyance dans la perception est-elle seule à rendre compte de la vérité de nos sens. La vérité procède de la nature du sujet non de celle de l’objet. Le seul ancrage de cette théorie dans la réalité extérieure demeure son occasionnalisme dans la sensation, point de départ du processus perceptif affirmé comme prenant sa source dans l’extériorité.
10L’architecture perceptive de Reid se caractérise, par conséquent, par un minimum de réalisme, si l’on peut qualifier de réaliste l’existence d’un stimulus indéterminé, et d’un maximum de conceptualisme dispositionnel, lequel constitue l’objet dans son existence au moyen de la croyance et dans son essence au moyen de la conception. Cela s’opère en un acte posé par l’esprit permettant de définir la perception chez Reid comme actuelle, dispositionnelle et occasionnelle.14
11Comme pour contrebalancer le conceptualisme qui domine dans l’organisation de sa théorie, Reid insiste sur le rôle de l’expérience qui fournit, en plus du stimulus déclencheur, l’occasion à la perception de se perfectionner.
Je crois qu’il est manifeste que nos facultés originales de percevoir des objets par les sens sont susceptibles de se perfectionner grandement par l’usage et l’habitude. Sans ce perfectionnement, elles seraient tout à fait insuffisantes dans la vie courante.15
12La disposition procède de la nature intérieure, elle est l’expression des facultés, conceptuelles, d’une part, de croyance, d’autre part, qui déterminent tout accès aux choses, mais qui sont incapables de s’actualiser sans l’occasion de leur rencontre avec la sensation, elle-même conçue comme disposition à transmettre les informations venues de l’objet. Il s’agit alors d’une théorie dispositionnelle occasionnelle à deux étages, d’une double puissance.
13Mais il demeure une différence fondamentale entre ces deux degrés qui rend encore une fois l’intermédiaire sensitif presque superflu. Bien sûr, la sensation naît d’une rencontre avec l’objet et paraît être un passage de la puissance à l’acte sous l’effet d’une influence extérieure, mais on ne peut à proprement parler qualifier d’occasionnelle la relation entre sensation et perception puisque la seconde accompagne automatiquement et nécessairement la première. L’occasion ne réside pas dans le rapport entre l’intermédiaire sensitif et la perception, mais dans l’expérience, dans la conjonction de la chose et de la sensation formant le phénomène. La sensation est à cet égard superflue car ce n’est pas elle qui fournit l’occasion perceptive. Et Reid pourrait s’en dispenser et se conformer au langage commun à condition de pouvoir accepter la notion d’une causalité physique exerçant un effet direct sur l’esprit. Une telle conception l’obligerait à concevoir l’esprit comme passif, puisque soumis à une impression externe, ce qui signifierait aller contre un deuxième aspect de sa théorie perceptive, l’activité de l’esprit.
2. La perception active
14Même si l’on reconnaît l’aspect dispositionnel occasionnel de la perception, il faut admettre, au moins au stade de la sensation, une action extérieure sous peine de voir l’objet se dérober. Sur ce point, Reid est tiraillé entre des vues contradictoires, car la nécessité de l’existence du monde extérieur se heurte à la nécessité de l’activité de l’esprit, chacune de ses vues offrant l’avantage d’être une arme contre le scepticisme et de s’accorder au langage commun. Pourtant, afin que l’esprit ne soit pas soumis aux idées, il lui faut lui-même être la cause de la sensation et que celle-ci, tout comme la perception, soit un acte.
La sensation est un nom donné par les philosophes à un acte de l’esprit qui peut se distinguer de tous les autres en ceci : il n’a pas d’objet distinct de l’acte lui-même.16
15En passant sous silence la distinction établie par lui entre sensation et perception contre le langage, Reid peut se réclamer de l’assentiment du vulgaire.
La sensation, l’imagination et le jugement ont de tous temps été considérés par le vulgaire comme des actes de l’esprit. La façon dont ils sont exprimés dans toutes les langues le montre.17
16Mais il faut bien reconnaître, pour fonder l’existence des choses contre les sceptiques, que l’esprit ne saurait à lui seul fournir l’objet et qu’il lui faut être soumis à l’influence extérieure. « Un homme qui ressent une douleur ou quelque plaisir précédemment inconnus de lui est conscient que ce n’est pas lui leur cause ».18 La théorie dispositionnelle occasionnelle se trouve malmenée par la théorie active et, à force de vouloir réduire l’action de l’objet pour promouvoir la subjectivité de l’esprit, Reid en arrive au milieu de nombreuses hésitations à presque rejoindre ses adversaires lorsque le monde se réduit à une vague détermination extérieure. En fait, il est difficile d’évoquer une théorie active aussi radicale, ignorant les découvertes de la physiologie qu’il cite pourtant19, sans tomber dans un conceptualisme proche de celui de Berkeley. Son zèle à réfuter l’idéalisme, lequel implique une certaine passivité de l’esprit, le ramène paradoxalement vers lui, car il refuse de s’engager dans la voie de la causalité physique, mécaniste, celle de Hobbes, qui justifie à la fois l’existence des choses et l’action de l’esprit par une théorie interactive de type aristotélicien.20 La théorie de la sensation, hésitant entre occasionnalisme dispositionnel et actualisme, est représentative de l’ancrage de la pensée de Reid dans les idées traditionnelles du xviiie siècle.
17Le problème délicat du contact de l’esprit avec le monde étant ainsi en quelque sorte laissé en suspens, Reid se retrouve plus à l’aise pour marcher sur les traces de Locke21 et définir la perception comme acte de l’esprit.22 La conception et la croyance sont des déterminations de l’esprit à l’égard des données sensibles, comme des signes d’une intentionnalité reconnue par Frantz Brentano.23
18La théorie actuelle de la perception offre alors une réponse paradoxale au scepticisme de Hume. D’une part, elle permet de réfuter la passivité d’un esprit soumis aux impressions ; la perception active devient une sorte de discours de l’esprit sur les choses plutôt qu’un discours des idées qui s’impose à lui. D’autre part, l’activité de l’esprit doit être démarquée de la causalité physique et ne peut plus donner accès aux choses. En effet, le concept d’action se trouve transposé depuis Newton du domaine mécaniste de la physique24 dans celui de l’esprit, par l’intermédiaire de l’efficience, causalité spirituelle et image de la cause première.25 Les deux types de causalité doivent s’exclure mutuellement, car considérer leur coopération signifierait un rapprochement risquant de faire retomber le concept d’action dans la sphère mécaniste et menacerait l’esprit de matérialisme. La théorie de Reid permet de conserver la primauté du spirituel en définissant une relation perceptive dans laquelle l’esprit agit sur lui-même par la sensation à l’occasion de sa rencontre avec quelque chose qui n’est pas encore un objet26 et qui est incapable d’agir sur lui. L’obscurité de cette conception se résout en théodicée et en acceptation, mais ne saurait fournir de réponse à Hume.
19Ayant défini la perception comme actuelle et intentionnelle, en conjonction avec une occasionnalité obscure, Reid semble toujours bien proche de Berkeley. C’est peut-être la raison pour laquelle, conscient des difficultés d’une telle construction et de son incompatibilité avec sa profession de foi réaliste, il propose, pour en finir avec le scepticisme une théorie de la perception immédiate qui constitue une véritable volte-face intellectuelle, servie par une imprécision terminologique.
3. La perception immédiate
20La théorie immédiate apparaît dans l’œuvre de Reid dans la deuxième période de ses écrits, au sein des Essays on the Intellectual Powers of Man de 1785, soit vingt et un ans après l’Inquiry. Durant cette période, le philosophe a sans doute pu mesurer combien sa théorie perceptive était incapable de réfuter le scepticisme de Hume ou de Berkeley car, étant médiate, elle définissait un type de connaissance tout aussi représentatif que celui proposé par l’idéalisme quoique sur un plan différent. Le monde n’étant pas directement présent à l’esprit, il s’ensuit que l’existence des choses ne peut être affirmée qu’au moyen d’arguments extra-philosophiques et notamment fidéistes. La seule manière incontestable de contrer la philosophie sceptique consiste à élaborer une théorie présentative de la perception dans laquelle l’objet se trouve en contact immédiat avec l’esprit percevant : « Pour moi, je perçois les objets extérieurs immédiatement… »27 Cela permet également à Reid de se réconcilier avec le sens commun. « Le vulgaire croit sans le moindre doute que c’est l’objet extérieur que nous percevons immédiatement et pas seulement une image représentative ».28 Les sens deviennent ainsi, en accord avec le langage commun, des fenêtres ouvertes sur le monde. La matière est perçue objectivement.
Je perçois la matière d’une manière véritablement objective, c’est-à-dire que quelque chose d’étendu et de solide, qui peut être mesuré et pesé, est l’objet immédiat de mon toucher et de ma vue.29
21Il faut donc que cette matière agisse sur l’esprit. On voit toutes les difficultés qui naissent de la coexistence de la théorie médiate élaborée dans l’Inquiry avec cette théorie présentative immédiate développée dans les Intellectual Powers où cette dernière cohabite d’ailleurs avec une réaffirmation de la doctrine défendue en 1764. Par ailleurs, il apparaît que les doutes sur l’existence extérieure nés de la théorie actuelle s’estompent puisque dans un système immédiat il faut admettre une forme d’action directe de la chose qui n’est guère compatible avec l’affirmation de l’activité de l’esprit, même si l’on considère la perception sous l’angle occasionnel. L’action de la chose déclenche effectivement l’acte perceptif. Reid se rapproche alors des vues d’Arnauld pour lequel la perception était une modification de l’esprit que le philosophe écossais peut appeler une opération, en conformité avec sa conception de l’esprit agissant sur lui-même.30
22Il faudrait que Reid choisisse entre une théorie médiate fondée sur l’inactivité de la matière et une théorie immédiate qui semble admettre une certaine activité de sa part. En fait il ne choisit pas car ces deux théories sont d’un usage différent. Il est révélateur de noter que Reid propose l’immédiateté dans un chapitre consacré à l’examen et à la réfutation des différentes vues des philosophes modernes.31 Il s’agit en fait d’une arme polémique qui ne repose pas, comme la théorie médiate, sur un essai d’analyse des phénomènes perceptifs mais, sur l’assertion dogmatique du sens commun et sur la confusion, ou au moins sur une interprétation très floue, des termes d’immédiateté et de perception, ce dernier ayant pourtant fait l’objet pour sa part d’une définition rigoureuse que la controverse l’amène sans doute à ignorer.
23Bâtir une théorie immédiate signifie faire disparaître la sensation comme intermédiaire entre l’esprit et le monde. Percevoir est alors considéré, en accord avec le sens commun, comme la mise en présence des choses à l’esprit procédant, non d’une analyse, mais d’une conviction. Reid peut parler de perception immédiate car le résultat de l’opération globale est irrésistible. Dans un cas, il propose une analyse du processus, dans l’autre il choisit de le considérer a posteriori et globalement, il ne s’agit donc pas de la même perception. On passe du terme technique étroitement défini par le philosophe à la conception lâche du sens commun que Reid déclarait pourtant insuffisante. Considérant la perception sous l’angle de la croyance qu’elle induit, il la déclare immédiate, c’est-à-dire, vue a posteriori comme allant de soi. Il s’agit d’un témoignage irrésistible de la nature. Aussi, lorsque il étudie la mémoire : « C’est par la mémoire que nous avons une connaissance immédiate des choses passées »32, ne peut-il ignorer la contradiction qui le menace.33 Un événement passé ne peut pas être immédiatement présent à l’esprit puisque l’immédiateté implique la coexistence synchronique. Il faut que le terme soit employé dans un sens différent. Ce que Reid veut signifier, en se plaçant du point de vue du sens commun, est que la connaissance que nous avons par la mémoire ou par les sens ne peut être douteuse, qu’elle s’impose comme si elle était réellement immédiate. Immédiat signifie alors irrésistible.
24On saisit l’inversion des points de vue rendant possible la cohabitation des théories perceptives contradictoires dans cette pensée. Pour la théorie médiate, l’irrésistibilité est affirmée, après analyse, comme résultant d’une opération complexe. La théorie immédiate prend le problème à l’envers en partant de la conviction irrésistible comme état de fait non susceptible d’analyse.34 Nous percevons les objets immédiatement car nous ne pouvons douter de leur existence. Reid n’oppose que l’inexplicable aux conceptions sceptiques, toute tentative explicative le force à retomber dans une théorie médiate, similaire à celles qu’il entend réfuter et incapable d’affirmer l’existence de l’objet au-delà de la conviction que ce dernier procure, si ce n’est par une inférence causale. Ainsi, en dépit de l’imprécision des termes employés, on ne peut parvenir à réconcilier ces deux théories perceptives et il convient de se résigner à voir dans la théorie immédiate comme un aveu d’impuissance philosophique ne pouvant fournir d’autre justification que dogmatique et de nature fidéiste à l’état de fait.
25C’est toujours le naturalisme qui, en dernier ressort, rend compte de l’immédiateté perceptive par la théodicée. Si l’esprit est affirmé comme radicalement opposé‚ et irréductible à la matière, il n’en demeure pas moins que la nature, en tant qu’effet de la causalité divine s’objective d’une manière similaire dans le monde et dans l’esprit humain. À ce titre, il existe une certaine forme d’identité naturelle entre le sujet et l’objet de la perception, susceptible de rendre concevable une correspondance naturelle et immédiate entre ces deux réalités, même si elle doit rester mystérieuse. Le dualisme cartésien s’efface derrière le naturalisme de type déiste et permet d’envisager l’émergence d’une immédiateté de la perception, même si celle-ci est cantonnée au domaine de la polémique. La théorie immédiate apparaît ainsi comme le signe de l’apparition d’un naturalisme radical dans la pensée de Reid.35
26Pourtant, ce naturalisme qui pouvait rendre toute connaissance claire se heurte à l’obstacle de l’obscurité de la nature des choses pour justifier de laquelle, Reid retourne à la théorie des qualités.
4. Les qualités
27Les différentes approches perceptives de Reid trouvent aussi leur source dans l’acceptation de la théorie classique des qualités. Il se conforme à l’énumération donnée par Locke36 et conserve également la distinction entre la clarté des qualités premières et l’obscurité des qualités secondes.37 Reid établit la généalogie des qualités en les faisant remonter à Démocrite et Épicure38 mais c’est à Descartes qu’il doit l’affirmation de la distinction et de la clarté des qualités premières que le philosophe français limitait à l’étendue, à la figure et au mouvement. À Locke, il emprunte sans modification la liste des qualités premières incluant solidité dureté et mollesse permettant de concevoir la connaissance claire de l’existence de l’extériorité.39 Revenir de cette manière à l’origine de la philosophie moderne revient à sauvegarder le réalisme plus tard évacué par Berkeley et Hume qui rendaient toute connaissance obscure en amalgamant qualités premières et secondes. Reid a donc conscience de la portée polémique de ce retour en arrière. Pour lui, l’adhésion à la théorie des qualités participe à la réfutation de l’idéalisme. La distinction des qualités est un décret de la nature.
