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Introduction

p. 5-10


Texte intégral

1Thomas Reid est un philosophe peu connu et mal reconnu. Pourtant, lui et toute l’École écossaise du sens commun à sa suite ont joui d’une grande notoriété au début du xixe siècle, notamment en France, où ils furent considérés comme rien moins que les régénérateurs de la philosophie. La notion de sens commun n’était bien sûr pas neuve quand Reid en fit le fondement de sa doctrine. Elle avait été développée par les stoïciens qui la tenaient eux-mêmes d’Aristote. Le sens commun est présent tout au long du xviiie siècle et particulièrement dans les œuvres des penseurs que Reid se proposait d’interroger, comme Locke, Berkeley et Hume.1 Il n’est d’ailleurs ni le seul ni le premier à avoir mené une telle remise en question. Avant lui, Shaftesbury2 avait déjà pris le parti de la raison commune pour contester le système de Locke, argumentaire repris plus tard par Hutcheson3, le tout premier fondateur de l’École écossaise. Reid était un philosophe modeste, « un modeste et laborieux pasteur d’une pauvre paroisse d’Écosse »4 qui ne se reconnaissait pour seul mérite que celui d’avoir réfuté l’épistémologie des idées représentatives, servant de fondement à toute la philosophie de son époque. Ainsi pouvait-il confier au Dr James Gregory, son cousin :

Le mérite de ce qu’il vous plaît d’appeler ma philosophie est dû
principalement, je crois, à ce qu’elle a remis en cause la théorie
habituelle qui dit que les idées, ou images des choses dans l’esprit,
sont les seuls objets de la pensée. Il s’agit d’une théorie fondée sur
des préjugés naturels et si universellement admise qu’elle apparaît
dans la structure même du langage. […] Cette découverte fut le
fruit du temps, non du génie et Berkeley et Hume firent plus pour
lui faire voir le jour que l’homme qui la trouva.5

2On mesure l’audace de ce penseur qui ne craint pas de remettre en cause les canons de la philosophie au nom du vulgaire et au nom de cette faculté qui donne à tous accès à la connaissance. Plus tard, Victor Cousin pourra, non sans quelque emphase, comparer Reid à Socrate et faire de lui un génie de la philosophie.

Oui, Reid est à nos yeux un homme de génie : c’est une vraie, une puissante originalité que d’avoir élevé si haut le bon sens, et mis à son service tant de pénétration, de finesse, de profondeur.6

3Nul doute que Reid eût refusé de se considérer comme un nouveau Socrate. Il n’en apparaît pas moins comme la figure majeure et constitutive de l’École écossaise. À ce titre, son œuvre intéresse l’historien car elle marque une rupture dans la pensée en ouvrant une voie radicalement différente à l’idéalisme après l’épuisement des systèmes sensualistes.

4La vie de Reid couvre la presque totalité du xviiie siècle. Il est le contemporain de Hume, une autre figure marquante de l’Écosse des Lumières, qui naquit en 1711 et mourut vingt ans avant lui en 1776. Sa carrière se situe donc au moment exact où la philosophie idéaliste amorce une mutation déterminante. Des croyances communes de Hume au sens commun selon Reid, il s’opère un glissement représentatif d’un tournant majeur de la pensée car ce dernier invente un autre type de réponse en substituant à l’atomisme individualiste une entité collective, constitutive de la pensée : l’Homme, entité abstraite, supra-individuelle, qui fait ainsi son apparition sur la scène philosophique.

5De plus, la « philosophie naturelle » newtonienne, avec tout le courant empiriste inauguré par Bacon, recherchaient depuis le xviie siècle un champ d’application interne pour la méthode inductive, théoriquement capable de rendre compte des phénomènes intérieurs aussi bien que des phénomènes extérieurs. Depuis le début du xviiie siècle, la psychologie héritée de Locke se heurtait pourtant au subjectivisme de l’observation intérieure. Reid, propose ce champ d’investigation unifié et homogène, ouvert à la méthode d’investigation newtonienne qu’il tient de son maître Turnbull, et que l’air du temps proclame comme étant la seule vraie voie ouverte à la connaissance. À cette époque, la morale et la psychologie se veulent inductives, tout comme la physique, sans toutefois pouvoir dépasser la simple déclaration d’intention, car elles n’ont pas défini cet universel-homme, proposé par Reid comme un objet de connaissance, ouvert aux investigations d’une conscience dont l’existence et la légitimité reposent sur une intuition similaire à celle du cogito cartésien. Le sens commun constitue à la fois le champ des recherches en un objet unifié et l’entité qui garantit la validité de cette recherche, ainsi que les résultats obtenus. Il apparaît comme un objet de connaissance englobant le sujet qui doit fonder la vérité de cette connaissance. Cette inclusion, qui ressemble à une pétition de principe, n’a pas été sans poser nombre de problèmes à Reid et au-delà à toute la psychologie. Elle affecte le concept même de science humaine dont il est aussi comme un initiateur. Sir Leslie Stephen lui reproche de stériliser le questionnement philosophique. « Il invente de nouveaux premiers principes inexplicables à chaque fois qu’il ne parvient pas à expliquer quelque chose. »7 Il essuie les sarcasmes de Kant8 et aussi de Selwyn A. Grave, pour qui :

