Les Cours allemandes : fastes et filles
p. 77-87
Texte intégral
1L’Allemagne que va traverser Boswell est celle du Saint Empire germanique, composée de principautés minuscules, très symboliquement fédérées en une entité politique sans pouvoirs réels, à la tête de laquelle siège un Frédéric II occupé à panser les plaies d’une guerre cruelle, qui avait duré sept ans.
2L’histoire et la politique ne sont pourtant pas les préoccupations majeures de Boswell, lorsqu’en cette matinée du 18 juin 1764, il prend place dans une voiture en compagnie de lord Marischal et de la fille adoptive de ce dernier, Mme Froment. Il est plutôt animé par son habituel désir d’expériences nouvelles et sa soif de plaisirs. Il est mû aussi par l’ambition de fréquenter les grands de ce monde, avec qui il se reconnaît volontiers le droit de traiter d’égal à égal. Ambition qui, malgré ses persévérants efforts, ne sera pas – au cours d’un voyage qui durera six mois – toujours satisfaite.
3Par étapes, Boswell et ses compagnons de voyage gagnent Berlin. En route, on fait halte dans des auberges au confort parfois sommaire. Il arrive qu’on couche sur la dure, entre vaches et chevaux. On s’arrête à Haltern, Vellinghausen, Hameln. Chaque fois qu’il est possible, on rend visite au seigneur local. À Brunswick, Boswell se fait présenter au prince régnant et dîne à la Cour. À Potsdam, il loge au palais et peut échanger quelques mots avec le prince héritier, Frédéric-Guillaume. À Berlin, où il se sépare de lord Marischal appelé à la Cour par ses fonctions diplomatiques, il est fier d’apercevoir Frédéric le Grand à la parade et il est impressionné par l’autorité qu’il semble exercer sur ses troupes.
4Comme toujours en pareilles circonstances, il sublime : il veut voir en Frédéric1 le roi qui a stupéfié l’Europe par ses victoires militaires. Il est en présence non seulement du grand défenseur de la cause protestante, pour qui prient les Églises d’Écosse, mais aussi du « philosophe de Sans Souci » : il n’aura désormais de cesse qu’il ne lui soit présenté. Il est donc d’excellente humeur : les signes de mélancolie récurrente qui étaient apparus au début du voyage – peut-être au contact de Mme de Froment, elle-même de son propre aveu atteinte de ce mal – disparaissent : installé dans un confortable appartement, il se proclame tout à fait heureux comme si, dit-il, il n’avait jamais senti sur son épaule « la main pesante du démon de la neurasthénie ». Il dîne à la Cour, il est invité par de nombreux dignitaires et notables, on le présente à la reine et aux princes et princesses : mais c’est le roi qu’il veut rencontrer : « Je lui montrerai qu’il a devant lui un homme peu ordinaire », écrit-il à son ami Temple. Et de lui décrire ses occupations journalières : il se lève à sept heures du matin, va faire du cheval au manège, prend des leçons d’escrime, lit des livres français : il déclare jouir d’une parfaite santé physique et morale. Quel triste hiver il a passé à Utrecht ! dans l'étude, la mélancolie et le renoncement. Sous le coup de l’exaltation du moment, il oublie ses résolutions passées et frémit à la pensée de ce que lui réserve l’avenir : l’idée de retourner à Edimbourg pour y embrasser la profession d’avocat lui est insupportable. Il lui faudra gagner du temps, et tenter de convaincre son père par étapes qu’il y a d’autres destins possibles...
5Dans une lettre émaillée de références à Zélide, il se défend de penser à elle ; autrement, du moins, que comme à une impossible partenaire, dans la redoutable aventure de l’hymen. Pourtant... la fortune qu’une telle union lui aurait apportée n’était pas méprisable ; et les mérites d’une dame aussi accomplie auraient peut-être été l’assurance d’une certaine félicité. Mais n’était-elle pas métaphysicienne – et mathématicienne de surcroît ? Leur bonheur aurait-il passé le cap de la première année ? Boswell s’interroge. À peine a-t-il quitté Zélide que toutes ses pensées, quoiqu’il en ait, vont vers elle.
6Mais les distractions ne manquent pas : le mois de juillet se passe en réceptions, en visites, en rencontres. Boswell, par son allure, son audace et sa grâce, a conquis Berlin, qui le fait dîner, converser, danser presque chaque soir.
J’ai dîné chez M. Mitchell, ministre plénipotentiaire de Frédéric le Grand...