L’évêque Berkeley a encore rejeté cette distinction au moyen de preuves destinées à convaincre ceux qui soutiennent la doctrine des idées. Après tout, cependant, il semble qu’il y a un réel fondement en sa faveur au sein des principes de notre nature.40
28Les qualités premières ont un statut particulier. À la différence des qualités secondes, la perception de l’étendue et de la figure correspond pour Reid aux déterminations réelles de l’objet.41 Cette perception n’est pas de nature sensitive et ne correspond à aucune sensation propre.42 Pourtant, elle est donnée par les sensations attachées au toucher et accessoirement à la vue.
Quand on passe sa main brusquement sur un corps dur et pointu on ressent une douleur et l’on se persuade aisément que cette douleur est une sensation et que rien ne lui ressemble dans le corps dur. Au même moment, on perçoit que le corps est dur et pointu et l’on sait que ces qualités n’appartiennent qu’à l’objet.43
29La qualité première est ainsi donnée d’une manière médiate à la perception mais d’une façon non représentative. En dépit de cela elle est claire et distincte et donne un accès à l’essence de l’objet et non à la cause occulte d’une sensation.44
30Cette conception peut sembler obscure car on ne saurait faire cohabiter la médiateté avec l’accès direct à l’essence. Si les qualités premières sont données par un intermédiaire sensoriel, l’esprit ne se trouve en contact qu’avec cet intermédiaire, sans aucune garantie de similitude, et cela d’autant moins que dans son zèle contre l’idéalisme, Reid exclut cette possibilité d’échapper à l’aporie en déclarant la sensation et la qualité fondamentalement dissemblables. Rien ne permet d’affirmer la connaissance claire et distincte des qualités premières dans l’objet. L’esprit se retrouve seul confronté à une conception qu’il ne peut retrouver incarnée dans l’objet sans obscurité dogmatique. La perception des qualités premières aboutit à un conceptualisme d’autant plus net que Reid affirme la nature non empirique de ces qualités, elles sont donc innées, le produit de la nature.
Mais la perception que j’ai, par l’intermédiaire du toucher, de la dureté ou de la mollesse des corps, de leur étendue, de leur figure et de leur mouvement n’est pas acquise ; elle est originale.45
31Cette assertion n’est d’ailleurs pas en contradiction avec l’aspect occasionnaliste de la perception. Ce que Reid veut dire, est que la perception des qualités premières ne résulte d’aucun apprentissage, qu’il n’est pas susceptible de perfectionnement, ce qui n’empêche pas qu’il lui faut tout de même un ancrage empirique occasionnel, la rencontre avec l’objet, pour apparaître.
32L’étude de la perception des qualités premières constitue une illustration des hésitations de Reid entre une théorie médiate et une théorie immédiate ainsi que des difficultés qu’il éprouve à se libérer des schémas de la philosophie de son temps. L’affirmation d’une connaissance distincte des qualités premières ne peut se passer d’une théorie perceptive immédiate. Pour que l’esprit puisse connaître distinctement les déterminations des choses il faut que ces dernières lui soient présentes. Reid énonce en fait un véritable paradoxe en affirmant à propos des qualités premières : « Nous avons une connaissance directe et immédiate de celles-ci par l’intermédiaire des sens. »46 Il est clair que cette immédiateté n’est pas à proprement parler une perception immédiate, il s’agit, en fait, d’une sorte d’intermédiaire naturaliste que l’on pourrait expliciter en disant que les sens fournissent l’occasion d’une connaissance innée, intuitive et irrésistible du monde. Sur un plan proprement philosophique, l’innéité, le conceptualisme des qualités premières, ne permet pas de certifier le réel, les tentatives de réfutation de l’idéalisme butent toujours sur l’absence de contact direct entre l’esprit et l’objet. Comme à l’accoutumée, c’est par un détour extra-philosophique que Reid s’attaque au scepticisme, selon lui encore trop ancré dans la tradition philosophique du xviiie siècle.47 Il lui faut recourir au mystère de l’existence de principes garantis par la révélation.48
33La correspondance naturelle, mais néanmoins mystérieuse entre nature humaine et nature extérieure rend possible la perception véridique quoique médiate des qualités premières. L’esprit de l’homme est accordé à la nature et ses concepts rendent compte de la réalité des choses bien que toute philosophie, y compris celle de Reid, soit incapable de fournir une explication. Puisque le sens commun ne peut se tromper en une matière de portée si générale et fondamentale, il faut donc que la philosophie se trompe. Mais on doit alors admettre que la philosophie de Reid se trompe avec elle. Les qualités premières sont réelles et appartiennent aux choses, n’en déplaise à la philosophie, parce qu’autrement toute perception serait illusion réfutant le sens commun. Seul l’appel au sens commun, appuyé sur une conception naturaliste sépare ce conceptualisme de celui de Berkeley.
34Les qualités secondes ne font chez Reid l’objet d’aucune ambiguïté particulière car elles se conforment strictement à la définition issue de la scolastique reprise par Locke.49 La sensation des qualités secondes ne renseigne nullement sur l’objet et ne permet d’inférer qu’un antécédent vague et indéterminé à l’apparition de cette sensation. La théorie immédiate de la perception ne peut s’appuyer sur les qualités secondes. La perception ne pouvant s’établir sur ces dernières, elle semble ne livrer qu’un monde tout intellectuel, fort éloigné de l’expérience du sens commun qui place la qualité dans l’objet. Reid choisit donc de suivre les philosophes et de réfuter le vulgaire. Selon lui, la qualité perçue ne peut être la qualité réelle car il faudrait admettre une similitude de nature entre l’esprit et la matière, or cette dernière n’étant pas sensible, elle ne peut, bien sûr, avoir de sensations correspondant à l’expérience existentielle humaine.50 En outre, l’esprit ne peut être soumis à l’impression d’une forme ou d’une espèce provenant des choses, car il faudrait alors admettre que le sujet est passif dans la perception. Celle-ci, d’ailleurs ne saurait appartenir qu’à un esprit.
35Au carrefour de toutes ces idées en conflit, Reid doit tout de même accorder au sens commun que lorsque l’on dit que l’odeur est dans la rose et pas dans l’esprit, cette assertion n’est pas dépourvue de sens. Pour réconcilier les points de vue, il ne reste qu’à envisager une déficience dans le langage. Si le sens commun se trompe tout en détenant tout de même une part de vérité, c’est parce que le langage confond l’existence d’un on ne sait quoi appartenant à l’objet, occasionnant la sensation des qualités, avec les qualités elles-mêmes. Celles-ci ne peuvent de toutes façons appartenir qu’à l’esprit. À ce stade, il ne reste qu’à élaborer une théorie causale et une sémiotique perceptive permettant, si possible, de ménager philosophie et sens commun. Les qualités, vues du côté de l’objet, à la manière de Locke, comme des pouvoirs d’induire des effets, permettent d’affirmer à la fois l’existence de l’extériorité et celle de la qualité dans l’esprit. L’objet possède un pouvoir causal.
Quand nous pensons ou parlons d’une couleur particulière, quelle que soit la simplicité de la notion avec laquelle elle se présente à l’imagination, elle est en fait véritablement complexe. Elle implique une cause inconnue et un effet connu. Le nom de la couleur correspond en fait seulement à la cause et pas à l’effet. Mais, comme la cause est inconnue, nous ne pouvons en avoir une conception distincte que par rapport à l’effet connu.51
36Cette causalité pourrait sans doute poser une difficulté supplémentaire, car affirmer un pouvoir de produire des effets revient à déclarer l’objet actif. Mais Reid doit être crédité du bénéfice de sa théorie causale à deux étages qui précise l’existence de la loi comme intermédiaire de l’efficience. Le pouvoir causal de l’objet apparaît ainsi comme la loi de la perception, le langage de la volonté divine, et l’objet n’est actif que par délégation. La théorie causale, fondement de la théorie sémiotique fournit un moyen d’expliquer et de justifier le sens commun tout en conservant les cadres de la pensée philosophique. Elle se glisse entre les théories incompatibles. Cependant, l’objet, vu comme simple cause des sensations demeure en soi inaccessible à la connaissance, en dehors de sa conception abstraite et fonctionnelle en tant que cause. Il s’agit donc d’une cause occulte.52
37Reid est encore irrésistiblement attiré vers Berkeley. Puisque l’efficience ne saurait résider dans l’objet, il faut que ce dernier dérive son pouvoir causal de la cause première et comme nous ne connaissons l’objet que comme cause, il s’ensuit que nous percevons un pouvoir qui émane de Dieu. L’objet peut alors fonctionner comme un signe à l’intérieur du langage divin et le monde réel extérieur n’a plus qu’à disparaître. Reid ne voit pas que la théorie causale qui sauve, quoique d’une manière très imparfaite, son réalisme, est aussi susceptible de le ramener au scepticisme. Refusant le matérialisme, il ne peut fournir de théorie réaliste crédible et doit se satisfaire de l’attaque polémique contre les idées représentatives faute d’aller plus loin du côté de Hobbes ou de Hartley, vers un matérialisme capable de s’accommoder même de l’idéalisme. Il pourrait, comme Hartley, se fonder sur une détermination réelle des choses, permise par l’interaction de la matière et de l’esprit, l’idée n’apparaissant ensuite que comme mise en forme des données sensibles. Ne voulant remettre en cause le dogme spiritualiste, Reid considère que l’introduction d’une théorie causale peut servir à la réfutation des idées, dans la mesure où l’antécédent causal est affirmé comme nécessairement existant et extérieur, en accord avec le sens commun, et en même temps irréductible à la sensation dans l’esprit. L’objet existe mais sa connaissance ne peut être représentative.
38Reid tente de conserver la théorie des qualités de Locke tout en rejetant les idées qui l’accompagnent. Cela rend compte de son hésitation entre théorie médiate et théorie immédiate, selon qu’il considère les qualités secondes ou premières. L’immédiateté étant, par ailleurs, en contradiction avec ses propres conceptions qui lui interdisent de sortir de la médiateté et, comme il lui faut rejeter la représentativité, il lui reste, à nouveau sous l’influence de Berkeley, à élaborer une théorie sémiotique, dans laquelle le signe de la cause remplace l’idée comme intermédiaire entre la chose et l’esprit percevant. Il reste que ce n’est pas vers la philosophie que Reid se tourne pour démontrer l’existence du monde, mais vers la conviction du sens commun qu’il faut considérer comme premier principe. L’impossibilité philosophique, au xviiie siècle, de rendre compte des évidences communes est ainsi également présente dans son œuvre. Réfutant aussi bien le matérialisme que l’idéalisme de la nouvelle philosophie53, il se condamne à un flottement entre deux conceptions qui n’admettent pas de juste milieu philosophique et le détour vers la sémiotique se donne la tâche impossible de concilier les inconciliables dont l’opposition est réaffirmée par la théorie des qualités.
5. La théorie sémiotique
39Concevoir la perception comme déchiffrage de signes implique la notion de l’origine de ces signes, de leur cause, qui n’appartient pas à la causalité que l’homme reconnaît comme résultant de son efficience. Si nous sommes en contact avec des effets que nous ne pouvons attribuer à notre efficience, ils doivent être des signes de l’existence de quelque chose d’extérieur, du non-moi. Le parfum de la rose est le signe de l’existence de sa cause hors de moi.54 La conception de la cause de la sensation comme extérieure permet sa disjonction de la sensation proprement dite et l’affirmation de son existence indépendamment de l’acte perceptif. Elle peut donc rendre compte des croyances du sens commun contre Berkeley.
La couleur demeure quand la perception cesse. […] La couleur permanente du corps est la cause qui, par l’entremise de diverses sortes ou états de la lumière, ainsi que de divers corps transparents interposés, produit toute la variété des apparences.55
40La sensation de la qualité fonctionne alors comme un signifiant. Pourtant, dans le langage, le mot n’est pas l’effet du signifié, mais seulement l’effet de la conception par l’esprit d’un objet qui peut, par ailleurs, ne pas exister du tout dans le monde. Aristote disjoignait ainsi vérité et signification en considérant le signe comme concept distinct d’un jugement d’existence. « Bouc-cerf signifie bien quelque chose, mais il est encore ni vrai ni faux à moins d’ajouter qu’il est ou qu’il n’est pas ».56
41Le conceptualisme s’immisce encore dans la théorie causale car si l’objet n’est donné que comme cause d’une sensation, il est clairement inféré a posteriori par l’esprit en une interprétation d’une donnée qu’il choisit d’analyser comme un signe dont le signifié ne peut être connu abstraitement en soi, comme un concept, ou immédiatement, comme un objet. Celui-ci est à reconstruire au moyen d’un code intellectuel que l’on peut assimiler au langage, mais qui, pas plus que ce dernier, n’est en mesure de livrer un objet autrement que sous la forme d’un universel. De plus, si la cause occasionnelle de la perception n’est pas vraiment une cause efficiente, mais simplement une conjonction constante rendant compte de l’apparition du phénomène sans être capable de le justifier rationnellement, la sémiotique remplace effectivement la causalité, et le signe, distinct de son signifié, ne signifie la chose que selon une loi dans l’esprit qui pourrait se réduire à une interprétation en termes de causalité de la conjonction constante donnée dans l’expérience.
Quand, dans notre expérience, nous avons souvent trouvé l’existence d’une conjonction, nous acquérons une forte conviction que les choses que nous avons ainsi trouvées conjointes sont reliées par la nature et que l’une est le signe de l’autre. L’apparition du signe produit immédiatement la croyance dans la présence de la chose habituellement conjointe. Nous percevons alors l’une aussi bien que l’autre.57
42Reid, qui sans explicitement choisir entre causalité et sémiotique, s’engage dans une théorie de la perception-signification marche sur les traces de Berkeley et de Hume pour lesquels la cause s’estompe derrière le signe et rend possible le « problème sceptique de l’induction » défini par Ian Hacking.58 La connexion nécessaire entre la cause et l’effet cède le pas à la signification, laquelle n’est plus une relation logique susceptible de démonstration. La perception devient l’interprétation du langage divin pouvant seul réconcilier efficience causale et sémiotique. Reid suit Berkeley qui, dans l’Essay towards a New Theory of Vision, expose une conception qui préfigure sa doctrine des signes naturels.
