L’Ouno
p. 181-210
Texte intégral
1Les ouni sont les plus grandes créatures du monde, de gigantesques monceaux de chair entre des nageoires. La glace polaire du Grand Nord craque et crisse sous eux. Ils glissent dans l’eau aussi doucement que de l’huile, et font monter le niveau de la mer à des lieues de là ; des vagues déferlantes et des ouragans font rage sous les tropiques, simplement parce qu’un ouno s’est laissé glisser de la croûte glaciaire pour aller à la pêche.
2Les ouni ouvrent et ferment la bouche lorsqu’ils croisent en eaux profondes. Ils engouffrent des bancs de poissons bâtonnets, des phoques entiers, et même de petites baleines. Ils remontent à la surface seulement pour respirer ; ils remontent lentement, en brisant parfois la glace de la tête. Le bris de la glace résonne parfois à des lieues à la ronde. Quelquefois, ils vont jusqu’à déchirer le ciel, ce qui produit un éclair. Les Ignouks entendent le bris de la glace, et voient l’éclair. Ils disent :
3« Le monde est vivant. »
4À l’exception des défenses qui sont suspendues à l’arrière de la mâchoire supérieure, la gueule d’un ouno ne comporte pas de dents. Il ouvre et ferme un tamis. Cependant, des dents montent la garde aux portes du tunnel d’accès au corps des femelles. Les mâles n’osent pas pénétrer dans leur ventre, alors quand un mâle sent une femelle en chaleur, il fait appel à un enfant déjà né.
5« Les portes de ma femme ont rougi », dit-il.
6Il dépose sa semence dans un pli du cou de l’enfant. Celui-ci rampe sur la glace jusqu’à sa mère, qui s’est mise sur le dos. L’enfant lui grimpe sur le ventre. Il se glisse jusqu’à la porte de la naissance. Avec son nez, il en écarte les lèvres, puis, dépassant les dents, il rampe jusqu’aux étagères où dorment les enfants qui ne sont pas encore nés. Il leur dépose les graines sur la langue, et se niche auprès d’eux pour faire un somme.
7Chaque dent contient un esprit, un petit esprit blanc et farouche, comme un chien méchant. Bien avant que la langue des enfants ne goûte les graines de leur père, les chiens leur ont léché les oreilles en leur murmurant leur nom secret.
8Les chiens savent reconnaître un jeune mâle qui atteint l’âge adulte. Il oublie le nom des chiens, et émet une odeur différente. Le mâle adulte sent la graisse de baleine brûlée ; il n’émane plus de lui l’odeur qu’a la fourrure cachée entre les orteils d’un ours endormi. La femelle adulte ne conserve pas non plus l’odeur d’une enfant ; elle sent la tête de poisson fraîchement tué. Lorsque les portes de son corps sont rouges, elle sent la moelle de fémur de caribou. Ses yeux ronds s’écarquillent ; son nez rond remue. Et alors, le hurlement des chiens de ses dents secoue le vent comme le chant de deuil qui suit les morts sur la banquise.
9Avant que les ouni ne fassent de petits1, ils ne pouvaient en aucune manière s’accoupler. Il n’y avait alors que deux ouni : un mâle, qui s’appelait En-maï-maï, et sa femelle, En-maï-na-lou. Ils ne se connaissaient que de vue, car ils vivaient très loin l’un de l’autre, sur la banquise.
10Soleil avait donné à En-maï-na-lou les chiens de ses dents. Il lui dit qu’En-maï-maï ne pouvait pénétrer son corps qu’à la condition qu’elle lui dise comment s’appelaient ses chiens. Mais, dit aussi Soleil, elle était tenue de le faire, quand bien même elle allait s’affaiblir, se flétrir, s’étioler, puis mourir, après la naissance de ses enfants. Elle pouvait choisir l’heure et le lieu de l’accès d’En-maï-maï, mais elle ne pouvait lui refuser l’accès. Elle ne pouvait choisir de vivre pour toujours, parce que Soleil se lasserait de la voir ainsi vautrée sur la banquise. Elle devait enfanter, puis mourir.
11En-maï-na-lou voulait vivre pour toujours, alors elle se jura de tromper Soleil. Elle se jura de ne jamais révéler à En-maï-maï comment faire pour dépasser les chiens. Elle envoya son esprit sur la banquise pour le prévenir : peu lui importait combien de temps ses enfants2 dormiraient en elle. Les réveiller revenait elle à s’endormir. Plus il y aurait d’enfants qui quitteraient ses étagères, moins elle existerait. Elle n’était pas encore fatiguée de vivre. En-maï-maï l’était, lui, mais il avait peur des chiens des dents. Ce n’était pas la mort qu’il envisageait. En-maï-maï mourrait en fondant en neige, comme il l’avait décidé, mais en attendant, il comptait se reposer. Puisqu’En-maï-na-lou refusait de le faire entrer, il se retourna sur la glace. Il se détourna d’elle. Alors, En-maï-na-lou se retourna. Elle se détourna de lui. Sans se regarder, les ouni s’étendirent sur la banquise, et en glissèrent pour aller à la pêche. L’esprit de leur cœur entrait et sortait de leur corps.