J’ai rencontré M. Formey, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences…
J’ai rendu visite à Mme de Brandt, femme de l’un des dignitaires de la Cour...
7Son journal est parsemé de semblables remarques, reflétant la fate satisfaction qu’il éprouve à fréquenter ce que Berlin compte de plus huppé. Avec les uns, il discute philosophie, libre arbitre, mal et destin. Avec d’autres, il parle de littérature, chante, ou récite des poèmes : ceux de son ami Johnson, bien sûr. Ou encore, il note les anecdotes qu’on lui a racontées, à table ou au salon : celles, du moins qui ont retenu son attention, parce qu’elles portent sur un domaine qui lui tient particulièrement à cœur. C’est ainsi qu’il ne manque pas d’enregistrer l’histoire de ce ministre français si gravement atteint d’hypocondrie qu’il se faisait chaque soir attacher sur son lit, par peur d’attenter malgré lui à ses jours. Ou, dans un registre plus fripon, celle de lord Baltimore dont on lui aurait assuré qu’il vivait à Constantinople à la turque, entouré d’un sérail conséquent. Fantasme obsédant que celui-là ! Rêve d’une matrimoniale opulence, trente femmes au moins, dont il demandera à Rousseau, plus tard, de l’absoudre. Cette Europe que traverse Boswell est sans doute celle des champs de bataille et de l’histoire, mais c’est aussi celle des alcôves.
8Et puis Boswell, au départ de Berlin, excursionne : il visite Magdebourg, où l’église lui inspire des sentiments de sincère dévotion. Sa mortelle hypocondrie est, affirme-t-il, complètement oubliée. Il le répète si souvent, compatissant aux souffrances de ceux qui sont atteints de ce mal, qu’on a de la difficulté à le croire. C’est ainsi qu’à Brunswick, où il retourne passer quelques jours, il note l’anecdote d’un certain M. Gualteri, si gravement neurasthénique que, dînant un soir chez le prince héritier, il se jeta par la fenêtre du troisième étage. L’abbé Jérusalem, qui lui raconte cette histoire, la commente philosophiquement : les pouvoirs de l’imagination sont grands, même lorsqu’on croît maîtriser complètement sa raison. Et d’ajouter qu’il lui arrive d’être lui-même terrifié à l’idée qu’il puisse lui aussi, dans un moment de désespoir, se tuer. Aveu non dénué d’intérêt, chez le père de celui qui servirait de modèle au Werther de Goethe – Karl Wilhelm Jerusalem – qui se suicida en 1772.
9Si Boswell se croit à l’abri du mal dont il a naguère souffert et qui semble faire autour de lui tant de ravages, c’est qu’il se distrait, s’étourdit, va de fête en fête. Il est souvent à la Cour, danse le menuet avec la princesse royale, dont il rappelle avec orgueil qu’elle est la sœur de son souverain, George III. Il fréquente d’autres princesses, Elisabeth, Dorothée... Il est gai, rieur, épanoui, comblé d’aise de pouvoir se mêler aux membres de cette « illustre famille » et de voir le prince se divertir, après les « scènes héroïques » où le militaire qu’il s’est distingué. Apprenant qu’il doit, malgré tout, être chaque jour présent à la parade pour obéir au duc, Boswell assimile cette contrainte à celles que lui impose son propre père : le prince, malgré son rang, n’est pas plus libre à l’égard de son géniteur qu’il ne l’est vis-à-vis du laird d’Auchinleck. Curieuse pensée, qui montre que les vieux démons ne sont qu’assoupis.
10Il va au concert, au théâtre, à l’opéra. Rentrant chez lui, il jubile. Toutes sortes d’idées lui viennent à l’esprit, que font naître tant d’expériences nouvelles. Ceux qui ont recours aux livres pour penser sont bien malheureux, pense-t-il : car les idées qu’on y trouve sont comme les fleurs qu’on achète au coin d’une rue : cueillies par d’autres et de seconde main. Rien ne remplace l’expérience riche et directe d’une existence pleine comme la sienne. Un soir, arrêté par la Garde, il est reconduit entre deux soldats à son auberge : et l’émotion causée par le regrettable incident est dûment enregistrée... Ou encore, la fraîcheur blonde et juvénile d’une soubrette de dix-huit printemps qui entre dans sa chambre pour changer les draps éveille en lui un désir qu’il confesse et couche sur le papier. Tout est objet d’écriture. Il fait bon vivre, certes ; mais écrire sa vie ajoute au plaisir d’exister. Boswell a très tôt cette intuition que tant d’autres partageront avec lui : tenir un journal, c’est vivre une seconde fois, peut-être vivre un peu toujours...
