1789 : Toutes les horreurs d'une barbare anarchie
p. 329-346
Texte intégral
1Le journal de Boswell souffre parfois de lacunes qui rendent incertaine toute tentative de dire avec précision l’emploi de son temps : soit qu’il ait négligé de noter certains jours l'événement, soit que les carnets manuscrits n’aient pas, pour certaines périodes, été retrouvés. Il faut alors combler les vides en consultant sa correspondance, quand elle est disponible ; ou tous autres documents externes, tels que coupures de presse, mémoires de l’époque, ou procès-verbaux d’activité professionnelle. Ce qu’on sait de ses occupations à Auchinleck, où la famille s’est réinstallée dès le 21 mai 1788, on le tient d’une longue lettre qu’il écrivit à Malone au début du mois de juillet.
2Peggie a repris sans trop de difficultés son rôle de maîtresse de maison. Le bon air de la campagne, le lait d’ânesse retrouvé, un peu d’exercice quotidien lui ont fait recouvrer quelques forces. Le sentiment d’être de nouveau chez elle, entourée de présences et de choses familières, lui redonne goût à la vie.
3« L’esprit a un grand pouvoir sur le corps », écrit-elle, toujours lucide, à une amie.
4Boswell, lui, s’occupe à mettre un peu d’ordre dans ses affaires, qui ont tragiquement besoin qu’on les examine de près. Mais les comptes l’ennuient et il ne trouve rien de plus urgent à faire que de se porter candidat aux prochaines élections législatives de 1789... On aurait pu croire que le titre de « recordeur » de Carlisle satisferait son ambition : la conjoncture électorale a ranimé d’anciennes prétentions.1 Il parcourt déjà la région en tous sens, espérant convaincre ceux de ses compatriotes qui ont le droit de vote de porter sur lui leurs suffrages, l’argument partout brandi étant qu’il valait mieux élire un homme local et compétent, plutôt qu’un candidat importé par une coalition de politiciens peu crédibles. Mais les élections n’auraient lieu que plusieurs mois plus tard : il avait encore le temps de fourbir ses armes oratoires. Il fallait dans l’immédiat suivre les magistrats de la cour d’assises ambulante, alors dans sa « tournée » d’été.
5Rien, en fait, ne l'y obligeait et on peut se demander pourquoi il a jugé indispensable de repartir, presque à peine arrivé. Il a le souvenir des humiliations subies lors des deux derniers « circuits » ; et il devrait savoir qu’il a peu de chances de trouver, dans l’exercice de ces fonctions, une solution à ses problèmes financiers. Il n’empêche : comme pressé de quitter Peggie, il est à York dès les tout premiers jours de juillet, guettant le client, se pliant aux mêmes routines et subissant les mêmes vexations que par le passé. N’en étant pas à une contradiction près, il songe à sa femme avec un attendrissement angoissé. Une fois de plus, l’affection lui revient avec l’éloignement, navré d’une séparation que rien ne justifiait et qu’ il a pourtant voulue ; humilié aussi d’avoir si peu de clients et consterné de s’être éloigné de Peggie pour plaider dans des procès où il n’était question que de vols de cochons ou de moutons. Une consolation, pourtant : il est l’hôte de l’archevêque d’York, la plus haute autorité religieuse du pays après celui de Canterbury, puis de l’évêque de Durham, où la table est bien fournie et l’alcool généreusement dispensé, attention à laquelle Boswell n’est jamais indifférent : « On nous servit du madère, du porto, du sherry, du vin du Rhin, du bourgogne et du champagne pendant le repas ; après quoi on nous donna à boire de l’excellent porto et du très bon bordeaux importé par Bates, Smith et C° », rapporte-t-il, très impressionné d’apprendre que l’évêque commande à cette firme jusqu’à huit cents livres sterling de vins divers à la fois.
6Autre réconfort : l’itinéraire de la cour, dans ce circuit du Nord, incluait Carlisle : c’était pour le haut dignitaire de la ville l’occasion de prendre sa revanche sur ses besogneux confrères, en leur don nant à voir où se situait la vraie grandeur. Effets dans un premier temps un peu manqués, en raison de libations trop capiteuses et d’une entrée titubante et peu digne dans la cité... Mais le lendemain le « recordeur » s’est ressaisi et défile en procession aux côtés du maire, entouré des honneurs qui lui sont dus. Il faudra, songe-t-il vaniteusement, qu’il se fasse confectionner une robe idoine pour ce genre d’événements. C’est aussi pour lui l'occasion de retrouver un Lonsdale cette fois-ci amène et courtois, qui le traite avec les égards que lui méritent ses nouvelles fonctions.
7Au total, pourtant, le bilan de cette expédition qui a duré près de six semaines, est maigre. Professionnellement, c’est un échec de plus à inscrire à son palmarès. Au plan personnel, c’est la confirmation de son désarroi et de la détresse émotionnelle où il se trouve. Il éprouve à l’égard de sa femme des remords qu’on peut croire non dépourvus de sincérité : n’est-il pas profondément injuste d’avoir privé sa « chère épouse » de la compagnie de son mari sans raison vraiment contraignante ? s’interroge-t-il dans l'un de ses habituels moments de contrition ; son vrai drame, depuis toujours, étant sa totale incapacité à conformer sa vie à ses intentions et ses actes à ses bons sentiments. Mais qui oserait prétendre en être toujours capable ?
