Écosse et franc-maçonnerie
p. 229-242
Texte intégral
1Le secret légendaire qui entoure la franc-maçonnerie saurait-il à lui seul expliquer le silence presque absolu des historiens aujourd’hui encore ? Cette explication pourrait sembler aisée, mais de fait, elle n’est guère convaincante. Les francs-maçons d’Ecosse, comme ceux du reste des Iles britanniques, ne tiennent à la discrétion qu’en ce qui concerne leur rituel. Les annales des loges, les registres de la Grande Loge, dès qu’ils font partie de l’histoire, sont bien volontiers mis à la disposition des chercheurs. Pourquoi donc ne s’attarde-t-on pas davantage sur la place de la franc-maçonnerie dans l’Enlightenment écossais ? Les historiens de 1’Enlightenment ont pourtant accordé beaucoup d’importance aux divers clubs et sociétés de pensée qui ont rassemblé les literati et leurs amis. Or, l’organisation la plus commune et la plus répandue, la loge maçonnique, demeure largement ignorée. Il semble qu’il y ait à cela au moins trois raisons.
2La première tient à la réputation même de la franc-maçonnerie. Les « profanes » la considèrent généralement avec beaucoup de méfiance et soupçonnent même, à tort ou à raison, là n’est pas le problème, des tendances au complot et à la corruption dans la vie publique et dans certaines professions en particulier. Il en résulte une désaffection de la communauté scientifique, la plupart des universitaires craignant d’être « contaminés » s’ils manifestent la moindre marque d’intérêt à l’égard de la franc-maçonnerie. Certains sont tout simplement victimes de leur réserve envers un mouvement qu’ils perçoivent comme secret et pratiquent une sorte d’autocensure. On trouve bien des allusions fugitives, sans tentative d’explication, de temps à autre, mais c’est tout. On ne fait appel à la franc-maçonnerie que pour évoquer certaines œuvres de Robert Burns : la franc-maçonnerie joua un tel rôle dans sa vie qu’elle ne peut être ignorée. Les activités maçonniques du poète, cependant, sont généralement racontées sans commentaire, sans aucune tentative d’expliquer l’importance de la franc-maçonnerie de l’époque.
3La seconde raison est que beaucoup d’écrits sur la franc-maçonnerie manquant d’objectivité parce qu’ils proviennent soit de francs-maçons enthousiastes soit de leurs ennemis acharnés, ils ont contribué à jeter le discrédit sur la recherche maçonnique en général. Quant aux études les plus sérieuses, elles sont trop peu diffusées dans le public et manquent de lecteurs en dehors des milieux maçonniques.
4La troisième raison tient à l’essence même de la franc-maçonnerie au xviiie siècle. Il paraît bien difficile d’affirmer sans nuancer immédiatement son propos que la franc-maçonnerie ait fait partie intégrante de l’Enlightenment. Tout tend à prouver qu’entre la Grande Loge de 1736 et celle de la fin du siècle, une évolution significative s’est produite. Très vite, la Grande Loge a acquis le statut d’une véritable institution. Au fur et à mesure de son expansion, elle a cherché à soutenir le pouvoir en place, quelque peu menacé, du moins le croyait-on à l’époque, par les réformistes un temps admirateurs de la Révolution française.
5Aucune de ces raisons ne saurait cependant justifier que l’on ignore l’importance de la franc-maçonnerie dans l’Ecosse du xviiie siècle.
Grands Maîtres et Provosts : l’institution maçonnique au cœur de 1’Enlightenment et de l’essor d’Edimbourg
6Le 13 septembre 1753 fut un grand jour à Edimbourg. Depuis un an, on échafaudait des plans pour toute une série de travaux d’utilité publique. Le premier de ses projets de rénovation d’Edimbourg était maintenant sur le point d’aboutir. La première pierre allait être posée pour un chantier important destiné à améliorer le réseau commercial. La Bourse allait être construite dans High Street, en face de l’église Saint-Giles.
