La bienveillance et le grand tout
p. 187-207
Texte intégral
1L’un des intérêts de la lecture de l’œuvre de Francis Hutcheson (1694-1746), père des Lumières écossaises et fondateur de l’école philosophique dite « écossaise », est qu’elle permet de voir en quoi il annonce la célèbre École du sens commun de Reid. Mais aussi l’une des difficultés en est l’extrême flottement dans la terminologie dont il fait usage en tout ce qui concerne les sens, les sentiments et les passions. La tâche que nous nous proposons est d’en démêler les sens et de voir dans quelle mesure sa description du champ de la sensibilité s’oriente tout naturellement, quoi qu’il en soit, vers une métaphysique implicite. Les sources principales dont on s’inspire ici sont An Enquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue datant de 1725, et An Essay on the Nature and Conduct of the Passions and Affections, datant de 1728. Ces deux ouvrages remontent au tout début de la carrière académique de Hutcheson avant qu’il n’occupe la chaire de Philosophie morale à l’Université de Glasgow en 1729. Ouvrages de jeunesse, donc, où l’ardeur de ses jeunes années contribue à brouiller les pistes d’une réflexion devenue plus ordonnée chez le professeur mûr, mais attachant par cela même.
Phénoménologie de la sensibilité
2Le premier problème auquel on se heurte est un problème de vocabulaire. Les descriptions souvent minutieuses que Hutcheson fait des états mentaux les désignent tantôt sous le nom d’idées, tantôt de réflexions, tantôt de perceptions, ou de sensations. Ce qui l’intéresse, c’est la représentation mentale en elle-même, plutôt que l’adéquation entre l’idée et la chose représentée ; c’est-à-dire que son propos n’est pas d’élaborer une théorie de la connaissance comme Descartes, comme Spinoza ou même comme Locke, même s’il emprunte largement à leur terminologie.
3Les perceptions sont nommées tout d’abord des sensations :
On appelle sensations les idées qu’éveille en nous la présence d’objets extérieurs agissant sur nos corps. (Enquiry, 1,1), (a)
4Nul doute quant à l’existence du monde extérieur et peu importe si les sensations que nous en avons lui correspondent ou non, ce qui intéresse Hutcheson, c’est le fonctionnement mental en tant que tel. Nous recevons les sensations par les organes des sens et Hutcheson en vient assez rapidement à distinguer les sens externes qui nous transmettent par des organes spécifiques les perceptions du monde extérieur, et le ou les sens interne(s). Mon propos ici n’est pas de décrire ce qui paraît se donner comme le principal sens interne, le sentiment esthétique de beauté.1 Résumons rapidement. Le sens interne de la beauté harmonique se distingue du sens externe du son car il est ce qui nous permet de saisir la spécificité d’un bel assemblage de sons ; nous n’entendons pas seulement, mais nous avons en outre « une bonne oreille ». Ce sens interne est placé entièrement sous le signe du plaisir. Il nous permet d’être touché agréablement par tel assemblage de couleurs, de sons, de formes, etc. L’important ici est de voir que, tout en gardant le langage des « facultés », la terminologie est celle d’une passivité de l’esprit qui reçoit des impressions, et d’une passivité toute ordonnée à la réception d’impressions agréables. Nos sens internes sont avant tout des facultés de percevoir du plaisir (Enquiry, I, 8, i).
5Alors que nous partageons avec les animaux les facultés des sens externes, le sens interne, qui en est comme la doublure, paraît appartenir à l’homme en propre. Faute de langage, nous ne savons pas ce qu’il en est du sens interne des animaux, encore qu’il soit vraisemblable qu’ils en aient un. Mais c’est notre sens interne qui apprécie la proportion que les parties d’un ensemble entretiennent avec le tout, ou que les objets entretiennent entre eux, car il relève de la faculté de discriminer différents éléments ; il relève du jugement. D’après Hutcheson, nous ne disons pas d’un morceau de ciel bleu uni qu’il est beau, ni d’une seule note soutenue longtemps qu’elle est belle. Ce qui est proprement beau, c’est le rapport que des notes d’un morceau de musique entretiennent entre elles, ou les contrastes entre pans sombres ou nuageux d’un ciel servant peut-être de fond aux délicates frondaisons des arbres se découpant sur lui dans une plaine par moments vallonnée (Enquiry, I, 8). Alors que nous disposons de noms distincts pour désigner les sens externes (ouïe, odorat, vue, etc.), nous n’en disposons pas pour désigner les différents sens internes, ou les différents aspects du sens interne. Une partie du travail de Hutcheson consiste en une description de ces aspects et en un effort laborieux pour leur assigner des noms adéquats. Il n’y parvient pas toujours. Les sens externes apparaissent comme plus fixes, plus naturels : des données immédiates, pour ainsi dire ; mais en ce qui concerne le(s) sens interne(s), y en a-t-il un seul, celui de la beauté, qui regrouperait tous les autres, ou y a-t-il à distinguer réellement entre ces différents aspects, et si oui, alors quel nom leur donner ? Problèmes terminologiques, donc ; or quant à l’existence de ce(s) sens interne(s), Hutcheson est tout à fait formel. Nous sommes des êtres doués d’intériorité et c’est cette intériorité qu’il tente de décrire. Toutefois, Hutcheson ne confond absolument pas sens interne et idée innée. Il n’est même pas possible de dire selon lui que celle-ci présuppose celui-là, suivant en ce point la révolution philosophique anti-cartésienne opérée par Locke. Le sens interne n’est aucunement une idée de beauté préconçue par rapport aux choses, et à l’aune de laquelle nous pourrions juger de leur beauté ; mais il est la capacité de s’émouvoir de l’uniformité des objets et de leur variété (Enquiry I, 6, x). Les objets mathématiques en sont pour lui un exemple privilégié, de même, dans un domaine plus plastique, l’architecture. Les sensations donc sont des modifications de notre esprit, le sens interne est une faculté de recevoir du plaisir, et il se reconnaît par le fait que quelqu’un a du goût.