8Le 15 août, il est de retour à Auchinleck, où rien ne l'empêcherait de rester aux côtés de Peggie aussi longtemps que cette dernière pourrait le souhaiter. Il se souvient alors subitement d’une dette qu’il lui faut rembourser à Londres au plus tard fin novembre : il vend une partie de ses terres pour faire face à l’échéance et le 20 octobre, accompagné des garçons, Alexandre et James, il part pour Londres, où Veronica est toujours l'élève de l’école de Queen’s Square. Se rend-il compte, ce faisant, que son plan de vie prive sa femme non seulement de l’aide qu’il pourrait personnellement lui apporter, mais du réconfort de la présence des enfants ? À cause de lui, et de ses ambitions personnelles, la famille a éclaté : d’un côté, Peggie, restée à Auchinleck, avec Euphemia et Elizabeth ; de l’autre, Veronica, Alexander et James, dont Boswell s’occupe plus ou moins bien à Londres. Des séparations qui induisent de toutes parts beaucoup de souffrances, pour satisfaire ce qui apparaît de plus en plus clairement comme un cruel et onéreux caprice. À peine réinstallé à Londres, il écrit à celle qu’il appelle sa « chère vie », qu’il n’y eut jamais « de tendresse plus durable, d'estime plus profonde ou d’affection plus sincère » que celles qu’il lui porte. Tendresse, affection épistolaires, qui ne résistent pas à la confrontation du quotidien, ni à l’horreur que lui inspire la maladie. Sans doute Peggie a-t-elle été informée par quelque âme charitable de l’existence d’une certaine Mrs Rudd, car Boswell, pour une fois sans mentir, croit utile de se disculper : la « créature » à laquelle elle fait allusion est à jamais sortie de sa vie. Aveu indirect qu’elle y était, à un moment ou à un autre, entrée…
9Et la vie à Londres reprend son cours avec ses plaisirs, ses fréquents moments de déprime, ses habitudes de célibataire auxquelles il n’a jamais vraiment renoncé. Il écrit à Peggie toutes les semaines, pour lui dire combien il souffre de la séparation, combien il s’inquiète pour elle, combien il voudrait être à ses côtés. Il sait, lui dit-il, qu’il n’obtiendra jamais la clientèle si longtemps espérée, mais il ne renonce pas à l’espoir que de nouvelles perspectives s’ouvrent soudain pour lui. Il maudit le jour où il a décidé de s’installer à Londres, où pourtant il se proclame plus heureux que nulle part ailleurs...
10Passons sur les contradictions : elles sont au principe même des activités mentales de Boswell. Incapable de choisir entre elles, il laisse cohabiter dans son esprit des options de vie contraires, et s’installe au quotidien dans une irrésolution névrotique, qui dégénère périodiquement en épisodes hypocondriaques, dont il se guérit par la dissipation, l’alcool, le jeu ou... le travail. La Vie de Johnson a tellement progressé, que la première version en est presque achevée. Il lui faut cette atmosphère de détresse intime, il a besoin de cette stimulation funeste du malheur pour écrire. » Où que je me trouve, je serai toujours malheureux : tel est mon destin », écrit-il à Peggie. Cette affliction chronique, dont il convient de prendre l’aveu avec malgré tout quelque circonspection, soutient son inspiration. Les dernières semaines de l’année, consternantes du point de vue familial (les garçons mal à l'aise dans leurs écoles respectives et Veronica se languissant de sa mère) furent fructueuses du point de vue de La Vie. Un Boswell heureux ou simplement raisonnable aurait-il été capable d’écrire l’un des monuments littéraires les plus impressionnants que l’Angleterre du dix-huitième siècle ait produits ? On peut en douter.
111789 est une année qui compte dans la vie de Boswell, une de ces années charnières qui font seuil entre un avant et un après. Elle débute sur les amères observations financières dont il a l’habitude de dresser la minute dans les premiers jours de janvier : ses dettes, considérables, le contraignent à verser des intérêts qui amputent très sensiblement ses revenus. Il lui faut impérativement réduire son train de vie : renonçant à la grande maison de Great Queen Street (aveu implicite qu’il n’espère pas le retour de Peggie à Londres), il sous-loue un tout petit appartement près de Cavendish Square qui suffit à ses besoins de célibataire. Il s’y installe dès le 10 janvier. Il décrit dans ses lettres à Peggie ses sorties, dresse la liste de ses hôtes, tente de l’amuser en lui rapportant les derniers potins de la grande ville. Fin janvier, il l’informe que La Vie ne saurait tarder à être terminée, au moins dans son premier état. Ses protestations d’amour sont toujours aussi pressantes. Sans doute lui a-t-elle reproché, dans une lettre qui ne nous est pas parvenue, d’être plus heureux sans elle. « Comment pouvez-vous le penser ? » s’indigne-t-il. « Soyez assurée que la séparation est pour moi une très rude épreuve. » Il éprouve pour elle, l'assure-t-il, les mêmes sentiments que lors de leur retour d’Irlande2, époque de leurs premières amours et de sa demande en mariage ! En fait, il brûle de la revoir…
12Pour moins de vingt livres, il pourrait faire un saut jusqu’à Auchinleck, passer une quinzaine de jours auprès d’elle et revenir sans que personne à Londres ne se soit aperçu de son escapade. Que ne le fait-il ? Qu’est-ce qui le retient dans la capitale ? Les enfants sont pensionnaires dans leurs écoles respectives et ne lui donnent guère de souci : Sandy (Alexander) fait de gros progrès en latin et en grec et Jamie (James) est le premier de sa classe. Ses devoirs à l’égard de lord Lonsdale ? Il est vrai qu’il doit plaider une affaire le concernant, mais dont la date n’est pas encore arrêtée. La tournée de printemps ? Elle est encore bien loin. Alors quoi ? Simplement, les pesanteurs de la vie à Londres sont plus contraignantes que le désir, probablement sincère, qu’il a de revoir sa femme.
