Le théâtre du nouveau Parlement écossais : identités culturelles et politiques sur fond de dévolution
p. 163-184
Texte intégral
1Les membres du Parlement écossais élus le 6 mai 1999 se sont réunis le 13 mai pour prêter serment. Le président n’ayant pas encore été élu, le protocole voulait que le plus âgé des députés assume cette charge et dirige la cérémonie. C’est donc Winnie Ewing, doyenne de la délégation du parti national écossais, qui de par son âge fut désignée « Mère de la Chambre ». Elle ouvrit la séance en ces termes : « Je déclare la reprise des travaux du Parlement écossais suspendus le vingt-cinq mars 1707. » Plus tard dans la journée, après son élection à la présidence, Sir David Steel prit bien soin d’évoquer le début d’« un nouveau chant » (a new sang), reprenant intentionnellement les termes de Lord Seafield lequel, au moment de la suspension de 1707, quand le Parlement écossais semblait perdu pour toujours, avait déclaré : « Nous assistons à la fin d’un vieux chant » (the end of an auld sang). La dévolution et avec elle la création d’un nouveau Parlement ont fait naître un sentiment de renouvellement de la vitalité politique écossaise doublé d’un sentiment de revitalisation d’une certaine continuité politique.
2Il s’agit d’un processus complexe, qui combine, certes, l’ancien et le nouveau mais induit aussi une révision, un rajustement de principes apparemment établis. Le Parlement fut officiellement inauguré par la reine le1er juillet. Pour célébrer l’événement, de nombreux discours furent prononcés au cours d’une cérémonie qui combinait l’ancien et le nouveau. On assista à la lecture d’un poème de Ian Crichton Smith et d’un autre composé par une fillette de onze ans, on entendit « A man’s a man for that » de Burns et deux morceaux composés par James Macmillan. La Couronne d’Ecosse, la plus vieille d’Europe, fut cérémonieusement promenée. Il y eut une présentation des séances de l’ancien Parlement tandis qu’on pouvait admirer la nouvelle masse parlementaire, conçue et réalisée par un artisan écossais. De manière significative, il fut dit de la reine elle-même qu’elle « siégeait parmi nous ». Ces termes, révélateurs du nouveau processus de « réajustement » décrivaient très précisément sa position : assise sur un siège au milieu de la Chambre. D’un point de vue symbolique et constitutionnel, ils avaient cependant des implications bien plus fortes. En ces lieux, la reine n’était pas « la reine d’Ecosse » mais « la reine des Ecossais » ; elle n’a pas eu droit au trône que le rang de souveraine lui octroie dans la splendeur du cérémonial parlementaire de Westminster, issu du passé impérial ; elle a simplement occupé sa place au sein d’un corps politique différent, à la fois plus égalitaire et plus consensuel.
3La cérémonie, qui a imposé son propre rituel, mêlant le neuf à l’ancien, a été commentée par la journaliste Ruth Wishart, dans son émission Eye to Eye du dimanche 4 juillet sur BBC Scotland. Elle a expliqué combien elle s’était sentie impliquée dans cette cérémonie admirable ; elle a raconté que certains journalistes chevronnés qu’elle côtoyait dans l’aile réservée à la presse étaient par moments plus occupés à essuyer une larme (greetin) qu’à prendre des notes. Cette émotion, cette implication, observées ici chez les professionnels les plus endurcis, sont des phénomènes remarqués tout au long du processus de dévolution. Les résultats du référendum de 1997 étaient porteurs d’une perception nouvelle des notions d’identité nationale et de nation dans la mesure où ils affirmaient l’inadaptation du système parlementaire centralisé de Westminster aux besoins et aux intérêts de l’Écosse. Il était déjà clair à l’époque que les Ecossais aspiraient à d’autres formes d’expression démocratique et d’affirmation de leur identité commune. Le lendemain du référendum de 1997, The Scotsman titrait « A Nation Again » et ce titre paraît bien plat en regard des transformations culturelles et politiques qui ont conduit au résultat du référendum puis à l’établissement du Parlement écossais. On peut, en effet, défendre l’idée que seule une communauté se concevant déjà comme une nation puisse voter en faveur d’un Parlement, expression de cette identité. Que ce vote intervienne dans le cadre d’une dévolution ou non est somme toute de peu d’importance.
4Il semble que les Ecossais, en redécouvrant leur propre Parlement aient à la fois redécouvert et renouvelé le sentiment et les symboles d’une identité que l’on croyait dissoute dans l’Etat britannique. On peut considérer que cette identité et ces symboles ont continué d’exister, alors même qu’ils semblaient perdus, et qu’au moment où il s’est agi de les réaffirmer, ils étaient là, familiers, évidents, partagés, souples, avec leurs vieux aspects toujours d’actualité et leur nouvelle expression facile à assimiler. Les transformations culturelles et politiques qui ont conduit au référendum de 1997 puis aux élections générales de 1999 ainsi que les transformations qui ont suivi montrent qu’un nouvel esprit est désormais à l’œuvre en Écosse.
5C’est une idée que confortent d’ailleurs les résultats des élections de mai 1999. L’évolution de la carte électorale écossaise montre une domination croissante des travaillistes, aux dépens des conservateurs, lesquels sont minoritaires depuis 1955. Aux élections générales britanniques de 1997, les conservateurs n’ont remporté aucun siège tandis que les travaillistes étaient en position de force dans la plupart des circonscriptions. Les résultats ont été quelque peu différents aux élections générales écossaises de 1999 en raison du scrutin à la proportionnelle. Le Parlement écossais compte cent vingt-neuf membres : cinquante-six travaillistes, trente-cinq représentants du parti national écossais (Scottish National Party ou SNP), dix-huit conservateurs, dix-sept libéraux-démocrates, un vert, un socialiste écossais et un indépendant. Il est à souligner que les conservateurs n’ont remporté aucun siège dans les circonscriptions, où le scrutin était majoritaire ; leurs mandats proviennent tous du système de scrutin par liste. Quoi qu’il en soit, la composition du Parlement a donné une image modifiée de la nature du corps politique écossais et donc, en un sens, de son identité. De fait, en raison du système adopté, c’est à Édimbourg qu’a été élu le premier député vert de Grande-Bretagne. Il est clair qu’il ne s’agit nullement d’un hasard mais bien d’un choix délibéré des électeurs puisque 11 % d’entre eux ont choisi de donner leur seconde voix (celle du scrutin par liste) à des partis non traditionnels.