Dans l’ensemble, je crois que l’on peut tout à fait conclure que les objets propres de la vision constituent un langage universel en provenance de l’Auteur de la Nature. […] La manière dont ils signifient et nous désignent les objets qui sont éloignés est la même que celle utilisée par les langues et les signes d’institution humaine, lesquels ne suggèrent pas les choses signifiées au moyen d’une quelconque ressemblance ou identité de nature, mais uniquement par une conjonction habituelle que l’expérience nous a fait observer entre eux59
43Le monde est le signe de Dieu, c’est-à-dire qu’il témoigne de l’efficience divine en tant qu’effet, mais il est également un langage à déchiffrer par l’esprit en appliquant des principes innés. « Les signes par lesquels les objets nous sont présentés dans la perception sont le langage de la nature en direction de l’homme. »60 Au premier rang de ces principes, le principe de causalité.61 Causalité et signification sont ainsi indissolublement liées, mais l’insistance à considérer l’effet comme un signe rompt la nécessité causale qui doit faire l’objet d’une réintroduction sous forme de principe. Le langage divin est une manière de dévoiler l’objet, non pas en lui-même, mais comme signifié d’un signifiant sensible reconstitué par l’esprit, lequel est lui-même, à son tour, conçu comme le signifiant d’un signifié transcendant révélé à travers lui comme la cause de toute signification. Dieu se montre à travers ce langage grâce à la correspondance entre le principe de causalité dans l’esprit de l’homme et la signification dans la nature extérieure. La causalité ne peut jamais être évacuée de la signification puisqu’elle la fonde.
44Le sens commun permet de fournir une réponse, partielle et dogmatique, au problème sceptique de l’induction et Reid peut tenter de proposer une théorie sémiotique complète qui sera toujours une théorie causale ne livrant qu’une cause occulte résultant de la conjonction constante entre objets qui ne peuvent jamais être connus, car il faudrait qu’ils aient été établis comme causes par d’autres conjonctions constantes et cela à l’infini. Cette théorie permet au moins de définir un point d’appui externe, à partir duquel reconstituer le langage du monde. La sémiotique causale ainsi définie est semblable à la doctrine de Hobbes62 qui elle aussi liait causalité et signification, mais à l’intérieur d’un mécanisme matérialiste. Ce n’est pas un hasard si Reid retourne à une telle source matérialiste pour combattre Hume et prouver qu’en détruisant la causalité, son compatriote détruit également le sens.63 Pour signifier quelque chose au sein de la perception, le signe doit correspondre à un signifié qui doit nécessairement exister comme la cause du signe, sous peine de tomber dans le non-sens d’un signe qui ne signifie rien. Cette théorie qui considère une causalité de type mécaniste serait effectivement en mesure de résoudre en partie le problème sceptique. C’est pourtant par son refus de ce type de cause, en vertu de sa propre doctrine de l’efficience spirituelle, que Reid, qui se situe réellement à mi-chemin entre Hobbes et Hume sur ce point, se prive des moyens de sortir du dilemme de la perception, même s’il s’appuie sur une sémiotique causale.
45La théorie sémiotique peut être considérée comme l’effort de théorisation le plus élaboré de Reid appliqué à la perception. Elle double l’architecture du processus perceptif d’une explication en termes de signification liant perception et signification dans une relation d’interprétant à interprété. La sensation est le signe d’une chose extérieure, ne prenant son sens que par rapport à cette dernière, comme interprétation des données sensibles. Le signe n’a qu’un rôle fonctionnel, identique à celui du mot dans le langage. Il peut alors s’effacer devant le sens.64 Pourtant, là encore, Reid ajoute de la distance entre l’esprit et l’objet en précisant que la sensation n’est signe que de la qualité ayant pour fonction de la déclencher, toute similitude étant exclue.65
46Une telle signification effaçant toute ressemblance se situe après Berkeley à l’extrême pointe de l’évolution de la conception du sens qui se déploie du milieu du xviie jusqu’à la fin du siècle des Lumières. À l’origine, la signification ne se distinguait pas de la représentation. Arnauld, dans la Logique de Port-Royal, voyait dans le signe, le représentant de l’idée ayant pour but de faire naître l’image de la chose. Il devenait la représentation d’une représentation, comme le fait remarquer Michel Foucault : « Donner un signe à une idée, c’est se donner une idée dont l’objet sera le représentant de ce qui constituait l’objet de la première idée. »66 Locke proposait déjà cette conception de l’idée comme image et comme signe, mais il la restreignait aux qualités premières, les qualités secondes, perçues par l’esprit ne pouvant occasionner d’idées représentatives puisqu’elles ne correspondent à aucune distinction intrinsèque à la nature de l’objet. Elles avaient le statut de signes non représentatifs correspondant aux effets dans l’esprit des causes formées dans l’objet par les différents arrangements des qualités premières.67 Chez Berkeley, la représentation est totalement disjointe de la signification, dès lors que les qualités premières même sont assimilées aux mots du langage humain.68
47Reid prend la suite de l’évêque de Cloyne en niant toute représentativité au profit de l’affirmation d’une signification disjointe des déterminations réelles de l’objet, mais il se conforme aussi à Locke par souci de réalisme, sans toutefois se préoccuper de la contradiction contenue dans la négation de la ressemblance, laquelle cohabite avec l’affirmation de la perception des qualités premières. La sensation définit ainsi une théorie médiate similaire à celle de Locke, dans laquelle le signe remplace l’image, ce qui a pour effet de transformer le sensualisme en intellectualisme puisque c’est par un processus intellectuel d’interprétation de données sensibles que le réel se donne, ou plutôt se constitue. Ce n’est que par une inférence causale a posteriori que le monde apparaît, puisque la sensation que cette inférence révèle, en tant que sensation de quelque chose, est seulement un signe à déchiffrer, selon la grille de principes qui ne sont pas du monde mais appartiennent à l’esprit.69 L’interprétation du signe se fait par l’intermédiaire de la perception, deuxième étape de la théorie sémiotique, qui se présente comme une sorte de raisonnement non rationnel, non logique mais qui s’impose avec la force de l’évidence.70
48Le rapport signifiant n’est pas un lien logique, il est par nature incompréhensible et inexplicable et comme il est néanmoins irrésistible, il ne peut que résulter d’un principe de la nature. La théorie sémiotique est en quelque sorte elle aussi superflue puisqu’elle ne fournit pas d’explication philosophique au problème de la perception. Toute autre théorie aboutissant à un mystère inexplicable et qui, sans se remettre en question, déclarerait ce mystère comme un principe de la nature aurait la même valeur de justification de l’état de fait. Il est d’ailleurs notable que dans cette entreprise, Reid ne doit considérer que les qualités premières qu’il a définies comme donnant accès aux choses en tant que signe de ces dernières. Mais cette signification doit, en fait, être double car si l’objet n’agit que sur la matière, c’est-à-dire sur l’organe, et si cette impression est fondamentalement différente de la sensation ressentie, il reste un fossé infranchissable entre l’impression et la sensation, que seul un lien de signification qui n’appartient pas au monde physique et qui se présente donc comme une projection de l’intellectuel sur le physique est capable de franchir. En d’autres termes, l’impression matérielle, qui ne peut agir directement sur la sensation dans l’esprit, doit être considérée comme le signe matériel interprété d’une manière sensible, selon une loi de signification ne pouvant appartenir qu’à l’esprit. Cela pose la sensation comme un acte en limitant la passivité à l’organe en accord avec la doctrine anti-aristotélicienne de l’impossible interaction entre matière et esprit.
Dans la perception originale les signes sont les diverses sensations produites par les impressions sur les organes. Les choses signifiées sont les objets perçus à la suite de ces sensations en vertu de la constitution originale de notre nature.71
49Si la sensation est un signe, c’est qu’elle est elle-même un décodage non matériel des impressions mécaniques. L’esprit perçoit des signes visuels mais il ne saurait percevoir les images rétiniennes, par exemple.72 La justification sémiotique du sens commun perceptif nécessite donc une double théorie du signe. La perception résulte d’une double interprétation de l’impression première. L’intermédiaire de la sensation n’est alors plus vraiment nécessaire puisqu’il fournit déjà un décodage implicite qui, selon la théorie, devrait appartenir à la perception. Reid, tient à conserver l’intermédiaire sensitif, car il prive l’idée de toute représentativité. Il lui faut alors limiter le décodage à la perception, c’est-à-dire à l’amalgame conception-croyance en vertu de l’irrésistibilité conférée par cette dernière. La perception se définit comme l’interprétation du langage de la sensation conçue comme le témoignage de la nature. « Dans le témoignage de la nature donné par les sens, comme dans le témoignage humain par l’intermédiaire du langage, les choses nous sont signifiées par des signes. »73 La théorie sémiotique recouvre et justifie la distinction entre sensation et perception par le rapport interprétatif. La connaissance donnée par la perception est un langage qui se constitue en vertu de principes qui s’objectivent dans la conception et la croyance.74
50Le passage de la sensation à la conception et à la croyance, laisse pourtant un espace vide incompréhensible car, puisque Reid a coupé le lien représentatif entre sensation et choses, on ne peut saisir comment le sens commun retrouve l’objet que la sensation ne fait qu’indiquer d’une manière implicite. Par ailleurs, comme la perception n’est pas de nature rationnelle, on ne peut pas considérer que la chose fait l’objet d’une inférence causale, de cette inférence que la théorie causale mettait en évidence pour affirmer l’existence du monde. Les arguments philosophiques n’ayant pas cours dans le domaine du sens commun, il faut que Reid trouve une explication au vide laissé par l’impossibilité du signe à livrer le signifié comme objet dans la théorie sémiotique. Le vide logique entre sensation-signe et perception-signification sera comblé par une nouvelle faculté, la suggestion.
6. La suggestion
51La faculté suggestive est la pièce maîtresse de la doctrine perceptive de Reid. Par elle s’effectue le décodage des données sensibles, la mise en forme du réel. La suggestion peut se concevoir comme théorie de la signification du langage perceptif. La suggestion était déjà présente chez Berkeley, mais dans un sens restreint et rationnel qui ne s’appliquait qu’aux inférences empiriques75, Reid reprend le terme et en élargit considérablement la portée pour lui faire signifier un principe original non empirique qu’il déclare avoir découvert.
Je demande la permission d’user du terme de suggestion parce que je n’en connais pas de plus approprié pour exprimer une faculté de l’esprit qui semble avoir entièrement échappé aux philosophes. C’est à elle que nous devons un grand nombre de nos notions simples, qui ne sont ni des impressions ni des idées, de même que beaucoup de nos principes originaux de croyance.76
52Élargissant la portée de l’exemple, trouvé chez Berkeley, de la voiture dont le bruit suggère la présence par association d’idées, Reid tire de ce schéma, transposé au domaine des principes, l’essentiel de sa doctrine. La suggestion consiste en une association naturelle du signe et du concept joint à la croyance. Il s’agit d’une entité intermédiaire constituant une loi de signification fondée sur les principes.77 La suggestion est non seulement une instance permettant le déchiffrage des signes sensibles, mais également une instance épistémique révélant les principes constitutifs de toute expérience, à l’occasion d’une rencontre avec le sensible. Les principes apparaissent occasionnellement comme la syntaxe du langage de la perception. Le passage de la théorie représentative à la théorie sémiotique est radical car la similitude est remplacée par une association, par ailleurs incompréhensible, et c’est précisément à travers cette incompréhensibilité que le principe se dévoile.78 Reid conçoit la suggestion d’une manière transcendantale comme fournissant à la fois l’expérience sous forme de décodage de données sensibles et la forme de celle-ci avec les principes qui, comme les principes d’existence ou de causalité, sont les conditions de possibilité de toute expérience. La causalité rend possible la perception d’un esprit disjoint de la sensation comme connaissance d’une cause efficiente, d’une part, et de l’effet de cette cause, d’autre part.79
53La notion de suggestion est bien de la plus haute importance dans la philosophie de Reid et pour cette raison, on peut regretter avec Selwyn A. Grave que le philosophe ait choisi de conserver la terminologie de Berkeley alors qu’il en modifiait sensiblement le sens.80 Ce choix n’est peut-être pas si malheureux si l’on fait remonter la suggestion au concept d’hypomnestika chez Sextus Empiricus, donnant naissance au xvie siècle, avec Gassendi, à la notion d’évidence probable, c’est-à-dire signifiante, fondée sur l’opinio, fondement de l’empirisme, et qui signifie signe suggestif.81 La suggestion peut alors apparaître comme la faculté qui fonde la connaissance du monde, à la fois par le concept et par la croyance. Il s’agit de la mise en œuvre d’un principe central résultant d’une intention de la nature antérieure à l’expérience.
La nature nous a appris à interpréter ces signes, si bien qu’avant toute expérience, le signe suggère la chose signifiée et crée la croyance en son existence.82
54La suggestion est l’intermédiaire qui rend possible la théorie sémiotique, mais elle est toujours incapable de fournir d’explication et encore moins de théorie épistémologique du sens. Constatant le passage du signe à la chose signifiée, le philosophe propose un intermédiaire qui, en se revêtant de l’irrésistibilité‚ voire de la nécessité‚ d’un principe, bloque toute tentative explicative proprement philosophique. Le principe explique un état de fait par ses effets et, en dernier recours, par la théodicée. La suggestion étant inexplicable, elle est dépeinte comme une sorte de magie naturelle dont la nature et le fonctionnement sont à jamais mystérieux et fermés à l’investigation.83.
55Même avec sa théorie sémiotique, Reid ne parvient pas à échapper à l’antinomie qui oppose sens commun et philosophie. Reconnaître l’état de fait indique en dernière analyse le refus et l’impossibilité de l’interrogation philosophique. La théorie sémiotique, après avoir tenté de fournir une doctrine de la signification au moyen de la suggestion, aboutit à la découverte de principes inexplicables. La sémiotique ne s’appuie sur aucune théorie philosophique de la signification. La suggestion ayant valeur de principe, n’est pas sujette à l’erreur, pourtant, il faut admettre une faille dans le processus perceptif lors des erreurs des sens. C’est donc la localisation de cette erreur dans la construction perceptive qui fournit un test de la cohérence de la théorie. Reid nie que les sens sont fallacieux car si tel était le cas, le scepticisme triompherait.84 L’erreur se déplace donc vers le processus de décodage des signes qui, ne peut être erroné non plus parce qu’il est un principe et parce qu’admettre une possibilité d’erreur à ce niveau ruinerait toute la théorie sémiotique. Or le problème ne peut résider que dans la perception puisque la sensation est toujours juste. Déjà chez Locke, le problème de l’erreur des sens se résolvait par une interprétation fausse des signes des choses.85 Chez Reid le problème est plus délicat car ni la sensation ni la suggestion ne peuvent être fausses. Devant ce problème, appliquant la méthode employée pour introduire la suggestion, il envisage une étape supplémentaire susceptible de rendre compte de l’erreur. La perception fausse résulte d’une erreur d’inférence.
Beaucoup de choses appelées erreurs des sens ne sont que des conclusions tirées trop vite du témoignage de ceux-ci. Dans ces cas-là, le témoignage des sens est vrai, mais nous en tirons des conclusions qui n’en découlent pas nécessairement. Nous avons tendance à mettre plutôt ces erreurs sur le compte d’une information fausse que sur celui d’un raisonnement inconclusif et à faire grief à nos sens pour les fausses conclusions que nous tirons de leur témoignage.86
56Cette idée prend à contre-pied la doctrine communément reçue de l’erreur des sens corrigée par la raison, mais elle bute sur une impossibilité au sein même des idées de Reid pour qui l’objet donné dans la perception n’est pas le résultat d’un raisonnement puisqu’il devient lui-même un principe.
