« La plus agréable compagnonne du monde »
p. 167-180
Texte intégral
1« Y eut-il oncques homme tel que moi ? », écrit modestement Boswell dans son journal, à propos de l’un ou l’autre de ses hauts faits. Question qu’il est, en effet, en droit de se poser. Fantasque, téméraire, irrésolu, instable, inconstant, extravagant, intense, et quelque peu impudent : il fut tout cela à la fois. Mais à aucun moment de sa vie, il ne se comporta de manière aussi imprévisible, aussi déroutante, que dans sa quête d’une épouse – passant de l’une à l’autre jeune femme avec une légèreté inégalée, ou que rien d’autre n’égalait que la ferveur avec laquelle il s’était d’abord attaché à chacune.
2Zélide ? S’il lui arrive encore d’y penser, il est assez sage pour comprendre qu’elle est de plus d’une manière hors de sa portée. La belle Elizabeth Bosville ? Elle a épousé Alexander Macdonald. Miss Blair ? Il a enfin admis qu’elle ne veut pas de lui. L’héritière de mines de charbon ? Il n’en est plus question. Quant à Mrs Dodds, elle n’est évidemment pas épousable.
3Reste Mary Ann, l’Irlandaise, aux dernières nouvelles toujours disponible : vaut-elle qu’on s’intéresse à elle de plus près ? Il s’en ouvre à sa cousine Margaret Montgomerie, sa confidente de toujours. Très proche d’elle, il lui a souvent parlé de ses déconvenues, de ses déboires amoureux, de ses querelles avec son père, de la Corse et de Douglas. En tant que cousine germaine, plus âgée que lui de quelques années, elle était celle qui pouvait conseiller ou consoler, sans que rien de suspect ou d’équivoque ne s’installât entre eux. Ils sont si sûrs de la limite de leurs sentiments réciproques, que par jeu, Boswell a fait signer à Margaret, l’année précédente, un papier par lequel elle s’engageait... à ne jamais l’épouser ! Orpheline sans ressources, elle vivait à Lainshaw chez sa sœur et son beau-frère : c’est là qu’il avait pour la première fois rencontré Mary Ann. Il était naturel que Margaret fût la première informée et la première sollicitée. Accepterait-elle d’accompagner Boswell en Irlande, pour l’aider à y voir clair dans cette affaire ? Telle une grande sœur soucieuse du bonheur de son jeune frère, Margaret, bien sûr, accepta. Et les voilà partis, le 29 avril 1769 : lui, en qualité de soupirant, prêt à tout pour conquérir le jeune cœur de Mary Ann, elle en dame de compagnie, toute disposée à recueillir les confidences qu’on voudrait bien lui faire et à donner quand on le lui demanderait son avis.
4Sur la route, un arrêt s’impose à la vieille tour de Corsehill, qui jadis appartint à la famille Douglas. Une célébration est évidemment de rigueur, conduite avec zèle et application. Il en résulta, le lendemain matin, une forte migraine et des sentiments mêlés de honte et de contrition. Il s’est lamentablement donné en spectacle et il a offensé Margaret.
5Est-ce pour se faire pardonner qu’il lui dit qu’il l’aime ?
6Car c’est bien ce qu’il fait, cette fois-ci sans intention ludique, mais dans d’abondantes effusions et avec des protestations répétées d’un éternel attachement.
7Que s’est-il passé en lui, pour susciter un tel aveu ? Il a décidément le don de se placer dans des situations impossibles. Le voici en route vers celle qu’il a l’intention d’épouser, en compagnie d’une autre femme dont il se dit, et sans doute se croit, désespérément amoureux ! Mais peut-être n’est-elle pas libre ? On le rassure : il n’y a personne. Sa joie est sans bornes. Pour la manifester, il croit opportun de s’enivrer de nouveau ! Ou boit-il, parce qu’il prend soudain conscience du caractère paradoxal de sa démarche ? Et de l’impasse inextricable où il se retrouve ? Le mal de mer, pendant une traversée qui dure cinq heures, le dispense un temps de réfléchir à ce nouveau problème. Ils débarquent en Irlande le 2 mai, et font halte à Donaghadee. Il est urgent d’informer son vieil et fidèle ami Temple de l’évolution de la situation : il lui écrit qu’il voyage en compagnie d’une jeune personne qui va peut-être modifier tous ses plans de mariage irlandais... Miss Montgomerie a été pendant toutes ces années sa plus fidèle amie. Il a souvent parlé de l’épouser : elle en a toujours ri. C’est la personne la plus honnête, la plus transparente, la plus désirable qui soit.