13Il est vrai qu’il continue d’espérer du côté des élections et se démène dans les milieux politiques pour faire accepter sa candidature. Son insigne maladresse lui vaut l’inimitié de Pitt. Il lui écrit, plusieurs fois, sans résultat. Il somme alors le Premier ministre de lui répondre sous dix jours, faute de quoi il comprendra qu’on ne veut plus, en haut lieu, avoir affaire à lui. Qui s’en étonnera ? Pitt ne répond pas. Était-ce bien la peine de rester à Londres, pour en arriver à ce pitoyable résultat ? D’autant qu’en mars, des nouvelles alarmantes lui parviennent d’Auchinleck. Il écrit à Peggie qu’il envisage toujours de venir la voir : en fait, il se consume du désir d’être à ses côtés. Mais « il n’est pas assez rationnel », ajoute-t-il, pour le faire – voulant probablement dire qu’il n’est pas capable de tirer toutes les conséquences logiques de ses sentiments ; et il ajoute, un peu faussement, qu’il répugnerait à retirer Veronica de sa pension avant l’échéance du terme...
14Tous les moyens sont bons pour s’aveugler. Pourtant une lettre du Dr Campbell l’informe bientôt que Peggie est au plus mal : cette fois-ci, il a la force de réagir : le 2 avril, il part pour Auchinleck, accompagné de Veronica ; le 6 avril il est au chevet d’une Peggie émaciée, déprimée et très affaiblie. Ses souffrances font pitié à voir. Du moins Boswell se comporte-t-il enfin en mari responsable ? Du moins est-il enfin là, aux côtés de sa chère épouse, la choyant, la réconfortant, la rassérénant, la consolant, lui faisant de son mieux oublier son mal ?
15Eh bien, non ! C’est là le Boswell idéal, dont on aimerait dire la vertu. Le vrai Boswell, lui, à peine arrivé, reprend, là où il les avait laissées ses démarches pré-électorales et se découvre chaque jour mille raisons pour s’absenter. Du reste, une lettre comminatoire de Lonsdale le rappelle d’urgence dans la capitale : il n’est pas question de tergiverser. Le 19 mai, il reprend la diligence de Londres, tellement triste qu’il en pleure. Surtout lorsque Peggie lui souhaite un dernier « bon voyage » résigné. Redevenant pratique, il laisse ses instructions en cas de décès. En route, il s’arrête à Carlisle, puis à Lowther où il rencontre Lonsdale et se livre avec lui à toutes sortes de calculs politiques : Peggie est bien loin de ses pensées. A Londres, il reprend ses activités habituelles : il n’y est pas depuis plus d’une semaine, qu’il reçoit une lettre d’Euphemia l’informant que Peggie est mourante. Il repart, accompagné de ses fils et fait diligence : mais bien sûr, il arrive trop tard : sa seconde fille, éplorée, l’accueille sur le seuil d’Auchinleck et lui annonce la consternante nouvelle : Peggie est morte le 4 juin.
16La mort ravive toujours les remords : on ne peut qu’être coupable à l’adresse d’un défunt. Il s’accuse de « barbare négligence » dans une lettre à Lonsdale, en même temps qu’il fait mesurer à son patron (cela pourra toujours servir) la profondeur de l’attachement qu’il lui porte : n’est-ce pas à cause de lui qu’il a quitté subitement sa femme ? « Hélas, Monseigneur, je crains de vous avoir donné une preuve excessive de mon zèle. » Plus tard, il confirmera à son vieil ami Temple sa contrition : il a versé des larmes amères, il s’est fait d’amers reproches. Que n’est-il resté à ses côtés jusqu’au bout ? Mais elle est morte, lui a-t-on dit, sans souffrir et ses obsèques furent grandioses. Toutes ses lettres, à cette époque, font état de sa peine et de ses torts avoués à l’égard d’une épouse qui fut parfaite. S’il avait pu savoir... il ne l’aurait jamais quittée, pour une plaidoirie dont la date n’était même pas encore connue. Peggie avait si souvent eu ces moments d’extrême faiblesse, qu’elle avait toujours surmontés. Il avait cru que cette fois encore... Mais coupable il l’est, assurément et la plaie qu’il porte au cœur ne se refermera jamais.
17Les lettres, qu’il sait si bien composer, sont une scène où il est en représentation : on peut douter qu’elles expriment toujours tout ce qu’il ressent. Peut-être sont-elles aussi le moyen de dissimuler ce qu’il ne ressent pas ? Ses rêves, en revanche, ne trompent pas : une nuit d’août, il voit en songe Johnson entrer dans sa chambre, l’air sévère et courroucé. Boswell lui demande : « Cher monsieur, vous n’avez rien à me reprocher ? » Et le spectre de répéter lugubrement, éloquemment, la question : « N’ai-je rien à vous reprocher ? » Une autre nuit, c’est Peggie qu’il voit en rêve : il se souvient brusquement qu’elle est morte. Il tombe alors à genoux devant elle, qui est assise, placide, souriante – et il prie Dieu avec ferveur de lui accorder, à lui, cette paix qui lui fait tant défaut.
