Le cas John Reid
p. 213-227
Texte intégral
1Le départ de Johnson provoqua chez Boswell une forte dépression. La tonique fréquentation du grand homme l’avait maintenu tout le temps du voyage dans un état d’excitation permanente. De nouveau seul, une fois retombée l’effervescence de ces moments exceptionnels, la vieille hypocondrie latente, toujours prête à ressurgir, l’envahit. En tout cas une fatigue généralisée, que ne contribuèrent pas à dissiper les nombreux dossiers qu’il fallut plaider dès son retour.
2Cet hiver-là, celui de 1773-1774, fut particulièrement déprimant du point de vue professionnel. Il fallut instruire des causes équivoques, défendre des clients douteux, et souvent essuyer de retentissants échecs. La réputation que se fit Boswell d’être le champion donquichottesque de causes perdues, semble dater surtout de cette époque.
3En janvier 1774, il accepta de défendre deux filles, Margaret et Agnes Adam, accusées d’avoir causé la mort d’une commerçante de Glasgow : au cours d’une querelle, vraisemblablement provoquée par l’alcool, Margaret aurait donné à sa victime une forte bourrade. Dans sa chute, sa tête heurta violemment un mur et elle ne se releva pas. La plaidoirie de Boswell fut inopérante et les deux sœurs furent condamnées à mort. Agnès, moins directement coupable, fut graciée, mais Margaret fut pendue le 2 mars. Et bien sûr, Boswell se fit un devoir d’assister à l’exécution de sa cliente. En février, il plaida la cause d’un certain James Brown, accusé d’avoir volé des chevaux : autre échec, car le tribunal condamna l’homme à mort. Ou plutôt demi-échec, car Boswell obtint la commutation de la peine en déportation. En mars, il défend un groupe de cinq hommes accusés d’avoir provoqué un incendie criminel dans un entrepôt de Paisley, la banlieue de Glasgow. Il obtint le bannissement, alors que la peine capitale était attendue : son talent et son éloquence faisaient parfois des miracles – même lorsqu’ils étaient mis au service de causes suspectes. Léger mieux enregistré sur le front de la dépression. Mais le 9 avril, il apprend le décès subit de Goldsmith : nouvelle qui l’affecte beaucoup. Son ami avait été emporté en quelques jours par une infection des reins, à l’âge de quarante-quatre ans. Et puis, le deuil fait, la vie reprend ses droits, avec ses vissicitudes et ses plaisirs trop rares et espacés. Boswell se fait à l’occasion philosophe : on n’est jamais longtemps heureux, découvre-t-il soudain... et on se lasse vite du plaisir, auquel succède toujours la satiété ou le dégoût. Philosophie un peu fruste, mais qui témoigne de son état d’esprit du moment.
4C’est vers cette époque, fin juin 1774, qu’une lettre de Johnson lui apprend que les épreuves du Voyage aux Hébrides sont chez l’imprimeur : la nouvelle lui cause une joie intense. La publication du livre ne confirmait-elle pas l’importance qu’avait revêtue aux yeux du vieil homme cette extraordinaire aventure vécue en sa compagnie ? L’actualité lui offre aussi l’occasion de se distinguer. En décembre de l’année précédente, le 16 très exactement, avait eu lieu la célèbre « partie de thé de Boston », au cours de laquelle les colons d’Amérique avaient jeté à la mer une cargaison de thé récemment importée par la Compagnie des Indes, pour protester contre la taxe maintenue par le gouvernement anglais sur cette essentielle denrée. Les « lois intolérables » qui suivirent en représailles furent à l’origine d’un conflit dont l’issue fut, on le sait, la Guerre d’indépendance. Or Boswell, dès cette époque, se range du côté des cocolons : si conservateur qu’il pût être dans certains domaines, ses sympathies vont toujours aux peuples qu’il estime opprimés, ou luttant pour une cause juste. Attitude qui lui attirera bien des déboires et des remarques plus qu’acerbes de la part de Johnson qui, en l’occurrence, manifesta bruyamment un point de vue inverse. Dans The London Chronicle du 21 au 23 juillet 1774, Boswell publiait une ballade à la gloire de la résistance américaine. L’année suivante, Johnson écrivait ce pamphlet dont il a déjà été question, où il espérait au contraire démontrer que « Taxation n’est pas Tyrannie »...