12Les esprits du cœur ne ressemblent pas à ceux des chiens des dents. Ils sont malicieux et puissants, mais jamais méchants. Celui d’un ouno est bleu. Il marche sur l’eau et vogue sur la glace, baptise et rebaptise les différentes sortes de blanc, comme ou-ni-nak, « blanc comme la dernière neige », et ni-ni-ya, « blanc comme de l’eau à peine gelée ». Cet esprit plonge jusqu’au fond de la mer et souffle de grosses bulles pour faire chavirer les canoës. Il disparaît en une expiration, et réapparaît en une inspiration. Parfois, il s’enfouit profondément sous la glace, et s’y terre, pendant que son corps énorme l’attend à la surface. C’est seulement lorsque l’esprit a faim qu’il réintègre son corps gros et rigide. Si les esprits du cœur des ouni n’avaient pas besoin de leur corps pour manger, peut-être ne reviendraient-ils jamais… Mais c’est une autre histoire.
13Or, un jour, un Ignouk attrapa l’esprit d’En-maï-maï et l’emprisonna dans son corps. Cet Ignouk, le chasseur Aïn, ainsi que sa femme, Nuni, étaient bien en peine, car leurs trois enfants étaient tous nés trop tôt. Ils étaient morts avant la première tétée. À chaque fois qu’un enfant mourait, Nuni se couvrait le visage de ses cheveux. Et à chaque fois qu’un enfant mourait, Aïn emportait son corps minuscule là où vont les vieux et les malades pour attendre la mort. À chaque fois, il sculptait lui-même un couteau mortuaire. Il élargissait le passage de la narine gauche pour que l’esprit de l’enfant puisse parcourir la glace, là où les yeux des morts brûlent toute la nuit dans leurs villages. Et puis, il jetait le couteau à la mer pour qu’il devienne un requin.
14En ce temps-là, les vivants ne construisaient pas de villages. Il n’y avait pas assez de nourriture, et les familles de chasseurs vivaient loin les unes des autres. C’est pour cela que les vieilles femmes qui s’y connaissaient ne pouvaient pas arriver chez Nuni à temps pour l’aider à accoucher. Les enfants mouraient lorsqu’Aïn, de ses mains de chasseur, les sortait de son ventre. Seuls les morts vivaient dans des villages en ce temps-là puisqu’ils n’avaient pas besoin de manger. Même aux premiers jours, les morts avaient laissé derrière eux leur estomac. Ils n’avaient gardé de leur corps que leurs yeux, qui brûlaient comme le feu de l’âtre, et leur nuque, leurs cheveux et leurs ongles, qui n’arrêtaient jamais de pousser.
15Aujourd’hui encore, les morts tissent leurs cheveux pour faire des maisons sans porte, aux murs si enchevêtrés que nul vivant, corps ou esprit, ne peut y pénétrer. Les morts peuvent quitter leur maison quand bon leur semble, mais ne le font pas souvent. Ils tirent des cheveux des murs pour faire un nid ; ils se blottissent dans leur nid et racontent leurs secrets. Ils ne veulent pas que les vivants les entendent, mais Nuni parvint un jour à tromper leur vigilance. Elle avait déguisé son esprit en mouette, et s’était envolée de l’autre côté du monde. Elle avait guetté, au-dehors d’une maison des morts, les mots qui lui auraient permis de ramener ses enfants à la vie… Mais c’est une autre histoire.
16Quand l’esprit d’un bébé mort arrive à un village de maisons en cheveux, les morts eux-mêmes se mettent en deuil. Car, bien qu’heureux dans leur nid, ils se rappellent combien ils aimaient la vie, avant que leur corps ne s’use. Ils se rappellent le plaisir de bailler après manger, la sensation du soleil sur leur tête. Ils se rappellent s’être frotté le nez à un autre, s’être gratté le dos les uns les autres. Ils se rappellent le bruit de l’eau, en sourdine sous la glace, l’odeur de la nourriture, le goût des larmes. Ils racontent au bébé mort les histoires de ce qu’il n’a pas connu de la vie. Parce qu’ils n’ont plus de larmes à verser, ils répandent les ongles de leurs mains et de leurs pieds dans l’eau, lesquels tombent jusqu’au fond, et deviennent des poissons sans yeux, mais qui voient clair dans le noir. Ces poissons sont capables de remonter jusqu’à un requin issu du couteau mortuaire, afin de lui voler sa nourriture… Mais ça encore, c’est une autre histoire.
17Quand Aïn revint d’avoir apporté son troisième enfant au lieu des morts, sa femme se découvrit le visage et lui prépara un ragoût de poisson à la graisse de phoque. Elle versa des larmes dans la marmite, et le ragoût fut salé. Aïn savait que le goût salé venait des larmes ; il répugnait à se régaler du chagrin de sa femme. Il frotta son nez contre le sien, et elle répondit de même. Il savait qu’elle gardait sa douleur pour elle, afin de ne pas le chagriner. Quand elle crut qu’il s’était endormi, elle se couvrit le visage de la tente de ses cheveux et pleura de plus belle. Aïn n’ouvrit pas les yeux, car il voulait respecter sa douleur, mais il posa les mains autour des hanches de sa femme. Ah ! si les Ignouks pouvaient vivre dans des villages, ce ne serait pas les mains maladroites d’Aïn qui tireraient les bébés du ventre de Nuni avec tant de force qu’il les faisait mourir de peur. Les hommes n’étaient pas faits pour tirer les bébés du ventre de leur femme. Les hommes étaient faits pour rapporter la nourriture. Mais comment Aïn l’aurait-il pu, alors que tous les poissons, et même les phoques, se cachaient sous la glace qui se refermait, pendant les périodes de l’année les plus froides et les plus faméliques ?