18Oui, on peut donner acte à Boswell d’un certain chagrin, concéder qu’il se repentit sincèrement, pendant un temps, de sa désinvolture. Une biographie n’est du reste pas un réquisitoire, mais l’évocation de ces instants fragiles et éphémères qui, mis bout à bout, composent une vie d’homme. C’est aussi, ou tente d’être, la formulation aussi neutre que possible du fugace, du précaire, souvent de l’informulé : on peut lourdement se tromper à ce jeu. Mais s’il n’est pas question ici de juger Boswell, du moins peut-on souligner combien son comportement à l’égard de sa femme s’écarta de la norme, de ce que même le XVIIIe siècle tint pour la norme. D’une part, il faut bien s’étonner qu’il ait si longtemps refusé d’entendre la détresse d’une épouse prétendument adorée ; de l’autre, comment contester sa sincérité lorsqu’il écrit à Temple, le 23 août, qu’il « désire la mort avec avidité et voudrait ardemment être couché aux côtés de sa chère, très chère épouse » ? Boswell n’est pas un personnage simple, ou facile à décrire.
19Il fallut bientôt faire face à toutes sortes de problèmes, notamment ceux que soulevait l’avenir de ses enfants. Il fut bientôt convenu qu’Euphemia resterait à Édimbourg comme pensionnaire dans une école proche de la demeure de sa grand-mère, lady Boswell. Les quatre autres suivraient leur père en Angleterre : Veronica retrouverait la pension de Mrs Buchanan qu’elle avait naguère appréciée, James retournerait au moins provisoirement à l'école de Soho, la petite Elizabeth, âgée de 9 ans, irait dans un pensionnat de Chelsea et l’aîné, Alexander, serait admis à Eton. De l’art de résoudre les difficultés en les éloignant. Le résultat de cet arrangement fut que tout le monde, ou presque, fut malheureux : le père, qui voyait s’alourdir ses charges annuelles et les enfants, tous mal à l’aise dans leurs écoles respectives – surtout Alexander, qui eut du mal à s’adapter à la discipline et aux traditions de la célèbre école. Veronica, dans une lettre à Alexander, résume ainsi la situation : « Nous voici tous aussi mal lotis les uns que les autres. »
20En octobre, en tout cas, Boswell est de retour dans son logement exigu, tout à son travail de biographe. L’opus magnum, longtemps abandonné, est remis en chantier, avec le concours de plus en plus apprécié de Malone.3 Et la vie reprend, avec ses moments d’intense labeur et ses distractions. Les initiales se succédant rapidement dans son journal, une certaine C. y fait bientôt irruption, à propos de qui il note avec dépit : « Une fois seulement. Désir inopérant. Nuit agitée ; fiévreux, mortifié. Pour couronner le tout, l’ami devant arriver au matin, suis parti tôt. » On ne sait rien d’autre sur cette mystérieuse initiale, prête à partager ses faveurs entre titulaire et auxiliaires ; sinon qu’il fallut bien sûr, quelques jours plus tard, consulter la faculté. Du moins n’a-t-il plus le sentiment, s’il l’eut jamais, de tromper sa femme. Il retrouve aussi ses amis, Wilkes, Courtenay, Reynolds, son frère David : « un groupe d’hommes tellement éminents ! », commente-t-il, mi-sérieux, mi-ironique. Il boit sans retenue aux dîners de retrouvailles, rentre chez lui en titubant, se fait arrêter parfois par la garde, se méprise d’être « misérablement ivre » et quelques jours plus tard recommence. Il est désormais tout entier engagé dans les ultimes révisions du grand œuvre, il s’interrogera plus tard sur ses actes. Rien d’autre n’a d’importance que La Vie.
211789 avait pourtant vu se produire d’autres changements que ceux qui avaient personnellement affecté Boswell. Curieusement, la première référence à ce qui se passait sur le continent ne se trouve, dans son journal, qu’à la date du 28 novembre ; mais on peut comprendre qu’alors tout à sa douleur, il n’ait pas eu envie de réagir au 14 juillet français.
22Du reste, réagir comment ? On aurait pu croire, compte tenu de ses professions de foi si souvent réaffirmées en faveur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qu’il serait favorable, au moins dans un premier temps, aux révolutionnaires : il n’en fut rien.4 Sa première mention de ce qu’il appelle « l’insurrection française » est ouvertement hostile, et il fustige vertement Courtenay, qui la défend. Tandis que Temple parle dans ses lettres de « cette étonnante lumière qui depuis peu brille sur la France », lui ne voit dans les révolutionnaires que de la canaille qui s’efforce de mettre à bas les institutions civiles et religieuses. Le « tremblement de terre intellectuel » qui secoue ce pays, la « tornade » qui s’est abattue sur lui, sont sans justification aucune et conduisent à une effrayante anarchie : « Je ne veux pas dire que les Français ne mériteraient pas d’avoir comme nous un habeas corpus ; mais c’est la seule chose qui leur fasse défaut. » Était-ce suffisant pour mettre le pays à feu et à sang ? Il se range aux côtés de Hume, avec qui il s’est pourtant fâché à propos de l’affaire Hastings, lorsque ce dernier parle de la « disgrâce de la France » et de cette « parodie de démocratie » qu’elle se joue. Lié à lui depuis des années par une amitié qui a résisté à bien des bouderies et des querelles, il va se trouver mêlé de près à la controverse qui agita l’Angleterre au lendemain de la publication des Réflexions sur la Révolution de France (1790).