6Il y a proximité entre le sens interne et le goût (taste). Hutcheson semble avoir été l’un des premiers à introduire cette notion assez délicate à déterminer dans le vocabulaire de la philosophie. « L’homme de goût apprécie la beauté et l’harmonie dans les Arts » (The gentleman of good taste bas a relish for beauty in the Arts, harmony) (Enquiry, Preface). Comment expliquer que certains hommes perçoivent de la beauté là où d’autres n’en perçoivent pas ? « Nous appelons « finesse » ou « bon goût » l’aptitude supérieure dont sont doués certains de percevoir la beauté en des choses si délicates » (This greater capacity of receiving such pleasant ideas we commonly call a fine Genius or Taste) (Enquiry, I, 1, xi). Le goût est une catégorie subtile, qui ne relève pas de la connaissance – ce n’est pas une idée – mais d’une disposition de notre nature, un je ne sçais quoy qui relève du sens interne et il arrive que Hutcheson confonde les termes de « goût » et de « sens ». L’espèce humaine, écrit-il dans l’Essay (V, 2) est douée « d’esprit civique, de sens moral et du sens de l’honneur ». Par ailleurs, il déploie le sens interne en sens de la beauté, sens moral et sens de l’honneur. Le goût est donc une catégorie intermédiaire entre le goût objectif des choses (comme d’être salées ou sucrées) et notre capacité (on dit « avoir du goût ») d’apprécier finement les différentes saveurs.
7Dira-t-on que des goûts et des couleurs on ne discute pas ? La réponse de Hutcheson est nette sur ce point. Qui sera capable de juger de ce qui est plus ou moins beau, plus ou moins bien, plus ou moins honorable, sinon celui qui connaît tous les plaisirs, les plaisirs plus grossiers du sens externe et les plaisirs incomparablement plus fins, plus nobles, et plus durables du sens interne ? Car il y a une hiérarchie des plaisirs, entre des plaisirs inférieurs et des plaisirs supérieurs, entre ceux du sens externe et ceux du sens interne. C’est une hiérarchie qui relève de la constitution même de notre nature (the frame of our nature). Le sens moral fournit plus de plaisir que toutes nos autres facultés (Enquiry, II, 6) car il est la source de nos plaisirs les plus durables, sinon les plus vifs, à l’inverse des sens externes. Hutcheson essaie de démontrer qu’il y a plus de plaisir dans les idées de beauté et d’harmonie que dans les idées simples de la sensation (Enquiry, I, 8). Il oppose les plaisirs de l’imagination ou du sens interne, tels que ceux de l’architecture, de la musique, de la peinture, de la poésie (Essay, IV, 4) aux plaisirs des sens externes. Il argumente de la façon suivante : les plaisirs externes sont généralement brefs et passagers (Essay, VI, 1) ; mais le principal avantage des plaisirs du sens interne est qu’ils n’amènent pas l’individu à se replier sur lui-même, mais, par la possibilité du partage, à s’ouvrir aux autres, à la communauté des hommes. Quel intérêt présenteraient des mets fins, de beaux meubles, si ce n’était pour se mettre en valeur et, ce faisant, distribuer de la valeur aux autres, se mettre au service de ses amis, et entretenir l’amitié ? Il n’y a jamais de honte à combler nos sens supérieurs par la contemplation de la beauté et de l’harmonie ni à les abreuver des sources du savoir.
Les objets qui procurent ce plaisir sont de telle nature qu’ils en procurent à tout le monde ; et qu’il se trouve un homme pour les apprécier n’empêche nullement les autres de les aimer aussi. (Enquiry, II, 5, vii) (a)
8Il y a des objets qui procurent « à tous un plaisir inépuisable » (ibid.) puisque tout le monde peut profiter d’un beau paysage, d’un tableau exposé dans un musée, d’un concert donné dans un salon. Il y a des plaisirs qui sont plus nobles que d’autres,
... mais qu’ils sont ternes et qu’ils manquent de saveur s’ils ne sont pas associés à ces plaisirs moraux que sont l’amitié, l’amour et la générosité ! » (Enquiry, II, 6, i) (b)
9Ces plaisirs de l’amitié, de l’amour, du partage sont des plaisirs moraux, relevant du sens moral et qui sont bien plus grands que tous les autres. Les plaisirs du sens externe, parce qu’ils sont goûtés par l’individu dans sa solitude, referment l’homme sur lui-même ; c’est par là qu’ils sont « pernicieux » ; alors que ces mêmes plaisirs, dès lors qu’ils sont partagés avec d’autres, décuplent en intensité. Il se peut qu’il y ait conflit entre les sens externes et le sens moral (Essay, V, 3) mais ce conflit cesse si l’on arrive, par la raison, par un calcul, à ordonner les uns par rapport aux autres. Et puisqu’il y a hiérarchie entre eux, voilà pourquoi l’homme vertueux, celui qui préfère les plaisirs du sens interne aux plaisirs des sens externes, est celui qui est capable d’être juge en matière de goût. Celui qui a une plus grande pratique des plaisirs supérieurs est habilité à dire ce qu’il en est en matière de goût.
10On voit que l’analyse du goût conduit à empiéter partiellement sur une question posée plus haut, à savoir, y a-t-il un sens interne ou des sens internes ? Hutcheson commence par hésiter sur ce point, mais en arrive à distinguer différentes nuances dans les perceptions du sens interne. Celle qui le frappe le plus est celle de beauté, mais la perception de la vertu lui est intimement liée car : « Que la vertu est belle ! » (Enquiry, Preface). Nous admirons la grandeur d’une belle action, nous avons de l’estime pour l’auteur d’un beau geste, et lorsque nous nous percevons nous-mêmes comme étant l’auteur d’une action vertueuse nous en éprouvons tout simplement du contentement, de l’approbation de soi. Mais le sens de la vertu ou « sens moral » est aussi appelé « un désir du bien public » (Enquiry, II, 4, ii). Y a-t-il une distinction bien précise à faire entre « sens moral » et « sens public » ? On sera amené à y revenir en un deuxième moment de cette étude. Je tiens à attirer l’attention ici sur la confusion de vocabulaire entre le sens public et le « désir du bien public », qui est un désir éminemment moral. Sens externe, sens interne, sens moral, sens public, désir du bien public, sens et désir – tous ces termes sont bien proches. Comment les démêler ?
