Le vin, le jeu, les filles et la neurasthénie
p. 229-248
Texte intégral
1L’exécution de John Reid laissa Boswell amer, sombre, plein de ressentiment à l’égard d’un certain Thomas Miller, président de la Haute Cour, qui avait publiquement affiché un préjugé défavorable à l’égard de l’accusé et avait été, semblait-il, à l’origine du refus de la grâce royale. Peu avant l’exécution, et pour ne laisser aucune chance inexplorée, Boswell avait fait paraître dans le London Chronicle une lettre signée « un Royaliste », où il mettait publiquement en doute l’impartialité de Miller. Il espérait ainsi alerter l’opinion et faire pression sur la décision royale. La lettre ne parvint malheureusement au journal que la veille de l’exécution et le Roi lui-même, l’eût-il voulu, n’aurait pu faire parvenir à temps son pardon à Édimbourg. Le pamphlet eut, en revanche, un effet inattendu : le 6 octobre 1774, le fils de Thomas Miller, jeune homme ombrageux de dix-neuf ou vingt printemps, lui écrit pour lui demander des excuses publiques – ou réparation.
2L’idée d’un duel possible affole littéralement Peggie : il faut nier qu’il est l’auteur de l’article... aller précipitamment à Londres, récupérer le manuscrit et réfuter sans vergogne toutes allégations comme mensongères. Ou fuir à l’étranger ? Boswell est lui-même ébranlé. Il envisage le duel sans excessive terreur – du moins dans un premier temps et pour faire bonne contenance en face de son journal. Si je dois être tué, écrit-il, ce ne serait pas une mort plus terrible qu’une autre. Mon père et mes amis pourvoiront aux besoins de ma femme. Mais n’y aurait-il pas quelque chose d’avilissant à se battre avec un enfant ? Qu’il était donc contrariant de voir ce blanc-bec faire irruption dans son existence et la menacer si radicalement ! Il se renseigne à tout hasard sur la meilleure manière de se comporter pendant un duel. Il faut faire feu immédiatement, lui conseille-t-on : c’est ainsi qu’on a le plus de chances de tuer son homme. Il est au fond si troublé à l’idée d’une fin peut-être proche, qu’il lit, le soir, des livres de dévotion.
3Tout cela est décidément trop bête. La réflexion aidant et l’inquiétude poussant, Boswell décide de répondre avec dignité et... prudence : oui, il est bien l’auteur de l’article incriminé ; non, il n’a voulu offenser personne. S’il l’a fait, il le regrette fort.
4Cet aveu, assorti d’excuses chichement mesurées, suffira-t-il à apaiser l’ire du jeune homme chatouilleux ? Boswell est en train de revivre les doutes et les incertitudes qu’il a déjà connus à Berlin, en 1764, lors de cette affaire peu glorieuse qu’il eut avec un officier français, parce qu’il l’avait offensé, en parlant légèrement de la France : le duel n’avait pas eu lieu, ayant cette fois-là platement et peut-être un peu veulement admis ses torts.
5Quelques jours passent, sans réponse. Le fils Miller s’estimerait-il satisfait ? L’espoir renaît. Boswell vaque à ses occupations, oubliant presque l’incident. Quand un après-midi, à son retour du tribunal, il trouve sa femme dans tous ses états : le jeune homme est venu et a courtoisement exprimé le vœu de rencontrer son mari, si possible accompagné d’un ami, le soir même !
6Boswell avise : il est urgent de ne rien faire. On frappe avec insistance à la porte : il donne l’ordre aux domestiques de n’ouvrir à personne. La nuit se passe en conciliabules. Peggie, affolée, convoque des amis sûrs : Grange, Preston. Au petit matin, un message de Miller arrive, exigeant une réponse avant neuf heures ! Cette fois-ci, l’affaire est grave, il n’est plus possible de tergiverser. Preston ira donc au rendez-vous, porteur d’une lettre de Boswell : après les compliments d’usage, on donne à entendre au sourcilleux jouvenceau qu’on lui a déjà tout dit ; et que si la première lettre n’avait pas l’heur de le satisfaire, c’est à son père qu’on voulait bien répondre, pas à lui. Mais qu’on était prêt, aussi, à solliciter l’avis de l’oncle du jeune homme, Peter Miller, ami de Preston.
7Attente anxieuse. Boswell n’est pas aussi assuré qu’il prétend l’être, ni aussi détaché à l’idée d’une mort peut-être imminente. Comme toujours, il dramatise. Avec le recul, l’événement prend, dans son journal, une tragique épaisseur, s’inscrit dans une séquence savamment construite selon les lois du suspens. L’entretien semble se prolonger indûment : bon, ou mauvais signe ? Un peu avant onze heures, on voit soudain un domestique aller en courant chercher Peter Miller, qui est le voisin de Boswell.
8Autre attente, interminable. Mais voici Preston et Peter Miller qui sortent, bras dessus, bras dessous de la pièce où a lieu la rencontre. Cela voudrait-il dire ? Oui. L’impétueux neveu s’est finalement laissé convaincre par son oncle qu’un duel serait malvenu et sans réel fondement : les excuses de Boswell sont suffisantes, et si comptes à rendre il y a, c’est d’abord à Miller père qu’ils sont dus. Sous réserve de nouvelles excuses oralement présentées au juge, son fils veut bien passer l’éponge. Un peu plus tard, Boswell rencontre son bouillant adversaire : réconciliation, poignée de mains, protestations d’amitié. Il s’est une fois encore tiré à bon compte d’une situation embarrassante, qui eût pu devenir périlleuse. Ne fallait-il pas faire preuve de souplesse, sinon certes de bassesse, quand la situation l’exigeait ? Et Peggie avait eu si peur...
9Peggie... qui tient tant de place dans l’univers affectif de Boswell. Peggie, l’épouse parfaite, attentionnée, aimante, compétente et qui pourtant sera, au cours des quelques années qui vont suivre, mise à bien rude épreuve. Le couple va en effet traverser une zone de fortes turbulences, par la faute d’un mari dont l’affection qu’il porte à sa femme n’est pas en question, mais qui, dans trois domaines au moins, ne contrôle bientôt plus son mode de vie : l’alcool, le jeu et les filles.