23Tous les Anglais n’avaient pas éprouvé pour les événements d’outre-Manche la même violente répulsion : l’opinion était, au moins au début, partagée. Les lettres de Temple furent d’abord pleines de sympathie : « Cette révolution est sûrement l’un des événements les plus extraordinaires de notre temps », écrit-il à Boswell ; « presque sans effusion de sang ni tumulte, voici un peuple, pendant des siècles maintenu en esclavage, qui se retrouve du jour au lendemain unanime à défendre la cause de la liberté ». Le pamphlet de Burke lui fit, comme à beaucoup d’autres, changer d’avis : « J’ai lu Burke avec admiration ; il m’a fait voir d’un œil nouveau la Révolution française et l’Assemblée nationale. Quelle pénétration, quelle éloquence, quelle sensibilité ! Comme il a bien su mettre en pièces ces incendiaires et ces fanatiques que sont Price5 et Priestley6 ! » Et plus tard, après la fuite du Roi à Varennes et son retour humiliant à Paris, le 25 juin 1791, de surenchérir : « Pauvre Roi, pauvre Reine de France ! Qui aurait pu croire que leurs sujets étaient de tels barbares ! » Entre Temple, Courtenay, Burke et d’autres membres du Club farouchement hostiles ou timidement favorables à la Révolution française, Boswell se retrouva au cœur d’un débat brûlant, qui durerait jusqu’à sa mort.
24Il a beau jeu d’opposer aux désordres révolutionnaires « les bienfaits de notre constitution bénie », oubliant opportunément qu’elle avait malgré tout coûté sa tête à un roi. À mesure que les événements prennent, outre-Manche, un tour plus sanglant, son opposition se fait plus virulente. Elle se manifesta avec une éloquente vigueur à propos de l’affaire Favras.
25Thomas de Mahy, marquis de Favras, avait projeté, après les journées d’octobre 1789, de faire évader la famille royale des Tuileries : on lui prêta aussi l’intention d’assassiner Bailly, Necker et Lafayette. Le bruit courut même qu’il était sur le point de lever une armée de trente mille hommes pour faire échec aux révolutionnaires. Dénoncé par des complices subalternes, ou trahi par des agents provocateurs, il fut arrêté, traduit devant le Châtelet et, au terme d’un procès au cours duquel il ne cessa de clamer son innocence, fut pendu en place de Grève le 19 février 1790. Le compte rendu de son exécution, paru dans le Gentleman’s Magazine du mois, met l’accent sur le pathétique de la scène, décrivant avec émotion l’arrivée du condamné, debout dans sa charrette, vêtu d’une robe de lin enduite de soufre, tenant un flambeau à la main, et portant autour du cou un écriteau le dénonçant comme « Conspirateur contre l’État ».
26Boswell réagit à sa manière, caractéristique, en composant une tragédie en l’honneur d’un homme dont il salue la mort comme celle d’un martyr. Il ne reste que des fragments manuscrits7 de la pièce, qui ne fut jamais terminée ni jouée, même si Boswell semble avoir projeté de donner le rôle de Favras à Kemble et de monter la pièce sur la scène de Drury Lane. Un résumé partiel, qui a également survécu, et qui semble bien être de la main de l’auteur, permet de se faire une idée de l’intrigue. La pièce s’ouvre sur une conversation entre Favras et son ami Dumont, qui a servi en Amérique aux côtés de Lafayette et dont la tête est pleine d’idées libertaires héritées de Rousseau. Favras s’oppose à cette vision subversive du monde : il s’insurge contre ceux qui prétendent que le peuple a tous les droits et que les rois n’en ont aucun. Et de donner en exemple l’harmonieux système qui règne dans une île voisine, où des sujets reconnaissants adorent leur généreux monarque et se félicitent d’avoir un régime politique aussi favorable. Le loyalisme de Favras se colore d’accents qui doivent beaucoup à une situation historique bien locale... et rappellent la fidélité de certains à la cause de Bonnie Prince Charlie. Mais l’image dominante du texte, qui résume l’attitude de Boswell face à la Révolution, est celle de la fleur de lys, qui, dit-il, ne se fane que pendant une saison et renaît au printemps pour s’épanouir dans toute sa gloire, sa fraîcheur et son lustre, comme les évangéliques lys des champs. Tout espoir n’est donc pas irrévocablement perdu et la royauté renaîtra un jour, en France, de ses cendres. L’acte IV devait se clore sur un God save the King éclatant, où se mêleraient, croit-t-il, les voix exaltées d’un public anglais galvanisé, trop heureux de manifester ainsi à son souverain son indéfectible loyauté. Pour autant qu’on puisse en juger, le texte arguait de cette funeste histoire pour foudroyer quiconque osait défendre la thèse inique des « droits de l'homme ». Les fragments qui ont survécu étonnent par la violence des sentiments qui habitent le cœur de Boswell à l’égard des révolutionnaires français, lui qui, il n'y avait pas si longtemps, avait généreusement défendu la cause de Paoli.
27Justement ! Le 30 novembre 1789, la Constituante reconnaît la Corse comme faisant partie intégrante du territoire national. D’une manière assez inattendue, le général se range du côté des révolutionnaires et accepte leur offre de rentrer en Corse à la tête de ce qui devenait un département français. D’abord très fâché, Boswell déjeune avec lui et le met en demeure de justifier son choix. Pour Paoli, la constitution que l’Assemblée nationale a prévue pour son pays lui paraît de nature à prévenir tout retour à l’oppression, et c’est pour lui l’essentiel. Négocier avec des Français qui ont renversé l’ordre ancien, ne lui paraît pas infamant.8 Boswell se laisse à contrecœur convaincre... et organise un dîner d’adieu pour son ami de plus de vingt ans. Mais il se sent trahi dans ce qui lui tient le plus à cœur.