6Cet esprit de renouveau n’apparaît pas uniquement dans la répartition des partis politiques au sein du Parlement ; la répartition par sexe est également significative. Des changements dans les procédures de sélection des candidats (les travaillistes, en pointe dans ce domaine, se sont, par exemple, engagés à présenter autant de femmes que d’hommes), ont contribué à l’élection de quarante-six députés sur cent vingt-neuf membres, soit une proportion de 36 % de femmes. Il s’agit d’un véritable bouleversement sur la scène politique britannique dont on mesurera mieux l’ampleur en comparant ce chiffre à ceux issus des élections générales britanniques de 1997. Après les élections de 1997, 16,6 % des députés écossais au Parlement de Westminster et 18 % de l’ensemble des députés sont des femmes. Le pourcentage de femmes élues au Parlement écossais représente donc une avancée majeure. Au fur et à mesure qu’il s’affirme, le nouveau sentiment d’identité écossaise pourrait bien surprendre et se révéler plus complexe que celui qu’on connaissait auparavant. En bref, il serait peut-être plus juste de parler d’une pluralité d’identités politiques et culturelles plutôt que d’une identité écossaise unique.
7On peut aborder le contexte qui a conduit aux résultats du référendum et des élections parlementaires sous divers angles. Le point de vue développé dans le présent chapitre est que l’on a assisté tout au long du xxe siècle à une transformation progressive des comportements culturels et à une prise de confiance croissante dans les possibilités de la culture écossaise, et en particulier de la langue écossaise. Cette évolution a favorisé et conforté l’émergence du sentiment d’identité et de confiance qui a finalement mené à l’élection du Parlement et à la complexité des résultats. Le théâtre, élément clé de cette nouvelle confiance culturelle, est aussi le moyen de son expression. Le théâtre écossais a connu ces trente dernières années une recrudescence de créativité à laquelle sont associés les noms de Bill Bryden, Tom McGrath, Liz Lochhead, Stewart Conn et d’autres. Je me propose d’examiner cette renaissance que je considère comme un élément moteur de la vitalité, de l’identité et de l’autonomie du théâtre écossais et qui me semble représentative d’un mouvement politico-culturel plus large.
8La façon dont les auteurs écossais du xxe siècle ont traité de l’histoire événementielle et idéologique écossaise, de la spécificité du pays et de son histoire, de la scotticité, a été largement influencée par leur manière d’utiliser les mots, de manier la langue. Un auteur a dominé le début du siècle en la matière ; il s’agit bien sûr de Hugh MacDiarmid. Son premier recueil de poèmes, Sangshaw, publié en 1925, a été préfacé de façon surprenante par John Buchan, auteur écossais de langue anglaise, défenseur de l’Empire britannique, qui devait terminer sa carrière au poste de gouverneur général du Canada. Buchan soulignait que MacDiarmid
... traitait l’écossais comme une langue en activité et l’appliquait à des sphères qui lui étaient étrangères depuis le xvie siècle. Puisqu’il n’existe pas vraiment de canons de la langue vernaculaire, il crée les siens propres, comme Burns avant lui, et emprunte des mots et des idiomes aux vieux maîtres. Il ne se limite pas à un seul dialecte mais choisit à son gré entre Aberdeen et les Cheviots... C’est la preuve qu’un esprit nouveau gagne dans le Nord.1
9Je me propose de montrer que cet « esprit nouveau », repéré par Buchan en 1925, n’a pas été sans influence sur « l’esprit nouveau qui gagne dans le Nord » depuis le référendum, comme le montrent les résultats des élections parlementaires écossaises.
10En 1962, MacDiarmid lui-même, réfléchissant à l’évolution de sa carrière et de son œuvre, déclarait :
Je voulais échapper à la provincialisation de la littérature écossaise. Je voulais reprendre la tradition de la littérature écossaise indépendante de l’époque de Burns car il me semblait que rien d’important ne s’était fait dans l’intervalle. Je voulais poursuivre la réintégration de la langue écossaise, aller bien plus loin que Burns dans ce domaine et poursuivre aussi cette tradition sur le plan politique.2
11Il affirmait ainsi, aussi clairement que possible, son idée de l’importance de la nature et de l’usage de la langue écossaise sur le plan culturel, politique et idéologique. C’est d’ailleurs en ce sens qu’Edwin Morgan a commenté ce passage :
Nous verrons que ce programme englobe des éléments linguistiques, politiques et culturels. Après sa démobilisation en 1919, MacDiarmid, comme d’autres, constata l’émergence en Ecosse d’un sentiment exacerbé d’identité nationale résultant de la guerre. Ses efforts pour exprimer et entretenir ce sentiment le menèrent à l’action politique et à la création d’une poésie d’un genre nouveau.3
12Il me semble que les dramaturges d’aujourd’hui partagent avec MacDiarmid et ses pairs cet espace culturel élargi et peut-être même certaines options politiques. Ils ont en commun la reconnaissance de la vitalité de la langue écossaise et par voie de conséquence la reconnaissance de la vitalité et de l’autonomie historique de la culture écossaise. En revanche, les auteurs actuels, tout en admettant la portée des expériences de MacDiarmid sur la langue, ont eu tendance à réagir contre la technique décrite par Buchan lorsqu’il déclare que MacDiarmid « crée [sa propre langue écossaise], comme Burns avant lui ». On peut d’ailleurs contester l’affirmation de Buchan selon laquelle Burns aurait créé une langue vernaculaire nouvelle au lieu d’utiliser la langue parlée autour de lui, dans les campagnes de l’Ayrshire.