10L’alcool, il en a déjà été question et l’on connaît le penchant manifeste de Boswell pour la boisson. Notre homme s’est déjà, en maintes occasions, illustré dans les annales de la dipsomanie, au grand désespoir de son épouse. Jusqu’à présent, cependant, il avait plus ou moins limité ses beuveries aux périodes de grande tension, comme par exemple tout récemment, pendant sa défense de John Reid. Son échec dans cette affaire, très durement et longtemps ressenti, sera l’excuse facile à des débordements de plus en plus fréquents. D’abord n’excédant pas les convenances ou les usages admis dans les rangs mêmes de ses confrères, puis prenant insensiblement l’allure de débauches effrénées, se répétant quotidiennement.
11Les filles... Est-il utile d’évoquer ici l’obsession de la chair chez un homme qui ne sait porter sur la femme, duchesse ou fille d’auberge, que le regard du désir ? Ou rappeler le prix qu’il dut payer, en désagréments brûlants et frais d’apothicaires, son plaisir ? Son mariage avait certes mis un terme à de fort peu recommandables fréquentations : mais sa constitution exigeante avait vite tari les sources autorisées de la volupté. Peggie avait tôt laissé entendre qu’elle prenait un intérêt médiocre à la chose, n’acceptant que rarement et sans entrain aucun l’hommage conjugal. Aussi tout en pensant à elle avec la plus tendre affection, s’abandonne-t-il à des fantasmes exotiques (il les dit lui-même « asiatiques ») où il se voit couvert de femmes et libre de renouer avec ses pratiques d’antan : « Mes rapports physiques avec les putains » décrète-t-il, « n’interféreraient d’aucune manière avec l’amour que je lui porte ». Il lui dit franchement qu’il souhaite au moins prendre une concubine : elle l’assure sans détours qu’il peut coucher avec qui il veut. Assertion que Boswell hésite tout de même à prendre à la lettre, au moins dans un premier temps. Mais la chair étant décidément faible, l’alcool aidant et la libido poussant, les rencontres du soir avec des partenaires d’un moment se multiplièrent. Le Boswell avide, concupiscent et imprudent des années soixante, somnolent pendant toutes ces années de mariage, se réveillait plus insatiable que jamais.
12Le jeu, si commun au xviiie siècle dans les cercles de la meilleure société, n’avait jusqu’alors que médiocrement retenu son attention. Il avait sporadiquement, par le passé, joué dans les salons qu’il fréquentait, mais sans passion, plutôt pour se conformer aux usages et parce que les cartes étaient partie intégrante de la culture « polie » de l’époque. Au printemps de 1773 il avait, pour la première fois, ouvert une table de whist à son propre domicile, sans que cela parût incongru ou soulevât de la part de sa femme la moindre objection. Le désarroi provoqué par l’affaire John Reid, peut-être aussi l’émotion causée par la menace d’un duel qui eût pu s’avérer fatal, achevèrent de dérégler une mécanique déjà fragilisée par l’alcool : un à un tombèrent les derniers obstacles qu’une censure moribonde avait tenté de dresser sur les sentiers de la déchéance.
13Car l’histoire de Boswell, vers la trente-cinquième année de son âge, est bien celle d’un grand basculement, d’un rageur abandon à des forces qui l’entraînent vers un triste délabrement intime, dont il est lui-même le spectateur – on serait presque tenté de dire le voyeur – apparemment impuissant. D’une lucidité extrême, toujours prêt non seulement à reconnaître ses errements mais à les consigner par écrit, il sonde douloureusement le gouffre chaque jour plus profond qui s’ouvre entre ses aspirations à la rectitude et la vie navrante qu’il mène quand le dominent ses passions. Le journal de ces années-là recense impitoyablement, avec une morbide fidélité, le moindre égarement : plaisir suspect de la délectation morose, volupté tragique du regard complaisamment posé sur la fange.
14Ni sa bonne volonté ni la sincérité de ses élans religieux ne sont pourtant en cause. C’est au contraire parce qu’il a gardé de ses premiers combats avec la vie un certain nombre de principes, un sens de l’honneur souvent exigeant, des scrupules paralysants, qu’il est malheureux et neurasthénique. Il a accepté, par exemple, en octobre 1774, de soutenir la candidature d’un certain colonel Campbell à la députation. Mais la procédure implique, au moins théoriquement, qu’il prête serment et jure qu’il « renie, récuse et abhorre » le papisme et ses dogmes, notamment la croyance au purgatoire et l’invocation des Saints. Or Boswell ne peut en conscience prononcer un désaveu aussi catégorique, lui qui a gardé de sa lointaine conversion au catholicisme au moins la nostalgie de certaines pratiques. Que faire ? Angoisse et tourments. Doit-il diplomatiquement tomber malade le jour du vote ? Campbell serait déçu et furieux. Il consulte mentalement Johnson, avec qui il a souvent évoqué ces problèmes ; et Johnson, par la même voie, lui répond qu’il n’y a rien, dans la doctrine catholique, qui soit ouvertement incompatible avec les Saintes Écritures. Dès lors, sa décision est prise : il refusera de prêter serment. Elle est héroïque, car elle trahit sans possible équivoque ses sympathies et compromettra sans doute sa carrière, mais il s’y tient. Le jour de l’épreuve arrive. Il revêt sa redingote d’apparat, se donne du courage avec du cognac, et se rend à la réunion « comme un officier part à la guerre ». Et le miracle a lieu : on ne lui demande pas de prêter un serment jugé par tous désuet. Boswell, partant d’improbables prémisses, a construit à son habitude un drame, dont il se veut le principal acteur. « J’étais comme un homme suspendu au-dessus de l’abîme à l’aide d’une mince cordelette, soudain sauvé de la chute. » Le soulagement éprouvé est à la mesure de la peur qu’il s’est faite. Le succès de Campbell à cette élection pouvait désormais se fêter librement : il eut la sagesse d’aller au lit, ce soir-là, tant qu’il pouvait encore tenir sur ses jambes.
15Il ne fut pas toujours aussi avisé. Le lendemain, toujours dans le sillage des mêmes festivités, il sort assoiffé de chez lui vers quatre heures, rencontre un ami en compagnie de qui il boit cinq bouteilles de bordeaux.1 On le presse d’entamer la sixième, mais son estomac, écrit-il, y était hostile. Rentrant chez lui d’un pas incertain, il tombe dans un escalier et s’en tire, cette fois-ci, avec des bleus et des contusions.