28En juillet 1791, ne voilà-t-il pas qu’une association dite des « Amis de la Révolution française » prétendit fêter à Londres l’anniversaire du 14 juillet ? Boswell apprend que le révérend Andrew Kippis, éditeur de la célèbre Biographia Britannica, avec qui il a été en relation a l’intention de s’y rendre. La lettre qu’il prend aussitôt la peine de lui écrire pour tenter de l’en dissuader est particulièrement éloquente ; nul n’est plus farouchement opposé au despotisme et à l’oppression que moi, dit-il en substance :
Nul n’est plus en faveur de réformes raisonnables et modérées, conduites par le parlement sous l’égide de leur souverain. Mais lorsque des esprits séditieux et sans scrupule renversent par la violence ce système constitutionnel, passent toutes les limites, foulent aux pieds toutes les institutions et déchaînent la fureur sauvage d’une multitude forte de vingt-quatre millions d’individus, produisant toutes les horreurs d’une barbare anarchie, il m’apparaît que les choses ont changé pour le pire.
29Kippis, insensible à la rhétorique boswellienne, répondit qu’il ne voyait pas en quoi ce que les révolutionnaires avaient jusqu’alors réalisé était incompatible avec « son attachement à la constitution britannique et à l’illustre maison des Hanovre » : et il se rendit à la fête.
30Sans se départir de son opinion, Boswell fit paraître, le 13 juillet, des articles dans le Times et le Public Advertiser, pour décourager les lecteurs d’y participer. L’ironie était l’arme utilisée : seuls, dit-il, les hôtes de Bedlam ayant accepté l’invitation, c’est dans cet asile de fous bien connu qu’aurait lieu la cérémonie. Et d’assortir ses propos de plaisanteries et de chansons qu’il crut assez spirituelles pour en envoyer la copie à Burke. Ces Chants, parodies et chœurs écrits pour célébrer la glorieuse Révolution de France, par laquelle vingt-cinq millions d’êtres civilisés sont passés d’un antique et vénérable gouvernement monarchique à l’état d’une sauvage anarchie, ne sont certainement pas d’impérissables chefs-d’œuvre : mais ils disent, sur le mode burlesque, l’horreur inspirée à l’auteur par les événements d’outre-manche. Après le 10 août 1792, il écrit à Thomas Barnard, évêque de Killaloe, en Irlande, avec qui il est depuis longtemps en correspondance : « Combien horrible est aujourd’hui le sort de la France ! Grâces soient rendues à Dieu que la Grande-Bretagne et l’Irlande soient restées si raisonnables ! » Sans doute craignait-il la contagion ? En novembre de la même année, après que la Convention eut aboli la monarchie et proclamé la république, il entre en fureur contre Courtenay qui s’entête à défendre le nouveau régime. Il faut croire que le monarchisme coule naturellement dans les veines des Boswell et se transmet tôt de génération en génération, car le jeune James, qui a tout juste quatorze ans, indigné par une attaque contre Burke parue dans The St. James Chronicle, répond vertement à l’auteur, en proférant des exécrations qu’il n’a pu qu’emprunter à son père, du genre de « populace licencieuse », « anarchie débridée », « perfide racaille », etc. En Angleterre non plus, la valeur n’attend pas le nombre des années.
31Il faut dire que l’exemple paternel devait être contraignant. 1792 vit Boswell s’engager activement dans la réaction et rejoindre les rangs des contre-révolutionnaires les plus déterminés. Il était urgent, à ses yeux, de contrecarrer l’influence des groupuscules favorables aux événements d’outre-Manche qui s’étaient, au cours des derniers mois, sous la houlette de sympathisants comme Thomas Hardy et Home Tooke, multipliés en Angleterre. La Déclaration des droits de l’Homme, de Thomas Payne, suscitait l’enthousiasme et l’esprit revendicateur de beaucoup. Des poètes, des intellectuels, Wordsworth, Mary Wollstonecraft, William Godwin, pour ne citer que ceux-là, prenaient ouvertement parti pour le nouveau régime et demandaient qu’on abordât au Parlement, des sujets jusqu’alors considérés comme tabous.