8Pourtant son cœur fond à l’idée de retrouver celle qu’il appelle déjà Marianne (Mary Ann). Laquelle des deux femmes choisir ? L’amie de toujours ? L’ange dont le petit cœur bat sans doute déjà à l’idée qu’elle va le retrouver ? Que doit-il faire ? Dans sa totale candeur, il montre sa lettre à Margaret, qui lui conseille de ne pas l’envoyer tout de suite. Elle l’assure en tout cas que cette jeune personne avec qui il voyage et dont il se déclare amoureux est si généreuse et désintéressée, qu’elle se réjouira quelque soit sa décision – même s’il choisit d’épouser l’Irlandaise. Elle l’aidera même à le faire !
9À mesure qu’il approche de Dublin, où réside l’objet (d’une partie) de ses vœux, sa passion s’évapore. Il se convainc que celle qu’il aime, celle qu’il veut épouser est bien Margaret.
10Il a fallu cette paradoxale expédition en Irlande, en compagnie de celle qui finalement deviendra sa femme, pour qu’il trouve enfin sa voie. Non que les relations entre eux deux aient toujours été harmonieuses : Peggie, puisque c’est ainsi que désormais il la nomme, l’accompagne jusqu’à Belfast. Là, une étrange querelle éclate entre eux, dont on ignore la raison. Boswell a eu un accès de fureur incompréhensible. Et Margaret rentre le soir même à Donaghadee ! Le lendemain, il lui adresse une lettre de contrition. Il expliquera plus tard à un autre de ses amis, Dempster, son embarras et ses doutes. Héritière à n’en pas douter, avec l’espérance d’au moins cinq cents livres par an, Mary Ann est si jeune, si puérile, si enfantine... Comment a-t-il pu s’emballer comme il l’a fait ! Il met en parallèle sa cousine, qui a tous les attraits d’une déesse païenne peinte en fresque au plafond d’un palais de Rome, et la délicate « petite Mademoiselle ». Peggie, de l’aveu même de Boswell, n’est pas vraiment belle, mais elle a un corps bien proportionné, et sans pouvoir prétendre à être un « bel esprit », elle a un grand bon sens, de la religion, et un cœur très aimant. Il compare son admirable vivacité et la réserve timide de l’« héritière ». En conséquence, il décide... de ne rien décider. Il pèse le pour et le contre ; mais Peggie semble bien avoir l’avantage :
Je l’ai trouvée, par mer et par terre, la plus agréable compagnonne du monde. Si jamais une ombre m’a attristé l’âme, elle l’a dissipée insensiblement avec une vivacité tout naturelle et une attention la plus affectionnée. Et ma foi, Dempster, il me va au cœur de me séparer avec elle pour tout le voïage de la vie. Mais elle a deux ans de plus que moi. Mon Père sera violent à cause qu’elle n’a ni de l’argent, ni de l’intérêt à nous apporter, et mon inclination pour aggrandir ma famille me fait penser du même ; d’ailleurs, je perderai tous ces beaux plans d’un marriage avec une belle étrangère, riche et brillante. De l’autre côté, ma Cousine est d’un tempérament sain, ferme et gaye, qui ne veillera jamais. Elle peut me faire autant d’enfans que je souhaite d’avoir, et elle a agi tellement comme une tante que je suis sûr qu’elle sera une mère excellente et par la manierre dont elle vivra, Je serai probablement aussi riche que d’épouser une fortune.1
11Et l’héritière ? « la belle Irlandoise, l’ange, l’enfant charmant que je va voir ? Déjà son petit cœur batte au prospect que son amant arrive. »2
12Et bien... il sera muet, quand il la rencontrera, sur ses intentions. Comme il l’expliquera plus tard (toujours en français) à un autre correspondant,
... ma cousine m’accompagnoit en Irlande, où je voulois faire la cour à cette héritierre. Je me trouvois, pourtant, meilleur homme que Je me croyois. Je me suis arrêté. Je voyais combien terrible il sera de sacrifier mon vray bonheur. Je ne disois rien à la belle Irlandoise...3
13En fait, il se comporte à l’égard de la jeune fille et de ses parents avec tant de froideur, malgré l’accueil chaleureux qu’on lui réserve, qu’il offense ses hôtes et provoque une rupture définitive. Il repart pour l’Ecosse le 7 juin et arrive à Édimbourg le 12.