18Le corps d’En-maï-maï ou celui d’En-maï-na-lou aurait nourri tous les Ignouks pendant de nombreux hivers, mais c’était impossible de tuer un ouno. Aïn ne pouvait pas s’en approcher suffisamment pour lancer son harpon. Le souffle d’un ouno était plus froid que le plus froid des vents, plus froid même que la glace. Aïn aurait gelé dans sa bourrasque. Même un ours qui partait loin sur la banquise était plus facile à chasser qu’un ouno.
19Un jour de tempête, Aïn était assis dans sa maison de glace à sculpter des poissons, des phoques et des ours sur une défense de morse. Il façonnait le manche d’un nouveau harpon ; il y sculptait tous les animaux qu’il chassait. En travaillant, il chantonnait :
20« Oh, que mon harpon vole droit au cœur, droit au cœur, droit au cœur. »
21Alors qu’il sculptait, la flamme de la lampe à huile vacilla.
22« Nuni, dit-il, ne fais pas trembler l’air de ta respiration maladroite. Quand l’air tremble, la lumière tremble ; quand la lumière tremble, ma main tremble. Le harpon que je sculpte ne volera pas droit. »
23Nuni répondit qu’elle ferait plus attention pour respirer. Elle s’assit le dos à la lampe, mais la flamme vacillait toujours.
24« Le vent s’infiltre par les fissures de notre maison, dit Aïn.
25– Je vais les colmater avec de la salive », dit Nuni, ce qu’elle fit, mais la lampe vacillait toujours.
26Aïn chercha partout dans la maison. Qu’est-ce qui faisait trembler la lumière ? Qu’est-ce qui faisait trembler sa main ? Les peaux et les pelisses, les harpons et les outils, et les harnais des chiens de traîneau… tout était à sa place. Alors, Aïn remarqua une lumière bleue qui brillait au milieu d’un des blocs de glace. Il donna un coup de coude à Nuni.
27« L’esprit du cœur d’En-maï-maï a creusé un tunnel sous la banquise jusque dans notre maison, dit Aïn. Il regarde par-dessus mon épaule pendant que je sculpte, et fait trembler ma main.
28– Pourquoi l’esprit est-il venu ? demanda Nuni. Il doit vouloir quelque chose.
29– Je vais envoyer l’esprit de mon propre cœur lui parler, dit Aïn.
30– Fais attention, dit Nuni. Ma grand-mère a perdu l’esprit comme ça. Elle a fait sortir son esprit déguisé en chien. Quand il est revenu, elle marchait à quatre pattes au lieu de deux, et grondait après son mari. Elle prenait toujours plus de viande que les autres, et elle hurlait à la lune avec les chiens.
31– Je sais ce qu’il faut faire, dit Aïn. Je ne suis pas vieux au point d’avoir du vent à la place de la cervelle. »
32Il se colla une plume de mouette sur le front avec du cérumen de l’oreille droite de Nuni, et s’enduisit les pieds, les mains et le visage de sang de mouette séché (les mouettes sont si criardes et si bavardes ; jusqu’à ce jour, un ouno abhorre leur tintamarre). Aïn mangea quatorze yeux de mouette que Nuni avait confits dans de la graisse de morse. Alors, il se retourna, tira sur sa narine gauche et chanta la bouche fermée :
33« Nnnnnnnnnnnah-nah, nnnnnnnnnn-nah. »
34Son esprit s’envola par sa narine gauche.
35Dès lors, le corps d’Aïn gisait comme mort sur le sol de la maison de glace. Nuni le recouvrit de manteaux de pelisse, puis elle se glissa sous les manteaux pour tenir chaud au corps. Elle souffla dans la bouche et dans les oreilles d’Aïn, et garda l’oreille contre sa poitrine, à l’écoute du silence, là où le cœur d’Aïn avait battu : elle attendait, et elle savait attendre.
36L’esprit d’Aïn se faufila dans le bloc de glace où se cachait l’esprit de l’ouno. C’est là qu’Aïn vit l’esprit de l’ouno recroquevillé comme un ver, qui murmurait :
37« Au commencement, je fus, puis, je ne fus plus. J’étais comme la glace venant du ciel. Au commencement fut le ciel noir, puis le ciel d’eau, le ciel de lait, puis l’ouno, à la surface de la glace et blanc comme elle. Toujours, le vent nous souffle de la neige au visage. Je suis las. Je ne veux pas être mangé par les chiens des dents. Je ne veux pas être mangé par les Ignouks. Mais je ne veux pas vivre toujours. Je veux fondre en neige.