13Les auteurs d’aujourd’hui se sont aussi élevés contre l’idée qui prévalait dans les années soixante, au moment où ils commençaient à écrire, selon laquelle l’écossais était une langue en voie d’extinction, composante d’une culture en voie d’extinction elle aussi, en particulier au théâtre. À la fin des années cinquante, en effet, l’utilisation de l’écossais au théâtre semblait menacée, notamment en raison de la proximité du théâtre commercial londonien et de la facilité avec laquelle les professionnels du théâtre adoptaient la langue anglaise. Des auteurs importants comme J.M. Barrie et James Bridie avaient parfois écrit en langue anglaise, surtout, il faut bien le dire, pour réussir à vendre leur travail aux producteurs du West End de Londres. Certains parmi les aînés, déploraient cette situation, défendant l’importance de l’écossais au théâtre. Leur argumentation s’appuyait généralement sur un concept de renaissance culturelle et nationale qui ne se limitait nullement à de la nostalgie ou à une simple querelle d’esthétique. Comme MacDiarmid, ils voulaient lutter contre le provincialisme, prônant le cosmopolitisme, une vision internationaliste compatible avec une identité et une tradition culturelles écossaises pleinement indépendantes sur le plan intellectuel. (Dans ce contexte, il est intéressant de constater que le premier député des « Verts », parti influent dans le reste de l’Europe, a, en Grande-Bretagne, été élu aux élections générales écossaises.) Beaucoup d’auteurs de théâtre avaient aussi la conviction que les vérités d’une société sont plus fidèlement exprimées par la langue de cette société. En 1958, dans son avant-propos à Two Scots Plays, Alexander Reid remarquait par exemple :
Le retour à l’écossais est un retour au sens et à la sincérité. Pour grandir, il nous faut partir de nos propres racines et nos racines ne sont pas anglaises [...]. Si nous voulons un jour réaliser le rêve d’une Ecosse qui contribue au Théâtre mondial [...], c’est en cultivant, et non en réprimant, nos particularités (et donc notre langue) que nous y parviendrons, même s’il est impossible de deviner maintenant si le Théâtre national écossais, à supposer qu’il voie le jour, sera écrit en Braid Scots ou dans la langue, magnifiée à des fins littéraires, qu’on entend dans Argyle Street à Glasgow ou dans le quartier de Kirkgate à Leith, banlieue d’Édimbourg.4
14L’expression « braid scots » était à l’époque utilisée pour désigner une langue élaborée pour le théâtre par des auteurs comme McLellan et Reid lui-même, à partir de leur expérience linguistique de jeunesse. Ils se sont efforcés de constituer un « écossais général », sans en localiser spécifiquement les éléments, en puisant dans les divers dialectes de l’ensemble de l’Ecosse et en élargissant le vocabulaire à celui de l’écossais littéraire. Cette démarche, dont le résultat semblait parfois archaïque, s’inspirait des expériences de MacDiarmid avec le « lallans ». Dix à quinze ans après l’alternative évoquée par Reid, il n’était plus nécessaire d’en deviner l’issue. Le choix avait été fait par un certain nombre de jeunes auteurs, parmi lesquels Hector MacMillan, Stewart Conn et Bill Bryden.
15Il y avait, certes, des nuances dans les pratiques et les positions personnelles de ces auteurs mais ils semblaient s’accorder à considérer comme une faiblesse des expériences précédentes le fait de recourir à un écossais de théâtre, une langue en partie artificielle (comme le braid scots de Reid ou le lallans de MacDiarmid), qui impliquait l’utilisation au théâtre d’une langue différente de l’écossais effectivement parlé autour d’eux. Leur propre expérience leur disait que l’écossais était une langue bien vivante tandis que l’écossais utilisé sur scène ressemblait plutôt à une pièce de musée, à un artifice culturel aussi éloigné de leur expérience personnelle que la langue littéraire de la cour de l’Empire ottoman. Lorsque j’ai moi-même commencé à écrire, vers la fin des années soixante, les auteurs contemporains avaient déjà passé deux étapes. D’abord, et de façon peut-être un peu paradoxale, ils avaient assimilé dans l’usage de leur propre langue « naturelle » certains mots et certaines constructions du lallans, si bien que celui-ci n’était plus vraiment perçu comme une langue complètement artificielle et littéraire. Ensuite, ils s’étaient convaincus que la vitalité qu’ils recherchaient ne pouvait se trouver que dans leur propre langue et celle des gens autour d’eux. En ce qui me concerne, j’écris par exemple en écossais et en anglais mais lorsque j’écris en écossais c’est dans la langue de la ville dont je suis originaire, Alloa, où l’on parle un dialecte proche de celui de Fife (région de l’Est de l’Ecosse).
16L’alternative évoquée par Reid avait donc été résolue quelque dix ans après qu’il l’eut exprimée. Il est clair que Reid s’était surtout intéressé au parler des grandes villes et aux milieux ouvriers, peut-être de façon un peu désobligeante si l’on en juge par le choix de ses exemples (quartiers de Kirkgate à Édimbourg ou d’Argyle Street à Glasgow). La langue parlée dans ces quartiers est aujourd’hui utilisée sur scène, de même que l’écossais parlé dans les petites villes ou à la campagne. Cette manière d’affirmer la valeur de la langue contemporaine, en montrant sur scène le bienfondé et la valeur des sujets et des préoccupations propres à l’Ecosse, a initié un cycle de sécurisation : les spectateurs écossais ont assisté à une exploration puissante et créative de leur propre culture et ils ont eux-mêmes confirmé cette force en se rendant nombreux au théâtre. Rappelons pour mémoire comment, en 1972, les représentations de Willie Rough de Bill Bryden affichaient toutes « complet », au point d’entrer dans la légende.
17Ce processus a soutenu et nourri une prise de confiance culturelle, puis politique, qui ne relevait pas simplement du nationalisme. La composition du Parlement écossais reflète la variété des diverses identités écossaises. Le parti travailliste en Ecosse s’appelle désormais le parti travailliste écossais (Scottish Labour), parti qui peut être considéré comme le parti dominant des vingt dernières années. Par ailleurs, les libéraux-démocrates appartiennent à un parti fédéraliste mais ont une identité écossaise marquée ; le Parti national écossais (SNP) et le Parti socialiste écossais revendiquent clairement leur identité écossaise. Même le député des Verts a été élu sous la bannière du Parti vert écossais, et le député indépendant, Denis Canavan, ancien député travailliste en rupture de ban, est connu pour son engagement en faveur de l’identité écossaise. Seuls les conservateurs semblent tenir encore à une identité britannique d’un autre âge.