14À Édimbourg, où l’attend la nouvelle de la défaite de Paoli à la bataille de Ponte Nuovo, le 8 mai 1769. Les forces françaises, supérieures en nombre et en équipements, ont eu raison de la bravoure des siens. Boswell est effondré. Plus tard, il sera rassuré sur le sort de son illustre ami, lorsqu’il apprendra qu’il est en sécurité à Leghorn et qu’il se prépare à gagner l’Angleterre, où il arrivera en septembre. Mais sur le coup, cette défaite lui apparaît comme un désastre personnel. Il a tant fait pour la Corse, il s’est tellement investi dans la cause de Paoli, qu’il vit l’échec sur le mode tragique. Autre raison de désenchantement : fin juin, son père lui annonce... son intention de se remarier ! Il est blessé à vif. Il a le sentiment d’être dépossédé de la place qui lui est due, il se croit rejeté du cercle de famille. Margaret tente de le consoler et le met en garde contre son tempérament : surtout, qu’il ne fasse rien d’inconsidéré sous le coup de la colère ou de l’émotion !
15Les projets matrimoniaux de son père sont une insulte à la mémoire de sa mère. S’il épouse cette Betty4 une certaine Elizabeth Boswell, qui est sa cousine germaine, il est sûr que le mariage fera de ses enfants du premier lit des étrangers, des déracinés. Il est très sombre. Il veut être sombre. Quelle infamie, de la part de cette femme, de profiter de la faiblesse d’un vieillard épuisé par sa profession pour miner la paix d’une famille ! On l’a vu à propos de l’affaire Douglas : Boswell a besoin du voile de la fiction pour exprimer ses sentiments les plus profonds. Dorando avait été pour lui le moyen le plus convaincant d’exposer ses convictions. Le mécanisme joue de nouveau pleinement : sous le coup de l’émotion, il écrit une sorte de conte moral, intitulé : « À Propos des seconds mariages : Histoire vraie sous la reine Anne5, » qui ne fut jamais publié, mais dont le manuscrit, retrouvé, est édifiant : il s’agit d’une transposition à peine voilée de sa propre situation, où il se présente sous un jour avantageux : fils aimant, qui a sacrifié ses ambitions personnelles sur l’autel de la piété filiale, il entend un jour son père lui annoncer son remariage de la voix hésitante de ceux qui ont honte de ce qu’ils ont à dire. D’un tempérament mélancolique, il se prend à douter de toute vertu, devant une telle négation des valeurs les plus élémentaires. Il envoie un émissaire auprès de la promise, pour lui représenter qu’en cas d’épousailles, elle deviendrait la prostituée légale d’un vieillard libidineux... En vain. Le mariage a bien lieu, et le jeune homme quitte son père ingrat pour des rivages lointains, où il passe son temps à ruminer son chagrin... En d’autres termes, Boswell dramatise sur le papier une situation à laquelle il a du mal à faire face dans la vie réelle.
16Il y eut bien un intermédiaire entre lui et son père : Lord Monboddo transmit à Boswell les griefs de son géniteur à son égard. S’il envisage effectivement de se remarier, c’est à cause du comportement irresponsable de son fils, notamment son refus d’épouser une femme bien dotée. Il a l’air de dire qu’il est encore capable d’assurer la descendance de sa famille ! Le fils est atterré, furieux, indigné...
17Il est vrai que Margaret ne lui apportera qu’une dot très médiocre : le côté matériel des choses ne lui échappe pas. Par ailleurs, la fréquentation des membres de la haute société, dans le cadre de l’affaire Douglas, lui a appris les mérites de l’argent : est-il sage de renoncer à des projets matrimoniaux plus avantageux ? Mais le doute et la tentation ne durent pas : il se convainc que son bonheur est auprès de Margaret. Depuis leur retour d’Irlande, il est séparé d’elle : Margaret vivant chez sa sœur à Lainshaw, près d’Auchinleck, Boswell étant contraint de vivre à Édimbourg pour l’exercice de sa profession. Mais une correspondance intime s’échange entre les jeunes gens : Boswell a toujours été un excellent épistolier. Le voici qui attend avec impatience les lettres de Margaret et qu’il s’inquiète si elles tardent à venir. Il est d’une telle sensibilité, que si une lettre n’est pas tout à fait aussi effusive qu’il le souhaiterait, il se torture à l’idée qu’on ne l’aime plus. Peggie est assez adulte pour ne pas complètement s’aveugler sur les avantages et les mérites de l’état matrimonial : elle ne complotera pas pour s’y faire admettre ! De telles remarques dénotent chez elle une certaine irrésolution – pour ne pas dire de sérieuses réticences à passer à l’acte. Lui-même est parfois repris par le doute.