11Et puis, le monde est si riche, si plein d’objets intéressants et de personnes fascinantes. À Wolfenbüttel, il visite la bibliothèque ducale2 et on lui montre le fameux encrier que Luther jeta à la tête du Diable : fait de plomb, il porte encore la trace en creux du choc. Comment ne pas s’émerveiller ? Le monde est étonnant. De retour à Berlin, il danse avec la femme d’un opulent banquier. L’incident fait naître dans son esprit des turbulences : « j’ai l’imagination si vive », confie-t-il à son journal, « que la moindre étincelle l’enflamme ». Et de construire à partir de cette rencontre d’impossibles scénarios. Il a conscience du caractère éminemment fantasmatique et égocentrique de ces rêveries. « Je magnifie l’événement en ma faveur, et - le souffle de la vanité aidant – je le transforme en quelque chose d’immense me concernant », écrit-il. Très sensible, il réagit fortement aux témoignages d’amitié – comme à certaines marques de froideur qu’il croit déceler chez son protecteur et ami, lord Marischal. Il s’en ouvre à lui et se laisse convaincre, lorsqu’on lui assure qu’il n’en est rien. Il en profite aussitôt pour lui demander qu’on le présente au roi : rien ne flatterait davantage le sens qu’il a de sa valeur que cet ultime honneur. Le plus futile incident est prétexte à exploitation. Pour faire bonne mesure, et utiliser jusqu’au bout les bons sentiments qu’on lui témoigne, il le supplie d’intervenir auprès du laird d’Auchinleck son père pour qu’il l’autorise à rester un an de plus sur le Continent : ce deuxième vœu sera plus facile à exaucer que le premier...
12Si fortement formulées que soient certaines de ses convictions – ou si obsédantes que paraissent être ses aspirations, il n’est pas dupe de lui-même. Il se sait vaniteux à l’excès, plus assoiffé de plaisirs qu’il n’est séant et tout compte fait très fragile. À son vieil ami Johnston, il ne cache pas qu’il lui arrive encore d’être sous le coup de la déesse Mélancolie. Il a beau prétendre étudier l’hypocondrie avec le détachement du savant, il sait fort bien qu’il lui faut personnellement composer avec le mal. Pour se punir de ce qu’il nomme lui-même ses « rodomontades » et pour combattre ces accès de tristesse qui parfois le paralysent, il se prive de sommeil toute une nuit. Loin de l’épuiser, la veillée lui rend vigueur et lucidité. Et lorsqu’à huit heures du matin une femme entre dans sa chambre pour lui vendre des chocolats, il lui saute littéralement dessus. Elle est enceinte : quelle aubaine ! C’est pour Boswell, toujours totalement naïf, une preuve de sécurité. Elle est mariée, qu’importe ! L’épouse d’un soldat ne compte pas et on ne commet pas avec elle d’adultère. Faut-il se tourmenter d’avoir en quelques brefs instants perdu le bénéfice de toute une année de vertueuse chasteté ? Non : Mme de Guyon ne disait-elle pas qu’il fallait oublier le péché sitôt commis3 ?
13Ainsi fonctionne Boswell, qu’aucun paradoxe n’effraie – et qui passe sans gêne apparente d’une vérité à son contraire. Un geste, une rencontre, un incident éveille en lui une prodigieuse capacité d’analyse – et dans son esprit défilent les images les plus vives et les moins concordantes qui soient.
14Quoiqu’il en ait, l’irruption de la vendeuse de chocolats dans sa chambre et dans sa vie marque une date relativement importante : elle ouvre une brèche dans la digue que le séjour hollandais avait dressée en lui contre le déferlement des passions. La désinvolte référence à Mme de Guyon est aussi l’aveu d’un remords, à tout le moins d’un regret : celui d’avoir effectivement interrompu un état qui offrait l’incontestable bénéfice de lui donner bonne conscience. Quelques jours plus tard, il « s’amuse » avec une fille des rues sans pousser jusqu’au bout son avantage : comme au temps de Londres, dit-il. Signe d’un retour à des pratiques qu’il s’était bien juré d’abandonner.