18Alors même qu’ils travaillaient encore à leur révolution linguistique, Reid, McLellan et MacDiarmid durent constater, comme tous les révolutionnaires, qu’ils étaient déjà d’arrière-garde. MacDiarmid se montra particulièrement irrité par la tendance des jeunes auteurs à écrire en écossais contemporain et se lança dans des diatribes, notamment contre les auteurs glaswégiens qui utilisaient leur propre langue. Au sujet du conflit qui opposait MacDiarmid à des auteurs comme Edwin Morgan, Tom Leonard et lui-même, Tom McGrath a notamment déclaré :
Je crois qu’à cette époque nous arrivions avec une idéologie différente. Nous arrivions avec une approche différente, après tout ce travail réalisé en langue écossaise. Nous arrivions avec ce son venu de la rue, celui de l’existentialiste des rues, une écriture du genre « Noirs du ghetto ». Ça a tout bouleversé.5
19Lorsqu’il utilise la langue de son propre quartier, McGrath considère qu’il utilise « le son venu de la rue, celui de l’existentialiste des rues, [des] noirs du ghetto ». Cette remarque, saisissante et complexe à la fois, a des implications politico-culturelles quant à la libération et la redécouverte d’une identité réprimée, privée de ses droits, asservie. On peut aussi considérer que McGrath a justement réalisé ce que Reid avait prédit : « un retour au sens et à la sincérité ». Il affirme ainsi la contemporanéité et la valeur culturelles de sa langue et légitime son utilisation dans un cadre international et interculturel.
20McGrath va plus loin encore lorsqu’il analyse ce qui le sépare de MacDiarmid et de l’approche idéologique qui transparaît dans les œuvres de MacDiarmid et de ses disciples.
J’éprouvais beaucoup de réticences vis-à-vis de l’idée qu’avait MacDiarmid de la scotticité. Mon identité ne correspondait pas du tout à la sienne. Il m’était complètement impossible de m’identifier à ce genre de langue. Cela me serait bien plus facile maintenant. Il m’a fallu parcourir du chemin pour en arriver là. C’est Neil Gunn qui m’a permis d’accepter le fait d’être écossais. Ce n’est pas MacDiarmid [...]. Parce qu’il [Gunn] écrivait sur un peuple, il s’intéressait beaucoup aux manières de travailler des gens, à l’élaboration et à la durabilité de ce qu’ils faisaient. [...]. Il m’est possible de m’identifier aux gens [aux Celtes de la côte Ouest] qu’il décrit et dépeint dans ses livres.6
21Le chemin parcouru par McGrath, beaucoup d’auteurs contemporains ont dû l’emprunter. C’est un chemin qui permet de définir, de retrouver ses propres racines ; après s’être interrogé sur la place culturelle que l’on occupe, on revient souvent, comme cela a été le cas pour Tom McGrath, Hector Macmillan ou moi-même qui avons travaillé au-delà des frontières de l’Ecosse ou même des îles Britanniques, à un sentiment plus clair des identités écossaises et de leur place dans le monde contemporain.
22Il apparaît alors clairement que l’identité de l’auteur écossais contemporain naît souvent d’une interaction entre au moins deux composantes de son expérience, d’une part la perspective qu’apporte le travail à l’échelle internationale et, d’autre part, la perception de l’histoire et de la crédibilité de l’usage de sa langue dans la littérature. La sensibilité artistique des Ecossais d’aujourd’hui n’a rien à voir avec la perception introspective et maniérée du Kailyard du siècle dernier et des premières années de ce siècle. Cette nouvelle sensibilité, à l’œuvre dans le travail de Tom McGrath et d’autres auteurs, contribue au sentiment actuel d’un rayonnement international du théâtre écossais. C’est ce qui conforte l’assurance et l’autonomie dont jouit en ce moment la scène théâtrale nationale et aide à l’affirmation d’une nation écossaise cohérente, disposant d’un théâtre suffisamment sûr de lui-même pour percevoir son rôle sur la scène internationale. Ce phénomène reflète le contexte économique et industriel du moment. Dans les années soixante-dix, l’effondrement des industries locales a conduit au désespoir économique. Dans l’intervalle deux changements déterminants sont intervenus. D’abord Locate in Scotland, agence subventionnée par le gouvernement pour favoriser la création d’emplois, a activement œuvré pour inciter les multinationales étrangères à investir en Ecosse en arguant d’atouts locaux : main d’œuvre qualifiée, bonne qualité de vie et liaisons faciles. Ensuite, les multinationales déjà installées en Écosse se sont renforcées, grâce à la fermeté du secteur financier d’Édimbourg et à des investissements extérieurs dont la compagnie d’autobus Stagecoach est un bon exemple. Pour en revenir à la culture, dans cette perspective internationale élargie, les auteurs contemporains continuent de payer un tribut au travail de défrichage de MacDiarmid. Même s’ils s’opposent à son œuvre ou essaient de la dépasser, ils ne peuvent nier le rôle clé de cette figure créatrice.
23En évoquant les oppositions suscitées par le travail de MacDiarmid sur la langue, nous avons regardé les positions actuelles par le petit bout de la lorgnette, les réduisant à une recherche d’une langue écossaise littéraire ou théâtrale contemporaine qui dépasse les formes historiques de la langue parlée ou écrite. I1 est important de spécifier que les débats et les expériences en cours concernent les langues au pluriel et dans leur pluralité. Le projecteur n’est pas seulement braqué sur les langues littéraires ; il est braqué sur les formes du quotidien. On peut considérer que l’Écosse de ces dernières années se préparait déjà à la manifestation d’identité qui s’est concrétisée dans les résultats du référendum de 1997 et des élections parlementaires de 1999.
24La diversité de la représentation sortie des urnes, déjà évoquée plus haut, reflète cette pluralité. D’ailleurs, les auteurs de théâtre écossais ne se sont pas uniquement préoccupés de dialectes régionaux, ils se sont aussi intéressés aux variantes sociales. L’utilisation de la langue écossaise n’a pas été considérée comme ayant une valeur en elle-même mais comme le vecteur de valeurs, notamment de valeurs d’égalité entre les sexes. On peut voir dans la grande proportion de femmes élues au Parlement écossais une reconnaissance politique d’un certain sexisme du monde parlementaire et une réaction à cet état de fait. Liz Lochhead a notamment déclaré :
L’œuvre de MacDiarmid, je m’en sens complètement exclue, vous savez pourquoi ?... Je crois que c’est parce qu’elle est tellement mâle, elle rappelle tellement la vieille tradition didactique : du barde. Les femmes n’y sont que l’objet de la poésie, l’objet de la quête7.
25Il ne s’agit pas ici de considérations purement linguistiques ; ce qui est en cause c’est la conception qu’avaient MacDiarmid et les auteurs de son époque du rôle respectif des sexes, vue par une femme d’aujourd’hui, auteur elle aussi. Elle a forgé sa position en toute conscience de l’œuvre réalisée par MacDiarmid à son époque, et donc en toute conscience de son importance et du contexte historique. Il s’agit, quoi qu’il en soit, d’une position féminine mesurée. L’intérêt porté par les auteurs dramatiques écossais à leur langue ne peut être taxé de chauvinisme culturel, pas plus (ou rarement) que de machisme. Il ne fait que refléter la culture plurielle au sein de laquelle ces auteurs travaillent. Cette reconnaissance d’une réalité plurielle et diverse a conduit à la confiance culturelle, théâtrale et linguistique que l’on connaît actuellement, qui dépasse les stéréotypes du barde celtique et, en politique, les stéréotypes de partis.