La constitution de notre faculté perceptive nous incline à considérer l’existence de ce que nous percevons distinctement comme un premier principe, duquel d’autres vérités peuvent être déduites. Mais il n’est lui-même déduit de rien.87
57À propos de l’erreur des sens Reid change donc de théorie et fait passer la sémiotique derrière un rationalisme de façade. L’objet n’est plus un principe, mais le résultat d’une inférence, le sens du signe n’est plus une donnée mystérieuse imposée par la nature à travers la suggestion, mais la conclusion d’un raisonnement fondé sur la connaissance des régularités naturelles.88 Dans le cas particulier de la perception non véridique, comme dans l’exemple de la jambe amputée que l’on sent toujours, la sensation ne peut être vue comme un signe puisque l’antécédent causal n’existe pas. Or la sensation ne peut être signe de rien, ce qui serait un retour radical au scepticisme. Par ailleurs, si l’objet est inféré‚ il faut que la perception soit imparfaite, et l’on revient à la théorie des qualités secondes dont la sensation n’était que confuse, autorisant l’erreur. Cependant on ne peut plus invoquer les qualités premières dont la perception est directe.
58Confronté à une difficulté de ce genre, Reid a tendance à utiliser les ambiguïtés de ses différentes théories, souvent peu compatibles entre elles. Il complexifie encore sa démarche par l’adjonction de nouveaux intermédiaires dont l’effet est d’obscurcir les problèmes posés. Ne pouvant résoudre philosophiquement la question de l’erreur des sens, il se tourne, comme à l’accoutumée vers les arguments non philosophiques de la théodicée.89 L’erreur des sens ne peut être imputée à un défaut de la constitution humaine qui, quoique imparfaite, doit, d’après le sens commun, être adaptée à son état. Admettre qu’une faculté ou une autre puisse être fallacieuse reviendrait, compte tenu du naturalisme qui baigne la philosophie de Reid, à accuser Dieu d’être trompeur. L’erreur ne provient donc ni des sens ni de la raison mais de l’application qui en est faite par l’individu.
59Le test de l’erreur des sens montre un autre aspect de la doctrine perceptive qui apparaît comme un rationalisme articulé à une sémiotique. Nous considérerons d’abord la nature de cette sémiotique fournissant la matière première décodée par la suggestion avant d’envisager par quel tour la perception résultante se fait analyse et conceptualisme pour aboutir à la croyance.
7. Les signes naturels
60Chez Reid, la suggestion dévoile l’existence d’une classe de signes qui s’imposent comme tels par une loi de signification innée. La nature, telle un langage, fournit un monde de signes antérieurs à toute convention qui forment la base de la perception du monde.
Si nous comparons les principes généraux de notre constitution, qui nous rendent capables de recevoir des informations de la part de nos semblables au moyen du langage, avec les principes généraux qui nous permettent d’acquérir la perception des choses au moyen des sens, nous les trouverons très semblables dans leur nature et la manière dont ils fonctionnent.90
61L’analogie entre le langage humain et le langage des signes naturels est un parfait exemple du naturalisme de Reid. En effet, en dehors de toute convention, les signes ne peuvent signifier que si la nature extérieure et la nature humaine sont accordées l’une à l’autre. Pour que la fumée soit le signe naturel du feu, le principe de causalité inhérent à la nature humaine doit également être vrai et effectif dans le monde. Ce naturalisme se nourrit de l’ancienne doctrine des signatures. Le monde est parcouru de signes dont l’ensemble forme une herméneutique à déchiffrer pour obtenir la connaissance conçue comme une bonne lecture de la nature.91 Mais à la différence de l’ancienne théorie fondée sur la ressemblance ou sur toute similitude découverte entre les choses, le signe naturel suit l’évolution de la sémiotique au xviie siècle. Il n’est plus la signature de Dieu à lire dans les correspondances et les marques données à travers le monde, il procède désormais de la signification interne. Le langage de la nature ainsi coupé de la ressemblance se rapproche de la convention du langage humain, pourtant il faut affirmer sa totale correspondance avec le monde. C’est ce que les tentatives pour établir un « caractère universel » tentent de faire depuis Leibniz jusqu’à Wilkins.92 Le signe naturel est irréductible à la chose, tout en lui correspondant étroitement, mais la nature, à travers la suggestion, permet de retrouver cette correspondance. Seule la profonde identité naturaliste entre l’esprit et le monde est en mesure d’établir la signification naturelle. Le réalisme du signe naturel repose sur un naturalisme.93 La causalité est alors réintroduite dans le monde. La fumée est bien signe de sa cause, mais d’une manière inexplicable.
Les effets et les causes, dans les opérations de la nature, ne correspondent à rien d’autre qu’à des signes et des choses qu’ils signifient. Nous ne percevons ni causalité propre ni efficience dans aucune cause naturelle, mais seulement une conjonction établie par le cours de la nature entre celle-ci et ce que nous appelons son effet.94
62Il existe trois classes de signes naturels pour Reid, d’abord celle des principes métaphysiques, parmi lesquels la causalité, l’existence des choses, et les principes esthétiques95, ensuite les signes physionomiques qui témoignent de l’existence d’un langage naturel, antérieur au langage de convention‚ garantissant l’existence des autres hommes.96 La troisième classe est composée des sensations et c’est sur elle que le réalisme peut se fonder pour faire apparaître le monde.97
63Pourtant, le réalisme ne peut aller de soi et la théorie des signes naturels en fournit elle-même la démonstration. Le passage du signifiant au signifié, s’il n’est pas arbitraire et résultant d’une convention, comme dans le langage, constitue un saut métaphysique qui remplace la convention par des principes a priori, dont la causalité et l’existence, qui forment une armature transcendantale à l’expérience du monde. La signification se retrouve donc à l’intérieur de l’esprit, même si l’on choisit de considérer celui-ci comme une partie de la nature. Le principe, d’objet suggéré devient principe suggestif, l’instrument du déchiffrage du langage de la nature.98 Comme il s’agit en fait d’un axiome de sa raison commune, Reid peut concevoir la perception au sens large comme englobant connaissance et jugement.99
64La perception ainsi définie ne résulte pas d’un abus de langage ; elle est la conséquence de la construction hiérarchique qui fait reposer la raison sur le sens commun et ce dernier sur les principes qui fournissent le déchiffrage des signes naturels. Si les principes ne sont pas objets de raisonnement démonstratif ils sont pourtant de nature rationnelle100 et à ce titre, la doctrine perceptive de Reid se teinte de rationalisme.
8. Analyse et sémiotique
65En revenant à la source de la théorie sémiotique dans la sensation, nous voyons comment Reid la considère comme fournissant les signes à déchiffrer par l’esprit. Ce déchiffrage opéré par la suggestion est aussi une analyse qui donne l’objet à partir du divers sensible.101 La sensation de la couleur de l’objet, par exemple, n’est pas donnée séparément des autres sensations produites par le décor ou les objets environnants. Elle ne peut être séparée de son contexte qu’a posteriori par une opération d’analyse du divers menée par l’esprit. Cette analyse correspond à ce que C. S. Pierce nommait l’abstraction prescissive102 qui reconstitue l’objet à partir du divers sensible. La suggestion fournit de la même manière un objet constitué, elle met en œuvre une analyse abstraite du réel fondée sur des a priori. Là encore, le concept de contenu sensoriel fait défaut à la philosophie de Reid qui ne peut concevoir de sensation que comme prédicat d’un objet. Il effectue, par conséquent, une objectivation préalable que la sensation ne permet pas d’opérer, puisqu’elle ne fournit que le signe de quelque chose qui ne devrait pas déjà être un objet, mais plutôt un divers sensible. Dire que l’on voit un objet dont on a une sensation équivaut alors à ranger la perception parmi les pétitions de principe. Si l’objet est donné comme le résultat d’une analyse, il ne peut être présupposé avant toute analyse. Devant le problème de l’évaluation des distances, Reid doit reconnaître l’aspect analytique, et donc le raisonnement, attaché à ce qu’il nomme la perception acquise.
Il y a certaines choses dans l’apparence de l’objet qui sont des signes de la distance qui le sépare de l’œil et grâce auxquels, comme nous le montrerons plus tard, nous apprenons par l’expérience à juger de cette distance à l’intérieur de certaines limites.103
66Il suit Berkeley pour qui les idées abstraites, outre la formation des universaux, effectuent aussi l’analyse du divers.104 Cette abstraction s’exerçant à partir de signes, on peut dire avec Paul Tedeschi que « le message de l’abstraction est contenu dans la signification ».105 L’exemple du peintre montre que cette signification ne réside pas dans la sensation elle-même.
Je ne peux donc pas caresser l’espoir de me faire comprendre par ces lecteurs qui n’ont pas, après beaucoup d’efforts et de pratique, acquis l’habitude de distinguer la manière dont les objets apparaissent à l’œil, du jugement que nous formons par la vue quant à leur couleur, leur distance, leur grandeur et leur figure. Le seul métier qui nécessite de faire cette distinction est celui de peintre. Le peintre doit mettre en œuvre une abstraction concernant les objets visibles qui est très similaire à celle que nous demandons ici.106
67La perception de l’objet résulte ainsi d’un jugement qui n’est pourtant pas reconnu comme un raisonnement puisqu’il découle de la suggestion naturelle. Cette conception révèle une théorie de type sémiotique analytique. Le peintre propose une analyse à rebours qui, partant du décodage visuel s’efforce de recomposer les sensations-signes. Pour Reid comme pour Berkeley, si la perspective est considérée comme une analyse empirique, appliquant les théories optiques de Newton, il demeure que l’objet va de soi comme substrat des sensations visuelles ou autres, alors que la sensation ne permet pas d’accéder à lui. On doit donc admettre que sa constitution dans la perception suit un cheminement analytique similaire, appliqué non plus par l’entendement, mais par la suggestion, que cette dernière effectue une sélection des signes en vertu d’un schéma plaqué sur le divers. Cela pose alors le problème de l’attention.
Quand nous regardons un objet, les objets alentour peuvent être vus en même temps, mais moins clairement, avec moins de distinction. En effet, l’œil possède un champ de vision considérable qu’il parcourt d’un seul coup. Mais nous faisons attention uniquement à l’objet que nous regardons. Les autres objets qui entrent dans le champ de vision ne sont pas pris en compte et c’est donc comme s’ils n’étaient pas vus. Si l’un d’entre eux attire notre attention, il attire aussi naturellement les yeux, car dans le cours normal de la vie, les yeux suivent toujours l’attention.107
68Dans le domaine de la connaissance et de la conscience, l’attention crée la même difficulté que la suggestion dans le domaine perceptif. La sélection des faits sensibles s’opère en fonction d’une préconception de l’objet. De même que pour pouvoir diriger son attention sur un objet, il faut en avoir une conception, pour percevoir un objet au milieu du divers sensible, il doit être déjà présent à l’esprit d’une manière ou d’une autre. La confusion relevée par Hamilton entre perception et inférence, dans l’exemple du navire apparaissant à l’horizon et qui ne peut encore être réellement identifié comme un objet défini108, fournit une illustration de la présence de l’objet dans l’esprit avant même la perception. Si le navire est trop loin pour pouvoir être reconnu, le fait de pouvoir l’identifier indique une inférence faite à partir d’un modèle intellectuel appliqué à une expérience sensible. L’abstraction qui se fait jour dans la suggestion est alors préconnaissance de l’objet de la perception. Il s’agit d’une sorte d’inférence appliquée au divers en fonction d’une notion acquise, mais dans ce cas particulier, utilisée d’une manière pré-empirique. À la différence de la reconnaissance du navire, qui ne résulte que de l’application par inférence d’une conclusion attachée à une expérience antérieure similaire ; l’apparition de l’objet constitué résulte d’un type de préconnaissance qui n’est pas le résultat de l’application d’un schéma empirique‚ ou alors toutes les situations d’apparition devraient être similaires. La préconnaissance doit être une prénotion originale.
69On peut aussi rattacher cette abstraction perceptive à la théorie générale de l’abstraction construite par Reid qui en fait une faculté d’analyse originale et par conséquent une mise en œuvre d’un principe pouvant aussi fonctionner dans la signification suggestive.
Un sauvage qui verrait de la neige et de la craie n’aurait aucune difficulté à percevoir qu’elles ont la même couleur. Pourtant, d’un autre côté, il semble impossible qu’il puisse observer cette similitude sans abstraction, c’est-à-dire en distinguant dans sa conception la couleur, par laquelle les deux objets concordent, de toutes les autres qualités, par lesquelles ils ne concordent pas.109
70Nous voyons qu’il s’agit de la même opération. Pour pouvoir abstraire la couleur des autres qualités, il faut déjà en avoir une notion non liée à l’expérience. L’abstraction ne peut fonctionner sans l’existence d’une prénotion a priori. Cette prénotion n’est nulle part explicitement définie mais elle découle d’une conception qui veut faire exister l’objet en dehors de la sensation, alors même qu’il ne peut être donné en tant qu’existant extérieur que par son entremise. Pour que l’objet soit interprété comme pré-existant, il faut qu’il pré-existe, non pas dans le monde, mais dans l’esprit, afin que la théorie sémiotico-analytique se justifie. L’objectivation du réel est en fait l’objectivation de la notion, laquelle pré-existe a priori, et cela d’autant plus que les sens ne donnent accès qu’à un chaos perceptif.
Pour commencer par les objets des sens, il est universellement reconnu que les premières notions que nous avons des objets sensibles sont obtenues uniquement par l’intermédiaire des sens externes, probablement avant l’apparition du jugement. Mais ces premières notions ne sont ni simples, ni exactes, ni distinctes. Elles sont grossières et indistinctes et comme le chaos, rudis indigestaque moles. Avant de pouvoir posséder une notion distincte de cette masse, elle doit être analysée…110
71La suggestion est donc remplacée par une analyse effectuée en fonction d’un concept.
72La théorie sémiotique naturelle se teinte d’intellectualisme. Reid ne considère pas qu’une telle conception est de nature à faire disparaître le monde, car il pense toujours l’objet comme donné, en appliquant l’analyse, non au contenu sensoriel total, mais à la fraction de celui-ci correspondant à l’objet. Mais rien, si ce n’est le dogme de l’existence des choses, ne l’autorise, dans sa sémiotique sensitive, à appliquer une telle distinction. L’exemple du cube de laiton111 montre que la connaissance de celui-ci en tant que tel est le résultat d’une analyse, mais il prend pour acquise la définition a priori du cube comme objet perçu, ce qui, selon les termes de la théorie sémiotique, ne peut être donné que par une analyse signifiante du divers perçu dont le cube n’est qu’un élément. Le cube résulte d’abord d’une objectivation a priori.