11Reprenons les choses par le commencement, par la sensation. Le désir lui est intimement lié, tout en étant distinct. On pourrait dire du désir qu’il s’agit d’un malaise (uneasiness) qui accompagne nos sensations sans toutefois se confondre avec la douleur. « Le désir diffère autant du sentiment d’être mal à l’aise que la volition de la sensation » (Enquiry, II, 2, v). Nous ne pouvons pas vouloir sentir. Par notre constitution, nous sentons, s’il y a quelque chose à sentir. Un point, c’est tout. Le désir n’est pas une douleur, mais en est proche, puisque le désir non comblé pendant trop longtemps se mue en frustration, et donc en douleur. Le désir est, comme la sensation, tout orienté vers sa fin ; il cessera par l’appréhension de quelque bien ou par l’aversion, définitive ou temporaire, de quelque mal.
Notre nature est telle que le désir naît en nous lorsque nous percevons que certains objets, certaines actions, certains événements sont mauvais et que nous voulons profiter nous-mêmes, ou faire profiter les autres, des agréments que l’on peut attendre des premiers, et éviter nous-mêmes, ou faire éviter aux autres, les désagréments qu’entraîneraient les seconds. (Essay, I, 1) (a)
12C’est dire que le désir est un mouvement de notre esprit et de notre corps, nous orientant vers un but — la satisfaction d’un plaisir ou l’évitement d’un déplaisir. Le désir est une certaine orientation de l’être qui signifie la distance entre nous-mêmes et la satisfaction pleine, même si ce n’est que momentanément, de notre être. Désirer, c’est « être-à-la-recherche-de... »
13De même qu’il y a cinq classes de sens, Hutcheson énumère cinq classes de désirs, qui leur correspondent, point par point. Il dénombre :
- désir d’un plaisir sensuel, ce qui correspond aux cinq sens externes ;
- les désirs des plaisirs de l’imagination (on peut dire encore « du sens interne ») ;
- les désirs des plaisirs liés au bonheur public ;
- le désir de la vertu et l’aversion pour le vice ;
- les désirs de l’honneur et de l’aversion pour la honte (Essay, I, 1).
14Nous voyons que le désir est double : s’il est orientation vers quelque chose, il est dans le même temps aversion pour son contraire, simultanément mouvement-vers et détournement, selon la qualité de l’objet. Hutcheson appelle le désir et son envers, l’aversion, deux affections de l’esprit. Regardons de plus près le vocabulaire utilisé : la sensation est dite modification de notre esprit et le désir/ aversion, affections. Mais à vrai dire, il n’y a pas grande différence entre ces deux états : être affecté de quelque manière implique vraisemblablement quelque modification de notre état, quelque ébranlement de l’esprit et du corps, quelque motion - voire commotion – de notre esprit/ corps. Et nous ne sommes pas loin des passions. Hutcheson cite toutes sortes de passions : la faim, la soif, la joie, la tristesse, l’indignation, la colère, l’amour, la haine, l’ambition, l’envie, le ressentiment... Toutes les passions ne sont pas violentes ou excessives, loin s’en faut. Celle qu’il semble priser par dessus toutes les autres, la bienveillance, est une « calme détermination de la volonté », et s’apparenterait bien davantage à la raison. Mais n’anticipons pas.
15Si l’on cherche à mettre quelque ordre dans sa terminologie, on peut dire qu’à la base, toutes les passions sont des modifications de notre esprit (Essay, I, 5) et par là, relèvent de la sensation (voir supra) ; et on le voit bien lorsqu’il cite comme exemples la faim et la soif. Mais un peu plus loin dans l’Essay (II, 6), Hutcheson appelle les passions « des forces surajoutées aux sensations ». Même si l’on peut apprendre avec quelque surprise l’existence de passions douces et raisonnables, il n’en reste pas moins vrai que la plupart des passions ont un rapport très étroit avec la sensation en ce qu’elles sont reliées à des mouvements corporels (Essay, III, 2) confus et violents :
La passion est aveugle ; elle peut nous pousser à agir en nous faisant perdre de vue jusqu’à nos propres intérêts. (Enquiry, II, 4, ii) (a)
16Il y a une liaison étroite entre sens interne et passions, car la joie, la tristesse, l’amour, l’indignation sont mis en branle par nos représentations morales. En parlant de la honte, Hutcheson confond son vocabulaire avec celui de la sensation, car il l’appelle « une forte sensation de déplaisir » (a grievous sensation of misery, Enquiry, II, 5, iii) ; elle paraît intermédiaire donc entre la sensation corporelle et l’émotion morale.
Lorsqu’on se laisse emporter par la colère, la méchanceté ou l’esprit de vengeance, on ne récolte que souffrance et douleur. (Enquiry, II, 6, i) (b)
17La passion est une affection complexe, car elle inclut, outre le désir ou l’aversion, ou le désir mêlé d’aversion, des sentiments confus de plaisir et de peine, accompagnés de mouvements corporels violents qui engluent l’esprit dans le présent à l’exclusion de toute autre chose. La passion est partielle et partiale. Elle prolonge ou affermit les affections à tel point que l’on ne peut plus raisonner ni penser juste. Alors que le sens interne était appréciation de l’ordre, de l’harmonie, de la proportion, de la mise en perspective, la passion semble en être le brouillage point par point, par sa position intermédiaire entre les sens externes et le sens interne.