26L’usage de l’écossais dans le théâtre contemporain découlerait donc directement de la révolution initiée par certains auteurs du début du siècle. Il semble, cependant, que les auteurs contemporains, au lieu de suivre servilement leurs prédécesseurs, ont profité de leurs enseignements avant de réagir contre eux, contre leur expérience et leurs pratiques. Ils ont mis au point leur propre utilisation de l’écossais, souvent fondée sur leur expérience linguistique d’enfant, enrichie ensuite par les évolutions culturelles de l’âge adulte : c’est ainsi qu’ils ont pris confiance et même trouvé une certaine fierté dans les diversités régionales, sociales et sexuelles des identités écossaises. Si les auteurs d’aujourd’hui ont très certainement conscience du travail de leurs prédécesseurs, ils ont encore plus conscience du monde qui les entoure au quotidien. Les dramaturges, comme les autres auteurs, réagissent ouvertement à la vitalité et au potentiel créatif du monde dans lequel ils vivent et travaillent. Randall Stevenson a déclaré qu’à son avis, une grande partie de la qualité propre au théâtre écossais contemporain repose sur
... l’exploitation de la vitalité du parler écossais ; l’utilisation de sujets et de thèmes issus de l’histoire écossaise ; l’adaptation à la scène de certaines réalités fortes et dérangeantes de la vie dans les villes des Basses-Terres.8
27En d’autres termes, il considère que les choix opérés depuis la fin des années soixante par les dramaturges, en particulier, et peut-être les auteurs, en général, ont été guidés par les stimuli de la vie urbaine contemporaine et par le processus d’urbanisation constante d’une société plutôt rurale à l’origine. Il relie la qualité de leurs écrits à la redécouverte de l’histoire et de l’historiographie écossaises et surtout à la présence effective dans leur oreille d’une langue vivante et vitale.
28Randall Stevenson a repéré des signes précurseurs de ces choix linguistiques, par exemple dans la pièce de Robert Kemp sur la vie amoureuse de Robert Burns, The Other Dear Charmer.
Le fait que Burns donne finalement la préférence à Jean Armour [sa maîtresse d’Ayrshire] plutôt qu’à Nancy Maclehose [beauté « anglaise » d’Édimbourg] [...] renforce l’intuition, déjà sensible ailleurs dans l’œuvre de Kemp, que le théâtre écossais dispose d’une force spécifique provenant de sa langue tout autant que de l’histoire de la nation.9
29Randall Stevenson reconnaît que la génération actuelle n’a pas tout inventé. Cependant, ce qui est effectivement nouveau dans le travail des dramaturges contemporains tient à ce que les formes du processus créatif et sa mise en œuvre ont radicalement changé. Tandis que Kemp choisissait des thèmes et des héros littéraires et s’exprimait dans une langue quelque peu éloignée de celle qui était parlée autour de lui, s’essayant à recréer une version historique du dialecte de l’Ayrshire, les auteurs contemporains travaillent avec la langue qui les entoure. Ils recherchent une langue enracinée dans leur expérience de la vie quotidienne. Comme le dit Tom McGrath : « Si l’on veut valoriser le vécu, on ne peut le séparer de son mode d’expression. »10 Le vécu d’un auteur écossais contemporain, quelle que soit la langue qu’il utilise, est forcément celle d’un Écossais contemporain, tourné vers l’Europe, habitant du village planétaire, mais installé au sein des communautés d’Écosse. Les dramaturges contemporains travaillant en écossais semblent penser qu’il est finalement nécessaire de situer une partie de l’exploration et de l’expression de cette réalité dans une communauté donnée, au sein d’une population donnée et qu’il est donc nécessaire d’explorer la nature de la langue de cette communauté. Donald Campbell évoque l’intérêt, central pour son travail, qu’il porte à ce qu’il appelle « l’exploration des complexités et du potentiel des idiomes du parler écossais ».11 Cette exploration concerne la relation dynamique entre culture, contexte et identité dans la conscience écossaise moderne. Comme nous l’avons déjà souligné, les discriminations de sexes ou de classes ne sont pas occultées. Liz Lochhead fait par exemple la remarque suivante :
Politique des sexes et politique de classes peuvent entrer en conflit et c’est ce que je trouve très passionnant. Il y a beaucoup de choses que je voudrais mettre sur le papier, juste pour les dire... Je veux vraiment écrire sur les femmes, mais pas d’une façon idéalisée, d’une façon où la femme serait toujours un objet complètement idéalisé. On observe le même phénomène avec les classes sociales ; dans Willie Rough de Bill Bryden par exemple, on a une grande idéalisation de la classe ouvrière...12
30Le problème de classes s’inscrit dans le problème plus large de la liberté d’utilisation de la langue écossaise au théâtre et ailleurs. Parlant de sa propre expérience et expliquant comment elle a appris à utiliser la langue de façon créative, Liz Lochhead se remémore ses années d’école : « J’adorais l’exercice de composition. Je savais ce qu’ils voulaient qu’on écrive. »13 (Elle donne un peu plus loin dans son exposé des précisions sur l’identité de ceux qui se cachent derrière ce « ils ».) Sur le sujet « votre saison préférée », elle avait par exemple choisi l’automne en raison des possibilités langagières qu’offre cette saison :
Placer les mots « ocre doré » et « brun-roux ». Dire que l’un de mes plaisirs préférés lorsque l’automne étire ses ailes dorées autour de nous est de m’installer près du feu avec un bon livre, une tasse de thé et des muffins grillés à la confiture... Je crois que je n’avais jamais goûté de muffins grillés à la confiture mais cela sonnait juste, anglais, presque sorti d’un livre d’Enid Blyton. Ce n’était pas un mensonge, pas vraiment. Simplement il ne m’était jamais venu à l’idée que quoi que ce soit de ma propre vie ordinaire méritait d’être écrit, rien dans mon éducation ne m’avait conduit à penser cela. Ce qu’on écrivait ne pouvait pas être la réalité. La réalité n’avait pas l’autorité qu’avaient les choses anglaises, les choses dans les livres. Les muffins à la confiture. Je savais ce qu’ils voulaient qu’on écrive. Ce que je redoute en tant qu’adulte et auteur c’est que rien n’ait changé depuis.14
31Le sentiment qu’avait Liz Lochhead de ce qu’il convenait d’écrire, la façon dont elle répète la phrase : « Je savais ce qu’ils voulaient qu’on écrive » font clairement référence à une manière d’écrire et de vivre anglicisée, caractéristique de la classe moyenne, avec des « muffins grillés [... sortis] d’un livre d’Enid Blyton ».