7Afin d’honorer cet événement civique majeur, de grandes cérémonies furent prévues. Ces cérémonies furent organisées par les francs-maçons, et revêtirent un caractère entièrement maçonnique. Les maçons érigèrent un arc de triomphe, dans le plus pur style classique, à l’entrée du chantier, flanqué de statues grandeur nature représentant la Géométrie et l’Architecture. Des rangées de sièges avaient été installées pour accueillir les maçons, le provost et les magistrats, les personnages officiels de la ville. Tous les maçons d’Edimbourg et des environs furent sommés d’assister aux cérémonies par le Grand Maître, George Drummond, qui servait de lien entre les autorités civiles et maçonniques de la ville puisque, à trois reprises, il avait été provost et qu’il avait joué un rôle moteur en faveur du mouvement de rénovation urbaine grâce à des projets de construction ambitieux.
8Les maçons « opératifs » – c’est-à-dire les maçons de métier – qui n’appartenaient d’ailleurs à aucune loge d’Edimbourg, ouvraient la procession, suivis des membres de treize loges revêtus de leurs insignes maçonniques, des membres de loges étrangères, et d’un orchestre. Puis venaient divers grands officiers : des hommes qui portaient des outils maçonniques en or, et à la place d’honneur, en dernier, le Grand Maître en personne. En tout, il y avait, paraît-il, 672 maçons. Un cortège militaire suivait les francs-maçons et, arrivés à l’arc de triomphe, les maçons et les soldats se rangèrent sur les côtés afin d’attendre le provost, les magistrats et le corps municipal. Ce fut le Grand Maître qui les reçut. C’était un événement civique majeur, pourtant les francs-maçons menaient le jeu ; en tant qu’hôtes, ils recevaient leur invité, le provost. Tous franchirent ensuite l’arc de triomphe, derrière le provost, mais le dernier à prendre place pour la cérémonie, donc celui qui occupait le rang le plus élevé dans l’assistance, fut bien le Grand Maître, qui siégea à l’est du chantier, à la place traditionnelle du vénérable dans une loge maçonnique, puisque la sagesse et les lumières viennent de l’Orient...
9La première pierre fut lentement mise en place, après avoir été interrompue par trois fois dans sa descente, selon le rituel maçonnique, tandis qu’un hymne maçonnique était joué puis chanté. La pierre fut mesurée et ajustée une dernière fois, au moyen d’une équerre en or, d’un fil à plomb et d’un niveau, et reçut trois coups de maillet. Ce rituel fut effectué par le Grand Maître, George Drummond, et d’autres francs-maçons. Le provost était là, mais ce fut le Grand Maître qui posa la pierre. L’hymne maçonnique fut joué une nouvelle fois, et selon un rituel païen, le blé et l’huile furent versés en guise d’offrandes sur la pierre nouvellement posée. Après qu’on eut joué pour la troisième fois l’hymne maçonnique, le Grand Maître invoqua la bénédiction du Grand Architecte de l’Univers pour le chantier qui allait débuter dans la cité d’Edimbourg, et termina par une prière plus orthodoxe pour le bien-être du roi, du corps municipal, des maçons et du peuple. L’hymne maçonnique retentit encore.
10Enfin, le Grand Maître adressa quelques brefs discours au provost, au corps municipal et aux « entrepreneurs » qui devaient construire la Bourse. Une fois la cérémonie achevée, la délégation dirigée par le provost se retira, mais les francs-maçons, eux, n’avaient pas terminé. Ils défilèrent jusqu’au Palais de Holyrood, où ils dînèrent avec la décence, la solennité et l’harmonie coutumières aux maçons. Afin qu’on ne puisse trouver aucune faille dans la régularité qui avait prévalu tout au long de la cérémonie, les maçons se dispersèrent et regagnèrent leur domicile vers neuf heures du soir. En d’autres termes, ils acceptèrent de rentrer chez eux de bonne heure, avant de se mettre à boire et à chahuter ! Etant donné que leur procession avait été contemplée par « la plus grande assemblée qu’on ait jamais vue dans la ville », les maçons avaient à cœur de faire une bonne impression jusqu’au bout.