5L’Histoire qui s’écrit de l’autre côté de l’Atlantique n’empêche pourtant pas Boswell de vivre au quotidien une existence qu’il trouve, après les excitations du voyage dans les Hautes Terres, bien monotone. Il plaide généreusement des causes difficiles, dîne dehors, rencontre des amis, et boit beaucoup cet été-là. Remède contre l’ennui, le spleen ou l’échec ? Il rentre chez lui dans des états inqualifiables qui inquiètent et scandalisent sa femme ; au point qu’un soir elle refusa de lui remettre une lettre de Johnson arrivée du jour, au prétexte qu’il ne méritait pas de la lire. Querelles, repentirs, serments répétés, régulièrement rompus. Boswell est dans une phase dépressive qui le pousse à des comportements regrettables, provoque chez lui d’inadmissibles sautes d’humeur, lui fait tenir des propos qu’à peine prononcés il regrette. Car il reste conscient de ses méfaits et gestes, qu’il note scrupuleusement dans ses feuilles et dont il s’accuse. « Je me sentais légèrement éméché [...]. J’ai abusé du vin du Rhin [...]. Je me suis complètement enivré [...]. J’ai bu trois bouteilles de vin du Rhin et suis rentré chez moi en titubant [...]. J’ai bu quantité de bière pour apaiser la soif d’hier [...]. » sont des expressions qui reviennent souvent sous sa plume et qui témoignent à la fois de sa candeur et de sa lucidité. Il rentre chez lui à trois heures du matin : « Ma femme m’attendait, anxieuse et à moitié endormie. » Gros repentir, pourtant vite oublié le lendemain : « On a beaucoup bu : mais moi, pas plus d’une bouteille et demie de vin blanc... » Son médecin, qui dîne un soir chez lui, l’avertit : s’il continue à ce train, il y a de fortes chances pour que son père lui survive ! Salutaire information, qui tempère pour un temps la soif du buveur.
6« Bozzy the Boozer » : Boswell le Licheur... Ne faisons pas de lui, comme l’ont voulu certains commentateurs, un ivrogne, ou un dipsomane d’exception : tout le xviiie siècle a bu plus qu’il n’était sans doute raisonnable, et l’Écosse peut-être davantage que d’autres nations. Tous les collègues, les amis de l’avocat, les magistrats se comportaient de façon à peu près analogue, y compris sur la scène professionnelle.1 Johnson, parangon de vertu s’il en fut, s’était lui-même arrêté de boire, sachant qu’il ne pouvait le faire avec modération. Mais tout le monde n’avait pas sa constance, ni son caractère. Sans raison profonde, par ennui, par habitude, par conformisme social peut-être davantage que par goût, Boswell but beaucoup, sitôt l’ami vénéré et censeur redoutable reparti pour Londres.
7Mais bientôt une affaire mobilisa toute son attention et toutes ses énergies, sans pour autant le ramener à une totale sobriété : le cas John Reid. Il mérite qu’on s’y arrête, parce qu’il est exemplaire de l’attitude de Boswell dans l’exercice de ses fonctions – et à cause de l’investissement émotionnel considérable qu’il provoqua chez lui. Exemplarité reconnue par la modernité, qui tira un film de l’affaire. Boucher de son état, vivant d’expédients divers ayant trait au marché de la viande, John Reid avait été formellement accusé d’avoir volé dix-neuf moutons et d’en avoir revendu quelques-uns après les avoir abattus : crime majeur, relevant de la peine capitale, dans un pays et à une époque où la propriété privée était considérée comme sacrée et où la ressource principale était celle de l’élevage. Circonstance aggravante : Reid avait, plusieurs années auparavant, déjà été jugé pour vol de bétail et bénéficié d’un non-lieu, en l’absence de preuve formelle. Mais sa réputation, depuis son premier procès fortement ternie, le desservait. Cause difficile, que Boswell s’empressa d’accepter de défendre...
8Le 1er août (nous sommes toujours en 1774) Reid passe en Haute Cour de Justice. Au nombre des quatre juges devant lesquels il comparaît, figure Alexandre Boswell, laird d’Auchinleck. Boswell devra donc plaider la cause de son client devant son père, et d’une certaine manière contre lui. Malgré les particularismes et certaines complexités du droit écossais, fondé sur le droit romain, le procès, sur lequel ont survécu de nombreux témoignages et documents, ressemble beaucoup à n’importe quelle affaire plaidée devant une juridiction criminelle d’aujourd’hui : des magistrats, des jurés, un arrêt de mise en accusation : en somme, une Cour d’assises.
