« L’ambasciatore inglese »
p. 121-133
Texte intégral
1Le navire sur lequel Boswell s’est embarqué est toscan, et fait voile vers le cap Corse pour y acheter du vin. Les vents contraires retardent la traversée, qui dure deux jours au lieu d’un : le jeune aventurier en est ravi, puisqu’il peut ainsi avoir un premier contact avec des Corses qui se trouvent à bord. Il les entend avec émotion jouer de la citra, ou dévotement chanter l’Ave Maria, au crépuscule. Son imagination enflammée lui fait sublimer tout ce qui touche au pays vers lequel il vogue. Son attente est immense, il déborde de joie à l’idée d’accoster bientôt des rivages qu’il a parés de presque toutes les vertus. On le met certes en garde contre le danger qu’il y aurait à tenter de séduire les femmes de là-bas, ce qui l’exposerait à une mort immédiate1 : mais il consent à ce sacrifice sans rechigner. Même la crainte toujours présente d’être fait prisonnier par de toujours possibles corsaires algériens s’estompe vite : il débarque, sain et sauf, dans la soirée du samedi 12 octobre 1765 à Centuri, ravi de pouvoir enfin fouler cette terre à laquelle il a si longtemps rêvé. Il faut prendre en compte cet état d’esprit déjà tout acquis à la Corse, ce préjugé d’emblée favorable qui colore la vision du jeune homme : avant même de connaître le pays ou d’avoir rencontré ses habitants, Boswell est des leurs. Rousseau n’a pu se tromper.
2Une première difficulté se présente dès le débarquement : la personne pour qui il a une lettre de recommandation, un certain signor Giacomini, vient de mourir. Qu’à cela ne tienne... Lorsqu’il apprend la nouvelle, il se rend à Morsiglia chez le cousin du défunt – signor Antonetti – où il est en mesure d’apprécier pour la première fois la légendaire hospitalité corse. Le lendemain, commence un périple qui durera plusieurs semaines et lui fera traverser la Corse du nord au sud, en quête de celui qui incarne aux yeux de tous le destin du pays : le général Paoli.2
3Voyage difficile, si l’on considère l’itinéraire choisi, qui le mène au cœur des montagnes ; et l’époque à laquelle il l’entreprend n’est guère favorable à une telle expédition. Voyage qu’il fera tantôt à pied, tantôt à cheval ou à dos de mulet, passant la nuit dans des couvents ou des demeures particulières, chez d’humbles paysans ou dans les maisons bourgeoises des notables à qui il a été recommandé par ses nombreuses relations : il n’y a pas, constate-t-il, d’hôtelleries en Corse. Il se satisfait d’un confort parfois médiocre, il lui faut escalader des rochers et emprunter des sentiers surplombant la mer qui par endroits ne dépassent pas (dit-il...) un pied de large. Il endure la fatigue et le froid, la pluie et le vent sans se plaindre – tant il lui tarde de retrouver, à l’autre bout du pays, celui dont tous ceux qu’il rencontre lui parlent avec tant d’affectueux respect. Paoli préside, en effet, un tribunal itinérant à Sollacaro, dans le Sud du pays : c’est là que Boswell entend le rejoindre.
4À Pino, il loge chez signor Tomasi et sa femme – qu’il traite comme une servante, oubliant qu’il n’est pas à l’auberge ! Mais il se reprend très vite, et apprécie comme il convient l’accueil chaleureux qu’on lui réserve. Son itinéraire passe ensuite par Patrimonio, où il est l’hôte du magistrat local, puis par Oletta, où il est reçu par le comte Rivarola. Le 15 octobre, il est à Murato : là, il a le plaisir d’être convié à dîner par le signor Barbaggi, neveu par alliance du général. La richesse du repas, le nombre et la qualité des plats démentent le concept de vie Spartiate d’ordinaire associé à la Corse, auquel son hôte ne cesse de faire référence : mais Boswell exulte d’avoir approché un membre de la famille de Paoli... Il a aussi, plus prosaïquement, goûté le faste de la réception.