73Reid utilise, par ailleurs, une technique d’objectivation similaire dans sa construction théorique. Elle consiste en la définition d’un objet ou d’une faculté correspondant à un processus qui seul est perçu. Le processus sensitif est ainsi défini en termes de facultés et de pouvoirs qui peuvent être objets de connaissance. Le processus perceptif est analysé au moyen d’objets plus ou moins nombreux suivant les difficultés rencontrées. On peut sans doute rattacher cette tendance à un certain nominalisme. La propension de la philosophie de l’époque à poser l’objet sous le concept est une démarche ayant pour horizon la constitution du tableau général des connaissances désigné par Michel Foucault sous le terme de taximonie, laquelle impose un ordre des noms au dynamisme des processus de conscience.112 Il faut y voir également un effet de la théorie de l’efficience analysant la psychologie en termes de pouvoirs qui actualisent un principe dans une faculté. La démarche est identique dans la définition a priori de l’objet perçu correspondant à la défense de l’état de fait du sens commun qui pose le monde comme existant alors même que la théorie perceptive ne peut en rendre compte autrement que par le conceptualisme. Voulant partir de l’objet, la philosophie de Reid, en digne héritière de Descartes, ne peut élaborer de théorie perceptive qu’à partir du sujet car c’est uniquement sur ce dernier qu’elle se fonde en réalité. Ainsi, il est affirmé que le complexe du monde précède le simple de l’esprit, mais c’est par ce simple que le monde est finalement connu.
La nature ne présente aucun objet aux sens ou à la conscience qui ne soit pas complexe […] donc ce n’est pas par les sens immédiatement, mais plutôt au moyen du pouvoir d’analyser et d’abstraire que nous obtenons les notions les plus simples et les plus distinctes même à propos des objets des sens.113
74Reid analyse le complexe perceptif au moyen de l’abstraction, ce qui suppose l’imposition d’une grille intellectuelle de décodage en fonction d’une prénotion qui n’est pas sans rappeler la réminiscence platonicienne. La nature qui pénètre l’homme lui fournit les cadres d’interprétation intellectuelle du sensible en fonction de la correspondance mystérieuse entre l’intérieur et l’extérieur. Mais il n’en demeure pas moins que le conceptualisme ainsi délimité se révèle à nouveau incapable de fournir une justification philosophique, c’est-à-dire rationnelle, aux certitudes du sens commun. Ce dernier doit reposer sur un dogme naturaliste, un objet de foi, non de raison.
9. La conception
75La conception, conçue par Reid comme accompagnant la sensation pour constituer la perception en association avec la croyance, n’est pas donnée, mais plutôt révélée par les sens, selon la théorie sémiotique analytique. Elle est l’élément fondamental de tout acte mental.
On doit observer que la conception est un ingrédient de toute opération de l’esprit. Nos sens ne peuvent nous donner la croyance dans l’existence d’un quelconque objet sans nous en donner en même temps quelque conception.114
76Par la conception s’effectue la mise en forme des sensations au moyen de principes qui forment les notions premières.115 La conception d’une chose est un acte de l’esprit à partir des données sensibles. L’objet apparaît comme le résultat d’une opération mentale, non comme une idée représentative imposée à l’esprit. Une vision intentionnaliste est, par conséquent, envisageable puisque c’est par un acte possédant déjà la notion de l’objet que celui-ci est reconnu.116 Reid emprunte la conception active à Berkeley chez qui elle se limitait à la notion des opérations internes et se tournait donc vers la connaissance intérieure.117 Chez le philosophe écossais, la notion s’applique aussi à la connaissance extérieure et fonde le réalisme sur un rationalisme, à la manière de Leibniz. Pour ce dernier, la chose existe d’abord dans l’esprit comme archétype ; elle est le produit d’une connaissance innée qui restitue l’objet à partir des idées sensitives qui ne sont que les fantômes des choses.118 Mais chez Reid, bien que la notion affirme la possibilité de l’objet, celui-ci est tout de même affirmé comme préexistant au concept qui ne saurait être en dehors de sa présence.
Mais la notion que j’ai de cet objet est un acte de mon esprit qui existe en fait aussi longtemps que je pense à cet objet, mais qui n’a aucune existence quand je n’y pense pas.119
77La conception, bien sûr, ne peut donner l’existence qui lui est antécédente, elle ne peut que constituer la chose en objet pouvant être soit réel, dans le cas de la perception, soit fictif, dans le cas de l’imagination. Reid distingue l’objet extérieur de la conception, qui dans la perception est un existant réel, de l’objet du concept qui n’est que virtuel.120 La distinction ainsi posée, si elle offre l’avantage de permettre la réfutation des idées représentatives, aboutit à la suppression de tout objet réel au profit d’actes qui ne se définissent que par rapport à ces mêmes objets à l’existence incertaine. Reid en revient pourtant à la conception de l’objet mental.121 Mais s’il l’accepte, c’est pour affirmer que cet objet n’existe nulle part. La conception est ainsi un acte lié à un objet fictif qui pourtant existe comme détermination de l’acte, car on ne peut concevoir un rien. On en arrive à la définition d’un objet existant et pourtant non réel, car Reid ne peut accorder de statut réel à la représentation. Pourtant, pour concevoir un centaure il faut bien admettre la présence de contenus mentaux sur lesquels l’esprit agit et que le sens commun atteste.
Mais, quand on conçoit un centaure, ne peut-on pas dire que l’on en a une image distincte dans l’esprit ? Je crois qu’on peut le dire et si l’on entend par là ce que le vulgaire veut dire, lequel n’a jamais entendu parler de la théorie des idées, je n’y trouve rien à objecter.122
78La querelle avec les sensualistes conduit Reid à forcer le sens du mot image vers une acception étrangère à ses adversaires eux-mêmes. Si, avec ces derniers on considère l’image, non pas comme reproduction visuelle des choses, mais comme contenu mental, on s’aperçoit que Reid est obligé de s’accorder avec eux et d’admettre que pour qu’il y ait acte mental, il faut également qu’il y ait contenu. Le centaure existe donc dans l’esprit, ce qui ne préjuge pas de son existence dans le monde. En refusant l’existence des contenus mentaux, le philosophe condamnerait d’ailleurs sa théorie perceptive, laquelle dépend d’un acte conceptuel ne pouvant être sans objet dans l’esprit, sous peine de perdre contact avec le monde ; toute existence extérieure devant se résoudre en contenu mental pour pouvoir être connue. Limiter le sens du verbe exister à la seule extériorité signifie nier toute pensée et toute conscience. La conception est donc incapable de fournir l’objet autrement que sous la forme de la notion qui n’est pas encore un prédicat d’existence et qui, si elle peut être considérée comme une connaissance virtuelle, dispositionelle, doit se réaliser dans sa rencontre avec la sensation.
Tout d’abord, il est impossible de percevoir un objet sans avoir une notion ou une conception de ce que nous percevons. Nous pouvons, bien sûr, concevoir un objet que nous ne percevons pas, mais, quand nous percevons l’objet, nous devons aussi avoir quelque conception de lui.123
79Il s’agit d’une première étape conceptuelle qui ne s’objective qu’occasionnellement en interprétant les signes sensitifs. Le concept n’est pas naturellement limité, il fournit plutôt un cadre universel dans lequel le particulier peut naître de la rencontre avec le monde sensible. On se rapproche de la conception de Frege et de Wittgenstein pour qui les concepts se présentent sous forme de séries ouvertes dépendant de définitions opératoires tirées d’exemples.124 Le concept premier chez Reid se comporte également comme un réceptacle d’exemples trouvés à l’extérieur et construits ou classés en fonction d’un arrangement inné, d’une structure intellectuelle universelle. Le concept premier peut ne pas exister avant l’expérience tout en étant néanmoins présent en terme de disposition, si l’on disjoint son contenu, qui est l’objet connu, de sa forme constituant la structure transcendantale d’apparition de l’objet analysé et reconstruit comme objet extérieur. Le concept, qui ne donne que l’universel, est une forme de la conscience du particulier donné dans la sensation. Sans la conception il ne peut exister d’objet de la perception puisque la sensation ne peut pas être interprétée. Mais sans la sensation, l’objet ne pourrait jamais apparaître et même à supposer qu’il le fasse, il devrait se cantonner dans la généralité.125 Il s’agit en définitive d’une théorie d’esprit aristotélicien, dans la mesure où le schéma intellectuel demeure en puissance avant de se réaliser en acte dans sa rencontre avec le sensible. Le schéma de la perception de Reid peut se définir comme une rencontre entre deux branches d’une même réalité naturelle. D’une part, la nature fournit des choses comme substrat de signes perçus par la sensation, d’autre part, la même nature produit à l’intérieur de l’esprit des cadres transcendantaux abstraits qui permettent de reconstituer l’objet à partir des signes du monde.
80Au-delà de la conception primaire donnant le monde dans la perception et correspondant à la raison noétique, il existe un deuxième niveau qui correspond à la raison discursive. Lorsque l’objet est connu et défini, cette connaissance et cette définition peuvent s’approfondir par inférence empirique et induction. Mais il ne s’agit que d’une manipulation d’éléments donnés par la perception ne pouvant avoir de valeur épistémologique. La concevabilité n’est plus une preuve de la possibilité à ce stade. Le centaure résultant de la jonction abstraite de deux objets, pris dans leur généralité d’universels, la catégorie homme et la catégorie cheval, n’est pas nécessairement possible. Si la conception noétique fournit le réel, la conception discursive n’a aucune emprise sur lui.126 Il faut aussi se souvenir de la théorie des qualités et Reid doit à un certain point concéder que la notion ne révèle pas l’objet proprement dit, mais seulement ses attributs. L’objet recule à nouveau hors de la connaissance.127
81La conception permet de fournir l’objet à travers ses déterminations extérieures. On sait ce qu’il est car il correspond au schéma interprétatif de la notion. La question fondamentale de son existence ne peut être résolue à ce stade. Le monde n’existe donc pas en tant que concept. La conception propose l’interprétation de signes sensibles en termes d’objets possibles correspondant à un schéma intellectuel. Mais c’est la croyance qui certifie leur existence. Le monde ne peut alors être affirmé que comme résultant d’une croyance.
10. La croyance
82Bien que Reid considère la perception comme un tout décomposable, il est difficile de trouver chez lui une séquence claire dans l’enchaînement des différentes facultés mises en œuvre. Bien que l’étape sensitive semble nécessairement précéder l’étape perceptive, composée de la conception et de la croyance, ces deux dernières facultés semblent agir simultanément.128 Pourtant, la conception étant chargée de définir l’objet, la croyance doit venir à sa suite comme jugement de l’existence réelle d’un objet possible.129 Le terme de jugement appliqué à la croyance est sans doute impropre car il implique une forme de raisonnement. La croyance n’est pas un raisonnement, c’est l’effet d’un principe, d’un instinct.
Il n’y a pas de raisonnement dans la perception, comme précédemment observé. La croyance qu’elle implique est l’effet de l’instinct.130
83La croyance dans l’existence du monde est inexplicable mais elle est une vérité de fait et la référence à une cause occulte dans l’instinct renvoie à la cause première, à la volonté divine qui s’objective dans la nature humaine.131
84Ce terme de jugement souligne néanmoins un aspect de la croyance qui rejoint l’analyse des principes du sens commun. Pour que la croyance puisse être un jugement d’existence ou de non-existence d’une chose proposée par la conception, il est nécessaire que pré-existe en elle la notion abstraite d’existence en général. Or, la conception ne peut la procurer puisque c’est précisément la seule chose dont elle ne peut témoigner. Il semble alors que la croyance soit bien d’une certaine manière déjà une conception. Pour élucider cette difficulté et englober la croyance à l’intérieur de la raison, il faut appliquer à nouveau la distinction des deux étages de la raison. Les principes étant les premiers fondements noétiques de la raison non discursive, il n’est pas contradictoire de dire que la croyance appartient à cet étage noétique et de ce point de vue il s’agit bien d’une faculté rationnelle.132 Reid réhabilite ainsi la croyance aux dépens des systèmes rationalistes qui n’y voyaient qu’opinion ou préjugé. Pourtant, la croyance, ainsi définie, sans doute un peu maladroitement, va bien au-delà du préjugé. Reid la pose au-delà du domaine de la connaissance probable, comme un fondement de toute activité cognitive.
J’ai accordé une croyance implicite aux informations données par la nature à travers mes sens pendant une grande partie de ma vie, avant de posséder assez de logique pour pouvoir les mettre en doute. Et à présent, quand je réfléchis sur le passé, je ne pense pas avoir été abusé par cette croyance. Il me semble que sans elle, j’aurais dû mourir accidentellement des milliers de fois. Je trouve que sans elle, je n’aurais jamais été plus sage que lorsque je suis né et que je n’aurais même pas été capable d’acquérir cette logique qui me conduit à douter de mes sens comme un sceptique.133
85Alors que les Lumières considèrent la croyance sous l’angle de la connaissance probable, c’est-à-dire, comme une opinion ou une hypothèse susceptible d’être infirmée et devant être passée au crible de l’induction, Reid voit en elle la base même de toute activité inductive et par extension de toute science. L’hypothèse géocentrique de Ptolémée offre l’exemple d’une opinion qui se justifiait par rapport aux phénomènes observés dans le monde ancien en suscitant une croyance qui transparaît toujours dans le langage commun où l’on parle du soleil qui se lève ou se couche, par rapport à une terre fixe. L’observation des phénomènes amenait la constatation d’un certain nombre de régularités susceptibles de donner naissance à une théorie ordonnant ces régularités en accord avec le sens commun. C’est seulement avec le développement des moyens d’investigation tel que le télescope, qui élargissait le champ d’observation au-delà des limites imparties au commun des mortels, que d’autres régularités purent apparaître qui montraient la croyance commune comme un préjugé erroné. La science se séparait de la rationalité commune, non pas par son cheminement, mais par le développement des techniques d’investigation élargissant sa base inductive. Cet exemple peut mettre en évidence un ressort commun au vulgaire et à la science et rend justice à la construction à deux étages de Reid, laquelle fonde la science sur la rationalité commune. Quels que soient les systèmes, ptolémaïques ou coperniciens, vulgaires ou savants, la croyance, ou plus exactement la certitude que l’on retire de l’observation des faits, naît de la constatation d’un ordre. La théorie plus ou moins explicite que l’on va croire dépend en dernière analyse de régularités, d’un ordre que l’on reconnaît dans la nature. Le sens commun voit dans la régularité du coucher et du lever du soleil la preuve de la position centrale de la terre et c’est par la découverte de la régularité des mouvements planétaires que Copernic et Galilée affirment l’héliocentrisme, base de la nouvelle croyance. La régularité fonde la croyance.134 Or, la régularité en tant que telle n’est pas dans la nature, elle est un concept plaqué sur elle. Cela est particulièrement évident dans l’exemple que nous examinons, où seul le temps et la mémoire la révèlent à l’observateur. Sans la mémoire de l’homme, il n’y aurait jamais qu’une seule occurrence des phénomènes. La régularité est le produit d’une intériorisation sur laquelle s’exerce une activité comparative, c’est-à-dire un jugement sur des contenus mentaux. Il en ressort que la croyance, la certitude, le but de toute activité scientifique, dépendent d’un concept qui doit présider à l’application de la faculté comparative. Pour pouvoir comparer des choses, il faut au préalable posséder une notion de la similitude et de la dissimilitude, et également une conception du prédicat que l’on va comparer. Dans une série de fleurs on peut choisir de s’attacher aux régularités de leur couleur, de leur forme, de leur hauteur ou encore de tous ces prédicats ensemble, mais la comparaison ne peut se passer de la notion de ces qualités comme guide de la similitude. La notion des prédicats peut être acquise par l’expérience, conformément à la théorie des qualités secondes, mais la similitude doit être un concept a priori puisque la nature ne livre qu’exceptionnellement deux objets rigoureusement identiques. Le concept guide alors l’abstraction appliquée au divers des attributs et fait apparaître les régularités dont il possédait déjà le modèle formel en lui.