11La description de cette cérémonie montre clairement que la franc-maçonnerie était florissante à Edimbourg, que les élites maçonniques et civiles étaient souvent les mêmes, que la maçonnerie avait un caractère très public, et occupait une place importante dans la vie de la cité. Les maçons pouvaient reléguer les autorités de la ville au second plan à l’occasion d’une grande manifestation publique. Ils avaient accès au palais royal de Holyrood pour y dîner. Il y a beaucoup plus surprenant encore : comment la franc-maçonnerie en était-elle venue à occuper la première place et à superviser ce que l’on aurait été en droit de considérer comme un événement public ? Pourquoi le provost et le corps municipal ont-ils accepté de jouer les sous-fifres des maçons sur leur propre territoire, à quelques pas de la mairie ? Pourquoi jugeait-on normal que les cérémonies soient présidées par les francs-maçons ?
12La réponse la plus simple serait évidemment que les maçons - les maçons de métier — ayant pour fonction de poser des pierres, il était normal qu’ils en posent la première. Ce ne serait pas une explication satisfaisante. La Bourse n’était pas un bâtiment ordinaire. C’était un bâtiment qui justifiait tout particulièrement la présence de francs-maçons. Par son style architectural, sa fonction, son contexte général, la Bourse incarnait plusieurs préoccupations maçonniques. Elle représentait le progrès à la fois technique et architectural, c’est-à-dire le développement du commerce et la modernisation de l’Ecosse. Elle symbolisait l’essor d’Edimbourg grâce à de nouveaux projets de construction et à des aménagements, tels que le Grand Maître Drummond les recommandait depuis des années. Son style classique – c’était le premier édifice classique de la Vieille Ville – évoquait la raison, la pureté, le progrès. En face, dans High Street, le style gothique de la noire église Saint-Giles symbolisait la barbarie médiévale, tandis que la mairie et le parlement affichaient un style indigène démodé. Tous ces bâtiments allaient maintenant être confrontés à un grand édifice classique, symbole d’un âge nouveau.
13Or l’éthique de cet âge nouveau était, à plus d’un égard, au cœur de la franc-maçonnerie. Le meilleur témoignage en est cet hymne maçonnique, chanté à l’occasion de la pose de la première pierre de la Bourse :
Liberté ; Amitié ; Raison ; Vertus sociales ; le règne de la Sagesse ; la Nature, ce principe directeur qui nous montre les voies à suivre ; des Lois bien conçues qui libèrent l’humanité ; le Secours à la détresse des pauvres, (a)
14Certes, il n’y avait rien de bien nouveau dans ces qualités exaltées par les francs-maçons. Au contraire, il s’agissait de banalités à l’époque de l’Enlightenment, de la raison et du progrès, et la franc-maçonnerie était en pleine expansion justement parce qu’elle incarnait ces mêmes valeurs. Elle accueillait tout naturellement ceux qui se montraient les plus enthousiastes à leur égard ; elle offrait un cadre institutionnel, social et rituel à ces valeurs et, comme le montre l’exemple précédent, à leur mise en scène publique. Même si là fut son seul rôle, la franc-maçonnerie du xviiie siècle eut par là-même une importance considérable dans l’histoire sociale et culturelle de l’Ecosse.