Beattie et Oswald embrouillèrent le sens de « sens commun » d’un manière moins désastreuse que Reid. […] La définition qu’il en donne ne lui laisserait plus rien à faire. Il n’aurait plus d’adversaires philosophiques dans sa défense des vérités de sens commun […] si les seules attaques contre le sens commun provenaient de gens qui en sont dépourvus, selon la définition qu’il en donne.9

6Pourtant, sans minimiser ces difficultés, Reid, qui constitue un véritable objet de science ouvert à la recherche face à l’atomisme et au scepticisme apporte un renouveau à la pensée orientant désormais la philosophie sur une nouvelle voie. Face à l’idéologie sensualiste incarnée par Destutt de Tracy, avec son célèbre : « Penser c’est sentir »10 et avec l’atomisme perceptif qui en découle, Reid offre un objet homogène que Royer-Collard introduit en France. Le courant éclectique spiritualiste de Victor Cousin s’est nourri de la philosophie de Thomas Reid dont le dogmatisme n’était pas suffisamment radical à ses yeux, puisqu’il affirmait reculer au seuil de la métaphysique, se contentant d’effectuer un dénombrement des principes premiers de l’esprit humain et de circonscrire le champ de la recherche. À l’inverse de Kant, Reid, l’ennemi des systèmes des Lumières, ne bâtit pas de système, et c’est la philosophie française qui tentera cette entreprise à partir de son œuvre. Plus tard, la philosophie de Reid, prolongée par l’École écossaise connaîtra des fortunes diverses et subsistera jusque bien avant dans le xixe siècle. Un de ses derniers représentants, Hamilton, sera en butte, en 1865, aux critiques de John-Stuart Mill11 sur le caractère original des croyances du sens commun dans une remise en cause de la méthode introspective de l’École. Enfin, ce qui reste du sens commun sera englobé, notamment par Ferrier dans l’hégélianisme auquel, d’une certaine manière, il aura contribué à ouvrir la voie.

7D’après Michel Foucault12 une rupture s’est opérée dans la structure de la connaissance vers la fin du xviiie siècle. Dans cette hypothèse, Thomas Reid, un peu à la manière de Leibniz avant lui, pourrait être considéré comme un des auteurs à travers l’œuvre duquel ce glissement s’est opéré. La présente étude se propose d’élucider comment, au sein de l’évolution de l’idéalisme, le philosophe écossais a pu marquer le tournant représenté par l’apparition de l’homme en tant qu’objet de science. Cet homme qui n’apparaît désormais plus comme l’homme individuel du cartésianisme, préfigure l’homme universel de la pensée du xixe siècle. Il convient aussi d’apprécier comment les théories défendues par Reid, dont l’objectif est de s’opposer au sensualisme, montrent paradoxalement sa difficulté à se défaire de certaines des conceptions qu’il entend réfuter, mais aussi le caractère profondément novateur de sa mise en œuvre de ces mêmes notions, amorçant le glissement du particulier vers le collectif, de l’idéalisme à l’idéologie.

8À travers la constitution de la science de l’esprit humain apparaît une démarche qui assimile la pensée philosophique à la pensée scientifique. La philosophie y puise une légitimité renouvelée, après la mise au pas de la raison sensualiste prononcée par Hume. Nous nous pencherons sur cette entreprise, d’abord sous l’aspect des bases épistémologiques d’une conception originale de la raison dont le but est de redonner un fondement au rapport épistémique en retournant vers le cartésianisme et en élargissant la portée de l’intuition qui s’articule à une conception naturaliste.

9La méthode de Reid sera ensuite examinée car c’est à partir d’elle qu’il entend redonner à la philosophie prestige et autorité. La méthode inductive des sciences de la nature, glorifiée par Newton n’est pas une méthode philosophique et se révèle étrangère au dogmatisme de la pensée du sens commun. Elle est d’abord destinée à servir d’arme polémique. La première partie du présent ouvrage montrera comment, sur quels fondements et avec quelle méthode, se constitue la nouvelle science de l’esprit prônée par Reid. Cette « pneumatologie » apparaît comme une préfiguration des sciences humaines, contemplant l’homme sous l’aspect de la généralité, le dépossédant de cette individualité irréductible qui fondait l’autorité de la conscience individuelle, aussi bien dans la philosophie classique que dans le sensualisme.