16La raison de ces libations n’est pas toujours festive. Il y a plus souvent, à leur origine, la grisaille d’une existence dont il supporte de plus en plus mal le caractère routinier et conventionnel. Sa profession, quand il n’a pas de dossier particulièrement prenant à plaider ni de John Reid à défendre, lui pèse. À chaque retour de Londres, après les fastes et les splendeurs trépidantes de la capitale, après Johnson et son tonique voisinage, il a le sentiment d’étouffer sous une chape écrasante de monotone médiocrité. En cette fin d’année 1774, il croit avoir toutes les raisons de se sentir chagrin. Outre l’ennui qui l’accable, son frère John vient de donner aux siens les plus graves inquiétudes : il a été saisi d’une nouvelle crise de folie, et il faut désormais songer à l’interner, dans un établissement spécialisé de Newcastle. La nouvelle est triste en soi. Mais c’est surtout, pour Boswell, l’occasion de se souvenir qu’une veine morbide court dans sa famille, dont il n’est pas lui-même à l’abri...
17Son comportement le prouve : la veille de Noël, il boit tant, à la table d’un ami, qu’il tient à peine debout quand il le quitte. C’est quand il est dans cet état de moindre résistance que les démons le reprennent : il parcourt les rues d’Édimbourg dans sa quête titubante, accompagne deux prostituées dans une chambre crasseuse au sommet d’un sordide escalier et reste une heure en leur compagnie, sans toutefois pousser la rencontre à son terme ultime : le décor l’a rendu méfiant et contre toute attente, prudent. De son propre aveu, il eût couru les plus grands risques, s’il avait été plus ivre. L’avenir montrera amplement à quel point il avait raison. Il rentre chez lui à minuit, non sans difficulté – et non sans faire une chute qui lui laisse la main gauche endolorie. Le lendemain, il fête Noël en famille et va, comme il se doit, à l’église. Mais il s’en veut de son comportement de la veille et s’adresse de cuisants reproches : jamais plus ! Le mécanisme est en place d’un scénario qui va se répéter bien souvent.2
18Le Nouvel An apporte son train habituel de plaisirs et de tâches. C’est le temps des promesses et des résolutions, mais c’est aussi le moment où l’on fait ses comptes. Boswell établit son budget familial d’une manière fort approximative, mais qui donne une idée de son train de vie. Côté recettes, il y a les trois cents livres de l’allocation annuelle que lui verse son père, plus trois cents autres correspondant à ses gains professionnels. Côté dépenses, il évalue à deux cent quarante livres l’entretien du ménage, gages des domestiques inclus, mais sans le vin, qui requiert significativement une ligne budgétaire séparée : trente livres ; et sans le loyer de la maison, cinquante livres. Il y aussi les cent livres dues au titre des intérêts de l’emprunt qu’il a autrefois souscrit pour l’achat d’une propriété jouxtant le domaine d’Auchinleck. Par ailleurs, Boswell attribue généreusement soixante livres à sa femme pour ses toilettes, et s’octroie plus modestement cinquante livres pour ses vêtements et son argent de poche. Au total, cinq cent trente livres. Soit un solde positif de soixante-dix livres, disponibles pour les imprévus, les bonnes œuvres et le voyage annuel à Londres !
19S’il est difficile de traduire ces chiffres en valeurs d’aujourd’hui, même approchées, on peut, par analogie avec les bénéfices, salaires, pensions ou prébendes perçus à l’époque, conclure à la grande aisance du ménage. Johnson vivait confortablement à Londres avec trois cents livres par an (certes, sans lourdes charges familiales) et un ministre de l’Église établie devait se contenter au grand maximum du tiers de cette somme, tandis qu’un juge, en fin de carrière, ne pouvait guère espérer gagner plus de neuf cents livres par an. À moins de trente-cinq ans, Boswell occupe donc une place enviable sur l’échelle des ressources financières : du moins, chaque fois que son budget est en équilibre, ce qui sera loin d’être le cas au cours des années sombres qu’il va traverser. 11 convient aussi d’observer que sa fréquentation des nobles et des pairs du royaume, aux revenus tout à fait disproportionnés aux siens, le contraindra souvent à beaucoup d’humilité chaque fois qu’il sera question d’argent !
20Boswell s’installe difficilement dans l’année nouvelle. Ses rapports avec son père ne s’améliorent pas ; ils empirent même, en raison de son attitude paradoxale dans le vieux conflit qui les oppose. Il s’entête à défendre le principe d’une succession exclusivement mâle au domaine et au titre, arguant de l’exemple donné par ce lointain ancêtre, David Boswell, cinquième laird d’Auchinleck qui, alors qu’il était le père de quatre filles, désigna son neveu comme seul héritier. On a beau lui représenter qu’il agit ainsi uniquement parce que la propriété était grevée d’hypothèques, rien n’y fait : il dame haut et fort qu’il a, sur ce sujet, la détermination d’un Romain. Son père lui fait observer qu’il est sans doute le seul homme, à Édimbourg, qui soit prêt à tout pour déshériter ses enfants (jusqu’alors, des filles uniquement). Il le menace même de réduire son allocation annuelle de trois cents à cent livres, voire de le faire mettre en prison, en annulant sa caution concernant l’emprunt qu’il a contracté. À l’idéalisme entêté de l’un, répond l’autoritarisme obstiné de l’autre. Or il va bientôt falloir trancher définitivement la question et le débat s’engage fort mal. « Froid, sec et indifférent » : c’est ainsi que Boswell décrit le laird d’Auchinleck. Dans son acharnement opiniâtre, il reste lucide et inquiet : s’il mourait avant son père, sa femme et ses enfants seraient dans une triste situation de dépendance. Or Peggie est de nouveau enceinte. Pourra-t-il longtemps se permettre d’être aussi intraitable ?
21Morose, il se remet au travail. La répétition à l’identique des tâches quotidiennes l’insupporte, comme l’idée de devoir passer tout l’hiver dans une vieille maison du nord de l’Écosse. Le Voyage de Johnson, qui vient d’être publié, lui parvient et c’est un bref rayon de soleil, vite obscurci par les nuages noirs de l’hypocondrie. Pour les dissiper, l’alcool et le jeu sont de puissants adjuvants, mais dont l’effet passe rapidement et qui laissent sur le palais un singulier goût d’amertume.