15Outre la cérémonie de la Bourse, on ne manque pas de preuves que la franc-maçonnerie était répandue dans l’Ecosse du xviiie siècle, qu’elle attirait des hommes éminents, et que, malgré le secret de ses rituels d’initiation, elle agissait en plein jour et publiquement, fière de montrer ses vertus à la société. Comme très peu de recherches ont été effectuées sur les archives disponibles, il est impossible de connaître le nombre précis de loges et de membres. On sait cependant qu’il reste aujourd’hui 170 loges maçonniques écossaises fondées avant 1800. Si l’on tient compte du nombre de loges disparues, on peut affirmer sans risque qu’il y avait environ 250 loges au xviiie siècle. Edimbourg pouvait se vanter d’avoir treize loges en 1753, qui prirent part au défilé pour la cérémonie de la Bourse. L’examen de quelques-uns des membres de deux ou trois loges d’Edimbourg donne une idée de leur physionomie.
16La loge Canongate Kilwinning, par exemple, comptait parmi ses membres :
Robert et James Adams, architectes qui eurent une influence remarquable sur le goût de leur époque, et frères de John Adam, l’architecte qui conçut les plans de la Bourse ;
Lord Monboddo, juge, membre de la Select Society, comme tant d’autres literati, linguiste, anthropologue, philosophe ;
James Boswell, biographe et mémorialiste ;
William Brodie, le diacre Brodie, sans doute pas un très bon représentant de 1’Enlightenment, puisqu’il est surtout célèbre pour le scandale qui se termina par son exécution pour vol. Ce fut cependant un personnage important dans l’Edimbourg de l’époque ;
George Drummond, qui présida la cérémonie de la Bourse en tant que Grand Maître ;
Hugo Arnot, collectionneur (antiquarian), historien d’Edimbourg et historien officiel ;
Sir Alexander Dick, médecin éminent, qui joua un rôle de premier plan dans la fondation de la Royal Society d’Edimbourg ;
Hugh Blair, ministre du culte et critique littéraire, dont les sermons, publiés, furent extrêmement populaires ;
Henry MacKenzie, auteur de The Man of Feeling ;
Robert Burns, poète...
17La loge la plus importante numériquement d’Edimbourg fut sans doute la Loge Holyroodhouse. On y trouve également quelques grands noms :
James Boswell, également membre de cette loge ;
Archibald Constable, éditeur ;
George Crawford, éminent généalogiste et historien ;
John Lockhart, biographe de Sir Walter Scott ;
James Mackintosh, pamphlétaire qui écrivit une réponse à l’ouvrage d’Edmund Burke sur la Révolution française.
18Cependant, la Loge Holyroodhouse est surtout intéressante par sa composition sociale, à savoir des hommes de classe moyenne d’horizons très divers : des négociants prospères, des artisans, des étudiants en médecine, des hommes de loi, des hommes de lettres et des propriétaires terriens.
19Citons au hasard quelques noms pris dans d’autres loges. Dugald Stewart, le philosophe, était franc-maçon et reçut le titre de membre honoraire de la loge Mauchline à la demande de Robert Burns. Les Grands Maîtres de l’époque ne sont qu’une litanie de nobles, choisis pour leurs titres ; on trouve tout de même parmi eux le Comte de Buchan, fondateur de la Society of Antiquarians d’Écosse, et le roturier George Drummond, également membre de la loge Mary’s Chapel.
20Il est donc clair qu’une grande proportion des personnalités qui marquèrent l’âge d’or de la culture écossaise appartint à la franc-maçonnerie. Il en fut de même pour plusieurs représentants des professions médicales et juridiques, ainsi que pour les négociants, les artisans, les propriétaires fonciers et d’autres encore.
21Pourtant, bien qu’on ait parfois l’impression que toute l’élite ait été franc-maçonne, il n’en fut rien. La liste ci-dessus ne fait apparaître aucun des plus grands philosophes et intellectuels de l’époque, ni David Hume, ni Adam Ferguson, ni Adam Smith, ni William Robertson. Hume pour sa part, réputé qu’il était pour ses tendances athées, n’aurait eu aucune chance d’être accepté par une loge. En effet, les loges écossaises n’adoptèrent jamais les positions déistes, voire athées, de plusieurs loges européennes ; les loges écossaises auraient craint de se voir accusées de tendances subversives si elles avaient admis des hommes qui avaient la réputation de Hume.