10La seconde partie de cet ouvrage se consacrera à l’examen des deux théories maîtresses de la philosophie du sens commun. Au sein de son entreprise de refondation, Reid entend opposer à ses adversaires une théorie perceptive capable de remplacer le sensualisme accompagnée d’une conception du langage à opposer au scepticisme. À travers ces deux théories intimement liées, Reid montre certaines des limites du sens commun, car il ne parvient jamais à proposer une réfutation efficace de ses adversaires, étant encore trop imprégné de certaines de leurs idées. C’est pourtant à travers ses conceptions sur la perception et le langage que l’on peut distinguer chez lui toute l’habileté qui préside à une utilisation subversive de l’implicite dissimulé sous la tendance qui pousse le xviie siècle philosophique vers l’herméneutique, la sémiotique et le langage. L’existence d’une loi de signification commune et immanente à l’esprit est indissociable de cette interrogation sur le sens et elle implique la reconnaissance d’une généralité et d’une communauté de nature qui s’imposent à l’homme.

11Il restera à évaluer comment cette emprise de l’homme collectif sur l’individu ouvre la voie aux doctrines du siècle suivant, tant en France qu’en Allemagne, et à définir dans quelle mesure la philosophie de Reid se montre comme une pensée de rupture en cette période charnière entre Lumières et xixe siècle, conduisant de l’idéalisme individuel à l’idéologie et, plus tard, à l’idéalisme absolu. De Descartes à Hegel.

Notes de bas de page

1 Sur l’interpénétration du sens commun et du sensualisme voir Paul Tedeschi, Le Paradoxe de la pensée anglaise au xviiie siècle, ou l’ambiguïté du sens commun, Paris, 1961. Sur l’origine de la notion de sens commun chez Aristote voir Seconds Analytiques, L I, chap. I et la définition du nous comme locus principiorum que Reid traduit d’une manière impropre par good sense, (p. 550 a-b). Comme le fait remarquer Hamilton, cette notion est en fait similaire au common sense défini par lui comme faculté dépositaire des principes et des jugements intuitifs.
Sur l’origine stoïcienne et néo-stoïcienne du sens commun, voir Daniel Schulthess Philosophie et sens commun chez Thomas Reid, Berne, 1983, p. 311-323. Le néo-stoïcisme, en particulier, est à l’origine de l’immanence dont la philosophie de Reid est imprégnée. Le Lumen naturale contient les principes qui rendent toute épistémologie possible parce qu’elle est issue de la synteresis, c’est-à-dire ce qui subsiste de la lumière divine. Elle se présente comme une « semence de science » issue de Dieu.

2 Voir Anthony Ashley Cooper Earl of Shaftesbury, « sensus communis », Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, London, 1711.

3 Sur l’origine de l’École écossaise vue par le xixe siècle français : James Beattie, Éléments de science morale, introduction et traduction Claude Mallet, Paris, 1840 ; Victor Cousin, Philosophie écossaise, Paris, 1864 p. 25-27.

4 Cousin V., ibid., Avertissement.

5 The merit of what you are pleased to call my philosophy, lies, I think, chiefly, in having called in question the common theory of ideas, or images of things in the mind, being the only objects of thought ; a theory founded on natural prejudices, and so universally received as to be interwoven with the structure of the language… The discovery was the birth of time, not of genius and Berkeley and Hume did more to bring it to light than the man that hit upon it. Lettre au Dr J. Gregory. Pour cette étude l’édition Hamilton des Œuvres complètes de Reid a été utilisée. Il s’agit de : Thomas Reid, Philosophical Works, Hildesheim, W. Hamilton éd., réimpression Georg Olms, 1967, 2 vol. L’ouvrage étant imprimé sur deux colonnes, les références de chaque citation comporteront le numéro de page suivi de a ou b pour 1re ou 2e colonne. Voir Thomas Reid, Works, p. 81.

6 Cousin V., op. cit., chap. iii.

7 Leslie Stephen, English Thought in the 18th Century, vol. 1, p. 65. « He invents new inexplicable first principles when at a loss to explain something. »

8 Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, traduction de E. Gibelin, Paris, 1957, p. 11.

9 Selwyn A. Grave, The Scottish Philosophy of Common Sense, Oxford, 1960, p. 84. Beattie and Oswald […] did not muddle the senses of ‘common sense’ as disastrously as Reid. […] Reid’s definition would leave him with no work at all to do. He would have no philosophical opponents in his defence of common-sense truth […] If the only attacks on common-sense were from people without common sense as he defined it.

10 Destutt de Tracy, Éléments d’idéologie, Paris, Gouhier éd., 1970, chap. I, p. 25.

11 John Stuart Mill, Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 1865.

12 Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, 1966.

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