Nous avons beaucoup bu et nous sommes fort échauffés... Nous nous sommes mis au whist. J’ai été saisi d’une rage pour le jeu qui m’a fait perdre huit livres. Cela ne m’a pas ébranlé, j’ai du reste presque tout regagné.
22Cette soirée chez un confrère, en mars 1775, marque le début d’une longue série de beuveries accompagnées de séances de whist ou de poker écossais, au cours desquelles Boswell semble avoir perdu beaucoup d’argent et tout contrôle sur lui-même. Il résiste dès lors de plus en plus mal à la grande tentation de l’encanaillement sexuel, à l’appel de la me et de ses effluves. Il se plaint souvent que son épouse, si affectueuse, si sensible, manifeste si peu d’enthousiasme à célébrer les « rites de l’hymen ». Alors que lui-même souffre, si c’est le mot, d’une « exacerbation des facultés amoureuses » qui n’affecte que le côté physique des choses et laisse intact l’amour qu’il porte à sa femme. D’où ces rêves de polygamie dont il s’entête à trouver la justification dans l’Ancien Testament, au chapitre des Patriarches : « Mon appétit est tel », écrit-il, « que j’ai une tendance marquée au laxisme en matière d’exégèse sacrée ». Ces mois d’hiver mettent sa patience et sa vertu à rude épreuve. Pourtant, s’il « joue » parfois avec les filles qu’il aborde dans la rue, il a encore assez de sagesse pour ne pas conclure : non par loyauté tardive à l’égard d’une Peggie de toutes façons sans illusions, mais par crainte des flèches d’Éros, qui l’ont déjà si souvent atteint. Les dernières résistances au passage à l’acte avec les risques qu’il implique, ne tomberont que plus tard...
23Avec le printemps, renaissent l’espoir, le goût à la vie, un certain bonheur : c’est le temps de son voyage annuel, rituel à Londres. Il y arrive le 22 mars et, comme toujours, sa première visite est pour Johnson qui lui ouvre les bras. La ronde trépidante des déjeuners, dîners et rencontres avec tout ce que Londres compte de plus éminent dans le domaine des lettres, des arts et de la politique reprend de plus belle. Garrick, sir Joshua Reynolds, Wilkes qui, par un de ces retours de fortune dont l’histoire ne manque pas d’exemples, est maintenant lord Mayor, Burke qui siège toujours au Parlement, le Dr Burney, auteur d’ouvrages réputés sur la musique et les Thrales bien sûr, chez qui il se rend souvent en compagnie de Johnson le choient, lui racontent les scandales du jour, lui donnent les dernières nouvelles de la capitale. Il a le sentiment d’être à la source même de toute culture et de tout savoir. Les réunions du Club, auxquelles il participe assidûment, lui donnent encore l’impression d’être, sous le patronage intellectuel de Johnson, au cœur de tout. L’amitié de Paoli et de lord Mountstuart, qui lui promet d’user de son influence à la Cour pour lui obtenir une charge publique à Londres, le comble. Il va écouter Hurd, auteur célèbre des Letters on Chivalry and Romance (1762) et nouvel évêque de Lichfield, prêcher à la Chapelle royale, en compagnie de Percy, auteur non moins connu des Reliques of Ancient Pœtry (1765) et futur évêque lui-même. Le spectacle du Roi à ses dévotions, au palais de Saint-James, est pour lui source d’une intense émotion. Ce qui ne l’empêche pas d’aller, le soir, taquiner les filles du trottoir le plus proche, mais toujours sans conclure et jamais sans remords. « Il faisait chaud et mon sang était en feu. Je suis allé dans Peter Street, chez la fille du Devonshire (qu’il a jadis fréquentée) et j’ai pendant un moment joué avec elle : une vraie statue antique. » Entre deux visites, il lit le De Preparatione ad mortem d’Érasme, ou débat avec sir John Pringle du socinianisme, dont les tenants nient le dogme de la Trinité. Le Vendredi saint, jour solennel entre tous, il accompagne (autre tradition établie) Johnson à l’église de Saint-Clément pour y écouter l’office.
24À la fin du mois d’avril il est l’hôte, avec Paoli, du comte de Pembroke, dont il admire la demeure et le parc de Wilton, récemment aménagés par William Chambers : autre contact direct avec l’art peut-être le plus en vogue de l’époque, celui des jardins. Le petit-déjeuner y est excellent et – surprise ! – le comte en personne pèse ses hôtes lorsqu’ils se lèvent de table. Tradition pittoresque, peut-être importée de certain collège d’Oxford : à Magdalen, c’est avant le repas que tout nouveau convive doit s’asseoir sur le fauteuil-balance. Comme Boswell combine cette escapade avec une visite à son vieil ami Temple qui, occupe la cure de Mamhead dans le Devon, il en profite pour visiter sur sa route la cathédrale de Salisbury, « belle et curieusement légère » et bien sûr les mégalithes de Stonehenge, qu’il trouve stupéfiants. Et puis après encore quelques jours heureux à Londres début mai, c’est le retour à Édimbourg : dans la diligence, une « aimable créature » lui fait trouver le temps moins long, en lui permettant quelques-unes de ces « tendres privautés » qui ne tirent pas à conséquence...
25À peine est-il réinstallé dans le quotidien d’une profession qu’il n’aime pas et dans le réseau de relations familiales difficiles (tant avec son père, toujours froid et distant, qu’avec sa femme de plus en plus susceptible et blessée par ses écarts de conduite), que la « noire mélancolie » fond de nouveau sur lui. Il est assailli de doutes lorsqu’il tente d’imaginer son avenir, il se réveille la nuit après des rêves d’anéantissement, il a peur de devenir fou. Seuls les événements d’Amérique dissipent quelque peu sa langueur neurasthénique et ravivent ses esprits. Des nouvelles contradictoires parviennent d’outre-Atlantique, après les batailles de Lexington (19 avril 1775) et de Bunker Hill (17 juin 1775) : celui qui avait si généreusement défendu le droit des Corses à l’indépendance ne pouvait rester indifférent au sort des colons de Boston.3 Le 12 août, il écrit à Temple : « Je deviens de plus en plus américain. Il est vraiment déraisonnable de soumettre ces gens à un impôt qui n’a pas été approuvé par leurs assemblées. Je pense que le gouvernement est fou de se lancer dans cette guerre désespérée. » Source de débats multiples et de conflits larvés avec Johnson, pour les raisons que l’on sait. Il parle souvent librement de ses opinions en public, et le regrette plus tard : elles pourraient nuire à sa carrière, et notamment compromettre cette promotion que lui a promise lord Mountstuart, car le Roi est farouchement déterminé à garder sous tutelle anglaise ses colonies.