9Le réquisitoire du ministère public rappelle les faits dans leur détail : le 6 octobre de l’année précédente, ou tel autre jour dudit mois, ou peut-être du mois précédent ou suivant, le dénommé John Reid, notoirement connu pour son passé de voleur de bétail, a dérobé, dans la ferme de Medwenhead sise dans le comté de Peebles appartenant à un certain William Lawson de Cairnmuir, mais exploitée par un dénommé Alexander Gray de Lyne, dix-neuf moutons, ou un nombre approximativement équivalent de bêtes, propriété dudit Alexander Gray.
10Il appert de divers témoignages qu’il en a abattu un certain nombre, aussitôt revendues, viande et peaux, à des particuliers en la ville de Falkirk, ou à des voisins, ou encore à Linlithgow. Robert Patterson, berger du sus-mentionné Alexander Gray, atteste et jure qu’il a trouvé trois des dits moutons dans un enclos proche de la maison de l’accusé. En outre, ayant pénétré dans le réduit lui servant de lieu d’abattage, il fait serment qu’il y a vu deux bêtes dépecées, mais dont les marques sur la tête étaient celles, distinctives, du troupeau dont il avait la charge. Encore plus grave : lorsqu’il voulut demander à l’accusé des explications, celui-ci s’était enfui de son domicile...
11Les témoins à charge se succèdent, chacun ajoutant un détail accablant pour l’accusé. Les moutons ont été acheminés de nuit jusqu’à l’enclos de ce dernier, affirme un voisin, dont les soupçons ont été ainsi éveillés. Un autre rappelle la mauvaise réputation de John Reid, remarquant qu’il vendait toujours ses bêtes à des particuliers et jamais sur les marchés publics : il fallait bien qu’il y eût à cela une raison. Un troisième constate qu’il n’y a que seize miles qui séparent la ferme où eut lieu le vol de la demeure de l’accusé : distance aisément couverte en une nuit, même avec un troupeau. Chacun veut apporter sa preuve de la culpabilité de Reid, trop heureux de contribuer à la perte d’un voisin aux pratiques équivoques et par tous décrié. On fit même témoigner des enfants, d’ordinaire considérés comme juridiquement incapables, sous prétexte qu’il y avait des antécédents à cela et qu’il s’agissait de simples « déclarations » à joindre au dossier. De toute évidence, les antécédents de Reid, rappelés par tous à temps et à contretemps, pesaient lourd dans la balance de la justice.
12La défense de Boswell – saluée par la presse comme « magistrale et pathétique » – prend d’abord en compte la différence juridiquement établie entre vol et recel : son client, sans nier la présence des moutons chez lui, affirme qu’il ignorait tout de leur origine et ne savait bien sûr pas qu’il s’agissait de bêtes volées. Le recel n’étant pas puni de mort mais le plus souvent de bannissement à vie, il y avait là une carte possible à jouer. À l’instigation de son défenseur, Reid évoque donc un personnage jusqu’alors absent des débats, un certain William Gardner, qui lui aurait livré les dix-neuf moutons : le vrai voleur. Mais pour que cet élément nouveau pût bénéficier à l’accusé, il eût fallu que le sus-nommé Gardner pût être entendu par la Cour : chose légalement et matériellement impossible, venant lui-même d’être l’objet d’une sentence de transportation. Au demeurant, le ministère public ne retint pas l’accusation de recel dans son réquisitoire, n’offrant à la défense que la simple alternative : coupable, ou innocent du vol.
13On peut imaginer, à partir de là, les effets de manches et de rhétorique du plaideur : « Messieurs les jurés, vous avez entre vos mains la vie d’un homme injustement accusé... » Seul le début de la plaidoirie a survécu : il donne le ton de ce que dut être l’ensemble. Boswell, en tout cas, confie à ses cahiers sa satisfaction d’avoir été ce jour-là, dit-il en toute simplicité, « si admirable ». Les compliments que lui adressent ceux de ses amis qui ont assisté au procès le confirment dans l’excellente opinion qu’il a de lui. Et pourtant...
14Et pourtant, le verdict tombe, unanime : la mort.