5Il quitte Murato pour Corte : la route traverse une région sauvage, montagneuse, creusée de larges vallées : mais Boswell n’a pas le don de la description et ce qu’il a entrepris n’est pas un « voyage pittoresque » à la Gilpin : les notations concernant les paysages traversés sont rares et rudimentaires, réduites à l’essentiel pour donner ici le vertige au lecteur, ou là, lui communiquer le sens du grandiose et de l’inquiétant. On peut rêver à ce qu’un tel décor eût inspiré au pasteur de Boldre, et regretter que Boswell n’ait pas eu comme son compatriote et contemporain, « l’œil pittoresque »... Mais il était en Corse pour des motifs qu’il estimait plus nobles, et plus politiques.
6À Corte, où il arrive dans la soirée du 17 octobre, il loge au couvent des franciscains. On lui donne l’appartement d’ordinaire réservé à Paoli : jubilation de Boswell... d’autant plus satisfait de son séjour que les bons pères font d’excellent vin et ont une manière originale de récolter un miel savoureux et abondant : nul texte ne s’applique mieux à eux – dit-il avec un rien d’infatuation – que celui de l’Épître aux Corinthiens (6,10) : « Nihil habentes et omnia possedentes ».3 Il est reçu par les notables, les membres du Conseil suprême, qui lui font une excellente impression et lui paraissent tout à fait capables, par leur sagacité et leur compétence professionnelle, d’aider le général dans son projet politique : tout, encore une fois, est perçu, en tout cas rétrospectivement rapporté, en fonction du héros national.
7La capitale de la Corse l’accueille avec une curiosité inquiète, et embarrassée : on se demande qui il est vraiment et ce qu’il vient faire. On lui prête des intentions subtiles et secrètes, on le dit espion, on le croit envoyé par le gouvernement de son pays pour négocier on ne sait trop quel traité. Il ne fait pas de doute qu’il est pris au sérieux : le recteur de l’Université, un certain abbé Valentini, le reçoit fort civilement – et le commandant de la place lui fait visiter la citadelle dont il a la charge... Le Grand Chancelier en personne (traduisons : le préfet, ou une personnalité d’un statut proche) lui fait délivrer à toutes fins utiles un passeport et pendant que son secrétaire prépare le document, il l’entretient aimablement des affaires corses. Que d’honneurs, pour un jeune étranger de vingt-cinq ans ! Qui curieusement, parce qu’il est Boswell et qu’il porte toujours en lui les stigmates morbides d’une tenace hypocondrie, demande à rendre visite aux condamnés à mort... et au bourreau. Vœu de suite exaucé, qui le met en présence de trois pitoyables créatures – et d’un plus lamentable personnage encore, détesté de tous en raison des fonctions dont tous l’ont chargé – et pour cette raison recruté hors de Corse. Ce qui est pour Boswell l’occasion de faire l’éloge d’un peuple où les criminels les plus endurcis refuseront toujours, quand bien même on leur offrirait en échange le pardon et la vie, d’être exécuteur des hautes œuvres : tout, dans le texte, va dans le sens d’une valorisation de l’âme corse.
8Il quitte la ville le 19 au matin, accompagné de guides compétents, qui ont chargé ses affaires sur des mules. Le voyage est édénique : les guides sont si allègres et joyeux que Boswell s’en fait des amis et marche à leur côté. S’ils ont faim, ils lancent des pierres dans les noyers à l’ombre desquels ils cheminent et mangent les noix qui tombent en pluie. Ont-ils soif ? Il s’abreuvent au ruisseau voisin. La référence aux temps premiers des origines est explicite : c’était, écrit Boswell, comme si nous appartenions pour un temps à la « prisca gens mortalium » dont parle Horace, à cette race primitive des hommes qui hantaient les bois, se nourrissaient de glands et buvaient l’eau des torrents... Les chemins qui conduisent à Paoli sont forcément ceux de « l’état de nature »4, ou des grands Commencements. La Corse est de toute évidence le pays du Bon Sauvage et doit être exaltée, puisqu’elle est une adéquate illustration des thèses de Rousseau.