22Il est donc surprenant que l’autre groupe élitaire largement absent des loges soit le clergé de l’Église d’Écosse. Quelques ministres du culte furent francs-maçons, mais très peu (parmi eux Hugh Blair, déjà cité). L’Église ne se prononça jamais sur la franc-maçonnerie, mais resta cependant très méfiante à l’égard du serment et du rituel maçonnique, et convaincue qu’il n’était guère convenable pour un pasteur de se faire initier. Les Églises sécessionnistes, généralement plus rigoristes, allèrent plus loin en condamnant le serment maçonnique.
23Toutefois, si l’Église d’Ecosse ne prend pas officiellement position face à la franc-maçonnerie, elle ne s’en désintéresse pas pour autant. Elle ne proteste nullement contre la création en 1758 de l’office de Grand Chaplain (Grand Chapelain) au sein de la Grande Loge d’Ecosse. Ce dernier fait partie de l’instance dirigeante de la Grande Loge et assiste à toutes les cérémonies officielles. Au fur et à mesure que la Grande Loge d’Ecosse prend de l’essor, à la fois quantitativement et qualitativement, l’Église d’Écosse (et en particulier les moderates) adopte une attitude bienveillante. Au cours du xviiie siècle, la franc-maçonnerie devient une véritable institution, partie intégrante de l’Establishment, au même titre que l’Église établie.
La franc-maçonnerie écossaise à l’heure de la Révolution française : une institution conservatrice
24La Grande Loge d’Écosse aspire à être considérée non seulement comme une organisation respectable mais aussi comme l’une des institutions fondamentales du Royaume-Uni.
25Comme au début du siècle, elle se plaît à jouer un rôle de mécène, protecteur des arts et de l’architecture. Elle encourage le progrès scientifique. De même que les aristocrates et la petite noblesse favorisent les voies de communication et le progrès agricole et industriel, Robert Dundas, représentant ce jour le Grand Maître William Charles, comte de Dalkeith, inaugure en compagnie du Lord Provost d’Édimbourg, William Fettes, les docks de Leith le 14 mai 1800. Dans son discours inaugural, le Grand Maître adjoint chante les mérites du commerce, comme l’avait fait son prédécesseur cinquante ans plus tôt pour démarrer la construction de la Bourse, et espère que les négociants britanniques pourront ainsi récolter les fruits de leur labeur en ayant accès à tous les ports des dominions britanniques.1 Ainsi la Grande Loge d’Écosse chante-t-elle les louanges de l’Empire colonial. De même, elle se réjouit des victoires remportées par l’amiral Nelson sur Napoléon et adresse à cette occasion un message de félicitations au roi en 1798.2 Quant à Robert Burns, dont les maçons écossais sont si fiers aujourd’hui encore, il rejoignit les Volunteers, pour lutter contre le péril français. Il fit part de ses inquiétudes dans son poème « Does Haughty Gaul Invasion Threat ? »
26Plutôt que de condamner ouvertement la Révolution française, ce dont ne se privent d’ailleurs pas les Grandes Loges anglaises, la Grande Loge d’Ecosse envoie des messages de félicitations au roi lors des différents succès de l’armée hanovrienne et proclame sa fidélité au monarque, ce qui lui vaut un traitement d’exception de la part des autorités. En effet elle bénéficie d’une bienveillance toute particulière au moment où sévit le « Combination Act ». Les loges conservent leur droit de réunion, pourvu qu’elles fournissent des listes détaillées de leurs membres. Ceci ne pénalise pas la Grande Loge outre mesure, mais lui permet au contraire de mieux tenir à jour ses registres et ainsi de percevoir toutes les cotisations de ses adhérents. Simplement, elle perd le droit d’octroyer de nouvelles chartes et donc de créer des loges. Elle s’en émeut d’ailleurs à plusieurs reprises, comme en