15Il n’y avait rien de très étonnant à cela. Sous le respect ostentatoire des formes, perce chez les juges une hostilité manifeste à l’égard du prévenu, en raison de son hypothétique inconduite passée, si souvent rappelée. Il n’est pas non plus exclu de penser que certains raidissements, chez Boswell père, furent causés par le fait que la défense était assurée par son fils. Situation aujourd’hui difficilement imaginable, où l’issue d’un procès dépend, même dans une infime mesure, de la qualité de relations parentales ! L’époque et la tradition locale autorisaient, semble-t-il, de telles confrontations, où par-dessus le barreau se réglaient des comptes qui n’étaient pas toujours en rapport direct avec l’affaire jugée.
16L’affaire, pour Boswell, commença, pour ainsi dire, après le verdict. Il y avait l’aspect technique et professionnel des choses, la procédure, les artifices, les interprétations de la chicane. Mais il y avait aussi un investissement émotionnel considérable chez le jeune avocat, dont c’était la première plaidoirie aux assises. Un surinvestissement sans doute en partie narcissique – il se compare à Edmund Burke, et parle de ses puissants talents d’orateur ! – mais largement aussi d’inspiration altruiste : les contacts fréquents avec son client, homme au demeurant doux, amène, et résigné, avaient créé des liens qu’un simple jugement ne pouvait trancher.
17Un jugement tombé le 2 août, aux termes duquel John Reid devait être détenu à la prison d’Édimbourg jusqu’au 7 septembre suivant, date à laquelle il serait conduit à la place publique des exécutions dans Grassmarket, et là, « entre deux et quatre heures de l’après-midi, pendu par le cou au gibet jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Boswell dispose donc d’un peu plus d’un mois pour sinon faire appel, du moins introduire un recours en grâce auprès du Roi. Mais avant toute chose, il rend visite à Reid dans sa prison, le conjurant de lui dire toute la vérité et de ne rien lui cacher. Par-delà une situation juridique qu’il fallait gérer le plus objectivement possible, allait se créer entre les deux hommes une relation affective chaque jour plus étroite et dont n’était pas exclue une certaine part de morbidité. Boswell s’observe, note ses réactions pendant l’entrevue et s’étonne de pouvoir parler à un condamné à mort avec tant de fermeté, sans émotion excessive, mais « avec compassion et solennité ». Reid s’en tient à sa version antérieure des faits : les moutons lui ont été confiés par Gardner. Boswell lui demande de mettre par écrit tous les faits marquants de son existence. Il va effectivement adresser au Roi un recours en grâce, mais que John Reid ne se berce d’aucun espoir : il s’agit là d’une démarche purement administrative qui n’a aucune chance d’aboutir. Reid doit se préparer à mourir.
18Il y a, dans les propos de Boswell, beaucoup plus de solennité que de compassion apparente. Dès le début de la procédure, il choisit un peu cruellement de ne laisser à son client aucune illusion. Cruauté ? Ou charitable intention de protéger Reid contre toute fallacieuse attente ? Une autre stratégie aurait pu être de laisser jouer l’espérance jusqu’au tout dernier instant : Boswell, avec une détermination qui laisse ouvert le débat sur ses motivations profondes, fait un autre choix. N’y a-t-il pas, derrière sa sollicitude affichée, une fascination malsaine pour cet homme qui va mourir, et de la curiosité dépravée à l’égard de son comportement pendant ses derniers moments ? On connaît la puissante attirance ressentie par Boswell pour les aspects les plus macabres de son métier et le plaisir trouble éprouvé par lui, l’horreur savoureuse avouée, chaque fois qu’il lui est donné d’assister à une exécution publique. Jouerait-il sans le savoir avec ce supplicié en sursis, jouirait-il inconsciemment d’être le témoin d’une vie sur le point d’être tranchée ?
19Il joue en tout cas le jeu dont il a lui-même défini les règles : il écrit à lord Erroll, dont il sait l’influence à la Cour, et lui expose le cas John Reid sous un jour favorable, lui demandant d’appuyer sa pétition :
Je crains que la réputation suspecte du prévenu n’ait influencé le jury, conduite que je juge dangereuse. Les moutons volés ont été trouvés en sa possession, mais il a sans varier prétendu qu’il les tenait d’un certain Gardner, depuis condamné à la transportation. Il n’a donc pu en apporter la preuve...