18C’est alors qu’il croit utile de soumettre sa future épouse à une ultime épreuve, d’ordre financier : accepterait-elle de vivre avec cent livres, augmentées des très modestes revenus de sa dot de mille livres ? Elle doit longtemps et sérieusement réfléchir avant de répondre. Dans l’hypothèse d’une réponse affirmative, il l’épouserait.
19Tout n’était donc pas définitivement arrêté dans son esprit : comme toujours irrésolu, voici donc qu’il s’en remet, pour trancher une question sans cesse rebattue, à la réponse de Margaret. La formulation de la question indique bien où sont ses préoccupations : l’argent. La réponse arrive, laconique et forte : « J’accepte. » La lecture du fatidique billet le fait soudain transpirer d’angoisse : « Pendant une ou deux minutes, me revint l’habituelle terreur que m’inspirait le mariage. Je me vis à tout jamais établi. Mon cœur se mit à battre fort et ma tête à tourner... »6 Bientôt, pourtant, il retrouve ses esprits et se félicite d’avoir été l’objet d’une si flatteuse décision. Son problème le plus sérieux était désormais résolu, tout le reste était secondaire.
20Commence alors une période de fiançailles plus ou moins officielles, au cours de laquelle la correspondance amoureuse7 qui s’échange entre les deux jeunes gens donne une idée de la réalité de leur attachement réciproque. Lettres touchantes, où se mesure l’évolution de leurs sentiments, qui progressent vers une plus haute estime, une plus grande tendresse, une réelle affection. Elle permet aussi de mieux faire connaissance avec Margaret, dont le caractère se révèle dans chaque missive. Manifestement très éprise, on se demande pourquoi de tels sentiments ne se sont pas plus tôt révélés. Mais bien sûr, l’initiative était du côté de l’homme ! Il a suffi d’une querelle, d’un remords et d’une déclaration provoquée par la lassitude et la difficulté du choix chez Boswell pour orienter une vieille relation, jusqu’alors maintenue dans le cadre d’amicales rencontres, vers des sentiments plus profonds. Il décide une fois pour toutes, en son for intérieur, qu’elle est la femme qui l’aidera à devenir l’homme qu’il veut être. Des petits gestes, de petites phrases ponctuent leurs rapports : quand il leur arrive d’être ensemble, ils se prennent par la main, et jurent solennellement de toujours s’aimer. Quand ils sont loin l’un de l’autre, elle attend avec une impatience d’amoureuse l’arrivée du facteur. Il jure, de son côté, de renoncer à ses frasques passées pour se consacrer à son unique amour. Une lettre de son ami Temple l’y encourage fortement ; si vous obtenez le consentement de votre père, lui conseille-t-il en substance, épousez sans attendre : vous avez été trop longtemps ballotté sur l’océan des désirs illicites, sans attachement véritable, sans réel plaisir, sans boussole... Il me tarde maintenant de vous voir marié. Plus de désastres vénériens, plus d’intrigues, plus de Zélide, plus de filles du jardinier. Le Boswell volage fantasque et capricieux deviendra sage, raisonnable et grave...