9Et le voyage au pays d’avant la Chute continue. Bastelica, on vient le voir et lui parler au couvent où il passe la nuit : des hommes fiers et nobles, qui, s’appuyant sur leurs mousquets, engagent librement la conversation : ils évoquent la pauvreté à laquelle ils sont condamnés, et la misère de leur état : Boswell, mis en verve, les harangue. Il exalte leur bravoure, qui leur a permis de recouvrer la liberté – bien précieux entre tous – et qui a suscité l’admiration du monde. Sans doute pourront-ils, grâce aux techniques modernes de culture du sol, remédier à leur insuffisance : mais surtout, qu’ils se méfient du luxe ! Ne sont-ils pas plus heureux dans leur actuelle condition, qu’ils ne pourraient l’être dans le raffinement, fatalement générateur de tous les vices ?
10Il faut beaucoup d’outrecuidance, ou d’inconscience, pour oser conseiller à des hommes qui vivent dans une totale précarité, de résister à la tentation de l’opulence. Il faut être bien impertinent, pour préconiser le maintien de la Corse dans cet état de primitive économie où elle est alors, sous le prétexte qu’elle génère ou encourage la vertu : mais Boswell, en matière de désinvolture, ne craint personne...
11Son itinéraire passe par Ornano : il ne manque pas d’y évoquer l’ombre du « grand Sampiero » qui, deux siècles plus tôt, luttait déjà contre Gênes : héros d’imposante stature, seul capable d’annoncer celui vers qui ses regards se tournent. À mesure qu’il approche de Sollacaro, il est saisi d’une croissante appréhension : si flatteuse qu’elle eût pu être, l’image qu’il s’était faite de Paoli avait été considérablement amplifiée depuis son arrivée en Corse. Impressionné par la vénération que lui portaient tous ceux qu’il avait rencontrés, et qui l’avaient représenté comme un être au-dessus de l’humain, il est partagé entre le vif désir qu’il a d’être enfin mis en présence d’une personnalité aussi exceptionnelle, et la crainte de ne pas savoir justifier sa visite. Lui, d’ordinaire si sûr de lui, est pris de panique et envisage même, un moment, de renoncer à l’importuner et de rebrousser chemin : « J’en arrivais presque à souhaiter repartir sans le voir. Ces débats intérieurs m’occupèrent l’esprit jusqu’à ce que je traverse le village et que je parvienne à la maison où il logeait. »5 Ses scrupules, au seuil de la porte, s’évanouissent : le voici enfin, après ce long voyage, devant le général.
12La première impression est physique :
Il est grand, robuste et bien bâti. Il a le teint clair, l’air vif, libre et ouvert, le port viril et noble ; il était alors dans sa quarantième année. Son habit était vert et or. Il avait eu coutume de porter le vêtement ordinaire des Corses, mais à l’arrivée des Français, il jugea qu’une certaine élégance dans la tenue ferait apparaître le gouvernement sous un jour plus respectable.6
13Les mécanismes de sublimation, depuis longtemps en place, fonctionnent dès le premier regard, même si l’accueil qu’on réserve à Boswell est très froid. Poli, certes, mais empreint d’une grande retenue. On conçoit la perplexité d’un chef de guerre, d’un chef d’État dont l’esprit est habité par des problèmes d’immédiate importance, à la vue de ce béjaune prétendument recommandé par Rousseau, anglais de surcroît... Les Anglais, alliés du roi de Sardaigne, avaient certes bombardé Bastia et San Fiorenzo en 1745, permettant aux Corses de reprendre ces villes aux Génois. Mais ils avaient eu depuis un comportement politique plus ambigu. Boswell se sent observé d’un œil pénétrant. Paoli se méfie : il racontera plus tard, à Fanny Burney, la célèbre romancière, combien il a été agacé de voir ce jeune étranger sortir un carnet de sa poche, et noter toutes ses paroles... Ne serait-il pas, effectivement, un imposteur ou un espion ?7 Il le dévisage avec la plus grande insistance, essayant de lire sur sa physionomie les raisons véritables de son voyage. Boswell sent bien qu’il est soumis à un examen dont l’issue est incertaine. Mais peu à peu la méfiance de Paoli faiblit, ses soupçons se dissipent... Il se montre plus affable. Le charme de Boswell opère. Pendant toute une semaine – Boswell voudrait nous faire croire qu’il est resté beaucoup plus longtemps à Sollacaro – il va vivre en compagnie du grand homme, partageant ses repas, discutant avec lui de l’actualité politique, l’écoutant parler de son pays et de ses ambitions. Il loge dans une maison voisine, mais il a toute liberté d’accès au général, apparemment très généreux de son temps...