38« Phoques, poissons, lapins et morses, mouettes et ours… les ouni sont les seuls dont l’Ignouk ne sculpte pas l’image. Nous sommes les seuls à ne pas mettre d’enfants au monde. Si je réussis à persuader ce chasseur de me sculpter sur le manche de son harpon, ma femme m’autorisera peut-être à venir déposer mes graines. »
39Comment est-ce possible ? se demanda Aïn. En-maï-maï n’a jamais apporté de bébé au lieu des morts ; il pleure des enfants qu’il n’a jamais eus. Dommage qu’il ne puisse se rapprocher de sa femme, mais c’est peut-être mieux ainsi. Au moins, ils ne vont pas se disputer, comme mon oncle Am-ni-nou-nau et sa femme, Nan-nane, qui lui a percé le cœur d’une arête pendant qu’il dormait.
40Au centre de la maison de glace, la lampe frissonna sous le soupir de l’esprit de l’ouno. Nuni serra plus fort le corps froid d’Aïn. Elle ouvrit la cicatrice du nombril pour insuffler son haleine dans le corps.
41« Le chasseur dort dans les bras de sa femme, mais il va bientôt se remettre à sculpter, dit l’ouno. Je vais l’observer. Et puis, je graverai mon image sur une fléchette sculptée dans ma propre défense. Je répandrai ma semence sur la fléchette. Elle donnera naissance à des petits. Et alors, je fondrai en neige, et mourrai.
42– Tu es peut-être grand et fort, mais tu es bête, dit le petit esprit jaune d’Aïn au grand esprit bleu de l’ouno. Envoyer une fléchette dans ta femme donnera des enfants trop abîmés pour pouvoir vivre. Tu devras les abandonner sur la glace avec le nez coupé. Tu auras le cœur si lourd que tu ne pourras ni nager ni pêcher, et c’est vrai que tu mourras, mais en pleurant tes enfants. Il ne sera pas question de disparaître dans la neige.
43– Ooooâââââ… gémit l’esprit de l’ouno. Comment faire, Chasseur ? Je sais que c’est toi ; l’odeur de mouette ne me trompe pas. Je pourrais tuer ton esprit en le fixant du regard. Ta femme gèlerait à côté de ton corps sans vie, tandis que la lampe coulerait. Mais je ne vais pas te tuer. Tu es à ma merci dans le bloc de glace d’où je sais sortir, mais pas toi. Tu crois le savoir, mais tu ne le sais pas. Le trou que tu as fait en entrant s’est gelé derrière toi ; tu es trop engourdi pour pouvoir en faire un autre. Tu es à ma merci, alors je peux demander n’importe quelle faveur, et tu dois la satisfaire.
44– Parle, dit l’esprit d’Aïn, qui montra la tache rouge sur sa nuque.
45– Je suis si grand, et mes yeux sont si petits, que je ne me suis jamais vu, dit l’ouno. Je te le demande encore une fois : sur la fléchette que tu sculptes, dessine mon corps à côté de ceux des autres animaux.
46– Si cette magie avait de l’effet sur une créature aussi grande que toi, dit Aïn, nous autres Ignouks mettrions en terre plus de viande que nous ne pourrions en manger pendant toute notre vie. Je serais heureux de dessiner ton image sur le manche d’une fléchette, En-maï-maï, mais je ne peux tirer parti de ta bêtise. En plus, il serait difficile de sculpter ton image. Tu es si grand que je n’arrive pas à voir à quoi tu ressembles, même quand je vois ton corps. Pour en comprendre la forme, il faudrait que je fasse de nombreux voyages, longs et dangereux, en m’enfonçant dans la banquise. C’est seulement ainsi que je pourrais voir les embouchures et les baies de ton corps. Il faudrait que je dessine tous tes membres sur des peaux retournées. Qui sait combien de dessins ? Comment pourrais-je m’y retrouver ? Si tu bougeais, comme il faut s’y attendre, pendant que je dessinais, je serais perdu. Il faudrait que je recommence tout. Je pourrais passer ma vie entière à essayer de trouver à quoi ressemble ton corps, et ne pas y arriver pour autant. Et pendant ce temps, qu’est ce que Nuni aurait à manger ? »
47« Oui, qu’est ce que Nuni aurait à manger ? », marmonna Nuni dans son sommeil.
48Elle avait d’abord dormi avec l’une des oreilles d’Aïn dans la bouche, puis avec l’autre. Parfois, c’était son nez, parfois l’un de ses doigts ou de ses orteils qu’elle avait mis dans la bouche. Elle ne voulait qu’aucune partie de son corps ne soit froide quand son esprit reviendrait.
49« Quand bien même j’apprendrais à quoi tu ressembles, dit Aïn, dont l’esprit se blottissait ou s’étirait au centre du bloc de glace, comment parviendrais-je à dessiner un corps aussi grand que le tien sur un manche de fléchette ? Il vaudrait mieux dessiner ton corps sur la glace avec le patin de mon traîneau. Ton esprit pourrait s’asseoir sur mon épaule pour me guider. Ou plutôt, je pourrais dessiner le corps de ta femme sur la glace ! Alors, tu pourrais sauter de mon épaule dans le ventre de la femme de glace, en apportant la semence de ton corps. Peut-être que des petits naîtraient.