26Et puis, le 9 octobre, lui naît un fils, Alexander : il est « sereinement heureux ». Mais ni sa sérénité ni son bonheur ne durent : à peine quelques jours plus tard, il est de nouveau saisi par le démon des cartes. Il reste assis à la table de jeu de six heures de l’après-midi à trois heures du matin et perd beaucoup d’argent. Circonstance aggravante : il a enfreint la loi sacrée du sabbat, ayant continué de jouer aux premières heures d’un dimanche matin. Quand il rentre chez lui, sa femme n’est pas encore couchée et l’attend, inquiète. Gros repentir et hautes promesses... qui durent ce que durent les promesses et les bons sentiments. Le 29 octobre, c’est son anniversaire, il a trente-cinq ans. Cela mérite célébration. Et libations. Il soupe avec ses amis du Soaping Club, qu’il a longtemps auparavant créé, et boit et joue frénétiquement. « La passion du jeu m’avait si totalement échauffé que je m’y abandonnai complètement », écrit-il. « J’aurais pu perdre des sommes énormes, car j’étais d’humeur à tout risquer. » Au petit matin, une épouse folle d’inquiétude l’accueille avec de vifs reproches. Il en reconnaît le fondement et courbe le front avec une réelle, mais tardive, humilité...
27Ce qui ne l’empêche pas, quelques jours plus tard, de recommencer. Cette fois, il est si complètement ivre quand il rentre chez lui, après un repas où il a cru devoir illustrer ce qu’il appelle « le vieil esprit écossais », qu’il lui faut s’arrêter plusieurs fois dans la rue pour vomir. Et la scène avec sa femme est d’une grande violence. Saisi d’une fureur éthylique, il casse les chaises de la salle à manger, en jette les fragments au feu, ou à la tête d’une Peggie terrorisée, brise rageusement sa canne dont les morceaux suivent la même trajectoire. Le lendemain, il n’a aucun souvenir de cette « scène épouvantable » dont sa femme lui fait le récit. Il lui fait de nouvelles promesses, en étant tragiquement conscient qu’il ne serait sans doute pas en mesure de les tenir. Sa lucidité aggrave son mal. L’alerte a été vive : il sait désormais qu’il est capable des pires brutalités, quand se libèrent en lui ces forces frénétiques et ce noir pouvoir de l’alcool. Il est au bord de la folie, dont il a si peur. Le lendemain, qui est un dimanche, il est à l’église, et reçoit la communion, malgré les doutes qui assaillent son esprit « high church » sur la validité d’un sacrement presbytérien, hors succession apostolique. Mais son père est à ses côtés, et il importe de se concilier sa bienveillance ! Les pires indignités et les plus hautes aspirations font apparemment bon ménage dans cette âme candide et torturée, dont aucune formule simple ne saurait rendre compte. Le sermon qu’il entend sur le thème : « Mort, où est ta victoire ? » le transporte, au point de lui donner envie d’aller clamer sa foi chez Hume, dont il a si souvent regretté l’irréligion : et pour lui demander, dans l’hypothèse où lui-même perdrait l’espérance, de lui fournir une idéologie de remplacement, susceptible de lui permettre de vivre, à tout le moins de survivre, en athée. Car il lui arrive parfois de penser, quand il est au fond du gouffre, que toutes les options dans ce domaine restent ouvertes...
28Il a raison de craindre le caractère illusoire des promesses et des résolutions : les disputes conjugales se succèdent désormais à un rythme soutenu, celui-là même de ses beuveries ou parties de cartes. Peggie l’attend jusqu’à des heures indues, trop anxieuse pour aller au lit avant son retour. Lui, ne peut résister, malgré ses serments, à l’appel du risque et de la passion. Comme lors de cette nuit particulièrement ardente et fiévreuse qu’il passa tout entière à la table de jeu, jusqu’à neuf heures du matin – heure à laquelle il se rendit directement au tribunal, sans rentrer chez lui. Vers une heure, il avait eu la délicate attention d’envoyer son clerc informer Peggie qu’elle ne devait pas s’inquiéter : « Dites-lui que je ne fais de mal à personne ». Sinon peut-être à lui-même...
29On comprend que sa femme ait eu des moments de découragement ou d’impatience : aussitôt sanctionnés par des bouderies et des crises de mauvaise humeur qui se prolongent indûment, ou par des explosions subites de colère haineuse, qui trahissent la violence qui l’habite. C’est tantôt un plat qu’il jette au feu ou un verre de bière, tantôt un billet d’une guinée qu’il lance dans les flammes... mais qu’il récupère avant qu’il ne soit complètement consumé ! Il est des valeurs sur lesquelles on ne transige pas.
30Le quotidien. Les jours se suivent et les nuits, qui se ressemblent fort, elles aussi : dîner chez des collègues ou amis, chère et vin à satiété, whist jusqu’à des heures impossibles et quête titubante d’aventures sur les trottoirs, toujours par prudence inachevées.
J’étais très ivre et j’ai erré dans les mes pendant trois heures au moins, poursuivant des filles mais gardant heureusement assez de lucidité pour ne rien tenter. Je suis tombé une fois ou deux, et suis rentré chez moi tout sale, tout meurtri et avec les premiers symptômes d’un refroidissement.
31C’est ainsi qu’il termine, de son propre aveu, cette année 1775, commencée dans la dissipation et achevée dans le dévergondage.
32Non seulement l’année suivante ne vit-elle aucunement se modifier son comportement, mais les symptômes de sa totale incapacité à se libérer des mécanismes de la répétition s’aggravèrent. Beuveries, argent perdu à la table de jeu, retours titubants chez lui à trois heures du matin, remords à la vue d’une Peggie ensommeillée et angoissée qui l’a attendu pour se mettre au lit. Le schéma se reproduit, sensiblement semblable, de plus en plus fréquemment.