témoignent les annales. Le 16 mai 1803 encore, elle adresse une requête au Lord Advocate : puisque la guerre avec la France est terminée, et puisque l’ordre public semble rétabli, elle s’interroge sur le bien fondé du « Combination Act » et demande la permission d’accorder de nouveau des chartes. Cette permission lui étant encore refusée, elle se voit dans l’impossibilité d’accéder à la demande de plusieurs « frères » de Marseille.3 Sans doute la Grande Loge appliquait-elle moins scrupuleusement la loi pour créer des loges en Ecosse. Les Grandes Loges anglaises, quant à elles, la contournaient presque systématiquement en utilisant les chartes de loges disparues pour les accorder à de nouvelles loges. Malgré ces petites tracasseries administratives, la Grande Loge d’Écosse bénéficia donc d’un traitement de faveur par rapport à toutes les associations de nature syndicale ou politique. Sa fidélité aux institutions du pays et en particulier à la monarchie explique cette clémence des autorités. Durant les années de guerre avec la France, la Grande Loge n’organisa plus de processions publiques, mais continua cependant à présider les cérémonies d’inauguration des principales réalisations d’Édimbourg. L’attentat de Drury Lane lui fournit l’occasion de formuler une nouvelle fois son attachement à George III :
Nous profitons de cette occasion pour assurer Votre Majesté de la pureté et de la simplicité de notre ordre ancien ainsi que de notre sincère attachement à la glorieuse constitution de notre pays, fondée sur une base tellement stable qu’elle ne peut être la proie d’ennemis étrangers ou compatriotes. Nous concluons en souhaitant ardemment à Votre Majesté un règne long et prospère, et un bonheur permanent, total et à l’abri de toute menace pour Votre Personne ainsi que pour tous les membres de Votre Illustre Maison, (a)4
27Le Grand Maître James Stirling demanda au ministre Henry Dundas de transmettre cette missive au roi. La référence aux « enemis étrangers ou domestiques » est une allusion à peine voilée aux révolutionnaires français et à tous ceux qui, sur le sol britannique, se laissaient séduire par leurs théories, ceux que l’on nomma parfois les « Jacobins britanniques ».
28La Grande Loge d’Ecosse est donc loin de se faire le chantre du progrès social et de la réforme. Peu de maçons, et bien moins de loges encore, y aspirent. Si des loges telles que la Canongate Kilwnning no 2 d’Édimbourg, par leur composition sociale et leur rayonnement dans la cité, ont pu contribuer à l’Enlightenment, la situation a bien changé au tournant du siècle. Une seule loge se fait remarquer par son attitude plus favorable aux organisations réformistes. De façon significative, il s’agit d’une loge d’opératifs, c’est-à-dire de maçons de métier. La Journeymen Lodge se fait sévèrement réprimander par les autorités maçonniques pour avoir loué ses locaux à la Society of the Friends of the People.5 De façon assez amusante, la loge incriminée rétorque qu’elle a simplement prêté ses locaux aux plus offrants... réduisant ainsi une affaire un peu politique à des considérations strictement financières. Elle lit le compte rendu de la Grande Loge à ses membres et affirme qu’elle continuera à agir de même par la suite :
Le compte rendu fut lu aux Frères et, après de longs débats, il fut décidé à l’unanimité que la salle de la Loge serait louée au plus offrant et qu’une annonce serait publiée à cet effet dans les journaux d'Édimbourg, (a)6
29La loge est sanctionnée pour son attitude ; quatre de ses membres sont suspendus de leur office, c’est-à-dire privés de leurs responsabilités maçonniques, pendant un an.7 Quatre ans plus tard, on trouve dans les annales de cette même loge la mention suivante :