50– Et que fais-tu des chiens des dents ? demanda l’esprit de l’ouno.
51– Je ne dessinerai pas de dents, dit Aïn. Sans dents, pas de chiens. »
52L’esprit de l’ouno fut si content qu’il se mit les pieds dans la bouche et se roula dans tous les sens à l’intérieur du bloc de glace. L’esprit d’Aïn avait dit vrai, puisqu’il avait montré la tache rouge qu’il avait sur le cou, pourtant, il n’avait pas tout dit à l’ouno ; il avait le cœur lourd… et n’avait pas envie de se rouler en tous sens avec les pieds dans la bouche.
53« Ma femme ne peut pas garder mon corps au chaud trop longtemps, dit l’esprit d’Aïn. Il faut que je rentre. »
54L’esprit de l’ouno se rappela son corps, lui aussi, et perça un trou en vrillant sa queue en forme de ver. L’esprit de l’ouno se glissa hors du bloc de glace par le trou, et l’esprit humain le suivit. Dans la glace, la lumière bleue disparut.
55Un assombrissement soudain réveilla Nuni. Elle regarda la lampe avec méfiance, mais la mèche brillait toujours sur l’huile. C’est alors qu’Aïn bougea dans les bras de Nuni. Elle se frotta le nez au sien, et huma le souffle qu’il expirait. Ça sentait le lait de phoque, comme s’il avait dormi dans son corps toute la nuit. Nuni fut soulagée, et se frappa la poitrine du plat de la main.
56Même avec l’esprit de l’ouno qui sifflait pour indiquer la direction, il fut difficile de dessiner la femme de l’ouno sur la glace. Aïn dut d’abord conduire le traîneau vite et loin pour prendre de la vitesse. Il ne pouvait se servir de chiens de traîneau, parce que l’esprit de l’ouno pensait qu’ils étaient les chiens des dents. De plus, les chiens de traîneau entendent les mots qui n’ont pas été prononcés, et les répètent dans leur sommeil, la nuit. Aïn ne pouvait pas se fier à ses chiens pour garder les secrets qu’il avait cachés à l’ouno. Les chiens de traîneau allègent le fardeau d’un chasseur ; c’est une compagnie, mais cette traversée de la banquise, Aïn devait la faire seul.
57Pour prendre de la vitesse sans chiens, il aurait fallu qu’Aïn coure vite, prenant de grandes inspirations d’air très froid ; il craignait de se geler la gorge ou, même, les poumons. Alors, avant de faire courir le traîneau sur la glace, il se réchauffa la gorge. Il s’assit en tailleur sur la glace, hors de vue de chez lui, et parla au soleil comme à un ami. Il lui parla de Nuni, de sa façon de rire en découvrant les dents solides dont elle se servait pour assouplir les peaux de phoque en les mâchant, pour en faire des vêtements. Il lui parla des jambes de Nuni, de la façon dont elle les lui enroulait autour du corps. Et il lui parla des petites poches qu’elle avait sous les yeux, où elle mettait ses larmes, et de ses seins, dont le bout portait toute l’année les petites baies qui poussent là où la neige fond par plaque sur la terre pendant l’été, pendant l’été bref et doux.
58À force d’entendre parler de Nuni, le soleil la chercha. Quand il la vit nourrir les chiens de traîneau près de la maison, il se mit à rire, et à chauffer la gorge d’Aïn de ses rayons. Si Nuni avait été paresseuse ou laide, si elle avait eu des dents gâtées, des jambes branlantes, le soleil aurait peut-être privé Aïn de sa chaleur au moment même où Aïn faisait l’éloge de sa femme. Aïn serait mort sur la glace, près de chez lui. Nuni l’aurait retrouvé recroquevillé et raidi, avec des glaçons sous le nez.
59Tandis qu’Aïn avançait sur son traîneau, en prenant de profondes inspirations, il se réjouissait d’avoir Soleil pour ami. Il aurait préféré voyager de nuit, quand les étoiles l’auraient guidé sur la glace, mais c’était impossible. Un Ignouk qui voyage de nuit se déplace lentement, en inspirant de petites bouffées d’air prudentes. Il court à côté de son traîneau pour que ses pieds ne gèlent pas ; Aïn allait graver le corps de la femme d’un seul tenant, sans que ses pieds ne quittent le traîneau. C’est pourquoi Aïn s’en allait loin sur la banquise, là où aucune autre créature que l’ouno n’était allée, et Aïn voyageait de jour. Depuis longtemps déjà, sa maison de glace était hors de vue. Depuis longtemps, Nuni était hors de vue. Aïn était seul avec l’esprit d’En-maï-maï sur l’épaule, et avec un traîneau léger. S’il ne gravait pas le corps de la femme, ni ne retrouvait le chemin de chez lui rapidement, il allait mourir de faim.