14S’il faut l’en croire, Boswell eut chaque jour « quelques heures » de conversation privée avec son hôte. À table, il est assis à la droite du général, et trône parmi les quinze ou seize autres convives, comme s’il faisait légitimement partie de son état-major. Il était dans la logique du personnage qu’il s’accordât beaucoup d’importance : après tout, ne se considérait-il pas comme l’émissaire d’un homme très disputé, mais que l’Europe tout entière avait lu ? L’éclat du reclus de Môtiers l’enveloppe et lui donne, au pays qui a sollicité les services du philosophe, l’assurance – peut-être fallacieuse ? – qu’il a des titres à leur considération.
15Le jeune homme ne tarit pas d’éloges sur son illustre interlocuteur. Il est aimable, affable, courtois, raffiné dans ses manières. Ses fonctions, son rôle, son état auraient pu faire craindre qu’il n’eût la rudesse, ou les aspérités d’un Attila : il a, au contraire, toute la civilité de ceux qui connaissent et observent les usages de la bonne société. Son sens moral, très développé et exigeant, en impose à ses partisans. Eût-il été licencieux, libertin ou libidineux (à qui Boswell peut-il bien songer ?) son autorité eût été rapidement compromise et son ascendant sur son peuple réduit à néant : son pouvoir réside dans sa vertu.
16Curieusement, cet homme qu’il est venu voir pour évoquer avec lui le destin de la Corse, cet homme dont le statut politique intéresse au premier chef l’Europe, semble surtout préoccupé de problèmes philosophiques : il expose avec une grâce convaincante et d’une manière qui élève l’âme les arguments en faveur de l’existence de Dieu. Il met en regard les mérites respectifs du stoïcisme et de l’épicurisme : en d’autres termes, il aborde surtout les questions qui semblent hanter, ou avoir hanté, la conscience de... Boswell. Paoli, avant d’être un chef de guerre, est d’abord un « honnête homme » selon le code du xviiie siècle, un philosophe, et le jeune Ecossais, qui a fréquenté à Londres et en Europe le meilleur monde et les plus grands esprits, lui sait gré d’être celui qu’il voudrait lui-même devenir : il est le modèle, le parangon de vérité, l’édifiant exemple, le nouveau père qu’il se donne et qui va rejoindre la longue théorie de tous ceux dont il a, par le passé, projeté devant lui l’image sublimée, amplifiée : le Paoli que rencontre Boswell à Sollacaro est le produit d’un imaginaire extasié.8
17Il a parfois conscience de faire preuve d’un enthousiasme excessif : mais comment rester insensible au charme, à la noblesse de caractère, au charisme d’une personnalité de cette envergure ? D’un homme que même La Roche foucault, si enclin pourtant à déposséder la nature humaine de sa dignité, eût tenu pour un authentique héros ? D’un chef adulé par ses hommes, craint par certains et vénéré par tous, qui sut imposer aux Corses rétifs une législation réprimant sévèrement l’antique usage de la « vendetta trasversa » ? Qui d’autre que lui eût été capable de contraindre ses compatriotes indociles à renoncer, sous peine de mort et d’infamie, à cette barbare coutume ? Une tradition issue du fond des âges, qui autorisait la vengeance d’un affront sur la famille de l’offenseur, si ce dernier n’était pas personnellement punissable...