32L’expérience et la perplexité de Liz Lochhead l’ont amenée à relier questions de sexe, questions de classe et utilisation de l’écossais, comme elle l’a clairement expliqué dans des déclarations ultérieures sur la façon dont on lui a enseigné à utiliser la langue créativement. Elle a, en effet, remarqué qu’à l’école, elle obtenait de mauvaises notes si elle écrivait comme une femme écossaise de la classe ouvrière puis de bonnes notes une fois qu’elle a eu appris à écrire comme si elle était un homme, anglais, appartenant à la classe moyenne.15 Son désir d’explorer la langue semble correspondre à une perception très fine des façons dont la langue permet d’exprimer et de définir « l’ordinaire ». Elle voit dans la langue une manière d’exprimer des clichés :
Je m’intéresse particulièrement aux lieux communs, à la langue de tous les jours ; j’essaie de rendre cette dimension, mais c’est assez instinctif chez moi. Ensuite je commence à jouer avec le résultat et ça prend une dimension ironique.16
33Cette dimension ironique est typiquement écossaise. L’itinéraire créatif de Liz Lochhead met d’ailleurs en évidence une caractéristique centrale de la culture écossaise. On peut dire, par exemple, que si le scepticisme philosophique d’un David Hume était bien sûr le fruit d’une construction individuelle, il s’explique aussi par une tournure d’esprit modelée par l’éducation dans laquelle il a baigné et dont il a été nourri. Comme l’observe Robert Garioch :
L’Union avait quatre ans lorsque David Hume est né et l’on peut sans doute dire de lui qu’il est le premier auteur écossais d’envergure à avoir cherché à tirer le meilleur parti possible de la Grande-Bretagne. Ayant grandi dans le Berwickshire et à Édimbourg, il est peu probable qu’il ait entendu parler une autre langue que l’écossais. À l’intention des lettrés, il s’est exprimé dans son meilleur anglais, prenant beaucoup de peine pour éliminer tout scotticisme. Pourtant le Dr Johnson fustigea son style jugé peu anglais, faisant remarquer la structure française de ses phrases.17
34Même s’il s’est efforcé d’angliciser son usage de la langue par la suite, le seul fait qu’il ait eu besoin d’un effort pour y parvenir, effort souligné par des observateurs anglais comme Johnson, montre bien que Hume pensait et travaillait en écossais.
35Les auteurs écossais d’aujourd’hui revendiquent et : exaltent la scotticité que Hume cherchait à éviter. Il faut cependant reconnaître que leur intérêt pour la langue écossaise est souvent aussi aléatoire que les processus d’héritage culturel qui nous occupent ; ce n’est pas là la moindre des contradictions de l’écriture contemporaine. La force de la réaction des auteurs à la langue n’est qu’une manifestation parmi d’autres de la force de leur réaction au monde. Cela nous conduit à aborder un autre aspect du problème en nous interrogeant sur les raisons pour lesquelles il arrive à certains auteurs écossais de ne pas utiliser l’écossais. Stewart Conn a fait des remarques très intéressantes sur ce sujet :
De nos jours, il n’y a plus vraiment de pressions sur les auteurs pour qu’ils écrivent en écossais, en écossais sorti du dictionnaire ou en écossais synthétique ; je pense qu’ils ont la possibilité d’écrire en anglais soutenu, comme l’ont fait Iain Crichton Smith ou Norman McCaig lui-même ou de recourir à l’écossais parlé, un écossais phonétique, imitant, présentant sur la page le patois de Glasgow, comme les poètes Tom Leonard et Edwin Morgan l’ont fait, et cette langue fait partie de notre large éventail poétique. Je pense que ce choix peut fonctionner si le poète est familiarisé avec cette langue naturelle et son usage, davantage que s’il s’agit d’une langue reconstituée pour répondre à une mode ou à une théorie.18
36Face à la position de Conn qui semble considérer la liberté artistique comme allant de soi, il convient de se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps Norman McCaig se faisait traiter de collaborateur parce qu’il écrivait en anglais plutôt qu’en écossais. Il ne faut pas davantage oublier qu’il existe une autre grande culture écossaise dont la langue n’est ni l’écossais ni l’anglais mais le gaélique. On courait le risque de voir surgir un mouvement chauvin qui aurait adopté la défense de l’écossais en imposant une sorte de démagogie de droite ou de théorie du politiquement correct sans rapport avec la création artistique, la réalité de la vie contemporaine ou la langue d’aujourd’hui. L’écriture théâtrale écossaise a évité cet écueil et s’est ouverte au gaélique, à l’écossais et à l’anglais. Détail crucial en la matière, après les transformations de ce siècle, les langues sont mises sur un pied d’égalité. Aucune n’est écartée sous le prétexte qu’elle ne conviendrait pas aux canons du théâtre contemporain.
37On peut considérer que l’on retrouve un processus similaire dans la composition du Parlement et son large échantillonnage de partis. Si l’on excepte le cas particulier de l’unique représentant indépendant, ancien travailliste, élu à la fois au Parlement de Westminster et à celui d’Édimbourg, l’Écosse est représentée à Westminster par trois partis (les travaillistes, les libéraux-démocrates et le SNP) et par six partis à Édimbourg, puisque sont également représentés les conservateurs, les socialistes écossais et les verts. On serait tenté de penser qu’il s’agit des effets du système proportionnel mais il suffit pour s’en dissuader de considérer la situation au Pays de Galles où l’Assemblée a été élue au même moment et selon les mêmes principes que le Parlement écossais. Trois partis représentent le Pays de Galles à Westminster (les travaillistes, les libéraux démocrates et le Plaid Cymru) et seul le Parti conservateur est venu s’adjoindre à ces trois partis à l’Assemblée de Cardiff. À Édimbourg comme à Cardiff, l’apparition des conservateurs, précédemment défavorisés par le système majoritaire, peut être considérée comme un juste retour des choses. En revanche, le fait qu’en Ecosse le nombre des partis ait doublé aux élections générales de 1999 et que 11 % des électeurs aient choisi, dans le vote par listes, de donner leur voix à des partis nouveaux, peut difficilement être considéré comme un simple effet secondaire de l’introduction du système proportionnel. On y verra plutôt l’expression d’une volonté de sauvegarder les minorités, menacées parce qu’inadaptées aux « canons » de la politique contemporaine.