32Aussi William Wyndham, notable érudit et parlementaire influent, crut-il de son devoir de Tory de créer, avec l’aide de quelques amis, un club où seraient défendues les vieilles valeurs de la monarchie constitutionnelle anglaise. Burke, Malone et quelques autres font partie du groupe des organisateurs. Et bien sûr Boswell répondit avec enthousiasme à l’offre qu’on lui fit de se joindre à eux. N’était-il pas urgent « de prendre des mesures vigoureuses pour faire obstacle à la sédition et l’empêcher de s’étendre et de s’amplifier » ? Au repas d’inauguration, Burke proposa un toast « à la vieille Angleterre, contre la France nouvelle ». Comme si cela ne suffisait pas, Boswell s’enrôla également sous la bannière de l’« Association pour la défense de la liberté et de la propriété contre les républicains et les nivelleurs », dont le but était de s’opposer par tous les moyens à la propagation d’opinions subversives, au nombre desquelles figuraient en bonne place les Droits de l’Homme et ces concepts absurdes et dangereux que sont la Liberté, l’Égalité, et le Refus de la Monarchie et du Parlement : toutes idées qui sont en formelle contradiction avec les « lois de ce pays », certaines d’entre elles étant même « incompatibles avec le bonheur de n’importe quelle société, quelques soient les lois qui la régissent ». Le plus pernicieux de ces principes était celui qui concernait l’Egalité des Hommes qui, s’il était appliqué en Grande-Bretagne, sonnerait le glas de tout bonheur et de toute prospérité. Le manifeste de l’association constatait, dans un pays voisin, les maux engendrés par la mise en pratique de cette barbare doctrine de l’Égalité et celle encore plus inhumaine des Droits de l’Homme :
Il nous est impossible, à nous, bienveillants Britanniques, d’imaginer le nombre de crimes atroces qui ont été perpétrés contre Dieu et l’humanité, au nom de ces principes. Des meurtres et des assassinats ont été délibérément commis et justifiés par certains de ces prétendus philosophes comme étant les seuls moyens d’atteindre leurs buts réformateurs. Avec leurs faux-semblants et leurs promesses, ils ont contribué à violer tous les droits, civils et naturels. Le peuple, lui, n’a fait que changer de maîtres ; il gémit sous le joug de tyrannies nouvelles et se trouve soumis aux violences que lui impose un meneur désespéré après l’autre. Les excès de ces criminels démagogues sont sans bornes.
3321 janvier 1793 : Louis XVI est guillotiné, son corps est enterré au cimetière de la Madeleine, on le recouvre de chaux pour le détruire rapidement et prévenir ainsi toute tentative d’exhumation et d’adoration posthume. Le compte rendu de l’exécution, paru dans le Gentleman’s Magazine de janvier 1793, était propre à soulever la pitié, la colère et l’indignation du lecteur le plus indifférent. Curieusement, le rapport fait état d’une décapitation à la hache, sur un billot ! L’informateur de ce pourtant très sérieux périodique ou bien inventa la scène, ou bien crut utile de l'adapter aux antécédents de l’histoire nationale, afin de mieux toucher le cœur et peut-être la conscience de ses concitoyens...
La place Louis-XV, aujourd’hui place de la Révolution, était l’emplacement assigné au meurtre. Elle était pleine d’une foule prodigieuse, derrière des rangées de gardes à cheval et de soldats qui protégeaient le lieu de l’exécution. Un silence solennel régnait, tandis que la charrette avançait vers l’échafaud. Le monarque qui allait mourir y monta avec une héroïque fortitude, d’un pas ferme et le visage serein. Il était accompagné sur l’échafaud par son confesseur et deux officiers municipaux. Au milieu, se tenait le billot, et de chaque côté deux grandes brutes à figure patibulaire. L’un d’eux tenait la hache à la main. Le Roi promena un moment son regard sur le peuple, ses yeux pleins de pardon et d’amour ; il s’apprêtait à s’adresser à la foule, quand – horreur ! – l'un des officiers s’écria. « Pas de discours ! Allons, pas de discours ! » et soudain on entendit les tambours et les trompettes résonnèrent. Il parla, mais tout ce qu’on put entendre distinctement furent ces mots : « Je pardonne à mes ennemis ; puisse Dieu leur pardonner et ne pas faire retomber mon sang innocent sur la nation. Dieu bénisse mon peuple ! »
34Boswell écume. Il envisage de faire paraître dans la presse une proposition ébouriffante : édifier un monument à la mémoire du roi de France sous les voûtes augustes et tellement anglaises de Westminster Abbey ! Il rédige un tract, à l’intention des souscripteurs, où se perçoit l’écho de l’article du Gentleman’s Magazine, et dont le ton donne la mesure de son indignation :
L’anarchie, les assassinats, les sacrilèges qui, ces dernières années, ont déshonoré, profané et souillé le royaume de France n’ont pu inspirer à tout Anglais vertueux qu’un sentiment d’horreur extrême. Mais ces derniers jours, notre cœur a été transpercé de douleur au récit du crime commis dans ce pays, plus affreux qu’aucun autre dans les annales du monde entier. Non contente d’assassiner son souverain et de le couvrir d’insultes grossières et barbares en perpétrant cet acte exécrable, la racaille qui a usurpé le pouvoir en France a non seulement refusé de manière inhumaine que ses cendres reposent avec celles de ses pères dans le caveau ancestral, mais avec une perfidie sans antécédent, a pris des dispositions telles, qu’il sera à jamais impossible de lui rendre cet ultime hommage.
35Aussi, pour signifier aux autres nations et à la postérité la généreuse indignation, l’horreur ressenties par les sujets de ce royaume heureux et libre devant tant de monstrueuse barbarie, il est proposé d’ouvrir une souscription pour l’érection d’un monument à Westminster Abbey, sépulture où reposent nos propres monarques, à la mémoire de Louis XVI, roi de France, dont la patience, la dignité et la force d’âme, en ses derniers moments, lui méritent l’admiration de l’humanité tout entière.
36Avant de publier cet appel Boswell, pour une fois prudent, fit consulter officieusement le gouvernement par l’intermédiaire de Dundas. La réponse de Pitt fut évidemment négative : mieux valait ne pas exciter une opinion publique qui n’était que trop sensible au drame qui se jouait en France : la proposition de Boswell risquait de « provoquer dans le pays des discussions inutiles ». La raison d’Etat, comme toujours, l’emporta. Mais le manuscrit du texte de Boswell a survécu et permet de mesurer l’ampleur et la détermination de ses sentiments contre-révolutionnaires : une rage et une haine portées à leur paroxysme, le 24 octobre 1793, lorsque lui parvint la nouvelle lue dans The London Chronicle, de l’« horrible meurtre de la Reine de France, » guillotinée quelques jours plus tôt. Il est vrai qu’il apprend le même jour le suicide de son ami d’enfance, Andrew Erskine, qui, ayant empli ses poches de cailloux, était allé se noyer dans la mer toute proche de son domicile. De quoi entretenir pour plusieurs jours son hypocondrie. Même la consommation d’un « demi-poulet rôti » arrosé de porto ne suffit pas à la dissiper.