33Par ailleurs, les mêmes difficultés subsistent dans ses rapports avec son père, désormais ouvertement hostile et le pressant d’accepter l’idée qu’il se fait, lui, de la transmission du patrimoine familial. Boswell est au pied du mur. Une consultation s’impose de celui qui représente l’autre face, celle-là souriante, de la paternité. Johnson répond opportunément dans le sens espéré : son ami n’est pas moralement obligé de maintenir cette ligne qui a toujours été la sienne, d’une succession par les seuls fils de la famille. Le mécanisme du refus obstiné jusqu’alors opposé au laird d’Auchinleck se détend brusquement. Boswell, couvert par l’autorisation du docteur, est soudain prêt à tous les accommodements. Tant de bruit, tant de protestations solennelles, tant de serments intransigeants pour en arriver là ! Le conflit, qui avait pendant tant d’années opposé le fils à son géniteur, trouvait enfin, peu glorieusement, sa conclusion. Évidemment, le jugement de Johnson n’est qu’un artifice commode que Boswell se donne pour sauvegarder, à ses propres yeux, un peu de dignité. Les raisons profondes d’un tel revirement sont sans doute à rechercher ailleurs : dans la lassitude, dans l’inquiétude, dans les doutes d’un homme qui se sent diminué, et qui sait son impuissance à briser le cycle où il s’est enfermé.
34Curieux Boswell ! Lui qui se plaint sans cesse de la froideur, de l’indifférence ou de l’hostilité ouverte de son père, voici qu’il se lance, pour le défendre, dans une nouvelle affaire d’honneur. Comme s’il lui fallait à tout prix la menace d’un duel pour être heureux. Un membre du barreau ayant semble-t-il émis des doutes sur la parfaite objectivité du laird d’Auchinleck dans une affaire électorale, voici qu’il le provoque en duel ! Cette fois-ci, c’est lui qui joue les fils offensés et qui demande réparation pour son père. En a-t-il conscience ? Il est en train de reproduire, en l’inversant, le schéma du précédent duel, qui n’eut pas heu. Celui-ci n’ira pas très loin, non plus, sa lettre d’appelant n’étant apparemment jamais parvenue à son destinataire. Mais il fallait qu’il se donnât de quelque manière un rôle héroïque, en cette heure de capitulation...
35À l’égard de sa femme, toujours la même attitude contrastée, faite d’affection et de frustration, de culpabilité et d’exaspération. Il court toujours les filles nocturnement, et n’omet pas de mentionner ses faits et ses gestes dans son journal. Mais il innove de manière significative, en transcrivant certains mots en grec, pour être sûr que Peggie, si elle va y voir, ne les comprenne pas. Dissimulation dérisoire, bientôt déjouée par une épouse attristée. Les dernières résistances de cette prudence in extremis qu’il s’était imposée auraient-elles dès ces premiers mois de 1776 cédé ? Il est difficile, en l’absence de document probant, d’en décider. Il est certain, en revanche, qu’il abandonna toute précaution pendant son voyage de printemps à Londres.
36Un voyage qui s’avère particulièrement riche en événements de toutes sortes, agréables ou désastreux. Mais du moins Boswell a-t-il le sentiment d’exister vraiment. L’arrêt à Newcastle, où il rend visite à son frère, donne lieu à une scène pathétique, durant laquelle il pleure sur son cadet, mais craint aussi pour lui-même : l’état de stupeur psychotique de John étant précisément celui où il redoute de tomber un jour. Mais l’accueil de Johnson, la conversation de Johnson, l’affection que Johnson lui témoigne lui font comme chaque printemps retrouver ses esprits. Il ressuscite à son contact, sous l’effet de ce qu’il appelle « une transfusion d’âme ». Lui qui, à Édimbourg, a passé ses jours à plaider d’obscures causes et ses nuits à s’abêtir au jeu, le voici de nouveau plongé dans un bain culturel vivifiant. Le voici qui discute avec Johnson du livre d’Adam Smith, La Richesse des nations, récemment paru. Le voilà qui s’indigne, à la lecture du premier tome de l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, de la manière dont Gibbon y traite les sources du christianisme4. Il a, cette fois-ci, renoncé à chercher un appartement en ville et enfin accepté l’hospitalité du général Paoli, dont l’amitié lui est chère. Les dîners, les rencontres, les visites se succèdent au rythme habituel. Lord Mountstuart, Percy, Garrick, Hannah More, les Thrales, Reynolds, Burke, Wilkes et les autres... l’invitent et, s’il faut l’en croire, le fêtent. Il dîne avec le capitaine Cooke, de retour des îles lointaines, qui lui parle de la légèreté des femmes de Tahiti : on l’écoute avec un vif intérêt.
37Mais l’événement le plus marquant de ce séjour anglais fut sans doute cette brève excursion qu’il fit à Oxford en compagnie de Johnson. L’accueil qu’on leur réserve est à la mesure de son attente. À Pembroke, l’ancien collège de Johnson, ils sont reçus à dîner par le « Master », William Adams, surtout célèbre pour sa réfutation de l’essai de Hume, très négatif, sur les miracles. Boswell s’irrite de constater qu’Adams, malgré son opposition idéologique à Hume, est resté en bons termes avec le philosophe : lorsqu’il est question de religion, pérore l’intransigeant, il convient de ne pas épargner ceux qui s’écartent de la norme : Hume est un infidèle et doit être traité avec toute la rigueur de la pensée orthodoxe. Ils sont invités à Christ Church, à Magdalen, à Trinity où ils sont les hôtes de Thomas Warton. Le vice-chancelier de l’Université les reçoit à sa table. Il fait bon être dans le sillage d’un homme aussi considérable que Johnson, quand on aime les honneurs ! Boswell est subjugué, transporté, ravi. Autre moment précieux : la visite qu’au départ d’Oxford ils firent à Blenheim : « Nous avons vu ensemble les extrêmes », dit-il à son compagnon, « l’île de Mull et le parc de Blenheim. » Et puisqu’il a fait visiter son pays à Johnson, le bon docteur lui fera visiter le sien. On s’arrête donc pendant quelques jours à Lichfield, où l’on visite la maison natale du grand homme, où l’on retrouve amis et parents, où s’évoquent de lointains souvenirs. On devine l’intérêt de Boswell, qui pose des questions, trop de questions – et s’attire les reproches courroucés du grand homme : « Vous n’avez en tête que deux sujets de conversation », lui dit-il, « vous – et moi ; et je les exècre tous deux ». Leur amitié ne fut pas toujours placide et sereine. Des brouilles, des fâcheries passagères, des bouderies vinrent parfois troubler leur concorde. Johnson était irascible et Boswell présomptueux : mais l’affection qu’ils se portaient mutuellement n’était pas de nature à succomber à de simples moments d’humeur.