21L’influence bénéfique de Margaret se fait sentir jusque dans les rapports de Boswell avec son père. Elle le conjure d’être patient, tolérant et compréhensif. Requête qui s’avère bientôt utile et opportune. Il est hostile à ce mariage par trop désintéressé et il ne se fait pas faute de l’en informer bruyamment. Bien plus, ils sont en profond désaccord sur une question théoriquement étrangère à leurs préoccupations immédiates, mais qui pourtant les reflète. Il s’agit d’un point technique de droit8, relatif à la succession : le jeune avocat défend la thèse que le patrimoine ne peut être reçu et transmis que par les mâles d’une même famille, tandis que le vieux juriste est en faveur du « tout héritier », homme ou femme. La querelle rappelle certes la position de Boswell à propos de l’affaire Douglas, où l’argument portait principalement sur ce sujet, mais laisse aussi transparaître des craintes personnelles concernant le remariage de son père et les éventuelles conséquences qu’il pourrait avoir sur son propre statut, ou celui de ses enfants. Son argumentation, plus polémique que juridique, repose sur la constatation qu’en régime féodal, les femmes n’étaient qu’accessoires à la succession, elles dont le rôle se limitait à procréer – et dont seuls les fils pouvaient prétendre à l’honneur de représenter l’identité familiale. Il rappelle à son père que s’il n’avait pas été convaincu de cette vérité et du devoir qui lui incomberait un jour de continuer la lignée, il aurait quitté Auchinleck pour un pays plus ensoleillé, où il eût fait bon vivre. On retrouve là l’écho de son pamphlet non publié sur « Les Seconds Mariages ». La querelle est pour lui l’occasion de préciser l’opinion, guère flatteuse, qu’il a de la femme : s’il est naturel qu’elle jouisse des avantages qui lui sont réservés – dot avant le mariage, accès à la fortune du conjoint et pension en cas de veuvage – il serait indécent d’en faire l’égale de l’homme en matière de succession : autant lui faire porter culotte et l’affubler d’une épée au côté9 !
22Boswell ne pouvait pas savoir, lorsqu’il apostrophait ainsi son géniteur, qu’il serait un jour le père de deux filles avant d’avoir des garçons et qu’il lui faudrait alors tempérer ses ardeurs saliques. Son indignation est, pour le moment, totale et sincère. Ses craintes, informulées, sont réelles : pourrait-il se faire qu’il soit un jour écarté de la succession d’Auchinleck par une veuve ou une fille d’un deuxième lit ? La querelle n’est pas d’ordre purement académique : elle a des motifs personnels et intéressés.
23Le rapport au père est pendant toute cette période si dominant, qu’on peut même se demander s’il n’est pas à l’origine de la brusque décision de Boswell d’épouser Margaret : n’était-ce pas une manière de défier encore une fois une autorité parentale qui eût préféré un mariage financièrement plus rassurant ? Et en même temps devancer et s’il était possible prévenir le mariage paternel ? On peut le croire, quand on lit la longue lettre dans laquelle Boswell explique à Margaret ce qu’elle devra dire au maître d’Auchinleck, lorsqu’elle le rencontrera : elle devra en particulier lui expliquer qu’elle avait toujours aimé James, mais lui avait caché ses sentiments, le sachant occupé à courtiser des héritières et à évaluer des espérances dont elle se savait exclue. Elle devra lui représenter que la nouvelle de son remariage l’avait si profondément blessé, qu’il avait envisagé de quitter l’Ecosse pour toujours et lui faire comprendre qu’il serait encore temps et sage d’y renoncer ! Si ces consignes ne brillent guère par leur délicatesse, elles montrent le lien qui existe entre la décision d’épouser Margaret et la nouvelle du remariage de son père.
24Fin août, il estime un voyage à Londres nécessaire, avant de convoler. On peut se demander pourquoi. Désir de revoir certains de ses amis, au premier rang desquels Johnson – le père selon l’esprit – et d’obtenir de lui l’approbation de son choix, que le père selon la chair lui refusait ? Ou vanité d’auteur, désireux de glaner plus amplement les fruits de sa récente popularité dans les salons de la capitale ? Surtout, peut-être, le souci de consulter des médecins censés faire autorité dans le domaine du mal dont il a si souvent, par sa faute, souffert. Dès son arrivée dans la capitale, le premier septembre, il rend en effet visite à sir John Pringle, qui l’a à maintes reprises paternellement aidé et conseillé. Souhaitant se mettre entre les mains du « célèbre » Dr Kennedy, « pour purifier son sang de tout reste possible d’infection », il demande l’avis de l’ami de toujours, médecin de son état.