60Aïn allait vite et loin, et l’esprit de l’ouno sifflait sur son épaule. Pour se donner de la force, Aïn chanta la litanie de ses ancêtres. Il la chanta encore et encore. Quand il n’eut pas vu d’ours pendant le temps qu’il faut pour chanter la litanie de ses ancêtres encore trois fois, il se mit à chanter des histoires. D’abord, il raconta comment la glace vit le jour, puis comment le soleil prit pour femme la lune en l’enlevant à son père le ciel. Il chanta l’histoire de l’ours qui, par la ruse, obtint du phoque qu’il lui apprenne à pêcher, et il chanta l’histoire du poisson qui apprit à nager dans les ombres qui sont sous la glace. Une fois qu’Aïn eut chanté toutes ces histoires, il était si loin sur la banquise, que tout ce qu’il voyait était blanc. Même le ciel était blanc, malgré le soleil au zénith. Soleil avait l’air malade, et Aïn craignait qu’il ne tousse et provoque une tempête.
61Aïn avait couru sur la glace jusqu’à n’en plus pouvoir courir. Mais il lui fallait graver la femme de l’ouno d’une seule traînée, avec pour seul guide le sifflement d’Enmaï-maï. Il ne pouvait faire courir le traîneau, donner un coup de pied au sol, et reprendre la course du traîneau. Aïn avait espéré que l’ouno se raviserait, qu’il l’autoriserait à donner un coup de pied de temps à autre, mais En-maï-maï en était arrivé à croire vraiment à l’existence de sa femme de glace. L’esprit bleu prétendait que si le tracé de sa femme n’était pas continu, les enfants naîtraient difformes.
62Seul un chasseur très fort aurait pu tracer la femme d’un seul élan. Mais Aïn était fort. Il avait de grands poumons, un cœur solide et des jambes musclées. Nuni lui avait enduit le corps d’huile de poisson. Elle avait cousu son pantalon et sa parka si bien, qu’ils étaient comme une peau, avec la fourrure en dedans. En cousant, elle avait chanté :
63« Ô Vent, soit l’ami de mon mari. Il s’appelle Aïn, c’est un chasseur et un sculpteur. J’ai bien cousu ses vêtements, pour que tu lui glisses autour du corps comme l’eau autour du poisson. Tu ne te perdras pas dans les plis, Vent, non, tu ne t’y perdras pas. »
64Nuni avait piqué l’aiguille en arête dans la fourrure de la parka, juste sous le cou d’Aïn, pour qu’il puisse recoudre ses vêtements s’ils se déchiraient.
65Tandis qu’Aïn virait et ondoyait au gré du sifflement d’En-maï-maï, le patin de son traîneau traçait un chemin qui se transformait en ravin derrière lui. Il grava les contours de la femme, puis il grava une chambre en elle, en prenant un virage serré pour quitter son corps par la porte qu’il avait gravée en entrant. Il sauta de son traîneau et le tira derrière lui.
66Le soleil était maintenant plus bas dans le ciel… tout juste visible dans la blancheur de plus en plus épaisse. Aïn était mouillé de sueur ; il avait peur de geler quand la sueur deviendrait un manteau de glace. En parlant à l’esprit de l’ouno, il faisait doucement bouger ses bras et ses jambes. Il n’osait pas rabattre la cagoule de sa parka, alors qu’il avait chaud sur le dessus de la tête.
67« Tu vois comme elle est belle, la femme que je t’ai faite, dit Aïn. Ta femme de chair n’est pas aussi belle que celle-ci.
68– Cette femme-ci ne veut pas plus de moi qu’En-maïna-lou, dit l’esprit de l’ouno. Ses portes n’ont pas rougi, et les chiens de ses dents ne ronflent pas. »
69Aïn soupira. C’était inutile de montrer une fois de plus qu’il n’avait dessiné ni dent ni chien.
70« Comment ce poisson est-il arrivé jusqu’ici, sur la glace ? demanda Aïn, en montrant dans le vide, dans la direction opposée à celle de la femme de glace.
71– Quel poisson ?
72– Le blanc, tout là-bas. »
73Pendant que l’esprit de l’ouno cherchait le poisson, Aïn se piqua le doigt avec l’aiguille que Nuni avait mise dans sa parka. Il répandit le sang qui sortait de son doigt sur les portes du corps de la femme de glace. Puis il enfonça l’aiguille dans son doigt pour que le trou reste ouvert. Il laissa l’extrémité de l’aiguille plantée là, comme une dent.
74« Je ne vois aucun poisson, dit l’esprit de l’ouno.
75– Peu importe, dit Aïn, il n’y en avait peut-être pas. Mais regarde ma main. Je l’ai introduite dans le ventre de ta femme, et elle m’a mordu. Maintenant j’ai ses dents plantées dans la main : tu vois, il y en a une qui dépasse de mon doigt. Écoute les chiens des dents qui hurlent comme le vent. Et regarde ta femme : ses portes sont rouge vif.
76– Nou-na-ha-ou, nou-na-ha-ou », chanta l’esprit de l’ouno. Sifflotant allègrement, il pénétra le ventre de la femme de glace et chercha les enfants qui n’étaient pas encore nés, et qui dormaient sur les étagères.