18Pas tout à fait cependant. Outre les passions violentes, « émotionnelles » ou « sensationnelles », Hutcheson ne néglige pas d’en mentionner d’autres, l’aversion au mal étant l’autre face du désir calme du bien, qu’il soit bien privé ou bien public. Une nouvelle distinction se dessine donc dans ce champ complexe qu’est la passion ; la distinction entre le particulier et le général, entre une vision partielle et une vision qui entrevoit l’ensemble des choses. Hutcheson énumère des passions particulières et partielles vis-à-vis d’objets immédiatement présents à nos sens (Essay, II, 2), telles que l’ambition, la cupidité, la faim, l’envie, le désir de vengeance et la colère. Elles font irruption dans la conscience à des occasions particulières, bien circonscrites. Mais elles ont comme contrepoint, en ce qui concerne un bien qui nous est privé, des passions tout aussi particulières, mais plus calmes et qui ont pour nom l’amour, la félicité, la compassion, l’affection naturelle. Il se dessine donc toute une dialectique possible entre des passions calmes et des passions agitées, entre des passions privées et des passions générales, entre des passions égoïstes et des passions tournées vers autrui (public passions) :
La meilleure façon de dominer ses passions égoïstes est de renforcer en soi le goût du bien public par la réflexion assidue, au point d’en faire une habitude plus forte que l’égoïsme. (Essay, II, 2) (a)
19Fait partie de cette éducation de nos passions l’importance d’élever, comme une barrière contre elles, une méfiance devenue habituelle et la crainte de toute passion violente. Nous pouvons, et devons, dans l’intérêt général, discipliner nos passions en y mettant de l’ordre (to put our passions in better order : Essay, VI, 7) en respectant une certaine hiérarchie, faisant passer l’intérêt particulier après l’intérêt général, un bien privé après un bien public. Une réflexion décentrée de soi-même fournit un instrument pour l’éducation de nos passions. Si nous sommes dotés de passions égoïstes en vue de notre propre préservation, nous sommes dotés également de passions publiques qui nous portent vers la sociabilité, vers l’organisation de la vie en communauté, vers l’industrie et donc la distribution des biens parmi les membres de la communauté (Essay, II, 6).
20Il semble donc y avoir une grande imprécision dans l’utilisation des termes employés par Hutcheson pour décrire l’activité corporelle et mentale : les sensations sont des modifications de l’esprit, tout comme le sont aussi les désirs qui nous portent toujours vers quelque bien, naturel ou moral, et sont accompagnés de toute une gamme d’affections et de passions. Là où le tableau devient nettement plus clair, c’est lorsqu’on examine l’orientation de ces modifications de l’esprit – vers soi, ou vers autrui. C’est ce que l’on va maintenant examiner.
Polarité des passions
21Les sensations, sens, instincts, affections, passions et désirs chez Hutcheson, quelles que soient leurs nuances respectives, ont ceci en commun : tantôt ils peuvent être orientés vers le soi, tantôt vers autrui. Ils ont une face égoïste et une face altruiste, un aspect privé et un aspect public. C’est ce dernier qui intéresse plus particulièrement Hutcheson. L’essentiel du problème est alors de bien saisir cette dialectique.
22Parmi les sens internes il en existe au moins deux qui sont éminemment dotés de cette face altruiste. Ce sont le sens moral et le sens public. Ils sont parfois liés au point de se confondre. Mais avant d’aborder leurs liens, il serait opportun de signaler un sens qui est comme à la charnière des deux et que Hutcheson nomme le « sens de l’honneur », avec son corollaire, le sentiment de honte. Ce sens de l’honneur est enraciné dans l’amour-propre. Le sens moral nous permet d’apprécier la beauté des actions d’autrui, mais aussi d’approuver nos belles actions à nous :
Les plaisirs moraux sont, de tous les plaisirs, ceux qui nous apportent les plus grandes satisfactions : ils nous font nous délecter de notre être profond et de notre nature même. Ils nous font sentir notre dignité et notre valeur, nous donnent l’impression de jouir d’une félicité comparable à celle qui est, d’ordinaire, attribuée à la divinité et nous font nous réjouir de notre perfection comme de celle de tous les êtres. (Essay, V, 10, iv) (a)
23Mais à y regarder de plus près, ce sens de l’honneur, ou de notre propre valeur, dépend très étroitement du regard d’autrui sur nous selon que nous nous sentons approuvés ou désapprouvés. Hutcheson est évidemment bien loin de décrire les mécanismes par lesquels s’élabore ce narcissisme de base, au sens où l’entendent Freud et ses successeurs. Son point de vue est bien plus social que psychologique. Témoin ce passage, plaisant par sa naïveté même :
Notre sens de l’honneur peut nous apporter des satisfactions durables, pourvu que nous fassions preuve de modération. Si notre sens moral est droit et si nous estimons les autres à leur juste valeur, les louanges nous plairont en fonction du nombre et de la valeur de ceux qui nous les prodigueront. Si donc nous ne parvenons pas à gagner l’estime de tous, au point d’obtenir que tous ceux qui nous connaissent disent du bien de nous, nous trouverons cependant toujours des hommes sensés et réfléchis pour donner leur estime à un homme vertueux. Leur excellence compensera leur petit nombre et nous aidera à faire face à la réprobation née d’un manque de perspicacité. (Ibid.) (b)
24C’est donc bien plutôt autrui, toujours présent, ne serait-ce que par la préexistence des figures parentales, qui nous confère et notre sens public et notre sens moral, sens implantés en nos natures par notre existence même et qui ne doivent rien, ou très peu, selon Hutcheson, à la coutume, à l’habitude et à l’éducation. Il s’agit, dans les deux cas, d’un véritable sens inné, d’un instinct. Cet instinct est une tendance toute hédoniste vers le bien, qu’il soit bien naturel ou bien moral, bien de l’avoir ou bien de l’être. Hutcheson semble ne pas toujours très bien faire la distinction entre l’un et l’autre. Car lorsqu’il décline les biens naturels que sont, par exemple, la possession de maisons, de terrains, de jardins, de vignobles [en Écosse ?], il y joint tout naturellement celle de la santé, de la force et de la sagesse (Enquiry, II, Introduction). De même il existe des biens moraux, tels que l’honnêteté, la confiance, la générosité, la bienveillance, que nous approuvons et aimons tout naturellement par une disposition interne de notre être. Nous ne pouvons dire que nous possédons les biens moraux, mais nous y participons de quelque manière et ces attitudes d’esprit font que nous entrons en communication avec d’autres esprits moraux. Le bien naturel ne fait qu’éveiller le désir captatif de possession, alors que le bien moral excite en nous quelque chose de plus subtil, le sentiment d’approbation, ou la perception, par soi ou par d’autres, d’une excellence morale. Des actions morales, nous percevons bien autre chose que les avantages ou les intérêts qu’elles peuvent nous procurer. On appelle « amour de soi » la recherche de quelque bien privé, c’est-à-dire, non partagé avec d’autres, comme peuvent l’être tous les objets à posséder. Mais il existe bien, affirme Hutcheson, des choses telles que le désir ou l’amour du bien commun à plusieurs, voire à tous, le bien public (Enquiry, II, 1, ii).