15Aux dangers de la rue s’ajoutent parfois ceux des salons : ayant raillé la France lors d’un dîner en ville, il est provoqué en duel par un capitaine français sourcilleux. Il se tire de ce mauvais pas en faisant à la partie offensée les plates excuses qu’on exige de lui. Son comportement, en l’occurrence, ne fait naître aucun sentiment particulier d’admiration. Les justifications qu’il se donne convainquent moins que l’implicite accusation lancée par son hôte et ami Burnett : « Si un homme m’avouait avec sincérité sa couardise, je ne l’en estimerais pas moins pour autant. »
16Bientôt, au fil des jours, son obsession majeure reprend le dessus. Il craint le retour de ce mal pernicieux dont il observe chez tant d’interlocuteurs les effets désastreux, et dont il sait bien qu’il n’est qu'imparfaitement guéri. D’autant que certaines observations sur son caractère, émanant de quelques personnalités rencontrées (surtout du beau sexe) lui reviennent fortement à l’esprit : Mme la Turque (c’est ainsi qu’il nomme Mme de Froment) : « Vous avez une inclination à la mélancolie, qui vous rend très instable. » Après une conversation, un soir, en calèche : « Vous devez être malade, pour avoir de telles pensées ! » Le général Wylich, chez qui il dîne un soir : « Mangez peu, surtout le soir : sinon, craignez les cauchemars ! » Mme Kircheisen : « Prenez garde, vous risquez de devenir hypocondre ! Buvez beaucoup d’eau et prenez de l’exercice ! »
17C’est à l’intention de cette dernière qu’il rédige (en français) un poème triste :
Adieu l’amour ! Adieu ma lyre !
Je ne suis que froid et sombre !
Je n’ai plus mes beaux désirs...
18Manifestement, le cœur n’y est pas. Un bref séjour à Leipzig, au cours duquel il rend visite au poète Christian Gellert, ne dissipe pas ses noires humeurs : le fabuliste ne lui avoue-t-il pas qu’il souffre depuis vingt ans... d’hypocondrie ? Que pendant toute une période de sa vie, il a cru mourir chaque nuit, et composé en réaction une fable chaque matin ?
19Mais il faut bien que la vie continue. Sa jeune nature, tout compte fait, oublie vite et s’accommode assez bien de tout. Il visite beaucoup, fréquente les notables de la ville, explore les bibliothèques : dans l’une d’elles, la vue d’un ouvrage consacré à l’histoire de son pays le rend nostalgique et ranime son patriotisme. Hélas, pauvre Ecosse ! Honteux Acte d’Union ! Son cœur saigne... jusqu’au prochain dîner en ville.
20Et de poursuivre son voyage au cœur des principautés : s’arrêtant une semaine ici, là quelques jours, partout en quête des mêmes plaisirs, des mêmes contacts, curieux de tout qu’il est. Entre Meissen et Dresde, sa voiture longe l’Elbe et lui, qui d’ordinaire n’est pas très sensible aux beautés de la nature, n’a d’yeux que pour les coteaux couverts de vigne. Ses commentaires prennent toujours un tour historique, et il note dans Dresde, non sans indignation, les traces qu’ont laissées les bombardements prussiens. Mais sa nature le porte surtout à rencontrer des personnalités locales. Muni de recommandations diverses, il est reçu par un certain M. Vattel, conseiller privé du roi4. Il est fier de pouvoir discuter avec lui de politique, de philosophie – notamment de son sujet favori : le libre arbitre et l’origine du mal. Il dîne chez un compatriote, fils naturel du comte de Chersterfield, qui le présente à plusieurs membres de la communauté anglaise.
21Il fait d’autres rencontres, moins avouables : après le théâtre, il va voir les filles ; par hygiène, prétend-il. « Entre leurs cuisses... » La notation dans son journal n’en dit pas plus. Si ce n’est qu’on lui vola à cette occasion son mouchoir et qu’il fut très mécontent de lui-même. A Gotha, il est présenté à la Cour, fréquente les gens qui comptent, va au bal, explore la bibliothèque du duc de Saxe-Gotha, oncle du roi George III. Quand il n’est pas dans le monde, il lit Rousseau et pense à Zélide...