20Il fait manifestement ce qu’il peut. Au niveau de la conscience claire, il est animé des meilleures pensées. Une fois prises toutes les dispositions envisageables en faveur de John Reid, le quotidien reprend ses droits. On le consulte, on le sollicite. Sir John Dalrymple l’assure que son dernier plaidoyer aurait fait sa fortune en Angleterre. Il n’est pas non plus passé inaperçu à Édimbourg : on lui demande son avis sur des cas litigieux, il dîne souvent en ville, il est reçu par David Hume, et entre deux visites à John Reid, il promène sa femme et sa fille Veronica, qui a fait ses premiers pas le 12 août et sait maintenant dire « papa », dans les jardins d’Édimbourg. Un signe cabalistique sur une page de son journal semble indiquer qu’il a repris, le 19 du même mois, ses relations conjugales avec sa femme, interrompues depuis la naissance de sa deuxième fille, Euphemia. Tout est enregistré : dans le désordre, mais avec la scrupuleuse attention du notaire procédant à un inventaire. Il joue à ses moments perdus du violon, va écouter Blair prêcher à Saint-Giles, fait une partie de boules avec des amis, boit beaucoup, au point de se rendre certains jours malade (il note alors dans son journal : perdidi diem), rédige et transmet la pétition, qu’il termine sur un compliment appuyé au Roi : le plus bel attribut de sa souveraineté n’est-il pas de faire grâce ?
21Et bien entendu il se rend aussitôt auprès de John Reid, à qui il va répétant qu’il ne doit rien en attendre, rien espérer, qu’il eût mieux valu ne pas l’envoyer si elle devait lui donner à croire qu’elle pourrait être suivie du moindre effet. Au prisonnier parfois tenté de croire qu’il était prédestiné à fauter (calvinisme ambiant oblige) Boswell lit tels versets de l’Épître de Jacques : « Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : c’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal et il ne tente lui-même personne. Mais chacun est tenté quand il est attiré et amorcé par sa propre convoitise. » Sa sollicitude est totale et englobe jusqu’au salut éternel de son client.
22Avec une implacable insistance, il lui répète à chacune de ses fréquentes visites, qu’il n’y a pas « la moindre chance de pardon » et qu’il doit se considérer comme « un homme sur le point de mourir ». À son usage personnel, toutefois, il note dans ses feuilles la grâce accordée à un autre condamné à mort, le vrai coupable s’étant spontanément livré avant l’exécution. Un tel antécédent, tout récent, pourrait-il incliner le pouvoir à la prudence ou à la clémence ? Boswell n’a donc pas, lui, abandonné tout espoir.
23À mesure, pourtant, que la date prévue pour l’exécution approche, sa nervosité lui inspire d’étranges pensées. L’envie lui vient de faire faire un portrait de John Reid ! Il s’adresse à un jeune peintre d’Édimbourg, Keith Ralph, élève de Runciman, obtient l’accord des autorités de la prison, et bien sûr le consentement de Reid. Ce dernier, malgré les fers qui pèsent à sa jambe, prend la posture. Comment ne pas trouver suspect ce désir de fixer pour son usage personnel les traits d’un homme qui va mourir ? Ce besoin de voir et de donner à voir l’image de ce qui précède la dissolution finale ? Comment ne pas s’étonner de cet intérêt indiscret pour le comportement d’un malheureux dans l'antichambre de la mort ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit : saisir sur un visage les reflets noirs de l’angoisse et l’ombre du tombeau.
24« Je voulais que le portrait fut fait pendant que pesait sur lui la menace de la peine capitale. Si devait venir la grâce, il ne fallait pas l’en informer avant que le tableau ne soit terminé », ose-t-il écrire dans son journal à la date du 31 août. Et pendant que son client tient la pose, Boswell lui parle de son exécution prochaine, « croyant charitable de familiariser son esprit avec cette idée ».
25Et pourtant... malgré cette paradoxale attitude, qui ouvre chez lui sur d’incertaines zones nocturnes, il est indéniable que Boswell éprouve pour John Reid une très réelle compassion. Il s’agit d’une profonde sympathie, qui lui fait éprouver par osmose le tragique de son destin : « J’avais absorbé l’horreur des circonstances où il se trouvait, et je souffrais en fait beaucoup plus que lui. » Une participation affective, une commisération qui le pousse à imaginer d’étranges, de très étranges choses...
26Prenant un jour le thé chez un médecin, la conversation tourne autour de la pendaison et des chances qu’il y a de ramener un pendu à la vie. L’homme de science est catégorique : au bout de dix minutes, il est trop tard. « Je décidai que l’expérience valait d’être tentée », écrit Boswell. Que veut-il dire ? À quoi ou à qui pense-t-il ? Quelques jours plus tard, il consulte un professeur d’anatomie qui lui confirme qu’il s’agit d’une opération à haut risque, dont le succès est improbable : il faut sitôt le pendu détaché, lui frictionner le cou, lui insuffler de l’air dans les poumons et pratiquer une trachéotomie. Certains de ses étudiants s’y sont essayé à son insu, sans succès. Est-ce du reste légal ? Les juges y sont farouchement opposés.