Chaque fois qu’une action nous est présentée comme une marque d’amour, de gratitude, de compassion, du souci du bien et du bonheur d’autrui, peu nous importe qu’elle ait eu lieu à l’autre bout du monde ou dans un passé reculé, sa beauté nous remplit de joie et nous admirons son auteur. (Enquiry, II, 1, ii) (a)
25Nous ne pouvons bien évidemment retirer aucun avantage matériel ni moral immédiat des « héros de la vertu » tels que Cincinnatus ou Caton ; par conséquent, dit Hutcheson, le sentiment moral d’approbation est désintéressé, non tourné vers un quelconque avantage privé. Nous admirons, de façon purement détachée de toute préoccupation de gain personnel la beauté intrinsèque de telles actions. Et même, dit-il, cette perception du bien moral peut venir à l’encontre de notre intérêt privé :
Notre sens moral remplit son rôle même lorsque nous n’y avons pas avantage. Il nous rend capables d’admettre le bien-fondé d’une condamnation dont nous faisons l’objet. (Enquiry, II, 1, vi) (a)
26Une telle vertu est susceptible de ne jamais promouvoir uniquement l’intérêt privé, mais toujours aussi l’intérêt public. Notre sens moral est constitué par un sentiment de plaisir à la contemplation du bonheur des autres, lié à un sentiment de plaisir de constater que nous sommes capables d’une telle vertu.
27C’est dire que le sens moral est très proche de ce que Hutcheson appelle par ailleurs le sens public, ou encore « la vertu sociale » (Enquiry, II, 2, i). Le sens public est ce qui nous amène à nous réjouir forcément du bonheur d’autrui, et, symétriquement, ce qui fait que nous éprouvons du chagrin en voyant ses souffrances, ce qui n’est autre chose que la compassion. De même que la sensation n’est pas l’effet de la volonté de celui qui l’éprouve, de même cette compassion n’est pas non plus l’effet de la volonté, mais est une donnée de notre nature : « La sympathie que nous éprouvons pour autrui découle de notre nature même. » (Essay, I, 1, iii). La compassion est le commun dénominateur de toute vertu sociale, mais son type même est le sentiment de gratitude qui est à la base de « toutes les associations heureuses dans tous les domaines, et des amitiés sincères » (Enquiry, II, 5, ii). Ce qui accompagne toute sociabilité est l’amour, l’amitié et les bons offices. Nous percevons ici à quel point Hutcheson est imprégné par sa lecture des auteurs anciens, en particulier de Cicéron. Il décrit dans le détail et avec un plaisir évident les gratifications qui consistent à rendre des services à des personnes qui nous sont chères, aux membres de la famille élargie. Nous connaissons ainsi les plaisirs moraux de la communication, de l’estime réciproque, de la gratitude. C’est l’échange des bons offices qui permet aux hommes de vivre en société, de se comporter en êtres sociaux (Essay, IV, 4). Ces plaisirs sont éminemment moraux en ce que la sociabilité, la bienveillance nous empêchent d’être rassasiés par les plaisirs externes, qui, s’ils n’étaient partagés, deviendraient insipides et finiraient par nous dégoûter. Si on a pu utiliser le terme de « phénoménologie de la sensibilité » pour la description des divers méandres des états mentaux, il n’en va pas de même en ce qui concerne cette « description » toute irénique et idéalisée du sens moral et du sens public. Il est peu question de haine, d’envie, de jalousie et de violence chez Hutcheson, non parce qu’il les nie mais parce que leur existence qui n’est que trop évidente n’est pas conforme à leur essence idéale. C’est qu’il a en tête une tout autre vue des choses, une tout autre « théorie ».
28Il semble, d’après les nombreuses références qu’il y fait, que Hutcheson emprunte volontiers sa notion de « l’esprit public » (public spirit) à Shaftesbury, et en particulier à son ouvrage Inquiry conceming Virtue and Merit de 1699. La vertu la plus haute est la bienveillance, à savoir, « le paisible penchant de la volonté pour le bien d’autrui » (Enquiry, II, 7, iii). Cette bienveillance est volontiers qualifiée de désir : « le désir du bonheur public propre aux êtres doués de raison » (Enquiry II, 7, vi), voire de passion ou tout au moins d’affection de notre esprit - donc, d’émotion. La sociabilité, l’industrie, l’organisation de la société sont appelées des « passionss publiques » (Essay, II, 6). Si la terminologie n’a pas trop d’importance – et Hutcheson lui-même signale cette difficulté à trouver des dénominations justes – l’orientation des modifications de notre esprit, elle, en a.
29Il y a bel et bien des passions publiques. Le sens public est :
un penchant à se réjouir du bonheur des autres et à compatir avec leur malheur que l’on retrouve à des degrés divers chez tous les hommes et que les Anciens appelaient parfois κοινονονμοσυνη ou sensus communis. (Essay, I, 1) (a)
30Le sens commun est donc fondamentalement un sentiment communautaire, ou plus simplement encore, ce sentiment de compassion que Mencius disait être le propre de l’homme. Le sens commun est la possibilité de reconnaître immédiatement les sensations que d’autres partagent avec moi, ce qui est le fondement de l’intersubjectivité. Les désirs publics ou le sens public comportent, par conséquent, de nombreuses modalités : les sentiments de gratitude, de compassion, d’affection naturelle entre les époux, l’amitié ou « ce désir tranquille du bien commun, en général, qu’éprouve toute nature sensible » (Essay, I, 1). A ce calme désir du bien universel de toutes les créatures, Hutcheson donne un nom spécifique : la bienveillance. Elle est le désir du bien public, à savoir, le bonheur de tous les hommes.