22Ou encore, il écrit à ses amis, rédige son épitaphe, et va au théâtre. À Kassel, il trouve le landgrave « très hypochondre ». De là, il gagne Francfort dans une voiture inconfortable, qui lui laisse de mauvais souvenirs. À Worms, il échange de l’argent auprès d’un colporteur juif qui, semble-t-il, ne lui donne pas le compte exact de ce qu’il lui doit. D’abord bien disposé à l’égard du « pauvre israélite », Boswell s’exclame alors tristement : « Oh, Israël, pourquoi es-tu toujours si improbe ? »5
23Les désagréments du voyage, les incidents imprévus, les désillusions que provoquent certaines rencontres l’affectent à des degrés divers. Il n’en perd pas pour autant la haute opinion qu’il a de lui-même : partout, il s’octroie le titre de baron, équivalent, selon lui, de son statut social écossais. On ne le prend pas toujours au sérieux. À Mannheim, il est certes présenté à l’Électeur Palatin, mais on ne l’invite pas à dîner à la Cour : il en éprouve beaucoup de dépit. « Votre Cour manque d’hospitalité », s’emporte-t-il, à l’adresse de son mentor local. Il faut croire que son amour propre en souffrit, car il mentionne l’infamie dans une lettre à son ami Johnston : « Quel chien inhospitalier ! » : c’est du prince qu’il parle... Dans la même ville, un couvent de capucins, sis non loin de l’auberge où il loge, lui donne l’occasion d’une messe : moment solennel, qui lui adoucit l’humeur. Certes, il n’est plus catholique au sens où il avait cru pouvoir le devenir au moment de sa juvénile conversion. Pourtant, il reste fasciné par le cérémonial grandiose et tragique des célébrations romaines. Chaque fois que l’occasion lui en est donnée, il y participe avec une ferveur non feinte. Sans que cela ait du reste la moindre incidence sur son comportement quotidien : plus que quiconque, Boswell fut l’homme des sincérités multiples.
24Quelques jours plus tard, il est à Karlsruhe : il pense toujours avec humeur à l’affront dont il estime avoir été l’objet à Mannheim. Il écrit une lettre d’une mordante ironie au baron von Wachtendonck, grand chambellan de la Cour : « Les Anglais, qui ont la réputation de ne pas savoir accueillir leurs hôtes étrangers, et de ne pas aimer recevoir, devraient venir prendre auprès de l’Électeur Palatin des leçons d’hospitalité. » Il consacre deux pages en français à ce thème, sur le mode d’une rhétorique incendiaire. La lettre ne fut sans doute6 jamais envoyée : une chose était de soulager son ire en la couchant sur le papier, une autre d’encourir de sérieux risques en insultant un prince sur son territoire. On mesure pourtant, à partir de ce minuscule incident, l’importance qu’il donne à ses propres antécédents familiaux. Très imbu de lui-même et conscient des égards qu’on lui doit, il est blessé à vif chaque fois qu’on omet de reconnaître son rang ou ses mérites.
25Les princes heureusement se succèdent sans forcément se ressembler. Karl Friedrich, le margrave de Baden-Durlach, lui réserve à Karlsruhe un accueil à la fois courtois et chaleureux. L’ami de Voltaire et des physiocrates, celui qui prendrait plus tard le parti de Napoléon, ne crut pas, lui, déroger en l’invitant à sa table. Boswell en profite pour aborder avec lui son sujet de conversation favori : destin et libre arbitre. Plus tard, il défend devant un prince sceptique les valeurs traditionnelles du christianisme. Il vitupère contre l’irréligion d’un David Hume et d’autres « infidèles », qui ont détruit les assises mêmes de la religion sans les remplacer par rien. On lui rétorque qu’il n’est rien de plus difficile que de savoir avec certitude si la Bible est véritablement la parole de Dieu. « Nous parlâmes très longtemps ce jour-là », écrit Boswell dans son journal. Rien ne pouvait davantage flatter sa vanité que ces confrontations, où il était, sinon tout à fait pris au sérieux, du moins écouté avec patience par son interlocuteur. Rien ne lui tenait davantage à cœur que ces joutes oratoires où l’occasion lui était donnée de se faire le défenseur de la foi. Un jeune courtisan lui ayant fait l’aveu, en une autre occasion, qu’il était « matérialiste » et n’entretenait aucun espoir quant à une possible résurrection, il le tance vertement et lui représente combien ses vues le placent dans une situation intellectuellement intenable. Celui qui bientôt s’efforcerait de ramener Voltaire dans le giron de l’Église n’allait pas s’embarrasser de scrupules excessifs, s’agissant d’un blanc-bec sans expérience.