18Et pourtant, quel amour il porte aux siens ! Il a, confie-t-il à Boswell, renoncé à toute vie personnelle, et notamment au mariage, pour mieux épouser leur cause. En quelle estime il tient son peuple ! Oubliez, dit-il à l’Anglais, leur accoutrement misérable et sondez leurs cœurs : vous y trouverez, chez les plus pauvres, un sens de l’honneur et une générosité rares. Et de citer à l’appui de ses dires des exemples illustrant la grandeur de l’âme corse : le neveu d’un criminel condamné à mort vint un jour le voir, pour lui demander de gracier son oncle. Il lui répondit : « Vous connaissez. le crime qu’il a commis. Si vous estimez qu’il serait juste et honorable de le laisser vivre, votre requête est accordée. » Et le jeune homme s’en alla, en larmes, abandonnant son oncle au bourreau... Mieux encore : Paoli invite Boswell à assister à l’audience d’un vieillard, dont les deux fils ont été tués dans une rixe : il est venu tout exprès à Sollacaro prier le tribunal de juger avec la plus grande circonspection les meurtriers supposés que sa femme, avide de vengeance, a désignés à la justice : il serait indigne d’un Corse de laisser se commettre une infamie... Boswell, face à une telle sérénité dans la douleur, est ému jusqu’aux larmes.9 Le peuple corse, en un mot, mérite l’admiration du monde et Paoli, une statue.10 Boswell, brûlant de s’identifier à ceux qu’il côtoie, se fait faire un habit corse, dans lequel il se pavane avec complaisance, armé des deux magnifiques pistolets que le général lui a généreusement offerts...
19Pourtant Boswell n’a pas fait le voyage de Corse uniquement pour s’exhiber, ou se faire le chantre d’une nation distinguée par Rousseau : il a aussi l’ambition de prendre au mot ceux qui, dans l’île, voient en lui « l’ambasciatore inglese », laissant à dessein planer un doute sur la nature exacte de sa mission et ne faisant rien pour dissuader ceux de ses interlocuteurs qui le croient investi par le gouvernement anglais d’un mandat particulier. Le folklore n’exclut pas le politique. Et il est flatteur, après tout, d’être pris pour l’émissaire officiel de la grande Albion, chargé de sonder la disposition des esprits, alors que se joue sur l’échiquier du monde une partie qui engage l’avenir. Sans doute le présomptueux jeune homme n’est-il pas indifférent à l’idée d’être personnellement associé à des transactions qui relèvent des affaires internationales... Il oriente souvent ses conversations avec Paoli sur les avantages que présenterait une alliance militaire et commerciale entre la Grande-Bretagne et la Corse. Il n’est plus le voyageur hésitant qui se recommandait timidement de Rousseau, mais un plénipotentiaire assuré qui suggère, analyse, et débat. Son hôte, plus circonspect que jamais, reste évasif, mettant l’accent sur son souci de préserver jalousement l’indépendance de son pays. Quand bien même le philosophe français eût répondu en personne à l’invitation un peu imprudente du colonel Buttafoco11, Paoli n’eût jamais accepté de confier la rédaction d’un texte aussi important que la Constitution corse à un étranger, certes d’immense notoriété, mais ignorant tout des mœurs et de l’identité culturelle des insulaires. Des puissances amies, d’accord ; mais tenues à distance, de telle sorte qu’aucune nation européenne ne puisse espérer faire de la Corse sa vassale. Ses compatriotes ne comprendraient pas qu’après s’être libéré de Gênes, leur pays se forge d’autres chaînes. Et puis les Anglais n’ont pas toujours été très corrects à leur égard : n’ont-ils pas, récemment encore, parlé des « rebelles » corses ? Rebelles, en vérité ! On aurait pu espérer mieux, de la part de la Grande-Bretagne. Non, il n’y aura pas d’alliance avec elle. Mais que Boswell, à son retour, raconte ce qu’il a vu et informe son gouvernement de la situation réelle : c’est le meilleur service qu’il puisse rendre à la Corse.