31C’est par l’analyse de la bienveillance que Hutcheson en vient à décrire les relations entre les hommes. Il y a bien les passions douces qui relient entre eux les membres d’une famille, parents et enfants. Hutcheson saisit cette occasion pour dire que la bienveillance est une propension ou un instinct naturel, puisqu’elle accompagne tout naturellement ces liens sociaux premiers que sont les liens de famille. Nous voyons par les rapports sociaux plus lâches qui régissent la production et le commerce que les liens de bienveillance peuvent s’étendre au-delà de la famille, même élargie, mais qu’ici, ces liens ne sont pas si forts. Néanmoins, Hutcheson écrit que la bienveillance peut, jusqu’à un certain degré, être étendue à toute l’humanité (Enquiry, II, 2, xi). On pourrait même aller jusqu’à affirmer qu’elle doit être un désir ultime qui subsisterait sans égard pour le bien privé de l’individu concerné. Un désir de ce genre prend alors véritablement son sens ultime et universel.
32Toutefois, certains pourront objecter (comme Mandeville, que Hutcheson réfute énergiquement) que cette bienveillance, qui est le désir du bonheur d’autrui, pourrait n’être autre que le moyen d’obtenir pour soi les plaisirs du sens public et du sens moral puisque le sujet bienveillant jouit dans un état de ravissement (delightful consciousness) de la contemplation de ce bonheur universel dont il n’est pas exclu. L’altruisme le plus éthéré, fondement de la morale, se ramènerait en fin de compte à l’égoïsme le plus insidieux et d’autant plus fourbe qu’il est plus dissimulé. C’est le grand débat du xviiie siècle. Car un bonheur moral dont on jouirait soi-même ôterait le fondement d’une certaine morale non sensible, non émotionnelle. Nous savons les coups féroces assénés par Hobbes, par Nietzsche et, pour finir, par Freud à la théorie selon laquelle l’amour pourrait être désintéressé, mais ce n’est pas ici le lieu d’en discuter, en projetant sur Hutcheson des vues anachroniques. Ce qui intéresse le chercheur dans le cadre volontairement plus restreint de l’étude des textes mêmes, ce n’est pas la véracité intrinsèque et objective des propos de Hutcheson, mais la façon dont son argumentation s’insère dans une vision d’ensemble, non seulement de la nature humaine mais de l’univers tout entier. C’est en cela que nous reconnaissons en lui un esprit sortant à peine des langes de la scolastique, mais porteur de courants profondément modernes, précurseur de Smith et de Bentham. Pour cet éclectique qui prend ses éléments aussi bien chez les Anciens comme Platon, Marc-Aurèle et Cicéron que chez ses contemporains – Locke, Shaftesbury et vraisemblablement aussi Leibniz (1646-1716) – la tâche essentielle de la philosophie est de présenter une vision d’ensemble — theoria — systématique, comme l’indique bien son System of Moral Philosophy, publié par son fils à titre posthume en 1755. Ayant débuté ses réflexions sous forme d’essais et d’enquêtes, à l’instar du primesautier Shaftesbury, il parviendra plus tard à la présentation la plus formelle de la philosophie, celle de système. Et la bienveillance se donne, en effet, comme le couronnement de tout son système de pensée. Intermédiaire entre les systèmes rationalistes classiques immobiles de Descartes, de Spinoza et de Leibniz, et les systèmes dialectiques tout en mouvement des romantiques Schelling et Hegel, par exemple, Hutcheson présente un système émotionnel, mû par les aspirations du sentiment.
Dialectique du cosmos
33Le côté systématique de Hutcheson apparaît déjà dans ses écrits les moins théoriques, l’Enquiry et l’Essay où déjà parfois on trouve des axiomes suivis de conclusions et de corollaires dans la plus pure tradition scolastique dont avait été nourri Hutcheson dans sa jeunesse à Dublin. Dans sa « réfutation » des doctrines de Hobbes et de Mandeville, Hutcheson trouve un argument astucieux pour concilier l’altruisme et l’égoïsme. On pourrait en effet imaginer que l’homme le plus bienveillant que l’on puisse concevoir puisse se préférer une tierce personne, dont les qualités et les mérites seraient reconnus comme plus éclatants que les siens propres. Mais pour Hutcheson, le soi ne peut s’annuler ainsi, puisque chaque être, à partir du moment où il existe, a une place à tenir dans l’ordre de l’univers :
... même doué de la plus grande bienveillance que l’on puisse concevoir, un sage n’en viendrait pas à se préférer les autres [...]. Si généreux fût-il, un homme ne se traiterait pas moins bien lui-même qu’il ne traite autrui. (Enquiry, II, 3, vii) (a)
34Dans la bienveillance parfaite on est capable d’un regard désintéressé sur les autres mais aussi sur soi-même, et d’avoir autant de sollicitude pour soi-même que pour un tiers. C’est un regard en quelque sorte impersonnel. Le sujet ayant atteint ce degré de vertu considère l’ensemble des choses, et lui-même comme étant compris dans cet ensemble. Il est en quelque sorte à la fois dedans et dehors, participant et observateur, dans une position quasi divine :
Nous pouvons comparer la bienveillance envers le genre humain à la gravitation universelle : l’attraction d’un corps se fait sentir jusqu’aux confins de l’univers ; mais l’attraction de deux corps est en raison inverse de leur distance, et c’est quand ils se touchent qu’elle est la plus forte. (Enquiry II, 5, ii) (a)
35Explicitement Hutcheson prend comme modèle de son système moral le système de la physique newtonienne, modèle qui inspire et fascine presque tous les penseurs de son époque.