86La science est ainsi un système qui motive une croyance fondée sur des concepts fondamentaux et transcendantaux qui appartiennent au sens commun et qui informent l’évidence. En cela, au-delà des hésitations méthodologiques de Reid, l’intérêt de son analyse demeure. La grande réussite du philosophe écossais en ce domaine est, sans doute, d’avoir montré que la science et plus généralement toute activité cognitive humaine qui, par définition, visent la certitude probable, la croyance fondée sur la plus forte probabilité, doivent prendre appui sur la croyance comme point de départ. Cela ne détermine pas un cheminement tautologique dans les matières de fait, mais un changement de plan. En effet, si la certitude scientifique découle des concepts de régularité et de similitude qui sous-tendent l’activité comparative, il faut, pour être crédible, que cette activité s’exerce sur des faits dont l’existence ne soit pas douteuse. Pour bâtir une théorie cosmique, il faut tenir pour acquise l’existence des astres que l’on observe et celle de soi-même comme observateur. Dans les matières abstraites ou spéculatives, l’existence réelle de l’objet peut s’effacer, mais pas celle de l’observateur et encore moins celle de ses représentations. Il s’agit du point de départ, non plus contingent, ou probable, mais nécessaire de la raison.
87Cette croyance première ne se fonde pas sur l’observation de régularités puisqu’elle est son fondement. La croyance dans l’existence des choses et de l’observateur est cet indépassable que toute philosophie et toute science doivent prendre en compte, car c’est elle qui fonde leurs démarches. Il faut savoir gré au philosophe écossais d’avoir inclus la croyance dans la raison fondamentale, sur laquelle repose toute connaissance possible. La croyance fournit sa propre notion d’existence qui n’est d’ailleurs pas à proprement parler une notion intellectuelle, mais un implicite nécessaire, un principe, le premier principe des vérités contingentes. Sans doute, le terme de croyance, de belief est-il mal choisi parce que trop faible et trop entaché de subjectivisme vulgaire. Le terme de certitude aurait sans doute permis de donner plus d’autorité à cette faculté en la fondant sur l’évidence naturelle offrant un meilleur accès au subjectivisme naturaliste lequel forme la base de la théorie perceptive. C’est bien en définitive l’esprit qui donne l’existence au monde, mais le principe d’existence n’appartient pas en propre à l’esprit, il réside en lui en tant qu’effet de sa constitution qui, par la nature, est affirmé comme accordé au monde.
Le sceptique peut peut-être se persuader en général qu’il n’a aucune justification pour croire ses sens ou sa mémoire. Mais, dans certains cas particuliers très intéressants, son doute s’évanouit et il se trouve face à la nécessité de croire en tous deux. Ces jugements peuvent, au sens le plus strict, être appelés des jugements de nature. La nature nous y a soumis, que nous le voulions ou non…135
88La croyance se montre ainsi comme un jugement pur, l’effet d’une noématique de la certitude donnée par le sens commun.136 Il est regrettable que Reid n’ait pas jugé opportun de développer une théorie de la croyance ou de la certitude et qu’il ait négligé d’exploiter le seul avantage philosophique dont il aurait pu se réclamer contre Hume. Face à son compatriote qui rejetait toute certitude en constatant la faiblesse de la raison, Reid se contente d’affirmer l’existence des choses et du moi comme irrésistible en la justifiant par la théodicée137, sans montrer que cette certitude est précisément le paradigme de toute certitude à l’instar de l’apodicticité mathématique. Ses hésitations à reconnaître explicitement la fusion qui s’opère dans sa pensée entre les domaines nécessaire et contingent le conduisent à renoncer à exploiter l’arme philosophique qu’aurait pu procurer une théorie de la certitude et une conception de ses rapports avec l’évidence naturelle, non plus comme effet, mais comme critère. Il se contente de l’attaque polémique fournie par l’argument par rétorsion.138
89La certitude utilisée comme critère fonde un argument que Hume ne peut rejeter139 car il met le sceptique en position délicate en confrontant la philosophie à la vie. Il peut provoquer le philosophe en lui suggérant de ne pas craindre d’appliquer son idéalisme au test de la réalité en n’ayant pas peur de mettre sa main au feu, le philosophe ne courant aucun danger puisque le feu n’est qu’idée dans l’esprit. Au fond de cet argument se cache l’implicite d’une théorie de la croyance fondamentale et nécessaire en l’existence du monde comme norme de l’évidence. La croyance qui se présente comme la véritable clé de voûte du système de Reid dans sa réfutation du scepticisme, après l’échec de la théorie perceptive, n’est en définitive pas radicalement en contradiction avec Hume.
90Une théorie de la certitude, fondée sur la raison noétique du sens commun, aurait pu apparaître comme le fondement manquant aux Lumières, dont l’absence était responsable de leur basculement dans le scepticisme.140 À défaut, la perception se résout en une théorie de la croyance qui seule permet, en dernier ressort, d’affirmer l’existence du monde et du sujet face aux arguments sceptiques. La grande architecture perceptive, parfois confuse, élaborée par Reid n’est d’aucune utilité pour prouver ce que de toute façon il avait défini comme non susceptible de preuve. La philosophie du sens commun, dans cette matière comme dans d’autres, retourne toujours à son point de départ puisqu’elle s’efforce de justifier des principes qui sont de toute manière improuvables. Il faut considérer les conceptions perceptives de Reid comme des efforts toujours vains pour réfuter un scepticisme qu’il ne peut attaquer sur son terrain propre, c’est-à-dire, au niveau proprement philosophique de la raison discursive. Sa tentative est plus proprement polémique et il est remarquable qu’elle échoue là où elle croit réussir, car loin de s’opposer radicalement à ses adversaires, ce que les notions du sens commun l’amèneraient à faire, elle ne peut se résoudre à rompre totalement avec la pensée du xviiie siècle sensualiste.
11. De la représentation au langage
91Il ne faut pas isoler Reid de la philosophie de son temps, surtout s’il s’en déclare l’ennemi. Au contraire, il importe de comprendre à quel point la philosophie du sens commun est d’abord l’héritière des théories perceptives des Lumières avant d’en être l’adversaire, afin de saisir comment elle effectue le passage d’une forme individualiste de la représentation à une forme générale et collective. Comme nous avons pu le constater à de nombreuses reprises dans ce chapitre, il existe une tension permanente entre la philosophie de Reid et sa polémique avec les sceptiques. Le traumatisme qui l’amène à réagir à la dissolution de toute certitude et de toute extériorité chez Hume et chez Berkeley ne va pas jusqu’à enclencher une remise en cause radicale des fondements idéalistes de ses adversaires. Il est donc aussi responsable à terme de la disparition du monde. Le nominalisme qui sous-tend cette théorie rend toute approche immédiate, et donc conforme au sens commun, impossible. Les choses individuelles demeurent inconnaissables directement parce que leur essence nous échappe.
Notre conception en est toujours inadéquate et bancale. Elles sont les créatures de Dieu et beaucoup de choses qui leur appartiennent nous sont inconnues et ne peuvent être déduites par le raisonnement de ce que nous en savons. Elles ont une essence réelle, ou constitution naturelle, de laquelle toutes leurs qualités procèdent, mais cette essence, nos facultés ne peuvent la saisir.141
92Il y a par ailleurs peu de différence entre les théories de Locke et celles de Reid. Pour l’une comme pour l’autre, l’objet est posé a priori alors que rien, hormis l’affirmation dogmatique de son existence ne permet d’en rendre compte. La querelle de la représentativité des idées se greffe sur un arrière plan théorique qui déjà malmène le sens commun. Il est remarquable d’ailleurs que Reid trouve chez Locke les racines de la théorie sémiotique, élaborée en vue de réfuter la doctrine représentative. On peut alors dire que c’est une analyse faussée de l’histoire philosophique des xviie et xviiie siècles qui le pousse à s’attaquer en priorité à la théorie représentative sans voir que cette dernière est elle-même le fruit d’un dogme plus général dont il ne peut apercevoir le danger. Identifier la racine des courants épistémologiques qui mènent au scepticisme dans l’affirmation de l’incommensurabilité de la matière et de l’esprit, de laquelle dérive l’impossibilité de l’action de la matière sur l’esprit, signifierait réhabiliter les théories mécanistes de Hobbes et donc craindre de tomber dans l’athéisme. Puisque tout accès direct à l’objet est interdit par les dogmes spiritualistes, il faut que la connaissance des choses soit médiate. La tentative d’élaboration d’une théorie immédiate se heurte à cet obstacle premier, mais démontre la nécessité absolue d’une telle théorie pour la philosophie du sens commun. Elle montre également que seul un obstacle extra-philosophique, de nature religieuse, empêche le philosophe écossais de reconnaître dans le matérialisme une solution possible à son dilemme. Il attaque l’absurdité de la représentativité idéaliste, non sur ses fondements, mais sur l’existence d’images dans l’esprit qu’il contre, non par une théorie immédiate impossible à mettre en œuvre sans remise en cause fondamentale, mais par une autre théorie médiate, la sémiotique.142 La théorie de la signification remplace la théorie de la ressemblance. Ce passage pose un problème supplémentaire car là où la ressemblance ne demandait pas d’intervention particulière de l’esprit, puisqu’elle était censée fournir les déterminations de l’objet, la sémiotique appelle un décodage qui ne saurait être qu’intellectuel.
93Au niveau de ce décodage effectué, soit par la suggestion, soit par le concept ou plus probablement, si l’on veut être cohérent, par le concept à travers la suggestion, s’amorce un glissement entre la représentation individuelle d’un homme, dans le secret de son sensorium et le décodage de données confuses, selon des lois générales garantissant l’accès de chacun au même monde défini et formé par le sens commun. La sensation est encore du domaine de l’individu puisqu’elle dépend des organes, encore qu’elle puisse être considérée elle-même comme un décodage143, mais au-delà, l’individu opère l’interprétation des signes en vertu des lois de la nature qui s’appliquent à tous. La représentation est alors conçue comme un langage dans lequel la convention est remplacée par la nature. Le signe naturel s’impose en fonction d’une loi interne qui forme l’équivalent de la loi extérieure de la convention. La représentation intime de la couleur rouge, par exemple, dont même le langage humain ne peut rendre compte144, est ici envahie par la loi de signification naturelle qui fait correspondre automatiquement, pour tous les hommes, le même signe et la même qualité.
94Si l’on isole la signification des principes naturels que Reid attache à son interprétation, cette théorie se situe dans le droit fil de la philosophie sceptique car elle pousse encore un peu plus loin la disparition du monde. L’influence de Berkeley est ici sans doute déterminante. Le monde n’apparaît plus que comme cause de signes. Ce n’est donc plus un monde mais un chaos de causes occultes, recréé en tant que monde par l’esprit, uniquement par l’application des principes naturels. Seul le sens commun qui se persuade de l’existence extérieure des choses sépare Reid de son collègue irlandais. Si l’on veut considérer la croyance comme une illusion, ce que rien dans sa pensée ne nous interdit de faire sur le plan philosophique, en restant du côté de la raison discursive, nous nous retrouvons avec une construction intellectuelle dont les causes pourraient seulement émaner de Dieu, ce que la théorie causale de Reid autoriserait pleinement. Le passage de l’idée représentative au signe non représentatif marque alors le passage de la représentation du monde à la pensée du monde selon les cadres universels imposés par la nature. La sémiotique et le sens commun entérinent l’envahissement de la scène philosophique par le langage et la signification.145 La nature constitue un langage qui n’est plus seulement le langage des choses, car il se révèle à la fois dans les choses et dans l’esprit. Les principes du sens commun accompagnés de la croyance irrésistible qu’ils inspirent sont les règles universelles de ce langage.
Notes de bas de page
1 182b. Sensation, and the perception of external objects by the senses, though very different in their nature, have commonly been considered as one and the same thing. The purposes of common life do not make it necessary to distinguish them, and the received opinions of philosophers tend rather to confound them ; but, without attending carefully to this distinction, it is impossible to have any just conception of the operations of our senses. The most simple operations of the mind, admit not of a logical definition : all we can do is to describe them, so as to lead those who are conscious of them in themselves, to attend to them, and reflect upon them ; and it is often very difficult to describe them so as to answer this intention. The same mode of expression is used to denote sensation and perception ; and, therefore, we are apt to look upon them as things of the same nature. Thus, I feel a pain ; I see a tree : the first denoteth a sensation, the last a perception.
Reid annonce les théories du xxe siècle lorsqu’il réduit la sensation de douleur à une sensation pure, sans objet distinct, il préfigure la théorie adverbiale pour laquelle sentir une douleur consiste à considérer un faux objet à la place d’une simple détermination du sentir qui devrait s’exprimer d’une manière appropriée par l’expression sentir douloureusement. Pour ce qui concerne la perception qui détermine son objet, il anticipe sur la théorie acte-objet pour laquelle il s’agit de poser l’acte de voir et l’existence de l’objet déterminé par cet acte. Voir G. Pitcher, « Mind and Ideas in Berkeley », American Philosophical Quarterly, no 6, 1969, p. 198-207, et Schulhess, p. 222. Par ailleurs, on peut appliquer au désacccord de Reid avec le langage l’analyse faite par Alfred Jules Ayer sur les problèmes posés par les théories perceptives du xviiie siècle. Le philosophe écossais ne peut définir la sensation en accord avec le langage car ce dernier n’offre l’objet que déjà constitué comme tel et ne peut, faute de symboles appropriés rendre compte du matériau brut de la sensation : le contenu sensoriel (sense-content, sense-datum). Il serait séduisant de voir dans l’effort fait par Reid pour séparer d’une manière quelque peu artificielle sensation et perception, une tentative de définition d’un concept de donnée préperceptive, de divers non organisé. Malheureusement il reste encore trop attaché au langage et au témoignage de la conscience pour que la sensation ne soit pas autre chose qu’un signal confus et indéterminé certes, mais déjà individualisé a priori comme marque d’un objet. Voir 22b, et Ayer, Language, Truth and Logic, p. 64-66.