38Pour en revenir à la dimension linguistique de la représentation des diversités de la culture écossaise, nous nous pencherons sur le cas de Stewart Conn qui est lui-même un exemple intéressant pour le théâtre puisque ses poèmes sont en anglais standard scotticisé tandis que ses pièces sont en écossais et en anglais. Il a trouvé une voix qui lui est propre et qui correspond à chacune de ses œuvres, au monde de chacune de ses pièces en particulier. Il évoque le problème de la scotticité de façon frappante :
C’est cependant une véritable pierre autour du cou des auteurs écossais [...] cette obligation d’en passer par une scotticité explicite et patente. Sinon, on leur laisse entendre qu’ils ne sont plus considérés comme tout à fait écossais. L’auteur est donc pris au piège car ce peu de scotticité qui sera insuffisant en Écosse pour éviter l’accusation d’infidélité à son héritage linguistique, social et national, risque d’être perçu par une oreille londonienne ou du Sud comme vraiment trop écossaise. Il est donc difficile de satisfaire les deux points de vue.19
39Ces propos datent de 1984 mais si l’on en juge par son travail récent, au théâtre comme en poésie, il semble que Stewart Conn soit resté sur cette position qui montre que, dans la vie comme dans l’écriture, la scotticité n’a rien d’homogène. Il existe au contraire, une gamme complexe de scotticités, comme en témoigne, par exemple, la façon dont les commentateurs et les médias font régulièrement référence aux trois langues nationales de l’Écosse. À l’évidence, il est difficile de communiquer, de transcrire les préoccupations et les formes linguistiques écossaises dans un contexte britannique ; il faut cependant veiller à ne pas ériger une scotticité « correcte » en ligne de conduite. Randall Stevenson a noté que le bilinguisme, le multilinguisme et l’interlinguisme caractéristiques de l’usage de la langue dans l’Écosse contemporaine sont sources de vitalité.20 On retrouve cette même vitalité dans l’œuvre de certains auteurs, Liz Lochhead par exemple, qui s’interroge sur la manière dont sa scotticité influe sur son écriture ; de plus, comme nous l’avons déjà vu, elle apporte un point de vue féminin sur la relation entre langue et scotticité, elle lui confère une dimension contemporaine qui ne renvoie ni aux mâles ni aux bardes, pour reprendre ses propres termes à propos de l’œuvre de MacDiarmid. L’étude détaillée que Stevenson a consacrée à la traduction de Tartuffe21 par Liz Lochhead apporte une importante contribution à la compréhension de sa pratique. Il attire notamment l’attention sur les qualités de souplesse, d’énergie et d’expression de sa langue en comparaison d’une traduction (masculine) en anglais contemporain qu’il juge plus froide, moins haute en couleur et du texte original français. Il compare, par exemple, les différentes versions du passage ci-dessous de l’acte III, scène II Dans la traduction de Lochhead, Tartuffe vient de suggérer à Dorine de cacher ses « whidjies », se plaignant : « It’s evil sichts like you, I’m sure it is/That swall men’s thochts wi’impurities » (« Par de pareils objets les âmes sont blessées/Et cela fait venir de coupables pensées »).
Molière
Dorine : Je ne suis point si prompte,
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas
Que toute votre peau ne me tenterait pas
Liz Lochhead (pour le Royal Lyceum d’Édimbourg 1986)
Dorine : You must be awfy fashed m’flesh tae pire
Yir appetites sae quick wi’Base Desire.
As fur masel’, Ah’m no that easy steered
If you were barescud-nakit. aye and geared
Up guid and proaper, staunin’hoat for houghmagandie
I could lukk and lukk ett you, and no get randy.
Christopher Hampton (pour la Royal Shakespeare Company, 1983)
Dorine : I’m not so easy to arouse :
For instance, I could look at you stark naked
and not be tempted by a single inch.
40Par cet exemple on comprend aisément l’attrait des dramaturges pour l’écossais moderne. On y trouve une vivacité de rythme, une richesse de vocabulaire qui ne semblent pas avoir d’équivalents évidents dans l’anglais d’aujourd’hui, en tout cas dans la langue utilisée en Ecosse dans des contextes généralement formels ou académiques. L’anglais dispose, certes, d’une pléthore de synonymes et d’un vaste vocabulaire mais la force de l’écossais réside dans sa capacité à exprimer sens et émotion de façon musicale par le son et le rythme de la langue. Ceci provient notamment de ce que les règles de longueur des voyelles diffèrent complètement de l’anglais standard en raison de la loi d’Aitken, ce qui limite parfois la variété de l’expression vocalique en métrique mais permet d’imprimer un rythme général plus enlevé et plus soutenu. On notera aussi un amour marqué des auteurs écossais comme Liz Lochhead pour les allitérations et les rimes.
41Une langue est le reflet d’une culture, d’une population et des valeurs implicites qui sont les leurs. À l’évidence, la traduction de Molière par Liz Lochhead montre bien les ressources de l’écossais ; ce sera d’ailleurs bientôt un lieu commun que de dire que l’écossais fonctionne mieux que l’anglais pour rendre le français de Molière, peut-être pour les raisons de rythme expliquées ci-dessus ou plus probablement pour les raisons culturelles et dramaturgiques évoquées dans mon article intitulé : « Molière into Scots ».22 De même il semble que l’écossais soit particulièrement adapté à la traduction du théâtre d’Ibsen, pour des raisons d’ordre culturel et religieux. En bref, il apparaît que certaines langues, de par les valeurs implicites qui leur sont propres, sont plus adaptées pour servir de destination, de langue cible à la traduction des œuvres de certains dramaturges, ou d’auteurs issus de certaines communautés qui ont eux-mêmes leurs valeurs et leurs manières implicites. On peut considérer que le processus de traduction et donc de transposition d’un texte théâtral est facilité et enrichi par la langue écossaise en raison de sa propre nature linguistique et culturelle. Cette idée va dans le sens des propos de Tom McGrath selon lesquels « si l’on veut valoriser le vécu, on ne peut le séparer de son mode d’expression ».23 Dans l’acte de traduction, la valeur de la culture de la langue cible se trouve elle aussi réaffirmée : en choisissant de traduire en écossais un classique du théâtre, le dramaturge affirme la nature et la stature internationales de la culture écossaise.