36Ainsi, les individus sont des forces dans l’univers, les maillons d’une « chaîne secrète » (Enquiry, II, 1, ii) qui relie chaque personne et l’humanité tout entière, et nous sommes fondés à nous demander comment l’intérêt du sujet est lié aux parties les plus lointaines de cette humanité. Ces chaînons n’ont pas pour unique fonction de se relier entre eux, mais ont une valeur propre, et dont la somme contribue à la valeur du tout :
Notre raison peut [...] découvrir des limites à l’intérieur desquelles non seulement nous pouvons agir égoïstement sans nuire à la collectivité, mais encore à l’intérieur desquelles chacun de nous a le devoir de poursuivre son intérêt personnel pour concourir au bien de la collectivité. A l’intérieur de ces limites, l’absence d’égoïsme serait absolument pernicieuse. C’est pourquoi [...] il peut arriver qu’il soit moralement condamnable de négliger son propre bien et que cette attitude manifeste du désintérêt pour le bien public. (Enquiry, II, 3, v) (b)
37L’égoïsme peut donc aussi être vu comme une force positive, une sorte d’attraction de l’individu à lui-même, une force de cohésion de l’agent moral. Le monde moral est, à l’instar du monde physique de Newton, un système d’attraction universelle, où les effets inverses s’annulent.
38Tout le système de Hutcheson se comporte comme une immense machine à calculer, si surprenante que puisse paraître une telle formule. Car c’est un système holistique, ordonné en vue du bien absolu, ou, en tout cas, du plus grand bien de l’ensemble, formule qui rappelle étrangement celle de son contemporain Leibniz. On peut en effet calculer (compute) la bienveillance des actions et donc la quantité de bonheur répandu dans le monde.
39Comment une telle affirmation est-elle soutenable ? Elle l’est si on admet que tout, y compris dans la sphère morale, est une composition de forces qui s’additionnent et qui s’annulent. De même que des forces physiques s’exercent dans l’univers, de même la volonté nous pousse à effectuer telle ou telle action avec plus ou moins de détermination. Tout est conatus ad motum. Nous avons vu que l’individu avec son égoïsme (sa force de cohésion) se posait avec sa valeur entière comme partie intégrante du système moral, ainsi :
... tous les hommes étant à la fois intéressés et généreux, il arrive que ces deux qualités se conjuguent pour les pousser à agir de façon identique ; elles sont donc semblables aux forces qui impriment au corps son mouvement... (Enquiry, II, 2, iii) (a)
40Il y a donc possibilité d’ajouter et de soustraire les différentes forces d’amour-propre et de bienveillance, forces centrifuges et forces centripètes. Hutcheson ébauche toute une physique des sentiments et des passions, qui permet de calculer la somme totale de bienveillance dans les actions et dans les êtres. Il va jusqu’à dire que ces forces ont des « moments », des poids d’influence, de l’efficacité, et dans ce système homéostatique
l’altruisme n’est donc pas l’unique source de nos bonnes actions [...] ; égoïsme et altruisme se prêtent mutuellement main forte dans la plupart de nos actions. (Enquiry, II, 2, 3) (b)
41Puisque le désir est toujours désir de quelque bien, nous désirons ce qui contient le plus grand moment de bien ; ce qui se définit ainsi :
La valeur de tout plaisir – comme la quantité (ou moment) de toute peine – varie proportionnellement à sa durée et à son intensité. (Essay, V, 1) (c)
42Notons au passage l’équivalence que suggère Hutcheson entre valeur (économique) et moment (physique). Autrement dit, plus le plaisir dure et moins il a de chances d’être intense, et inversement. C’est pour cela que les plaisirs physiques ont plus de chances d’être moins intenses qu’ils durent dans le temps, comme nous l’avons vu plus haut. Le temps émousse la vivacité des sensations. Il y a possibilité d’accroître ou de diminuer le moment de quelque événement :
... c’est dans une même mesure que les sentiments de joie et de chagrin augmentent, le premier, notre bonheur, le second, notre malheur. (Essay, II, 6) (a)
43Hutcheson exprime donc l’idée, longtemps avant Bentham et les économistes marginalistes tels que Jevons, Menger et Walras, que nous pouvons calculer non seulement la sensation, en tenant compte des paramètres que sont l’intensité et la durée, mais aussi calculer la quantité ou force (moment) du plaisir ou du déplaisir. Puisque la bienveillance est un plaisir moral, on peut donc l’évaluer dans nos actions et, par conséquent, porter l’appréciation jusque dans le domaine de leur moralité.
44Hutcheson entre donc dans toute une casuistique complexe et détaillée de la moralité des actions. La vertu d’une action – et ici il est impossible de ne pas associer la vertu au sens moral et la virtus, au sens classique des forces vives –, sa puissance est proportionnelle au nombre de personnes auxquelles sera communiqué du bonheur, avec cette conclusion qui annonce Bentham que « la meilleure action est celle qui procure le plus grand bonheur au plus grand nombre » (Enquiry, II, 3, viii). Par conséquent, il se peut que ce soit un mal « tous comptes faits », de procurer à un grand nombre de personnes un tout petit bien et une immense quantité de mal à très peu ; et il se peut qu’une immense quantité de bien procuré à un très petit nombre de gens puisse compenser une petite quantité de mal infligé à beaucoup. Ainsi donc le moraliste, mais aussi l’homme politique et l’économiste (qui n’apparaît pas encore dans l’œuvre de Hutcheson) doit calculer la probabilité du plus ou moins grand mal ou du plus ou moins grand bien répercuté dans l’ensemble du système social, sachant toujours qu’un état douloureux est un mal plus grand qu’une absence de bien (Enquiry, II, 9, xv). L’ensemble de tout ce que nous poursuivons consiste dans le calcul de ce qui est un bien plus ou moins grand. Le mot prepollent (qui a une plus grande puissance) revient sans cesse dans ces passages écrits dans ce que Hutcheson appelle « le style mathématique » ; car le but ultime doit être « le plus grand bien ». Tout ceci s’entend aussi bien pour la vie d’un individu, de sa famille et, par extension, pour l’ordre social tout entier (national et/ ou international ? – il semble que Hutcheson ne se pose pas la question). La somme entière de l’intérêt reste du côté de la vertu (Essay, V, 1), par conséquent dans la contribution de chacun à l’esprit public (ou civique) et à l’honneur. Il s’agit donc pour chacun de gérer au mieux ses désirs tout en sachant que l’ensemble du système dépasse infiniment ses vues.