27Mais que veut donc Boswell et qu’a-t-il, qui a-t-il en tête ?
28Le 2 septembre, parvient la nouvelle d’un sursis à l’exécution de la peine de deux semaines. Curieusement, Reid, jusqu’alors apparemment résigné à son sort, panique et s’insurge. Il avait, malgré les recommandations impérieuses de Boswell, cru à la possibilité d’une grâce royale : le sursis était, d’une certaine manière, la confirmation de son exécution. Pour la première fois, il comprenait toutes les implications, y compris les plus extrêmes, de ce jugement auquel il avait inconsciemment refusé de croire. Il tremble, il pleure, ses genoux s’entrechoquent... Boswell, toujours animé des meilleures intentions, lui confirme qu’il ne lui reste plus que quinze jours pour se préparer à mourir. En même temps, il mobilise toutes ses énergies pour utiliser au mieux ce délai et tenter d’obtenir une commutation de peine. Il rend visite à l’avocat général, qui lui laisse peu d’espoir. Il écrit à lord Pembroke, dont dépend largement le sort de Reid, une lettre qui est un morceau de bravoure, où il souligne la cruauté d’une exécution qui suivrait un sursis : elle équivaudrait à faire subir au condamné l’angoisse de plusieurs morts. Il se démène envers et contre tous pour obtenir un ré-examen favorable du jugement. « Il ne serait pas plus ferme ou plus convaincant, si le sort de la Corse était en jeu », note un confrère. « Il va à l’encontre de ses propres intérêts, il est toute humanité. »
29Ce qui ne l’empêche pas de sermonner son client quand il lui rend visite, et de lui adresser ce qu’il décrit lui-même comme « une véhémente et solennelle harangue ». En même temps, il rédige de sa propre main un tract innocentant John Reid, qu’il fait distribuer dans les mes d’Édimbourg, pour lui concilier « la populace ». Les jours passent. Boswell ne ménage ni son temps ni ses efforts : tout ce qui était envisageable, compte tenu de l’époque, des institutions et des lois, il le tente.
30En vain : le 17 septembre, arrive un sinistre message : il faut que justice passe.
31Sa réaction immédiate : noyer son désespoir dans l’alcool. D’abord deux bouteilles de porto, puis du gin, puis sans doute d’autres boissons. Rentré chez lui, il est de son propre aveu « monstrueusement ivre, dans un état alterné de fureur et de stupeur ». Au point qu’il se conduit outrageusement avec sa femme, l’insulte et lui jette une chandelle allumée au visage. Le lendemain, évidemment... gueule de bois et repentir. Le surlendemain, confirmation officielle de la sentence.
32Le seul recours possible est désormais de ranimer John Reid après son exécution.
33On mesure ici à quel point Boswell s’est impliqué dans ce procès et jusqu’à quelles extrêmes limites il est prêt à aller pour sauver son client, son ami, son pénitent. Convaincu de son innocence et du caractère inique de la décision du jury, Boswell est prêt à braver les institutions, l’opinion, les bienséances pour réparer s’il est possible une notoire erreur judiciaire. Les dispositions qu’il envisage sont probablement uniques dans les annales de la justice : quel avocat songea jamais à ressusciter son client après son exécution ? Du moins dans les pays où la pendaison ne pose pas les mêmes problèmes – en tout cas pas d’une manière aussi tranchée – que la décollation ?
34Il ne reste plus que quelques jours pour organiser l’opération. Il faut louer un local tout proche du lieu d’exécution, car les cahots prolongés d’un long trajet seraient fatals à John Reid. Après de longues et délicates recherches – car il n’est pas question de dire les raisons pour lesquelles on en a besoin – on trouve enfin une grange à proximité de la place où aura lieu l’exécution. Elle appartient à un homme que Boswell a autrefois fait sortir de prison et qui lui est tout dévoué. On l’assure qu’il s’agit simplement de déposer le corps du supplicié, le temps que sa femme puisse prendre les dispositions qui s’imposent pour son enterrement... En fait, il s’agit de transformer les lieux en véritable salle d’opération, où le praticien et ses aides devront s’installer bien avant l’exécution. Le sel chaud sera là, qui servira à frictionner le corps de Reid, les couvertures seront prêtes à l’emmitoufler, et tous les instruments utiles à la manœuvre : tout est prévu, convenu, arrêté.