25Avis réservé – auquel Boswell, attiré par une publicité douteuse, passe outre : son séjour londonien, long de plus de deux mois, sera ponctué de visites régulières à ce charlatan titré, docteur en médecine des universités de Reims et d’Oxford, membre de la Royal Society, mais dont rien n’indique que les médications, les baumes et les élixirs aient été le moins du monde suivis d’effets bénéfiques. Très crédule, le jeune Boswell avait déjà demandé à sir John, quelques années plus tôt, ce qu’il pensait des pilules dont tout Londres parlait, censées guérir « un certain mal » sans avoir à garder la chambre ! Très sceptique, le guide des années d’apprentissage, familier des impostures publicitaires, lui en avait déconseillé l’usage. Avait-il été alors davantage écouté ? On peut en douter. Il est sûr qu’en septembre 1769, Boswell n’en fit qu’à sa tête : le candide provincial, soucieux d’effacer magiquement les traces d’un lourd passé de libertinage, se mit entre les mains d’un vieillard aux douteuses compétences, espérant une cure complète et définitive.
26Au préalable, toutefois, il voulut aller à Stratford, assister au jubilé Shakespeare organisé par David Garrick – solennités qui marquèrent le début de la vogue de ce haut lieu du théâtre. Non qu’il eût pour le Barde une passion exclusive ou furieuse ; mais il projetait d’y évoquer, sinon d’y défendre, la cause désormais compromise de la Corse. Ou voulut-il rappeler qu’il était l’auteur d’un livre à succès sur la question ? Ou encore illustrer le surnom dont l’avait affublé ses lecteurs ? « Boswell le Corse »... En tout cas faire parler de lui. Il y réussit : il fit au bal costumé qui clôtura les festivités une apparition mémorable, revêtu d’oripeaux qui voulaient rappeler la tenue d’un chef corse : habit sombre taillé dans une étoffe grossière, culotte écarlate, guêtres noires, bonnet portant en lettres d’or la devise « viva la liberta »...Il avait indéniablement l’air martial, avec son fusil en bandoulière, et un pistolet passé dans sa large ceinture.10 Pour être sûr d’attirer l’attention, il fit imprimer et distribuer des vers par lui rapidement composés, où il rendait conjointement hommage à Paoli, Shakespeare et Garrick. Afin que nul n’en ignore, il fit même paraître dans plusieurs journaux des entrefilets du genre : « De tous les costumes aperçus au bal masqué, le plus admiré fut sans doute celui de James Boswell, esq. » Et de noter dans son journal : « Ma tenue corse a attiré tous les regards. J’ai eu tout le succès dont je pouvais rêver. »
27De l’art de récupérer en toute modestie l’événement aux fins d’apologie personnelle : Shakespeare valait certes qu’on le célébrât, mais Boswell n’était pas non plus sans mérites.
28De retour à Londres, il s’installe dans la routine d’un traitement médical dont il espère beaucoup, malgré les doutes que commence à lui inspirer le comportement sénile du Dr Kennedy. Mais des relations dignes de foi lui en disent le plus grand bien et l’encouragent à persévérer.
29Londres, ce sont aussi les amis, les divertissements, les salons, et les tentations. Il dîne fréquemment avec son ami Dempster, et loue un appartement près de sa demeure pour être plus souvent en sa compagnie. Il retrouve avec plaisir les personnalités du monde du théâtre qu’il a rencontrées à Stratford, notamment Thomas Sheridan et Garrick, ainsi que les auteurs et les littérateurs dont il a jadis ou naguère fait la connaissance dans les cafés et les salons : Goldsmith le présente au grand Reynolds, dont il admire le talent et qui restera toute sa vie un ami très proche. Mais, bien sûr, c’est Johnson, qu’il fréquente le plus assidûment, lui exposant à son habitude ses doutes et ses angoisses, attendant de lui l’approbation de ses choix, inquiet lorsque la sanction tarde et si attentif aux propos du grand homme, si pénétré de leur exceptionnelle valeur, qu’il les enregistre déjà dans sa mémoire et sur ses tablettes. Hostile aux thèses et à la personnalité de Rousseau, le célèbre docteur disserte pendant tout le temps que dure un dîner à La Mitre sur l’ineptie du concept de « bon sauvage ». La vie à Londres est, en revanche, l’objet de louanges sans mesures. Les problèmes personnels du jeune homme sont bien sûr évoqués : à qui mieux qu’à Johnson confier les sentiments d’aigreur et de dépit que lui inspire le remariage du père ? Le verdict n’est pourtant pas celui qu’il attendait. Loin d’être une insulte à la mémoire de sa première femme, c’est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire : n’est-ce pas une manière de rendre hommage à celle qui incarna pour lui l’état matrimonial, que de recourir une seconde fois à la conjugalité ? Les paradoxes fusent, lors de ces rencontres : même s’ils ne dissipent pas les rancœurs, ils sont notés et commentés scrupuleusement.