45Si Hutcheson se permet d’écrire, parfois présomptueusement pourrait-il sembler à certains moments, que « pour autant que nous puissions en juger [...] les lois de la Nature ont été conçues pour l’harmonie de l’Univers » (Enquiry, II, 10, xiii), c’est que par notre nature même nous sommes amenés à poser comme une hypothèse nécessaire l’existence d’un Dieu lui aussi bienveillant. L’hypothèse logique supplée à la démonstration mathématique, la foi au savoir. Ainsi, « nous supposons généralement que le bien du plus grand des ensembles — celui de tous les êtres — relève d’un dessein de l’auteur de la nature » (Enquiry, I, 4, vii). Avec notre entendement limité, nous savons peu de choses de ce qui peut être nécessaire pour la perfection de l’ensemble et nous ne disposons que de vues partielles. L’homme vertueux, au sens public développé, ne peut que souffrir perpétuellement de savoir que le bien dans le monde paraît bafoué à chaque instant et que les misérables se trouvent en plus grand nombre que les gens aisés. L’aspect économique n’est qu’effleuré par Hutcheson qui entrevoit une sorte de justification de la hiérarchie sociale, les hommes étant placés dans leurs rangs respectifs (fitted to their different ranks in society), (Essay, VI, 3). Il ne lui reste alors que la croyance au bon fonctionnement du système, idée qui a été reprise et orchestrée par son élève devenu célèbre, Adam Smith. Hutcheson écrit en effet :
Les atteintes au sens civique laissent des traces profondes que seule peut contrebalancer la croyance au règne d’un esprit bon qui subordonne toute chose au bien du monde. (Essay, V, 1) (a)
46Hutcheson trouve un argument supplémentaire à cette thèse, qui consiste à reprendre l’argument ontologique de Descartes selon lequel le potier laisse forcément son empreinte dans le pot qu’il fabrique. Il ne peut se faire que Dieu ne soit pas bienveillant puisqu’il a constitué notre nature de telle sorte que nous sommes disposés – déterminés, même – à approuver les actions utiles au public : « Nous pouvons attribuer l’actuelle constitution de notre sens moral à sa bonté » (Enquiry, II, 10, xii). Parce que nous sommes portés à la bienveillance, nous sommes parfaitement fondés à postuler un Dieu bienveillant. La structure même de notre esprit est une preuve de la bonté et de la sagesse divines. Ces attributs ne peuvent être démontrés mais sont extrêmement probables.
47Par l’argument de probabilité Hutcheson rejoint l’idée d’une chaîne des causes et des effets reliée à une cause suprême. Il affirme que la série entière des événements est le meilleur possible en faisant abondamment usage de la preuve dite physico-téléologique. De même que le plus grand bonheur de l’homme est de chercher à répandre le bien aussi loin qu’il le peut, de même, le plus grand bonheur de Dieu – sa perfection – est de veiller à ce qu’il y ait la plus grande somme de bonheur possible dans le monde. D’une façon étrangement leibnizienne, le Dieu de Hutcheson semble se heurter à une limitation de ses pouvoirs par la cohérence interne des séries ou des schèmes d’événements compossibles entre eux. La nature se donne dès lors comme une machine, un mécanisme, un ensemble ordonné de parties qui doivent s’imbriquer les unes dans les autres : ces composantes doivent être compossibles. Cet univers, ce tout, sustêma – système – est nécessairement gouverné, non par des volontés particulières, mais par les lois générales de la mécanique céleste. A ces lois générales correspondent les lois générales de la morale, où chaque agent moral se considère, à juste titre, comme faisant partie d’un système rationnel, partie qui est sûrement utile au tout, comme le rouage l’est à la machine. Hutcheson parle tantôt d’un système d’êtres rationnels, tantôt d’un système d’êtres sensibles, tantôt encore d’un système de tous les êtres. Mais quoi qu’il en soit
... notre créateur a voulu que nos sens et désirs soient subordonnés à l’intérêt de l’ensemble ; de sorte que chacun se trouve, sans l’avoir choisi, membre d’un grand corps dont il partage la destinée. (Essay, IV, 5) (a)
48Que l’univers soit nommé mécanisme, structure ou corps, c’est un système de relations entre les êtres : « nous sommes reliés à quelque chose que nous n’appelons pas notre “moi” mais qui fait partie intégrante de notre moi » (Essay, V, 10) (b). Les hommes sont donc insensiblement reliés ensemble pour former un grand système « par une union invisible ».
49D’après cette description du fonctionnement mental avec ses impulsions, ses mouvements corporels, ses associations d’idées, ses émotions, ses sentiments et même ses aspirations ontologiques, on pourrait dire que Hutcheson pose les premiers jalons d’une science de la conscience. Le mot conscience est très rarement utilisé – une ou deux fois seulement dans l’Enquiry et dans l’Essay – mais ce qui est bel et bien ébauché est une description des circuits intimes de l’esprit. Orientation toute empirique, donc, en dépit d’une gangue formelle héritée de la scolastique, mais qui sert de fil conducteur pour tracer par voie d’induction le chemin vers une métaphysique que par ailleurs Hutcheson avait traitée de « spéculation inutile ». L’utilitarisme s’enracine dans une cosmologie. Ainsi, se débattant avec elle, voyons-nous émerger de la scolastique une observation très fine de la conscience, pouvant servir de base aux sciences modernes non déductives de la physiologie, de la psychologie et de la sociologie. Les savoirs contemporains de l’économie, de la sociologie et de la psychanalyse peuvent bien regarder de haut ces timides balbutiements du sens commun, il n’en reste pas moins que ceux-ci, avec toutes leurs maladresses et leurs carences, voire leurs faussetés, furent bien nécessaires pour que ceux-là puissent un jour se déployer.
Notes de bas de page
1 Voir « Francis Hutcheson and the internal sense : a genesis of aesthetics ? », Études écossaises no 3, p. 67-76.
Auteur
Université de Marne-la-Vallée
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