35La veille de l’exécution, scène pathétique dans la prison : John Reid est entouré de sa famille, sa femme et ses deux aînés dignes et désolés, et son plus jeune enfant, Daniel, ignorant tout de la situation, jouant avec son père comme si de rien n’était. Boswell, toujours friand de scènes qui font tableau, décrit avec une complaisance un peu suspecte l’enfant riant, courant, sautant sur les genoux de son père enchaîné. Les adieux sont évidemment déchirants.
36Le spectacle de ce malheureux promis à une mort imminente et ignominieuse, ayant pour la dernière fois une relation vraie avec les siens, affecte terriblement Boswell, qui s’interroge alors sur l'opportunité qu’il y a à bouleverser l’ordre des choses. Paradoxalement, cette scène terrible, qui aurait pu le confirmer dans son désir d’arracher Reid à la mort, l’ébranle dans sa résolution. Reid est, autant qu’on peut l’être, prêt à mourir. Est-il vraiment légitime de tenter de le ranimer après son exécution ? Le scandale rejaillirait fatalement sur l’initiateur d’une entreprise aussi impie ; et les chances de succès étaient de toutes les façons si minces. Le doute s’empare de l’esprit de Boswell. Et puis, il y avait l’aspect juridique des choses : Reid a été déclaré coupable par un jury unanime. Le Souverain lui-même a confirmé la sentence. Et s’il était effectivement ranimé, quel extraordinaire antécédent pour les condamnés à mort futurs ! Tous auraient, jusqu’à la dernière minute, l’espoir qu’un Boswell se lèverait pour, après leur exécution, les ressusciter. Ses propres collaborateurs, avec qui il a imaginé l’opération, avouent leur scepticisme croissant. Sa femme, depuis le début hostile à toute entreprise de ce genre, plaide le bon sens et le respect des bienséances.
37Et Boswell, la mort dans l’âme, se rend à leurs arguments. Le projet, si minutieusement élaboré, est finalement abandonné : Reid mourra, et ne sera pas ranimé.
38Derniers instants, dernières questions, derniers aveux : exhorté une dernière fois à dire toute la vérité, Reid admet avoir volé cinq ou six moutons peu après le non-lieu dont il a naguère été l’objet. Mais il persiste farouchement à nier sa culpabilité dans l’affaire présente.
Boswell :- J’ai fait pour vous plus qu’on ne fit jamais pour quiconque dans votre situation. Laissez-moi encore vous aider à aborder l’autre monde. Comment pourriez-vous vous présenter devant le Dieu de vérité, le mensonge à la bouche ?
39Mais Reid, dans ses habits de condamné à mort, un pied dans la tombe, tremblant de tous ses membres sous l’effet conjugué du froid et de la terreur, jure solennellement qu’il a dit toute la vérité. Sa femme – geste dérisoire et pathétique – lui couvre les épaules de son manteau. Bientôt vient le moment de quitter la prison. Le bourreau s’avance et, se découvrant, s’incline bas devant lui.
Boswell : – Il faut lui pardonner, il ne fait que son métier.
Reid : – Je pardonne au monde entier.
Boswell : – C’est bien, John. Vous quittez ce monde comme il convient, en pardonnant, comme vous espérez pour vous-même le pardon.