La Loge ayant eu lecture d’une missive de M. Walter Russell rédigée au nom de plusieurs sociétés demandant l’autorisation d’organiser une École du Dimanche, le soir, dans la salle de la loge, la Loge donne sa pleine approbation aux efforts réalisés par ces sociétés pour promouvoir la religion, (b)8
30Le fait pourrait paraître anodin si ces écoles destinées à évangéliser les pauvres n’avaient suscité la désapprobation de certains aristocrates tels que le duc d’Atholl, par exemple, en 1799. Cette loge, contrairement à la Grande Loge qui s’évertuait à soutenir les institutions du pays, fit bien figure d’exception. On en veut encore pour preuve son souci de venir en aide aux frères les plus nécessiteux en leur procurant du grain venu de l’étranger. Quand on connaît l’attachement des élites foncières aux lois protectrices contre l’importation des grains à cette époque, on mesure toute la portée de ce geste, en pleine guerre contre la France.9
31Quelques « frères » ont soutenu la Révolution française, mais de façon bien éphémère. Le plus célèbre fut James Mackintosh, initié en 1785 à la loge Holyrood House no 44, auteur de Vindiciae Gallicae (1791). Il écrivit cette réponse aux plus célèbres Reflections on the French Revolution d’Edmund Burke, après avoir adhéré à la Society for Constitutional Information de John Home Tooke. Il rejoignit également la Society of the Friends of the People, avant de se convertir aux idées de Burke et d’attaquer Godwin en 1798 dans The Introductory Discourse.
32Ces quelques faits suffisent à prouver l’absurdité de la thèse développée par John Robison, professeur de sciences naturelles à l’Université d’Édimbourg, dans un ouvrage à juste titre tombé dans l’obscurité, mais qui fit grand bruit à l’époque, Proofs of a Conspiracy, publié en 1797.10 Confondant franc-maçonnerie britannique et franc-maçonnerie française d’une part, méconnaissant d’ailleurs l’une comme l’autre, Robison soupçonnait les loges de sympathies à l’égard des philosophes français et croyait même qu’elles condamnaient toute religion révélée et prêchaient l’athéisme. Comme l’abbé Barruel, qui publiait au même moment ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme11, il affirmait qu’un complot révolutionnaire se tramait dans les loges et menaçait l’ordre établi. L’étude des annales de la Grande Loge et des minutes des loges individuelles montre bien qu’il s’agit d’un véritable contre-sens.
33Faut-il en conclure pour autant que la franc-maçonnerie écossaise ne fut pas une composante de l’Enlightenment écossais ? Son histoire jusqu’à la dernière décennie du xviiie siècle tendrait à prouver l’inverse. Contrairement aux Grandes Loges anglaises, la Grande Loge écossaise n’a jamais oublié ses maçons « opératifs », mais leur a au contraire permis de côtoyer, sinon dans les mêmes loges, du moins à l’occasion de réjouissances communes, des francs-maçons issus de la bourgeoisie, voire de l’aristocratie. Il ne s’agit pas de dire qu’il y avait un brassage social, mais que la franc-maçonnerie était un facteur important d’intégration sociale. De plus, au début du siècle, la Grande Loge épousa d’emblée la cause de l’Union. Plusieurs de ses Grands Officiers, Sir William Forbes of Pitsligo, Grand Maître, célèbre banquier, de même que James Boswell, Grand Maître adjoint, côtoyaient à Londres Oliver Goldsmith, Samuel Johnson et Edmund Burke... Les quelques noms cités dans ce chapitre tendraient à prouver que la franc-maçonnerie a été mieux implantée dans les milieux intellectuels en Écosse qu’en Angleterre.
34Tout au long du siècle, la Grande Loge d’Écosse a joué un rôle dans la vie théâtrale. À de rares exceptions près, elle organisait chaque année la représentation publique d’une pièce de théâtre maçonnique (masonicplay).