77D’un chuchotement, Aïn appela les morts, qui entendent des bruits si ténus que nul autre ne les entend. Aïn appela les morts pour qu’ils quittent leurs villages situés de l’autre côté du monde :
78« Vieillards qui êtes morts parce que vous marchiez trop lentement pour suivre la nourriture qu’on vous abandonnait sur la banquise… enfants qui êtes morts parce que votre père n’arrivait pas à chasser assez pour vous nourrir… bébés qui êtes morts parce que les femmes ne peuvent pas vivre assez près les unes des autres pour s’aider à accoucher… venez, venez tous, tout de suite : faites durcir les murs de ce ventre pour que l’esprit de l’ouno ne puisse pas s’échapper en creusant un tunnel. Donnez-vous la main pour le survoler, pour que l’ouno ne puisse pas s’envoler du ventre comme de la fumée. Ne le laissez pas vous glisser entre les jambes. Je veux me mettre d’accord avec lui. Il nous aidera, nous autres vivants, à trouver de la nourriture. Nous porterons sa semence à sa femme, en envoyant nos chiens de traîneau au-devant pour qu’ils remuent la queue devant les chiens des dents. Nous laisserons la semence de l’ouno sur la langue des enfants qui ne sont pas encore nés. »
79Les morts vinrent en un souffle depuis le bout du monde pour encercler les murs du ventre de la femme de glace. Ils étaient si froids que la glace sur laquelle ils se tenaient devint dure comme pierre. L’esprit de l’ouno ne pouvait y percer de tunnel. Les morts étendirent au-dessus du ventre un plafond de brume si froid que l’esprit de l’ouno se gela en le touchant. Les morts se confondirent au ventre de la femme de glace, poche de froid, tapis de cheveux, mur de doigts et d’orteils aux ongles plus acérés que des dents, dressé vers la rougeur qui était sur la nuque de l’esprit du cœur de l’ouno. Ainsi, l’esprit d’En-maï-maï ne pouvait pas sortir du ventre.
80Alors, l’ouno demanda de l’aide au soleil :
81« Soleil, vois comme j’ai été berné. Cet Ignouk a de la glace à la place du cœur pour me tromper de la sorte. Fais briller un couteau de lumière pour le lui arracher. »
82C’est en vain qu’En-maï-maï fit appel au soleil. Soleil lui avait tourné le dos. Il mastiquait un bout de gras en franchissant le bord du monde et en appelant sa femme, la lune. Il voulait pénétrer son corps. Il voulait faire s’argenter de plaisir son teint d’un vert poisson. Il ne prêta pas attention à l’esprit du cœur de l’ouno.
83Aïn dit :
84« Te voilà maintenant à ma merci, En-maï-maï, car je n’ai qu’un mot à dire pour que les morts rompent les rangs pour te libérer. C’est mon tour de parler, et le tien de m’écouter.
85– C’est vrai, dit l’esprit de l’ouno, qui tourna vers Aïn sa tache rouge.
86– En-maï-maï, dit Aïn, si tu voulais bien faire sortir les poissons et les phoques de dessous la glace pour que nous puissions les attraper, alors nous pourrions vivre dans des villages. Les vieilles femmes qui s’y connaissent pourraient aider les jeunes femmes à accoucher. Les hommes emporteraient moins de bébés au lieu des morts.
87– Si les Ignouks vivaient dans des villages, dit En-maï-maï, alors, tôt ou tard, de nombreux chasseurs s’uniraient pour traquer l’ouno. Leurs femmes coudraient un énorme sac pour emprisonner mon souffle. Les chasseurs colleraient l’oreille contre mon corps pour écouter le flux de mon sang. Ils en remonteraient le courant jusqu’à la source qu’est mon cœur. Ce n’est pas ainsi que je voudrais mourir.
88– Si tu fais sortir les poissons et les phoques de dessous la glace, dit Aïn, nos ventres seront toujours pleins. Nous n’aurons pas faim de ta chair. Nous rendrons grâce à l’ouno qui nous a donné à manger. Nous ne le tuerons jamais.
89– Pourquoi devrais-je te croire ? répliqua l’esprit de l’ouno. Tu m’as déjà trompé en apportant ma semence à cette femme. Dans son ventre, il y a des étagères de glace qui sommeillent. Je ne crois pas que tu m’aideras, mais je ne veux pas rester ici, encerclé par les morts qui ne sourient jamais. Je n’ai pas d’autre choix que te promettre ce que tu demandes.
90– C’est vrai que tu es arrivé ici par la ruse, dit Aïn. Mais je n’ai pas menti, et ne mentirai pas. Et je tiendrai mes promesses.
91– Alors pourquoi n’envoies-tu pas ton esprit pour qu’il montre la tache de sang sur son cou ? demanda l’ouno.
92– Dans ce lieu glacial, même revêtu de la parka que Nuni a cousue, mon corps mourrait sans mon esprit, dit Aïn. Je montrerai la tache rouge qui est sur le cou de mon esprit si tu pénètres mon corps.
93– Comment pourrais-je pénétrer ton corps, Ignouk ? Je suis un mâle, et toi aussi.
94– J’ai une porte spéciale, dit Aïn.