38Voilà pour le côté agréable du voyage : il eut aussi ses aspects funestes. Loin de Johnson, Londres reprenait ses charmes défendus. Des charmes vénéneux, auxquels Boswell, toujours en appétit, finalement succomba. Ayant un soir trop bu, et accosté une catin, il oublia toute prudence et coucha. Mais aussitôt après, quelle triste appréhension le saisit ! Pourtant le lendemain, malgré les angoisses de la veille, il recommença. Et le surlendemain, et souvent : dès qu’il est dans la rue, dit-il, « la rage du putanisme » le reprend de plus belle. Sous l’effet anesthésiant de l’alcool, il cède à toutes les sollicitations. Sobre le lendemain, il s’affole et retourne sur le lieu de ses ébats nocturnes, pour se renseigner sur sa partenaire et si possible se rassurer sur son état de santé ! S’enquérant un matin sur la fille avec qui il a couché la veille, il apprend que l’homme avec qui elle vit est à l’hôpital ! Panique... vite dissipée dans les fumées d’autres alcools et l’euphorie d’autres ruelles. Il accoste une femme qui se promène seule dans le parc : elle lui donne son adresse. Il s’étonne et se félicite de l’honnêteté d’une fille avec qui il a passé la nuit et qui ne lui a pas dérobé son argent, alors qu’il était inconscient. Il s’abandonne à la rue, jusqu’au jour où, évidemment, il lui faut consulter et se soumettre une fois encore au traitement prescrit par la Faculté.
39Le dimanche de Pâques, il communie, se proclamant « sincèrement chrétien dans l’ordre de la foi et espérant s’amender dans celui de la pratique ».
40Avant de quitter Londres, il a, avec une certaine Mrs Rudd, qui avait récemment défrayé la chronique judiciaire, un long entretien. Aventurière de haut vol, se faisant appeler « comtesse » mais ayant été aussi femme de plaisir, elle avait été mêlée de très près à une affaire de faux papiers, de faux billets à ordre, de fausses traites. Emprisonnée pendant six mois, elle avait si bien su plaider sa cause qu’on l’avait innocentée, tandis que ses complices, par elle dénoncés, étaient pendus. Curiosité d’avocat ? Ou d’une autre nature ? Boswell n’eut de cesse qu’il ne fût reçu par elle. Très ensorceleuse, rompue à l’art de la conversation mondaine, elle n’eut aucun mal à le séduire. Elle lui donna sa version des faits, il lui fit un brin de cour. Baisers volés, cheville admirée... Le compte rendu qu’il rédigea de leur rencontre n’en dit pas plus. Et c’est le retour en Écosse, où tout lui redevient du jour au lendemain indifférent, ennuyeux, accablant.
41L’été et l’automne se passent dans un profond désintérêt pour son métier, une complète torpeur, et une totale faillite du sens moral. Son journal, d’ordinaire si riche en détails et en commentaires circonstanciés, se réduit de plus en plus fréquemment à des notations comme « rien de spécial », « rien d’intéressant » ou encore : « la vie, toujours pareille ». Pourtant, l’actualité internationale ne manquait pas d’intérêt : ce fut le 4 juillet de cette année-là (1776) qu’un certain Thomas Jefferson proposait au second Congrès continental un texte, aussitôt voté, qui portait le titre curieusement provocateur de « Déclaration d’indépendance ». La seule réaction publique de Boswell fut de renoncer à aller écouter les sermons de Blair à Saint-Giles, parce qu’il prêche contre les Américains. Soutien modeste, mais sincère, à la cause !
42Un seul événement semble l’avoir vraiment sorti, au moins pour un temps, de son atonie : une visite qu’il rendit à David Hume, peu avant sa mort. Hume, qu’il connaît bien personnellement, avec qui il a souvent croisé le fer sur des questions touchant à la religion. Il va le voir le 7 juillet : Hume est très amaigri, très affaibli, il sait qu’il est près de sa fin. Boswell retrouve, devant le spectacle d’une mort imminente, la curiosité morbide qui l’a si souvent animé. Il est horrifié à l’idée que Hume va affronter le grand passage en athée...
– N’avez-vous jamais été animé de sentiments religieux ? lui demande-t-il.
– Si, quand j’étais enfant, lui répond le philosophe, mais plus depuis que j’ai lu Locke.
– Persistez-vous, au seuil de la mort, à nier toute vie future ?
– Certes... L’idée que nous puissions exister pour toujours me paraît tout à fait déraisonnable.
– La pensée du néant vous effraie-t-elle ?
– Pas le moins du monde : le néant d’après la mort n’est pas plus effrayant que celui d’avant la naissance.
43C’est vraiment, chez Boswell, un sentiment d’horreur qui prévaut. Non seulement parce qu’il a devant lui un mourant, mais parce que ce mourant est d’une totale sérénité, parlant de choses et d’autres avec une équanimité que beaucoup d’hommes bien portants lui envieraient. Cet anéantissement lucidement, paisiblement accepté, est pour lui source d’un grand trouble. Il évoque les pieux enseignements de sa mère, les édifiants propos de Johnson, son propre besoin de consolation religieuse tout au long de sa vie :
J’étais comme un homme exposé à un danger soudain, qui cherche ses armes pour se défendre. Et je ne pus m’empêcher d’être assailli par des doutes momentanés au spectacle d’un homme si éminent, au savoir si considérable, qui acceptait ainsi l’idée du néant. Mais je persévérai dans ma foi.
44Comme il arrive souvent, Boswell ne retient de la situation présente que ce qui intéresse sa propre existence. Ce qui l’ébranle et le bouleverse, c’est la tentation à laquelle il se croit personnellement exposé de faire sienne l’attitude de Hume.5 Cette proclamation un peu forcée de sa foi donne la mesure de son émoi. Il est sûr que ce dernier entretien avec Hume l’affecta très fortement, et qu’il en parla longtemps après à ses amis. Hume mourut quelques semaines plus tard : le 26 août, Boswell, fidèle, était à son enterrement.