371789 fut pour Boswell l’année de toutes les révolutions. Très affecté par la mort de sa femme, même s’il n’eut pas toujours pour elle les égards auxquels elle pouvait prétendre, désorienté par les multiples problèmes d’ordre familial et financier auxquels il se trouva du jour au lendemain confronté, il eut le sentiment de vivre un gigantesque bouleversement personnel, sans vraiment savoir s’adapter aux circonstances nouvelles de son existence. Il y eut un avant et un après. Peggie, si loin d’elle qu’il ait longtemps choisi de vivre, était malgré la distance – peut-être à cause de cette distance qui la lui rendait plus chère – une sorte de phare qui éclairait sa vie dans les moments les plus noirs, un lieu d’intime identification, une attache avec ses origines, la grande dame d’Auchinleck. Elle disparue, se distendaient les liens avec l’Écosse, et se désagrégeait le sentiment d’appartenance qui l’avait aux pires moments soutenu.
38Ses irréductibles principes monarchistes, sa foi tory inébranlable, étaient de l’autre côté de la Manche tragiquement mis en brèche : l’indignation qu’il en éprouva fut dévastatrice. En 1789, l’ordre avait, en France, basculé. Bientôt, l’Angleterre suivrait, peut-être l’Europe tout entière se ressentirait de cette formidable explosion que rien ni personne ne semblait pouvoir contenir. Une chose avait été de s’insurger, à vingt-cinq ans, contre la tyrannie de cette même France et de plaider, devant le tribunal d’une Angleterre éclairée, la cause des Corses : il s’agissait alors de résorber une poche d’iniquité sur la carte de l’Europe, l’initiative de Paoli n’ayant signifié ni anarchie ni bouleversement visible de l’harmonie du monde ; mais autre chose était de tolérer, si près de soi, qu’un pays ami se consume dans les fureurs de l’anarchie. A trente-cinq ans, il avait été facile de défendre les colons de Boston, malgré la furieuse hostilité de Johnson, et de se déclarer « de plus en plus américain » : une révolution, de l’autre côté de l’Atlantique, ne tirait pas à conséquence. Et puis taxer le thé était pour un sujet de Sa Majesté autrement plus grave que priver le peuple de pain. Mais se trouver exposé, à cinquante ans, aux effets redoutables des convulsions qui agitaient le continent, était intolérable. Il fallait coûte que coûte combattre des principes manifestement pervers, dénoncer les effroyables pratiques du Tribunal du Sang, réfuter l’hérésie que constituait la très subversive « Déclaration des Droits de l’Homme » dont, à la suite de Thomas Payne, les révolutionnaires français s’enorgueillissaient. Boswell s’y employa, à temps et à contretemps, jusqu’à sa mort.
Notes de bas de page
1 Sur Boswell et la politique, on consultera utilement l’étude de Frank Brady, Boswell's Political Career, New Haven, Yale University Press, 1965, et l’article de Thomas Crawford, « Politics in the Boswell-Temple Correspondance », dans Irma Lustig éd. Boswell : Citizen of the World, Man of Letters, Lexington, University Press of Kentucky 1995, p. 101-116.
2 Voir supra, chap. « La plus agréable compagnonne du monde ».
3 Voir à ce sujet l’article de John McCollum, « The Indebtedness of James Boswell to Edmund Malone », New Rambler : Journal of the Johnson Society of London, 1966, p. 29-45.
4 Sur l’attitude de Boswell à l’égard de la Révolution française, voir Marlies K. Danziger, « “Horrible Anarchy” : James Boswell’s View of the French Revolution », Studies in Scottish Literature, Columbia, vol. 23, 1988, p. 64-76, et Thomas Crawford, Boswell, Burns and the French Revolution, Édimbourg, 1990.
5 Richard Price (1723-1791), auteur d’un Discours sur l’amour que nous portons à notre pays, donné le 4 novembre 1789 devant la Société pour la Commération de la Révolution de Grande-Bretagne, où il défendait des thèses que Burke réfuta dans son pamphlet.
6 Dans ses Lettres à Burke (1791), Joseph Priestley (1733-1804) réfute les arguments de ce dernier et défend les principes révolutionnaires touchant les libertés civiles et religieuses. Il fut nommé citoyen d’honneur par l’Assemblée nationale.
7 ms. Yale, M 84.
8 Voir Joseph Foladare, Boswell’s Paoli, op. cit., chap. IV : « Sometimes General of the Corsicans, 1790-1795 », p. 159-219.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Autonomie écossaise
Essais critiques sur une nation britannique
Keith Dixon (dir.) Françoise Wirth (trad.)
2001
William Dunbar (1460? - 1520?)
Poète de Cour écossais
William Dunbar Jean-Jacques Blanchot (éd.) Jean-Jacques Blanchot (trad.)
2003
La Nouvelle Alliance
Influences francophones sur la littérature écossaise moderne
David Kinloch et Richard Price (dir.)
2000