35La franc-maçonnerie fut l’une des premières institutions à substituer la notion de solidarité à celle de charité. A la notion aristocratique de charité, elle préférait de fait celle d’entraide mutuelle, non seulement au sein d’un même corps de métier mais entre membres d’une même association. Chaque loge disposait d’un « tronc de bienfaisance » qu’elle prenait soin d’alimenter régulièrement à l’aide des cotisations de ses membres. Lorsque l’un de ceux-ci était en difficulté, pour cause de maladie, ou même à la suite d’un revers de fortune, il pouvait compter sur l’aide de ses « frères ». Les veuves des maçons, ainsi que les orphelins, bénéficiaient d’une sorte de pension. Les loges inauguraient ainsi un système mutualiste avant l’heure.
36Les loges maçonniques ont donc joué tous ces rôles à la fois, une fonction de protection sociale à l’égard de leurs membres, et également d’intégration sociale, à l’échelon local et national, dans le nouveau Royaume-Uni.
37L’intérêt de la franc-maçonnerie écossaise provient peut-être des paradoxes qui la caractérisent. L’institution maçonnique était sans doute l’organisation sociale la plus répandue au xviiie siècle. Aujourd’hui encore, par rapport au nombre d’habitants, la franc-maçonnerie écossaise est sans doute la mieux implantée d’Europe. Pourtant, elle a été ignorée des historiens, pour les raisons évoquées ci-dessus. Parce que la loge maçonnique était une organisation relativement commune au xviiie siècle, elle a regroupé des hommes d’horizons très divers, sans affinité politique particulière. Afin d’avoir droit de cité, la franc-maçonnerie a toujours cherché à s’attirer les faveurs des autorités, celles des provosts et des magistrats de la ville, celles de l’Église d’Ecosse, et également celles du Parlement et du roi. Dans ce but, comme les autres Grandes Loges britanniques du reste, elle a toujours tenté de paraître à l’écart de toute querelle politique ou religieuse, tout en prenant soin de soutenir la politique et la religion du pouvoir en place. Cela n’a pas empêché deux catholiques fervents, Robison et l’abbé Barruel, de soupçonner l’ensemble de la franc-maçonnerie de complot révolutionnaire, et d’influencer par leurs écrits certains de leur compatriotes. Paradoxalement, leur vision a marqué l’opinion publique et alimenté la méfiance à l’égard de la franc-maçonnerie en général. Or l’histoire prouve qu’il n’y eut pas plus conservateurs que les francs-maçons écossais et anglais. Contrairement à beaucoup d’institutions, en trois siècles la franc-maçonnerie a survécu aux aléas de la politique et réalisé le véritable tour de force de préserver son secret, ou tout au moins de s’entourer de mystère, d’intriguer ses contemporains, hier comme aujourd’hui, sans jamais remettre en cause l’ordre établi, mais en se faisant au contraire un point d’honneur de respecter la tradition politique britannique, et d’appartenir à l’Establishment. Aucun signe ne nous laisse entrevoir le moindre changement pour le xxie siècle...
Notes de bas de page
1 Records of the Grand Lodge of Scotland (disponibles à la bibliothèque de la Grande Loge d’Ecosse, Freemasons’ Hall, à Édimbourg).
2 Alexander Lawrie, The History of Freemasonry..., Édimbourg, 1804, p. 153-155.
3 Records of the Grand Lodge of Scotland, vol. IV, 5 août 1803.
4 Records of the Grand Lodge of Scotland, 9 juin 1800.
5 Records of the Grand Lodge of Scotland, vol. II, 4 novembre 1793.
6 Journeymen Masons Minutes, Édimbourg, 1783-1808, vol. 2, 21 novembre 1793.
7 Records..., 3 février 1794.
8 Journeymen Masons Minutes, 18 août 1797.
9 Journeymen Masons Minutes, 30 octobre 1800.
10 John Robinson, Proofs of a Conspiracy..., Londres, Robison, 1797 et Édimbourg, Cadell, 1797.
11 Abbé Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Hambourg, Fauche, 1797-1798, 5 vol.
Auteurs
Université de Saint-Andrews, Écosse
Université de Provence, Aix-en-Provence
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