20Boswell comprend qu’il est temps de partir : il n’obtiendra rien de plus de Paoli que cette implicite et évasive reconnaissance de la nature « diplomatique » de sa mission. Le 29 octobre, il prend congé de son hôte et quitte Sollacaro – triste, exalté et... malade : il a pris froid dans la grande maison délabrée, ouverte à tous les vents, où il a été hébergé pendant son séjour. Grippé, mais grandi d’avoir vécu ces quelques jours dans l’intimité d’un tel homme, il prend le chemin du retour. Voyage pénible, dont ni la compagnie d’un prêtre à l’allure pittoresque ni celle des deux gardes du corps que lui a donnés Paoli, n’atténue les rigueurs. Le mauvais temps, au contraire, aggrave son indisposition. Il passe par Cauro, Cuttoli, Bocognano, mais à Corte, la fièvre qui le travaille est si forte, qu’il doit s’arrêter quelques jours au même couvent de franciscains où il avait précédemment séjourné. Deux médecins sont à son chevet, et le Grand Chancelier en personne, divers magistrats, le recteur de l’Université lui rendent visite et le réconfortent. On ne sait ce dont il faut le plus s’étonner, de ce regard complaisant que le jeune voyageur porte sur sa personne, ou de l’empressement que les Corses mettent à l’honorer... si tant est qu’il ait effectivement été l’objet de tant de prévenances ! Comme pour ajouter à sa gloire, Boswell écrit depuis le palais de Pascal Paoli à Samuel Johnson : un grand nom de plus à associer publiquement au sien. À moins que cette forte figure paternelle qu’il venait de quitter n’ait de quelque manière suscité l’évocation de celle qu’il allait bientôt retrouver ? Boswell ne voyage bien ou n’est à l’aise qu’en compagnie de ses multiples pères.
21Il reprend la route dès qu’il se sent mieux. Quelques jours plus tard, il est à Bastia, où il est de nouveau saisi d’une fièvre si forte qu’il doit accepter l’hospitalité du chef de la garnison française, M. de Marbœuf. Nouvelle occasion de se donner de l’importance, en décrivant – certes avec un vif sentiment de gratitude – les soins dont il a été l’objet. Est-ce pour témoigner sa reconnaissance, qu’il déclare la présence des Français en Corse bénéfique ? Le cessez-le-feu qu’elle a permis d’établir entre les belligérants a été, dit-il, avantageux aux patriotes et a donné à la nation le temps de se préparer, sous la tutelle de Paoli, à de grandes choses. Sans doute la politique française à l’égard de la Corse n’était pas, en 1765, arrêtée. Il est pourtant singulier que Boswell n’ait à aucun moment envisagé la possibilité d’un autre destin, pour l’île, que celui dont rêvait pour elle Paoli : signe de sa foi inaltérable en la nature providentielle du grand homme. Le 20 novembre, se sentant à peu près rétabli, il embarque pour Gênes, ayant le sentiment d’être, en Corse, devenu un autre homme. Peut-être même, plus simplement et substantiellement... un homme. De retour en Angleterre, il fera maintes fois allusion à cette métamorphose opérée en lui par la fréquentation de Paoli. Il revint plus assuré, plus à l’aise dans ses rapports avec autrui : la majesté du personnage qu’il venait de quitter lui faisant trouver moins grands, en tout cas moins intimidants, ceux que naguère il adulait. Rousseau sera la première victime de cette brusque maturation : il ne le regardera jamais plus du même œil. Même Johnson, qu’il avait idolâtré, lui paraîtra moins immense...
22Décidément, la Méditerranée n’eut pour Boswell, aucune bonté : à peine au large, des vents contraires obligèrent son bateau à mouiller pendant près d’une semaine dans l’île sauvage de Capraja – où il se querella avec les moines chez qui il logeait, parce que partisans de la tutelle génoise sur la Corse. La fin de la traversée fut encore plus tumultueuse : une mer démontée terrifia une dernière fois l’intrépide, et lui fit rendre sinon l’âme, du moins le reste, à profusion... Le samedi 30 novembre il put enfin poser un pied chancelant sur une terre certes ennemie des corses, mais du moins ferme. Il dîna ce soir-là à Gênes avec, dit-il, un immense plaisir.