45Et puis la vie reprend, désenchantée, mélancolique et monotone. Il devient négligent jusque dans l’exercice de sa profession et ne tient plus son livre de comptes. Les dossiers s’accumulent sur sa table. « Je n’ai rien fait cette semaine », note-t-il, impuissant, sur ses feuilles. La prostate du père qui requiert la pose fréquente d’un cathéter, la toux parfois curieusement persistante de sa femme, les maladies des enfants le distraient de temps à autre de ses propres perplexités ou angoisses. Mais son hypocondrie reprend rapidement le dessus et il en note les effets avec un soin pathétique. Pour les combattre, il utilise les seuls moyens qu’il croit à sa portée : le vin, le jeu et la fréquentation désormais assidue des filles. La soirée du 28 août est, si l’on peut dire, exemplaire à cet égard et se reproduira des dizaines de fois :
Trop bu. Avons joué au whist après dîner, puis suis retourné en ville. Très ivre, j’ai arpenté les rues... rencontré une fille appétissante et fraîche. Couché avec elle sur l’herbe, côté nord de Castle Hill. L’ai aussitôt avoué à ma chère épouse.
46Dans son incorrigible naïveté, il a cru avoir affaire à une servante elle-même en quête d’aventures. Il comprend le lendemain qu’il s’agit d’une professionnelle du trottoir, du nom de Peggie Dundas. Dès lors, il compte les jours, s’attendant aux pires conséquences. L’alcool a la réputation d’être un excellent antiseptique, n’est-ce pas ? Eh bien, « je décidai de faire passer dans mon sang autant de vin que possible, pour en chasser rapidement tous les virus qui menaceraient de s’y installer. » L’alcool, c’est bien connu, mène aux filles et les filles conduisent à l’alcool : l’enfermement est total, ou presque : seuls ses aveux, sa candeur, son repentir le rédiment aux yeux d’une épouse prompte, trop prompte, à pardonner.
47Car à peine rassuré sur son état de santé, voici que le reprend ce besoin brûlant de s’encanailler. Il s’agit cette fois-ci d’une jolie fille bien en chair, Peggy Grant (mais pourquoi donc toutes ces filles de rencontre portent-elles le même prénom que sa femme ?) Hardiment, il couche avec elle, et prend rendez-vous pour le lendemain ; car, calcule-t-il, il n’y pas plus de risques à coucher deux fois coup sur coup qu’une seule fois ; alors autant en profiter. Rentré chez lui, sa femme, perspicace, lui demande s’il n’a rien à se reprocher : et Boswell, repentant, passe aussitôt aux aveux.
48Depuis quelque temps, vit sous leur toit une nièce de Peggie, orpheline et sans ressources. Elle est mignonne, dans toute la fraîcheur de ses dix-sept printemps. Boswell se contente d’abord de fantasmer, puis ose des gestes équivoques, des frôlements, des caresses. Il s’indigne de les voir repoussés. Peut-être imagine-t-il que son hospitalité lui donne certains droits ? « Je formai à son égard des projets libidineux, j’étais vraiment asiatique », confie-t-il à son journal. On ne sait s’il réalisa son dessein, ni jusqu’où il poussa ses avantages. Mais sa femme, consciente du manège, en souffrit.
49Il sait qu’il se conduit d’une manière indigne d’un père de famille ; mais en même temps on sent chez lui comme un raidissement du cœur, une perte du sens moral, dont il se disculpe à bon compte en relisant la Bible : toujours l’antécédent des Patriarches et de leurs nombreuses épouses. Et toujours ce parti pris d’autojustification, passant curieusement par les Écritures...
50La patience de Peggie a pourtant des limites : Rentrant un jour de décembre à quatre heures du matin après une nuit passée au jeu, il est accueilli par sa femme qui, comme toujours, veille et l’attend. Elle l’informe que désormais, elle ne se considère plus comme son épouse, même si elle est prête, pour les enfants, à sauvegarder, aux yeux du monde, les apparences. C’est la rupture. À tout le moins, une rupture. Boswell en est très sérieusement affecté : « Je me réveillai de mes rêves libidineux et la dépravation de ma conduite m’apparut en pleine lumière. » Lucidité qui ne l’empêche pas de finir l’année en renouvelant son exploit de passer toute une nuit au jeu et d’aller directement, le matin, plaider...
51Les années 1774-1776 marquent indubitablement, dans la vie de Boswell, une date charnière. Au cours de ces années qui encadrent son trente-cinquième anniversaire, on a le sentiment qu’il s’abandonne à sa nature, renonce à maîtriser ses pulsions, cède à des comportements générateurs de conflits ravageurs, et illustrant une stratégie psychique de l’échec. Les mécanismes de la répétition sont désormais bien en place et ses « infractions » aux règles du jeu conjugal comme ses manquements à la sobriété iront se répétant et s’aggravant. Ce qui ne signifie pas, il s’en faut de beaucoup, qu’il soit à bout de ressources ou qu’il n’ait plus rien à dire : le génie a parfois besoin de conditions confinant à la pathologie pour s’épanouir – et son œuvre majeure reste à écrire.
Notes de bas de page
1 On ne s’étonnera pas de trouver de nombreuses références à Boswell dans l’ouvrage de Billy Kay et Caielean Maclean, Knee Deep in Claret : A Celebration of Wine and Scotland, op. cit.
2 Sur Boswell et la boisson, voir Thomas B. Gilmore, « James Boswell’s drinking », Eighteenth Century Studies, vol. 24, no 3, 1991, p. 337-357.
3 Sur l’attitude de Boswell à l’égard de l’Amérique et des Américains, voir Terence M. Brown, « America and Americans as Seen in James Boswell’s The Life of Samuel Johnson, LLD, and in the Letters of Johnson and Boswell », New Rambler : Journal of the Johnson Society of London, 1969, p. 44-51.
4 « I said the style was beautiful, quite meliflous, but there was poison convey’d in it. »
5 Sur cette scène, voir Richard B. Schwartz, « Boswell and Hume : The Deathbed Interview », dans Greg Clingham ed., New Light on Boswell : Critical and Historical Essays on the Occasion of the Bicentenary of The Life of Johnson, Cambridge University Press, 1991, p. 16-25.
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