42Il y a actuellement une grande variété, une grande complexité et une grande vitalité de l’écriture dans la littérature écossaise et tout particulièrement au théâtre. Des expériences diverses, tant formelles que linguistiques sont en cours. Nous ne pouvons discuter en détail le travail d’auteurs tels que James Kelman qui a lutté pour écrire dans une version anglicisée mais populaire du patois glaswégien ou peut-être faudrait-il dire dans un écossais glaswégien mâtiné d’écossais standard anglicisé. James Kelman et ses amis se battent avec la dynamique de la langue pour trouver un moyen d’expression en rapport avec leur véritable expérience de la vie quotidienne et de la langue de la rue. On a pu voir toute une série de pièces ayant pour thème les quartiers déshérités des villes : The Life of Stuff de Simon Donald, l’adaptation du roman d’Irvine Welsh Trainspotting ou encore Shining Souls de Chris Hannan. L’histoire récente de l’industrialisation et de l’urbanisation de l’Ecosse et donc les transformations qui ont agité la société rurale écossaise suscitent un nouvel intérêt. Des pièces comme Bondagers de Sue Glover ou Knives in Hens de David Harrower explorent sur scène les possibilités de la langue dans ce domaine. Glover écrit en écossais en collaboration avec les comédiens tandis que Harrower joue sur les rythmes de l’écossais tout en cherchant à utiliser des formes anglaises d’une façon tout à fait anachronique. On constate une certaine imprévisibilité en même temps qu’une certaine vitalité de l’utilisation de la langue par les dramaturges, que nous nous sommes efforcés de mettre en évidence dans ce chapitre. La révolution de MacDiarmid se poursuit : son influence est sensible, d’une part, dans l’attitude de ses successeurs vis-à-vis de leur propre vision d’eux-mêmes et de leur langue et, d’autre part, dans l’épanouissement actuel de la langue écossaise ou plutôt des langues écossaises dans toutes leurs variétés.
43Nous avons cherché à montrer que les expériences réalisées aujourd’hui en Écosse en matière d’écriture pour le théâtre s’inscrivent dans le prolongement d’initiatives précédemment menées en poésie et en fiction tout en reflétant les initiatives politiques de la dernière partie du siècle. De fait, il paraît évident que l’écriture pour le théâtre en écossais, ou en Écosse, a trouvé la confiance qui lui était nécessaire pour aller de l’avant. La bataille autour du choix de la langue semble apaisée. La représentation de la vie urbaine a suscité une certaine fièvre et la perspective de revisiter, de réinterpréter les événements historiques et ruraux semble devoir en causer une nouvelle. Oubliés les thèmes et les mots stéréotypés du Kailyard sentimental ou encore la romance artificielle du Braid Scots ou du Lallans, quelles qu’aient pu être leurs vertus poétiques. Les auteurs écossais contemporains, et surtout les dramaturges, perçoivent désormais l’éventail des langues écossaises d’une manière différente parce qu’ils sont convaincus de pouvoir s’en servir pour aborder n’importe quel problème et n’importe quelle période. Ils semblent partir du principe que la langue qu’ils ont choisie leur permettra d’exprimer leurs vues sur la vie moderne. Ils paraissent donc avoir la certitude que l’expression de ces vues permettra de dévoiler un peu plus largement l’identité et la sensibilité écossaises et que cette découverte favorisera un développement international du théâtre. Cette confiance culturelle peut être mise en parallèle avec la confiance politique qui se dégage du nouveau rôle du Parlement écossais, que celui-ci soit destiné à rester un organe de décentralisation ou qu’il soit appelé à devenir avec le temps le Parlement d’une nation indépendante. Dans ce contexte on peut considérer que les dramaturges écossais, s’ils ont une certaine influence, sont en retour influencés par la vitalité politique et linguistique et le potentiel de création qui caractérisent la vie politique aussi bien que la vie théâtrale de l’Ecosse contemporaine.
Notes de bas de page
1 Buchan J., « Préface », dans Hugh MacDiarmid, Sangshaw, Édimbourg et Londres, W. Blackwood & Son, 1925.
2 MacDiarmid H., « MacDiarmid on MacDiarmid », The Manchester Guardian, 22 février 1962, cité dans Edward Morgan, Hugh MacDiarmid, Londres, Longman, 1976, p. 6.
3 Morgan E., op. cit., p. 6.
4 N.d.t. Quartiers populaires de ces deux villes. Citation d’Alexander Reid, « Foreword », Two Scots Plays, Londres, Collins, 195 8, p. xiii.
5 Brown I., « Cultural Centrality and Dominance : The Creative Writer’s View ; Conversations between Scottish Poet/Playwrights and Ian Brown », Interface, no 3, été 1984, p. 48.
6 Ibid, p. 40-41.
7 Ibid., p. 21.
8 Stevenson R., « Scottish Theatre 1950-1980 », dans Cairns Craig (éd.), The History of Scottish Literature, Aberdeen University Press, 1987, p. 349.
9 Ibid., p. 351.
10 Brown I., art. cité, p. 46.
11 Campbell D., « A Focus of Discontent », New Edinburgh Review, printemps 1979, p. 4.
12 Brown I., art. cité, p. 29-30.
13 Lochhead L., « A Protestant Girl », dans Jock Tamson’s Baims, Trevor Royle (éd.), Londres, Hamish Hamilton, 1977, p. 129.
14 Ibid., p. 131.
15 Lochhead L., dans Panel Discussion, National Stages, University of Birmingham Theatre Conference, avril 1993.
16 Brown I., art. cité, p. 29.
17 Garioch R., « The Use of Scots », Scottish International, no 1, janvier 1968, p. 34.
18 Brown I., art. cité, p. 54-
19 Ibid., p. 57.
20 Lettre privée.
21 Stevenson R., « Re-enter Houghmagandie : Language as Performance in Liz Lochhead’s Tartuffe », Liz Lochhead’s Voices, Robert Crawford et Anne Varty (éd.), Edinburgh University Press, 1994.
22 Brown I., « Molière into Scots », Translation Research in Oxford, conférence, St Hugh’s College, Oxford, 7 novembre 1998.
23 Brown I., « Cultural Centrality and Dominance », p. 46.
Auteur
Queen Margaret University College, Édimbourg
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