40Le bourreau lui lie les mains derrière le dos, lui passe la corde au cou et la sinistre procession se met en marche. La distance est longue, entre la prison et le lieu d’exécution : il faut traverser une partie de la ville. Du moins la coutume veut-elle, en Ecosse, que le condamné marche vers le lieu du supplice et n’y soit pas porté comme en Angleterre dans une charrette. Il conserve en ces ultimes instants sa dignité d’homme et n’est pas ce bétail qu’à Londres on conduit à l’abattoir. À toutes les fenêtres des hautes maisons d’Édimbourg des spectateurs, pour la plupart apitoyés. Les gens de la ville, bien sûr, mais aussi des curieux venus d’alentour. Reid est vêtu de blanc, selon l’usage, son gilet et ses chausses parés de rubans noirs. Ses cheveux gris, épars sur son visage blême, lui donnent un air s’il est possible encore plus misérable. Il marche, encadré par deux prêtres, vers le gibet. Boswell, qui décrit la scène avec une émotion savamment contenue, note qu’au moment où il s’en approche, il marque un arrêt. Il fait beau, le soleil brille, le temps invite à de toutes autres activités. Et pourtant... Reid monte à l’échelle qui mène à la potence. Il demande à voir une dernière fois sa femme et ses enfants, mais ils ont été écartés d’un spectacle jugé pour eux insupportable. Ses dernières paroles, avant de basculer dans le vide : « Ma condamnation est injuste... »
41Boswell croit ouïr : « Ma condamnation est juste. » Le bourreau l’assure que Reid a bien dit « injuste ». Les spectateurs assez proches du gibet pour avoir pu entendre sont partagés. Jusqu’à la fin, et comme dans une intrigue policière bien menée, le doute est de rigueur : personne ne saura jamais, sur Reid, la vérité. Il mourut apparemment sans excessives souffrances. Mais il resta suspendu pendant trois quarts d’heure. Ainsi, toute tentative de réanimation eût été vaine. Et Boswell de se féliciter d’avoir à temps renoncé à son effarant projet. Il rentre chez lui très abattu, mais Peggie, hostile, ne l’aide pas à dissiper sa noire humeur. Il reste assis, écrasé de chagrin, devant sa cheminée, tout seul faisant face à l’échec, devant un destin mauvais.
42On eût pu croire que là s’arrêterait cette aventure : il n’en fut rien. Lorsque la veuve de Reid arriva au cimetière de Muiravonside où son mari avait demandé à être enterré, elle trouva la grille fermée. Il fallut faire basculer le cercueil par-dessus le mur d’enclos, aller emprunter une pelle à plusieurs kilomètres de là, et creuser une tombe de fortune, si l’on peut dire, avec l’aide du charretier. La raison de ces singulières circonstances ? Un membre de la paroisse s’était opposé à ce que la dépouille du « criminel » reposât à côté des siens. Il porta plainte évidemment, pour violation de sépulture. La veuve dut déterrer son mari, l’enterrer de nouveau plus loin, laissant la première tombe ouverte et ne comblant qu’imparfaitement la seconde. Il fallut le concours d’un fossoyeur professionnel et bien sûr l’intervention indignée de Boswell, pour que tout rentrât dans un certain ordre. On ne saura jamais comment Reid fut reçu au Ciel. Mais il faut bien admettre que son passage sur terre fut quelque peu chaotique. L’usage, sinon la loi, autorisait à l’époque pareil ostracisme post mortem : indignons-nous, si nous l’osons, de cette étroitesse d’esprit...
43Le cas John Reid : Jamais Boswell n’avait si totalement mobilisé ses énergies pour les mettre au service d’un homme, d’un idéal, d’une foi.2 Car tout se mêle dans cette affaire, qui sort très largement du cadre strictement juridique de ses activités : la chicane bien sûr, les querelles de personnes, mais aussi un idéal de justice qu’il croit bafoué – et des principes religieux qui le poussent à intervenir même dans l’économie du salut. L’âme de son client est à chaque instant évoquée, sa félicité éternelle prise en compte. Il résulte de cette combinatoire un total engagement, professionnel, émotionnel, financier et fantasmatique. Non seulement Boswell ne réclama jamais d’honoraires à un client bien incapable de les payer, mais il en fut très largement de sa poche à maintes occasions. Quant à l’opération « résurrection » un instant envisagée, ne témoigne-t-elle pas par son caractère fou du degré d’implication de Boswell ? Jusqu’à sa réputation d’avocat qui fut risquée et partiellement compromise. On mesure chez lui, à cette occasion, la générosité, la noblesse de son caractère et... la part d’irresponsabilité qui s’attache à certaines de ses interventions. On mesure aussi, à lire son journal, l’art avec lequel il organise sa narration, introduit quand il en faut du suspens, et ménage ses effets, peut-être exagérément soucieux de donner de lui bonne opinion : mais cela est une autre histoire...
Notes de bas de page
1 Sur la « dipsomanie » des juges à l’époque de Boswell, voir Billy Kay et Caielean Maclean, Knee Deep in Claret : A Celebration of Wine and Scotland, Edimbourg, Mainstream Publishing, 1983.
2 On peut lire à ce sujet l’article de Gordon Turnbull, « Boswell and Sympathy : The Trial and Execution of John Reid », dans Greg Clingham éd., New Light on Boswell, op. cit., p. 104-115.
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