30Un dîner chez les Thrales, à Streatham, où Boswell accompagne Johnson, est l’occasion de mémorables reparties, de bons mots tonitrués et d’arguments assenés avec une force de conviction qui n’admet pas la réplique. Ce fut peut-être dès cette époque que germa dans l’esprit du jeune homme le projet d’écrire une biographie de son redoutable et vénéré compagnon. La Vie de Johnson, qui paraîtra en 1790, utilise des notes vraisemblablement prises sur le vif lors de ces rencontres historiques. Il y sera, par exemple, question d’un dîner offert par Boswell à ses amis le 16 octobre de cet automne-là, réunissant entre autres convives Reynolds, Garrick, Goldsmith et Johnson, au cours duquel le comportement du « Sage » est décrit avec une si minutieuse attention au détail, qu’il témoigne d’observations sans doute enregistrées le soir même. Les beautés de Pope, les mérites de Sheridan l’acteur, les insuffisances de Mrs Montagu dans son Essai sur Shakespeare sont l’objet d’analyses et de verdicts péremptoires.
31D’autres dîners à La Mitre sont l’occasion de scènes tout aussi mémorables – effectivement rapportées par Boswell, des années plus tard, dans sa biographie : la vie londonienne est scrutée avec attention, louanges et critiques sont généreusement distribuées, compliments ou sarcasmes administrés sans l’ombre d’un scrupule. On ne peut jamais avoir le dernier mot avec Johnson, dira Goldsmith : si le pistolet de sa rhétorique fait long feu, il utilise la crosse pour vous estourbir. L’ombre du grand esprit plane sur ces conversations animées, qui restent aujourd’hui encore une source très fréquentée d’informations sur la vie littéraire et théâtrale de ces années-là. Il importe de souligner la chance qu’eut Boswell d’être admis à fréquenter, si jeune, des personnalités si fortes et si influentes. Il était aussi question, lors de ces rencontres, de sujets plus graves, au nombre desquels, comme aux premiers jours, la religion et la mort. Grâce à Boswell, on sait que Johnson n’eût pas, à l’égard du catholicisme, les viscérales objections de ses compatriotes. Il était même enclin à le préférer au presbytérianisme, au motif que lui, au moins, ne se situait pas en dehors de la succession apostolique...
32La mort, il s’abstient d’en dire autre chose qu’étant inévitable, il fallait s’y soumettre. Lapalissade ? Pas vraiment. Terrorisé à l’idée d’une inéluctable dissolution, il fuit le sujet par tous les moyens. Non seulement refuse-t-il de suivre Boswell, toujours pathologiquement friand de macabre, dans ses sombres pensées, mais il se fâche lorsqu’il insiste. Manifestement soucieux de ne pas penser à sa propre fin, il affiche une sévérité de comportement inhabituelle lorsqu’on l’invite à se prononcer sur celle d’autrui. Il se fâche même avec son jeune ami, lors d’une de ces conversations, au point de lui signifier son congé. Et de lui lancer, furieux, « inutile de nous voir demain ! » Consternation de Boswell qui, ayant assisté quelques jours plus tôt à Tyburn à l’exécution de plusieurs criminels, voulait avoir son sentiment sur l’indifférence affichée par les suppliciés au moment suprême : « [...] toute notre existence n’est qu’un long effort pour éviter d’y penser », lui rétorque-t-on, courroucé. Et de se réfugier dans des humeurs sombres, son lourd visage portant les stigmates d’une épouvante non feinte.