26Ce séjour d’une dizaine de jours à Karlsruhe, où on l’écoute, où on le choit, où on lui donne à table la place d’honneur, le réconcilie avec les cours allemandes. Lucide sur lui-même, il reconnaît volontiers cette inclination qu’il a à fréquenter et à flatter les grands de ce monde. Son ambition initiale, avant d’entreprendre ce voyage, avait été de nouer avec un prince des liens d’amitié durable, dont il aurait pu s’enorgueillir toute sa vie. Force lui est de reconnaître, au moment de quitter l’Allemagne, qu’une telle occasion ne s’est pas présentée. À moins que... le margrave Karl Friedrich ? Au moment du départ, on promet de s’écrire. Et puis soudain, comme pour mettre à l’épreuve cette amitié toute fraîche... (Incroyable naïveté ! Suffisance inouïe !) Boswell demande à son hôte illustre de le décorer d’un ordre local, l’Ordre de la Fidélité. On comprend les tergiversations du margrave, à qui l’on fait comprendre que sa médaille, si elle était portée par Boswell, n’en aurait que plus d’éclat. Ce n’est pas exactement en ces termes qu’il s’exprime, mais le message est bien celui-là. Le prince, assez rompu aux usages de cour pour ne pas exploser, promet d’y réfléchir. Et Boswell quitte Sa Seigneurie rasséréné, comblé par tant de future générosité.
27Nous sommes à la mi-novembre. Le voyage allemand de Boswell s’achève. Quelques jours passés à Rastatt, où il assiste à la messe dans la chapelle d’un prince catholique, et le voici en route pour l’Alsace. Non sans avoir au préalable composé un terrible réquisitoire, que n’aurait pas renié le plus sévère des pasteurs presbytériens d’Écosse, contre... la fornication.7 Il le lit à haute voix et y met toute l’intonation requise, au point de se laisser convaincre par ses propres arguments et de se donner une forte frayeur. C’est que ce séjour outre-Rhin a été l’occasion de bien des accrocs à ses résolutions antérieures : depuis l’épisode de la marchande de chocolats, que de consternantes rechutes ! Il traverse le Rhin penaud, le cœur contrit, et s’arrête quelques jours à Strasbourg. Le temps d’une visite à la cathédrale qui lui élève l’âme, et d’une présentation à Jean Daniel Schoepflin, l’historiographe royal, dont il goûte tout spécialement l’hospitalité dès l’instant qu’il apprend son dévouement à la personne de Karl-Friedrich. On parie livres, certes, dans une bibliothèque aux richesses étonnantes.8 Mais on laisse aussi entendre qu’un mot à l’occasion glissé en sa faveur, dans l’oreille du margrave, serait bienvenu. La lettre flatteuse que Schoepflin adressa au prince quelques jours après la visite de Boswell prouve amplement que ce dernier avait su se faire entendre.
28Après Strasbourg, le « jeune homme qui ira loin » (c’est ainsi que l’historiographe du roi le décrit) peut se consacrer entièrement à un projet qui depuis la Hollande lui tient à cœur : rendre visite à ceux dont il n’a cessé de lire les livres pour perfectionner son français, mais à qui il doit aussi d’avoir été initié à la philosophie française dans son expression la plus haute : Voltaire et Rousseau.
Notes de bas de page
1 Voir Marlies K. Danziger, « James Boswell and Frederick of Prussia », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford, vol. 305, 1654-1657, 1992.
2 Voir Boswell on the Grand Tour : Germany and Switzerland, 1764, Frederick A. Potde éd., Londres, Heinemann, p. 61.
3 Ibid, p. 89.
4 Emmerich de Vattel (1714-1767), effectivement conseiller du roi de Saxe pendant la guerre de Sept Ans et surtout connu comme auteur du traité de philosophie politique intitulé : Droit des gens, ou Principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, publié en 1758. Personnage important et sans doute fort occupé, il est significatif qu’il ait accepté de recevoir le jeune Boswell et de bavarder avec lui.
5 Voir Irma Lustig, « Boswell and the Descendants of Venerable Abraham », Studies in English Literature (1500-1900), vol. 14, 1974, p. 435-448.
6 C’est du moins l’opinion de Frederick A. Pottle. Boswell on the Grand Tour : Germany and Switzerland, op. cit., p. 168, n. I.
7 Ibid., p. 181.
8 Elle comportait douze mille volumes et fut plus tard offerte à la ville de Strasbourg. Frederick A. Pottle rappelle qu’elle fut incendiée lors d’un bombardement prussien de la ville, le 24 août 1870. Boswell on the Grand Tour : Germany and Switzerland, op. cit., p. 185, n. I.
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