23Un important courrier l’y attendait : notamment, trois lettres de son père, inquiet d’être pendant des mois resté sans nouvelles et furieux des initiatives dispendieuses de son fils : comment ! lui écrivait-il le 10 août : je vous ai au printemps dernier autorisé à rester quelques jours de plus en Italie, pour tenir compagnie à lord Mountstuart dans ses voyages, et depuis votre lettre du 4 juin, plus rien ! On me dit qu’il doit rentrer directement d’Italie : j’insiste pour que vous fassiez de même. S’il décidait de s’attarder en France, ne l’imitez pas. Il n’y a rien qui justifie un séjour dans ce pays – si ce n’est peut-être à Paris, où quelques jours suffiront pour voir l’essentiel : Versailles, Marly, le Trianon. Rentrez donc sans attendre. Votre voyage m’a coûté assez cher : depuis que vous avez quitté Genève en janvier dernier, vous avez dépensé quatre cent soixante livres sterling ! une somme qui excède de beaucoup ce que les fils des familles aux revenus doubles des miens reçoivent...
24Une lettre du 16 septembre était encore plus furieuse et comminatoire : je vous croyais à Paris ou sur le chemin du retour, et j’apprends que non seulement vous êtes encore en Italie, mais que vous êtes retourné dans des villes que vous aviez déjà visitées ! Sachez que j’ai été gravement malade – une rétention urinaire qui m’a conduit aux portes de la mort : cette nouvelle vous fera, j’en suis sûr, précipiter votre retour. Vous savez combien il est essentiel qu’avant de mourir, je sois convaincu que vous êtes bien tel que je le souhaite... (menace voilée d’exhérédation ? ou courroux d’un père excédé par tant de provocante négligence ?) Le 1er octobre, furieux de recevoir une lettre de... Sienne où Boswell l’informe qu’il entend rester quelques semaines de plus pour... apprendre l’italien, lord Auchinleck réitère avec force ses remontrances, ses menaces et ses injonctions.
25S’il est souvent difficile d’évaluer les torts réciproques du père et du fils dans leurs nombreux différends, on peut en l’occurrence comprendre l’agacement et la frustration d’un homme malade, instruit des déplacements successifs du jeune voyageur seulement par les documents bancaires l’informant des retraits opérés, souvent à son insu, sur son compte ! Sans doute Boswell avait-il à Sienne des raisons de prolonger son séjour, dont la nature n’était pas forcément communicable à l’autorité paternelle : apprendre l’italien, en vérité ! Pouvait-il dire avec qui, dans quelles circonstances et de quelle manière ? Il y a pourtant chez lui de la légèreté, de la désinvolture, à tout le moins un manque manifeste de considération pour le bailleur de fonds d’Auchinleck. Non qu’il fût insensible ou ingrat : irréfléchi, certes ; irresponsable, sans doute. Parti pour quatre mois en Italie, il y était resté près d’un an, sans tenir aucun compte des recommandations paternelles et n’en faisant qu’à sa tête. Mais son journal témoigne souvent d’élans d’affection, de moments de contrition, où la conscience d’avoir manqué à son devoir filial fait provisoirement taire la voix de l’ego : des bons sentiments vite étouffés par l’urgence du désir, ou l’aiguillon du quotidien. Trait de caractère largement répandu, chez tous ceux (mais qui ne se reconnaîtrait en eux ?) dans l’âme de qui l’ivraie recouvre parfois le bon grain...
26D’autres lettres attendaient Boswell à Gênes : à peine moins courroucées, en provenance justement de Sienne : écrites en italien par une Moma toujours enamourée – preuve sans doute que Boswell avait effectivement profité de ses leçons et n’avait menti à son père que par omission. On y retrouve tous les reproches qu’inspire le dépit amoureux à une femme manifestement éprise et qui a toutes les raisons de se croire abandonnée : comment oses-tu m’écrire que tu as l’âme en paix et que tu as bien dormi la nuit dernière ? fulmine-t-elle. Moi, je ne trouve plus le sommeil depuis ton départ. Pourquoi ne m’as-tu pas écrit plus tôt ? Pourquoi ne m’écris-tu pas plus souvent ? Un seul mot de toi calmerait mon angoisse. Mais sans doute, en ce moment même, es-tu en train de te rire de moi dans les bras d’une autre... Et puis, faussement magnanime : va, amuse-toi... Je te dispense de tout remords pour avoir rendu malheureuse une femme qui ne le méritait pas. Enfin, féminine : trouve-t-on des bas de soie à Livourne ? Dans quel magasin ?