33Mais Boswell fit d’autres rencontres, au cours de son séjour londonien : la plus bouleversante de toutes étant celle du général Paoli, enfin installé à Londres après son départ de Corse. Dès que l’Écossais apprend, de la bouche de l’Américain Franklin son arrivée11, il lui rend visite malgré l’heure indue : émotion, embrassades, effusions. On parla certes de la Corse et de politique, mais aussi des problèmes et des projets du jeune homme. Était-il évitable, par exemple, que Boswell évoquât le remariage de son père ? Ou qu’il exposât ses hésitations, ses doutes et finalement les raisons de son choix matrimonial ? Paoli n’était-il pas cet autre père selon l’esprit dont il attendait avec confiance l’approbation ? Elle ne lui fut pas refusée : le général promit même d’assister à la noce et d’être le témoin du marié. Les circonstances ne lui permirent pas de tenir entièrement parole. Mais s’il ne put faire le voyage d’Écosse, on retrouve bien sa signature à côté de celle de Johnson et de Douglas sur le contrat de mariage12 : pouvait-on espérer parrainage plus prestigieux, ou qui eût placé l’union de James et de Peggie sous de plus heureux auspices ? L’ultime bonheur de Boswell, au cours de ces semaines mondaines, fut sans doute celui de mettre en présence l’une de l’autre les deux grandes figures paternelles : la rencontre eut lieu fin octobre, ou début novembre. Quoique hostile à la cause corse, Johnson eut à l’égard du général un comportement d’une exquise courtoisie, dont il n’était pas toujours familier. Et Paoli sut tourner comme il fallait les compliments qui s’imposaient.
34Encore quelques dîners à La Mitre, quelques spectacles, quelques visites au domicile de Johnson où le thé est servi par Mrs Williams, l’amie aveugle du grand homme – elle s’assurait que les tasses étaient pleines en y plongeant plus ou moins délicatement les doigts – encore quelques doses de l’élixir-miracle du Dr Kennedy, et le temps du retour fut là.
35Au total, deux mois passés à renouer avec de vieilles amitiés, à se laisser une dernière fois étourdir par la vie grisante et trépidante de la capitale, à faire le bilan d’une vie de garçon singulièrement riche en incidents – et accidents – de toutes sortes, enfin à se préparer aux délices et aux contraintes d’une monogamie enfin reconnue comme l’unique voie de salut.
36Le 10 novembre, il quitte Londres pour l’Écosse. Le 16, il est à Édimbourg. Le 2 5, il épouse Peggie. Son père l’avait toutefois précédé de quelques jours dans la démarche matrimoniale : le 19 novembre, il avait épousé l’« infâme » Elizabeth, qui avait su malignement séduire un « vieillard lubrique » et le détourner de son devoir familial.
Notes de bas de page
1 Lettre de Boswell à Dempster du 4 mai 1769, envoyée de Donaghadee, Private Papers, op. cit., vol. 8, 1930, p. 157-158.
2 Ibid., p. 158.
3 Lettre de Boswell à F.C. Van Aerssen Van Sommelsdyck, Private Papers, op. cit., vol. 8, 1930, p. 215.
4 Il en parlait jusqu’alors avec sympathie. Voir Boswell in Search of a Wife (1766-1769), op. cit., p. 222. Ce fut la décision prise par son père de l’épouser qui, du jour au lendemain, transforma radicalement ses sentiments à son égard.
5 Voir Boswell in Search of a Wife (1766-1769), op. cit., p. 248-250.
6 Ibid., p. 255.
7 On trouvera l'essentiel de cette correspondance (« Love Letters of James Boswell and Margaret Montgomerie with Other Documents Relative to their Courtship and Marriage ») dans Private Papers, op. cit., vol. 8, 1930.
8 Voir Boswell in Search of a Wife (1766-1769), op. cit., p. 270-271.
9 Ibid., p. 271.
10 Il prit le temps de poser dans cet accoutrement pour l’artiste Samuel Wale. Une gravure (pas très ressemblante) faite par J. Miller à partir du dessin de Wale parut dans le London Magazine de septembre 1769. Boswell note avec satisfaction dans son journal : « Il est agréable de penser que mon portrait, fait ici à Londres, va être gravé et reproduit dans quatre mille exemplaires du London Magazine. » Voir Boswell in Search of a Wife (1766-1769), op. cit., p. 307 et n. 2. On trouvera une reproduction de la gravure dans David Daiches, Boswell and his World., Londres, Thames and Hudson, 1976, p. 67.
11 Voir Boswell in Search of a Wife (1766-1769), op. cit., p. 319.
12 Signature précédée de la mention « Io sottoscritto ho veduto, e sono stato presente, quando il sige. Giacomo Boswel ha sotto scrito questo foglio. Pasquall de’Paoli ». Johnson signe plus sobrement : « Sam. Johnson, witness », ibid.
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