2 186b. The impression made upon the organ, nerves, and brain, is followed by a sensation. And, last of all, This sensation is followed by the perception of the object. Voir aussi 320b.
3 Reid, désireux avant tout d’éliminer toute représentativité qui ramènerait les idées sensualistes prend bien soin de préciser que les informations données par la sensation ne peuvent correspondre à l’objet. La connaissance par les sens est donc hypothétique. Voir 157a.
4 159a. The sensations of touch, of seeing, and hearing, are all in the mind, and can have no existence but when they are perceived.
5 Reid prend toutefois grand soin de se démarquer de la perception mécaniste. S’il existe effectivement des impressions, leur nature demeure inconnaissable et leur connexion avec la perception est mystérieuse. L’ensemble de la théorie perceptive de Reid apparaît comme voilée d’inconnaissable et ne peut se résoudre que dans une théodicée. Voir 257b et 186b, 187b et 188a.
6 Voir 265b.
7 . 318b. The external senses have a double province – to make us feel, and to make us perceive. They furnish us with a variety of sensations, some pleasant, others painful, and others indifferent ; at the same time, they give us a conception and an invincible belief of the existence of external objects. […] This conception and belief which nature produces by means of the senses, we call perception. Voir aussi 319a-b et 183a. Mais Reid ne choisit pas vraiment entre une théorie de l’impression sur l’organe et une théorie de l’impression sur l’esprit par l’entremise de la sensation. Il en vient alors tantôt à critiquer Aristote pour avoir considéré l’impression sur l’esprit, tantôt à reconnaître à Malebranche le mérite d’avoir distingué la faculté perceptive qui rend compte de l’impression dans l’esprit de la sensation extérieure proprement dite.
8 . Voir et opposer : 265b et 253b.
9 . Voir 248a.
10 James Burnet, Lord Monboddo, Origin and Progress of Language, 1774. Monboddo reprend la distinction de la sensation faite par Reid dans sa critique de l’épistémologie de Locke et de Hume et dans sa tentative de résurrection des théories aristotéliciennes. Voir aussi L. Stephen, English Thought in the 18 th Century, vol. I, p. 6.
11 Voir 258a. Reid n’est pas toujours constant dans la hiérarchie de son organisation perceptive. La croyance est ainsi parfois conçue, non comme partie intégrante, mais comme conséquence de la perception. Voir aussi 309b.
12 Berkeley, Principles of Human Knowledge, chap. i, sect. 3, dans lequel il énonce le fameux : « esse est percipii » en réintégrant la sensation dans l’esprit, c’est-à-dire dans la perception.
13 À ce sujet, la preuve expérimentale proposée par Reid pour démontrer l’accord de la perception avec les choses par la variation du perçu proportionnelle à la variation des choses semble au contraire, par la pétition de principe qu’elle renferme, éloigner davantage la théorie perceptive du réel. Voir 248a-b. En effet, nous ne pouvons constater l’accord de notre perception avec les choses que parce que les choses nous apparaissent comme elles sont. Mais elles ne nous semblent être comme elles sont que parce qu’elles nous apparaissent ainsi. On ne peut donc sortir de ce cercle pour affirmer la véracité perceptive.
14 Voir à ce sujet les remarques de Woozley dans sa préface des Intellectual Powers.
15 333a. I think it appears that our original powers of perceiving objects by our senses receive great improvement by use and habit ; and without this improvement, would be altogether insufficient for the purposes of life. Voir aussi 331a-b, 332b et 419b.
16 229a, Sensation is a name given by philosophers to an act of mind, which may be distinguished from all others by this, that it hath no object distinct from the act itself. Voir aussi 310a.
17 115a. Sensation, imagination, memory, and judgment, have, by the vulgar in all ages, been considered as acts of the mind. The manner in which they are expressed in all languages, shews this. Voir aussi 254a-b.
18 105a. A man that feels some pain or pleasure formerly unknown to him. is conscious that he is not the cause of it himself. Voir aussi 320b.
19 Voir 247b et 248a.
20 Contrairement à Aristote, Reid rejette toute notion d’intéraction entre deux agents, l’un extérieur, l’autre intérieur permettant le passage de la puissance à l’acte dans l’esprit sous l’action de l’objet. Voir Aristote, De Anima, chap. ii, § 5 et 12.
21 Locke, Essay on Human Understanding, Livre II, chap. xxi, § 5. Pour Locke qui ne différencie pas sensation et perception, cette dernière est un acte de l’entendement à partir des idées dans l’esprit. La position de Reid n’est pas très différente puisqu’elle consiste en un acte des facultés de l’esprit sur les données fournies par l’intermédiaire sensitif. La représentation idéale est en quelque sorte remplacée par la sensation.
22 Voir 222b, voir aussi 183a.
23 Franz Brentano, « Was an Reid zu loben » Gräzer Philosophische Studien (1) 1975, et A. R. Greenberg, « Hamilton and Reid’s Realism », The Modern Schoolman, vol. LIV, 1976, p. 24-25.
24 Voir 301a-b et 515a.
25 Il y avait là une difficulté dans la philosophie sensualiste que seul Berkeley pouvait résoudre en faisant disparaître le monde. La cohabitation d’un esprit passif et d’un modèle spirituel de l’efficience ne pouvait rendre compte des choses comme causes des idées dans l’esprit. Pour qu’elles puissent agir, il fallait qu’elles soient les effets directs de la causalité divine sur l’esprit. Reid, en renversant le problème de l’esprit, en le déclarant actif ne parvient cependant pas à rétablir le monde, ce dernier pouvant toujours être considéré comme un médium dans l’esprit entre le créateur et l’homme, c’est-à-dire comme un langage, tant qu’il n’est pas doté d’une efficience matérielle.
26 L’idée devient ainsi chez Reid un acte de l’esprit. La conception élimine la représentation. Voir 226a et 298a-b. Par ailleurs, ce quelque chose n’est considéré comme tel que par la croyance. Voir 312b.
27 303a. To my apprehension, I immediately perceive external objects. Voir aussi 263a.
28 274a-b. The vulgar undoubtedly believe that it is the external object which we immediately perceive, and not a representative image of it only. Voir aussi 280a.
29 289a. I do perceive matter objectively – that is, something which is extended and solid, which may be measured and weighed, is the immediate object of my touch and sight.
30 Voir 292b, 295b et 296a. Voir aussi Arnauld, Des idées justes et des idées fausses, 1683. Reid trouve ainsi dans le philosophe cartésien un précurseur dans son combat contre les idées représentatives. Voir 296a-b et 298a.
31 L’exposition de la théorie immédiate débute au chap. vii de l’Essai II intitulé : « Sentiment of Philosophers about the Perception of external objects » (voir 262a). Elle se poursuit en opposition à Descartes (267a), puis à Locke (275a, 280a), Berkeley (289a, 292b), Clarke (302a). Il est significatif qu’il revient à une théorie médiate lorsque l’analyse reprend avec la description de la perception de la rose (310a).
32 339a. It is by memory that we have an immediate knowledge of things past.
33 Voir le commentaire de Hamilton sur cette aporie p. 33a. Sur l’ambiguité des termes, voir la note de Hamilton p. 226b et note B, p. 806. Sur la confusion des hypothèses présentatives et représentatives, voir Hamilton note C, p. 816, et Greenberg, Hamilton and Reid’s Realism, p. 17-22.
34 Voir 313b.
35 Reid rejoint alors la pensée d’Aristote développée dans l’Éthique à Nicomaque, selon laquelle le semblable seul peut connaître le semblable. Ainsi, comme le fait remarquer Hamilton, (p. 300b) la relation cognitive se fonde sur une analogie d’existence et une théorie immédiate suppose une identité d’existence. L’identité naturaliste peut donc justifier l’emploi par Reid d’une théorie immédiate de la perception.
36 Voir 313b.
37 Voir 313b, voir aussi 123a, 142b, 143a, 314b et 322a.
38 Voir 123a.
39 Voir Locke, Livre II, chap. iv, § 1, 2 et livre II, chap. xxiii, § 10. Il n’est pas indifférent que Reid prenne la dureté comme paradigme des qualités premières (voir 123a), pourtant, il ne peut suivre aveuglément Locke et admettre la perception de ressemblances, d’archétype à ectype dans les qualités des choses, cela mènerait à l’idéalisme, les qualités secondes deviennent donc des qualités occultes à la manière scolastique (voir 314b, 321b). Voir aussi Schulthess, p. 170.
40 123a. Bishop Berkeley again discarded this distinction, by such proofs as must be convincing to those that hold the received doctrine of ideas. Yet, after all, there appears to be a real foundation for it in the principles of our nature. Voir aussi 195b.
41 Voir 142b et 313b. Dans ce passage, Reid entreprend sa démonstration en se souvenant du mathématicien aveugle Saunderson qui pouvait avoir une conception de l’étendue et de la magnitude de l’objet correspondant au réel en appliquant les axiomes et les déductions géométriques. Le monde, sous l’aspect des qualités premières est donc perceptible intellectuellement (voir 125b, 142b et 143a).
42 Voir 314b. Reid fait appel pour prouver ce point à la théorie active de la sensation et à la faculté introspective. Les qualités premières ne pouvant être des actes, puisqu’elles résident dans l’objet, alors que les sensations, étant des manifestations spirituelles sont forcément actives. L’incapacité des philosophes à distinguer clairement la sensation de la qualité est analysée par Reid à juste titre comme un piège du langage commun qui ne peut prendre en compte les données sensorielles brutes, les sense data. Voir 131a, 138b et 229b.
43 315b. When a man moves his hand rudely against a pointed hard body, he feels pain, and may easily be persuaded that this pain is a sensation, and that there is nothing resembling it in the hard body ; at the same time, he perceives the body to be hard and pointed, and he knows that these qualities belong to the body only. Voir aussi 123b.
44 Voir 314b.
45 484b. But the perception which I have, by touch, of the hardness and softness of bodies, of their extension, figure, and motion, is not acquired – it is original.
46 514a. Of these we have a direct and immediate knowledge from our senses.
47 L’irréductibilité de l’esprit et de la matière pose un obstacle insurmontable à Reid. La thèse déiste naturaliste est donc la seule voie ouverte à la réfutation du scepticisme mais elle doit s’appuyer sur la théodicée. Reid ne peut réfuter Hume qu’en apparaissant comme un métaphysicien s’appuyant sur une révélation qui doit se résoudre à l’opacité du sens commun et fonder sa philosophie sur un mystère non philosophique. Voir 253b où Reid paraphrase Leibniz dans la Monadologie et affirme qu’aucune modification de la matière ne peut susciter une forme quelconque de pensée.
48 Voir 130a-b.
49 Locke, Livre II, chap. xxiii, sect. 10 où les qualités secondes sont définies en termes de causalité, de pouvoir occulte. Voir aussi 499b.
50 Cela constitue l’argument central de Berkeley sur l’inexistence de la matière, puisque esse est percipii. Les sensations n’existent pas dans les choses qui sont, par définition insensibles, et comme nous ne connaissons que nos sensations, il faut donc que la matière n’existe pas. Berkeley, Principles et Dialogues. Voir aussi G. Warnock, Berkeley, Londres, 1953.
51 138a. When we think or speak of any particular colour, however simple the notion may seem to be which is presented to the imagination, it is really in some sort compounded. It involves an unknown cause and a known effect. The name of colour belongs indeed to the cause only, and not to the effect. But, as the cause is unknown, we can form no distinct conception of it but by its relation to the known effect. Voir aussi 113a, 114a et 490a.
52 Voir 125a-b, 321b et 333a.
53 Voir 206a.
54 Voir 114a-b, voir aussi 105a, 112b, 117a, 188a, 460a et 499b. Il est notable que dans cette conception, Reid se retrouve d’accord avec Hume pour donner un statut causal à la conjonction constante. Ce n’est que cette dernière qui, a posteriori peut permettre d’identifier comme cause un antécédent extérieur. De plus, l’identification de la rose comme cause de la sensation de son parfum est elle même dépendante de la perception de la rose comme objet, par l’entremise d’autres sens. Il faut donc qu’en première instance l’inférence causale ne repose pas sur la conjonction constante puisqu’il n’y a pas a priori d’objet déterminé à joindre à la sensation. Là encore, la philosophie se révèle incapable de fournir l’objet qui n’est affirmé comme existant a priori que pour justifier l’état de fait a posteriori.
55 137b. The colour remains when the appearance ceases. […] The permanent colour of the body is the cause which, by the mediation of various kinds or degrees of light, and of various transparent bodies interposed, produces all the variety of appearances. Berkeley aurait pu répondre que rien ne garantit l’extériorité de la cause de la sensation car il faudrait admettre la causalité et l’activité dans la matière. Or, cela étant exclu par hypothèse, l’extériorité révélée par la causalité ne peut être que celle de Dieu et non celle du monde.
56 Aristote, De Interpretatione, I.
57 336b. When we have often found it in our experience to happen, we acquire a firm belief that the things which we have found thus conjoined, are connected in nature, and that one is a sign of the other. The appearance of the sign immediately produces the belief of its usual attendant, and we think we perceive the one as well as the other. Voir aussi 310a-b et 311a. C’est d’ailleurs parce qu’elle amenait la disparition du monde et de la connaissance que Reid tenait à rejeter la conjonction constante comme racine du principe de causalité. Appliqué au domaine de la perception, le schéma subjectif de la causalité défini par Reid contribue encore à faire reculer l’objet vers l’inconnaissable puisqu’il n’est, d’une part, pas une vraie cause mais le relais de la cause première, d’autre part, puisqu’il ne se revêt du statut de cause que par une loi d’interprétation du sensible, un principe, le principe de causalité.
58 Hacking, The Emergence of Probability, p. 182-183
59 Berkeley, p. 51-52. Upon the whole, I think we may fairly conclude that the proper objects of vision constitute an universal language of the Author of Nature. […] The manner wherein they signify and mark unto us the objects which are at a distance is the same with that of languages and signs of human appointment, which do not suggest the things signified by any likeness or identity of nature, but only by an habitual connection that experience has made us to observe between them. Le naturalisme de Reid le rapprocherait peut-être davantage de la première édition de la New Theory of Vision de 1709 dans laquelle on lisait : « The Universal Language of Nature ». Berkeley y remplaçait une théorie géométrique par une théorie sémiotique. Reid ne le suit pas tout à fait car tout en adhérant à la théorie sémiotique, il la fait cohabiter, par le biais des qualités premières avec la théorie géométrique. Voir p. 142b.