27À peine revenu du pays des ultimes sublimations, voici Boswell de nouveau confronté à la médiocre réalité de la vie au jour le jour : la famille, l’argent, les maîtresses. Alors que sa tête est pleine de projets grandioses. Le lendemain matin de son arrivée à Gênes, le voici chez le consul anglais, James Hollford, à qui il expose avec enthousiasme le problème corse ; puis chez le chargé d’affaires français, qu’il entretient de la même question. Sans doute se fait-il convaincant, car on l’invite à dîner et on le présente à un secrétaire d’État du gouvernement génois. Stupeur et perplexité ! Ce dernier ne l’informe-t-il pas qu’on l’a fait suivre et surveiller par des agents secrets, pendant toute la durée de son séjour en Corse ? Frayeur rétrospective : « Je suis certain », écrit-il à un ami, « qu’on n’aurait pas hésité à me poignarder dans le dos, ou à me laisser dépérir dans un cul-de-basse-fosse, avant de m’empoisonner. » Terreur feinte, bien sûr et vanité sans bornes d’avoir été l’objet d’une pareille mesure. En fait, il est ravi : on l’avait pris au sérieux ! Peut-être pas tout à fait autant qu’il l’aurait souhaité, mais assez pour chatouiller délicieusement son amour-propre. Lui, Boswell, avait réussi à mettre les chancelleries en émoi. Il avait surpris, intrigué, inquiété les gouvernements des pays méditerranéens, comme ceux qui, depuis les cours d’Europe, lorgnaient vers cette partie du monde avec concupiscence. Par son courage et sa détermination, il avait contraint les politiques sinon à vraiment prendre en compte les revendications de Paoli, du moins à attirer l’attention des grandes puissances sur la Corse. Ce n’était du reste qu’un début : il avait bien l’intention de pousser aussi loin que possible son avantage : la suite des événements le démontrerait amplement.
Notes de bas de page
1 Boswell on the Grand Tour : Italy, Corsica and France (1765-1766), Frank Brady & Frederick A. Pottle éd., Londres, Heinemann, 1955, p. 159.
2 On consultera avec profit, sur ce périple, le livre de Moray McLaren, Corsica Boswell : Paoli, Johnson and Freedom, Londres, Secker & Warburg, 1966, ainsi que l’étude de F. Beretti, Pascal Paoli et l’Image de la Corse au xviiie siècle. Le Témoignage des voyageurs britanniques, Oxford, The Voltaire Foundation, 1988.
3 Boswell on the Grand Tour : Italy, Corsica and France (1765-1766), op. cit., p. 165.
4 On consultera avec profit sur ce sujet le livre de Chauncey B. Tinker, Nature’s Simple Plan, Princeton University Press, 1922.
5 James Boswell, « Journal d’un voyage en Corse et Mémoires de Pascal Paoli », État de la Corse, présentation, traduction et notes de Jean Viviès, Paris, CNRS, 1992, p. 181.
6 Ibid.
7 « He came to my country, and he fetched me some letters of recommending him, but I was of the belief he might be an impostor ; and I supposed in my minte he was an espy ; for I look away from him, and in a moment I look to him again and I behold his tablets. Oh ! He was to the work of writing down all I say ! Indeed I was angry. But soon I discover he was no impostor and no espy, and I only find I was myself the monster he had corne to discem », Diary and Letters of Mme D’Arblay, Austin Dobson éd., 1904-1905, vol. II, p. 100. Cité par Frank Brady & Frederick A. Pottle éd., Boswell on the Grand Tour : Italy, Corsica and France (1765-1766), op. cit., p. 171, n. 1.
8 Voir l’ouvrage de Joseph Foladare, Boswell’s Paoli, Hamden (CT [Connecticut]), Transactions. The Connecticut Academy of Arts and Sciences, 1979, en particulier le chapitre I : « The Original Portrait by Boswell », p. 19-40.
9 Boswell on the Grand Tour : Italy, Corsica and France (1765-1766), op. cit., p. 182-183.
10 « I wished to have a statue of him taken at that moment », ibid., p. 174.
11 Sur la question de cette invitation adressée par Buttafoco à Rousseau, voir James Boswell, État de la Corse, op. rit., p. 14 et p. 211-213
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