60 185a. The signs by which objects are presented to us in perception, are the language of Nature to man.
61 Voir 503a.
62 Hobbes, Leviathan, Livre I, 1, p. 3.
63 Sur la signification et la causalité chez Hobbes et Hume voir Ian Hacking, Why does Language Matter to Philosophy, p. 33.
64 Voir 120a. Sur la sensation-signe voir aussi 112a, 131b, 137b, 312b et 450a.
65 Voir 331a.
66 M. Foucault, Préface de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal, Paris, Paulet éd., 1969, p. XVII.
67 Locke, Livre II, chap. viii, sect. 15-22.
68 Berkeley, § 148.
69 Voir 122b.
70 Voir 125a et 185b.
71 332a. In original perception, the signs are the various sensations which are produced by the impressions made upon our organs. The things signified, are the objects perceived in consequence of those sensations, by the original constitution of our nature. Voir aussi 33a, 340a et450a. Les significations peuvent se construire pyramidalement comme dans le cas des rapports sémiotiques entre figure visible et figure tangible. Une perception peut ainsi devenir signe d’une autre. Le signe envahit tout l’espace laissé libre par le recul de la logique et de la raison démonstrative sur la sensation-acte.
72 Voir 156b.
73 194b. In the testimony of Nature given by the senses, as well as in human testimony given by language, things are signified to us by signs.
74 Le langage de la perception est similaire et parallèle au langage humain. Les qualités premières correspondent au langage naturel tel que défini par Reid, les qualités secondes à la convention. Voir 185a, 195a et 278b.
75 Berkeley, New Theory of Vision, § 12, 17, 25, 77. Reid emprunte même l’exemple de la voiture qui passe au philosophe irlandais (voir 111a). Il lui arrive de considérer la suggestion sous l’angle empirique à la manière de l’évêque de Cloyne, en suivant de près la New Theory of Vision. Voir p. 192a qui correspond au § 77 de la N. T. V.
76 111a. I beg leave to make use of the word suggestion, because I know not one more proper, to express a power of the mind, which seems entirely to have escaped the notice of philosophers, and to which we owe many of our simple notions which are neither impressions nor ideas, as well as many original principles of belief.
77 Voir 111b.
78 Sur le passage de la représentativité à la signification par l’entremise de la suggestion, voir P. Winch, « The notion of “suggestion” in Thomas Reid’s Theory of Perception », Philosophical Quarterly, oct. 1953, et S. A. Grave, p. 178.
79 Voir 111a. Sur le transcendantalisme de la suggestion voir Schulthess, p. 238.
80 Voir Grave, p. 180.
81 Voir la connaissance définie comme “opinio”, c’est-à-dire, concept et croyance, résultant d’une évidence signifiante chez Gassendi, Opera Omnia, 1658, L. II, chap. vi, sect. 6, et Hacking, p. 47.
82 195a. Nature hath taught us the interpretation of these signs ; so that, previous to experience, the signs suggest the thing signified, and create the belief of it.
83 Voir 122a et 260 b où la perception résultant de la suggestion est appelée inspiration.
84 Voir 338b et 335a.
85 Locke, Livre II, chap. xxxii, sect. 1.
86 335a. Many things called deceptions of the senses are only conclusions rashly drawn from the testimony of the senses. In these cases the testimony of the senses is true, but we rashly draw a conclusion from it, which does not necessarily follow. We are disposed to impute our errors rather to false information than to inconclusive reasoning, and to blame our senses for the wrong conclusions we draw from their testimony.
87 418a. The constitution of our power of perception determines us to hold the existence of what we distinctly perceive as a first principle, from which other truths may be deduced ; but it is deduced from none.
88 Voir 194a-b.
89 Voir 334b.
90 195b. If we compare the general principles of our constitution, which fit us for receiving information from our fellow-creatures by language, with the general principles which fit us for acquiring the perception of things by our senses, we shall find them to be very similar in their nature and manner of operation. On trouve déjà la signification naturelle à la racine de la philosophie classique, dans la Logique de Port-Royal, 1re partie, chap. iv. Il s’agit pourtant d’une signification représentative. Le reflet dans le miroir n’est signe de la chose qu’en vertu de sa ressemblance. Le lien signifiant naturel n’est pas encore séparé de l’évidence visuelle donnée par la ressemblance qui tient alors lieu de théorie du signe. Chez Reid comme chez Berkeley, l’absence de ressemblance souligne le besoin d’une théorie du signe. Ce besoin est masqué chez Reid par le naturalisme et chez Berkeley par l’immatérialisme.
91 Hacking, p. 42.
92 Hacking, p. 115. Sur l’évolution du concept de langage naturel, voir Hacking, p. 80-81, et Foucault, p. 72 et suiv. Sur l’élaboration du « caractère universel » ou langage philosophique universel, voir J. Wilkins, Essay Towards a Real Character and a Philosophical Language, 1661, et G. Dalgarno, Ars Signorum, Vulgo Character Universalis et Lingua Philosophica, 1661.
93 Sur le réalisme des signes naturels, voir L. Dauriac, Le « Réalisme de Reid », p. 8 et Essai sur l’instinct réaliste : Descartes et Thomas Reid, p. 107.
94 199a. Effects and causes, in the operations of nature, mean nothing but signs and the things signified by them. We perceive no proper causality or efficiency in any natural cause ; but only a connection established by the course of nature between it and what is called its effect.
95 Voir Lectures on the Fine Arts, p. 2-30, 4 et 37.
96 Voir 146b et Lectures on the Fine Art, p. 2-30, voir aussi 244b et 245a.
97 Voir 121b, 124 et 125a-b.
98 Voir 121a-b.
99 Voir 186a.
100 Voir supra, 1re partie, chap. i, sect. 4, où le sens commun est étudié sous son aspect noématique.
101 Voir 145a.
102 Sur l’analyse de l’abstraction et sa distinction entre l’abstraction prescissive c’est-à-dire l’analyse du divers ; et l’abstraction hypostatique, c’est-à-dire la généralisation, voir C. S. Pierce, Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 1932, vol. 2, p. 364.
103 136b, voir aussi 135b et 182a. There are certain things in the visible appearance, which are signs of distance from the eye, and from which, as we shall afterwards shew, we learn by experience to judge of that distance within certain limits.
104 Berkeley, Principles, Introduction, § IX.
105 Tedeschi, Le Paradoxe de la pensée anglaise au xviiie siècle, p. 90.
106 135b. I cannot therefore entertain the hope of being intelligible to those readers who have not, by pains and practice, acquired the habit of distinguishing the appearance of objects to the eye, from the judgment which we form by sight of their colour, distance, magnitude, and figure. The only profession in life wherein it is necessary to make this distinction, is that of painting. The painter hath occasion for an abstraction, with regard to visible objects, somewhat similar to that which we here require.
107 164b. When we look at an object, the circumjacent objects may be seen at the same time, although more obscurely and indistinctly : for the eye hath a considerable field of vision, which it takes in at once. But we attend only to the object we look at. The other objects which fall within the field of vision, are not attended to ; and therefore are as if they were not seen. If any of them draws our attention, it naturally draws the eyes at the same time : for, in the common course of life, the eyes always follow the attention.
108 Voir 258b.
109 394a-b. A savage, upon seeing snow and chalk, would find no difficulty in perceiving that they have the same colour. Yet, on the other hand, it seems impossible that he should observe this agreement without abstraction – that is, distinguishing in his conception the colour, wherein those two objects agree, from the other qualities wherein they disagree. Voir aussi 396b.
110 418a. To begin with the objects of sense. It is acknowledged, on all hands, that the first notions we have of sensible objects are got by the external senses only, and probably before judgment is brought forth ; but these first notions are neither simple, nor are they accurate and distinct : they are gross and indistinct, and, like the chaos a rudis indigestaque moles. Before we can have any distinct notion of this mass, it must be analysed…
111 Voir 418a-b.
112 Foucault, p. 86.
113 376a-b. Nature presents no object to the senses, or to consciousness, that is not complex. […] so it is not by the senses immediately, but rather by the powers of analysing and abstraction, that we get the most simple and the most distinct notions even of the objects of sense. Voir aussi 396b.
114 360b. It may be observed that conception enters as an ingredient in every operation of the mind. Our senses cannot give us the belief of any object, without giving some conception of it at the same time.
115 Voir l’analyse de N. Daniels, Thomas Reid’s Inquiry, the Geometry of Visibles and the Case for Realism, New York, Burt Franklin and Co, 1974.
116 Voir Greenberg, p. 24-25.
117 Berkeley, Principles, § 142.
118 Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Essai II, sect. 8, 13 ; Essai III, sect. 5, 12 ; Essai IV sect. 6, 7, 8 et 12.
119 289a. But the notion which I have of that object, is an act of my mind which really exists while I think of the object ; but has no existence when I do not think of it.
120 Voir 305a.
121 Voir 429a. Si l’objet n’existe pas dans l’esprit sous forme conceptuelle, si la conception n’est qu’un acte dépourvu d’objet, tout objet est définitivement inconnaissable puisque la sensation ne le donne pas immédiatement sans un déchiffrage des signes sensibles. Une théorie de la conception comme acte pur, ne laisserait que le sujet au monde et encore d’une manière immanente et inconnaissable puisque inobjectivable. Voir Woozley, p. 243.
122 373b. But may not a man who conceives a centaur say, that he has a distinct image of it in his mind ? I think he may. And if he means by this way of speaking what the vulgar mean, who never heard of the philosophical theory of ideas, I find no fault with it.
123 258a. First, It is impossible to perceive an object without having some notion or conception of that which we perceive. We may, indeed, conceive an object which we do not perceive ; but, when we perceive the object, we must have some conception of it at the same time. Voir aussi 327a et 243a-b.
124 Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 6-71 et § 162-164.
125 407a-b, où, par ailleurs, le concept, en tant qu’universel est disjoint de l’acte de la conception qui est individuel pour contrer la notion d’idée représentative générale dans une polémique centrée autour de l’idée d’une identité de nature nécessaire entre l’acte et son objet. Encore une fois, Reid force l’idée vers la représentation comme image plutôt que comme contenu mental. Pourtant, seul un universel implicite peut rendre compte de sa théorie perceptive car il faudrait autrement posséder une prénotion de tout objet particulier, ce qui reviendrait à recréer un idéalisme.
126 Cette conception oppose directement Reid à Hume. Voir M. Hooker : « A Mistake about Conception » Thomas Reid, Critical Interpretations, p. 86-94, et A. Casullo, « Reid and Mill on Hume’s Maxim of Conceivability », Analysis, no 39, 1979, p. 212-221.
127 Voir 367b. Reid s’écarte parfois de la stricte application de la théorie des qualités lorsqu’il affirme que les sens peuvent donner accès directement à la nature de l’objet et donc à sa conception. Voir 492b. Il assimile alors la beauté à une qualité première qui pourtant ne peut être donnée que par les sens qui fournissent les qualités secondes. Tout se passe alors comme si le concept bénéficiait d’un accès direct à la nature et à l’objet. Le sens esthétique est donc plus qu’un sens réflexe comme le propose Hutcheson, il est la reconnaissance d’un concept dans l’essence de l’objet.
128 Voir 111b, 121a, 123b, 131b, 258a, 310b, 313b, 318b et 332a.
129 Voir 360b, et aussi 309b, où Reid confond perception et conception. Voir, en outre, l’analyse de Victor Cousin, Philosophie écossaise, p. 285.
130 185a. There is no reasoning in perception, as hath been observed. The belief which is implied in it, is the effect of instinct.
131 Voir 333a.
132 Voir 333a.
133 184a. I gave implicit belief to the informations of Nature by my senses, for a considerable part of my life, before I had learned so much logic as to be able to start a doubt concerning them. And now, when I reflect upon what is past, I do not find that I have been imposed upon by this belief. I find that without it I must have perished by a thousand accidents. I find that without it I should have been no wiser now than when I was born. I should not even have been able to acquire that logic which suggests these sceptical doubts with regard to my senses.
134 La connaissance probable et la croyance qui en découle forment ainsi une dynamique qui se fonde sur ce que Reid nomme le principe de régularité. La certitude scientifique n’est possible que parce que la régularité qui est comparaison du passé et du présent est également attendue dans l’avenir et qu’elle s’y confirme. La certitude naît donc de la rencontre du concept de régularité, de la croyance a priori à la correspondance de la nature et de son concept, et de l’expérience qui vient a posteriori justifier le concept. Seule la croyance dans le principe de régularité, c’est-à-dire dans la conformité naturaliste du monde au concept permet à la dynamique de la connaissance probable de se justifier. Nous retrouvons la hiérarchie rationnelle de Reid, la certitude rationnelle s’élabore sur la base de la croyance primaire du sens commun.
135 416a, The sceptic may perhaps persuade himself, in general, that he has no ground to believe his senses or his memory : but, in particular cases that are interesting, his disbelief vanishes, and he finds himself under a necessity of believing both. These judgments may, in the strictest sense, be called judgments of nature. Nature has subjected us to them, whether we will or not… Voir aussi 322b, 452a et 455a.
136 Voir 489b.
137 Voir 184b, 333a et surtout 416a et 455a.
138 Sur l’argument par rétorsion, voir 184a et 489a. Voir aussi G. E. Moore, Philosophical Papers, Londres, 1939, p. 32-35, et Ayer, Metaphysics and Common Sense, et enfin, l’étude de la rétorsion chez Reid dans Schulthess, p. 108.
139 Voir Hume, Treatise, Livre I chap. iv, sect. 7, p. 26.
140 Voir supra 1re partie, chap. i, sect. 4. C’est plutôt l’incapacité dans laquelle il se trouve d’élaborer une telle théorie philosophique de la croyance qui transparaît dans les appels à la nature et à la théodicée. Reid ne se préoccupe pas de voir qu’une telle théorie, à l’instar de la théorie du sens commun n’a pas à se justifier mais qu’il suffirait de montrer comment elle forme la base de tous les jugements, non pas en tant que réceptacle ou effet d’une évidence extérieure mais comme critère de cette dernière. Sur l’incapacité d’une théorie explicative, voir notamment 485a. Sur la noématique de la certitude, voir 448b, 452a et, peut-être, 489b où Reid se rapproche de Hume d’une manière intéressante en intégrant la croyance dans le sentiment, tout en émettant des réserves.
141 364b. Our conception of them is always inadequate and lame. They are the creatures of God, and there are many things belonging to them which we know not, and which cannot be deduced by reasoning from what we know. They have a real essence, or constitution of nature, from which all their qualities flow ; but this essence our faculties do not comprehend. Voir aussi 513b.
142 Voir 140b, 181b, 256b, 273a, et supra, sect. 5.
143 Voir supra, sect. 5.
144 Sur le paradoxe sémantique de la représentation, voir Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 272-281.
145 Sur l’envahissement de la pensée par les signes et le langage voir Hacking, The Emergence of Probability, et Foucault, chap. ii, sect. 5.
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