95– Je ne passerai pas par ta narine gauche, dit l’esprit de l’ouno.
96– La porte se trouve dans mon doigt », dit Aïn. L’Ignouk retira l’aiguille de sa femme. Une minuscule goutte de sang rougeoyait à l’endroit du trou. Quand Aïn vit les yeux de l’esprit se fixer sur la goutte, il prononça le mot nigna assez doucement pour que les morts l’entendent. Ils se lâchèrent les mains. Ils s’envolèrent en fumée des murs du ventre, légers comme un souffle, puis disparurent. Aïn tendit son doigt à l’esprit de l’ouno. La perle de sang brillait comme un œil. L’esprit de l’ouno s’aspira jusqu’à n’être plus qu’un ver, et s’engouffra dans le trou. Aïn le recousit, puis remit l’aiguille dans la fourrure de sa parka. Il chanta « la-ha-a-hou-na nichinichi-nichi » pour que l’esprit ne puisse pas lui percer de trou dans la chair et s’échapper.
97Quand l’esprit de l’ouno entendit la chanson, il comprit qu’il avait été berné. Il se remua en tous sens dans le corps d’Aïn, en hurlant « eghhh ! eghhh ! eghhh ! » et en se frappant les parois de la poitrine, mais Aïn refusait d’ouvrir le trou de son doigt. Dans l’espoir de s’échapper par la narine gauche d’Aïn, même pour aller sur la banquise noire, plus loin que les villages aux maisons de cheveux, l’esprit chatouilla la gorge d’Aïn pour le faire éternuer, mais au lieu de cela, Aïn déglutit, et l’esprit tomba dans le creux de son estomac.
98Enfin, l’esprit fut las d’essayer de s’échapper. Il se recroquevilla sur lui-même et chanta « nou-na-ha-ou ». Il n’avait jamais habité un corps humain. Il se sentait léger comme un poisson. Son corps à lui était si gros !
99Quand le petit esprit jaune d’Aïn sortit la tête entre deux côtes, l’esprit l’En-maï-maï pensa d’abord le fixer du regard pour le tuer. Mais il se rappela que tuer l’esprit d’Aïn reviendrait à tuer le corps d’Aïn. Il n’y aurait personne pour élargir sa narine gauche, et l’esprit de l’ouno pourrirait dans un corps en putréfaction. D’un haussement d’épaule, le gros esprit bleu montra la tache rouge de son cou. L’esprit jaune fit de même. Les deux esprits se donnèrent le nom de frères et se mirent d’accord pour partager le même souffle. Ils s’enlacèrent et chantonnèrent « nou-n-ha-ou ». Ils ne levèrent les yeux que pour s’assurer que le corps d’Aïn retrouvait le chemin de chez lui à travers la banquise.
100Avec deux esprits de cœur pour lui réchauffer le corps, et avec les étoiles pour guide, Aïn poussa le traîneau avec rapidité, à travers la nuit ballottée de neige. Chez lui, Nuni le serra contre elle. Aïn fit honneur au poisson séché qu’elle lui présenta.
101« Merci pour ta chaleur, Esprit d’En-maï-maï, dit Aïn dans la manche de sa parka. Je n’aurais jamais pu rentrer dans le noir sans cela. Maintenant, je vais te faire sortir de mon corps.
102– Je ne veux pas partir, dit l’esprit de l’ouno. Je vais venir avec toi. Nous chasserons le phoque, ou même l’ours, par des nuits si froides que tes poumons gèleraient sans moi. Nous plongerons sous la glace pour prendre du poisson. Les Ignouks auront de quoi manger en abondance. Ils pourront aller habiter dans des villages. Et je pénétrerai avec toi dans le ventre de ta femme. Nous laisserons tous deux nos graines dans la bouche de nos enfants. Ils viendront au monde avec deux héritages de sagesse. »
103Aïn aida alors Nuni à enfiler une aiguille. Quand le fil eut passé par le trou de l’aiguille, et que Nuni l’eut noué, il ouvrit la bouche pour parler à l’ouno. Mais il ne put prononcer une seule parole, car les yeux de Nuni s’écarquillèrent, et son nez trembla.
104« Tes canines t’arrivent presque au menton, cria-t-elle. Tu ressembles à un ouno.
105– J’ai dans mon corps l’esprit d’En-maï-maï.
106– Pas étonnant que tu aies mangé tout le poisson que j’avais fait sécher pour cet hiver. »
107Aïn soupira, car il avait encore très faim. J’ai peur que la vie soit aussi dure qu’avant, dit-il. L’esprit d’Enmaï-maï m’aidera à chasser et à pêcher, mais enfin il mangera presque tout. Nous serons encore obligés de vivre loin les uns des autres. Nous n’aurons pas comme proche voisine une vieille femme pour aider à tirer les bébés de ton corps. Mais pourtant, comme l’ouno l’a promis, nos enfants vivront.
108« La neige a maintes couleurs », dit l’esprit de l’ouno à l’intérieur d’Aïn.
109Aïn ne dormit pas de toute la nuit. Nuni lui passa les jambes sur le corps, mais l’esprit d’En-maï-maï dit tout bas à Aïn :
110« Elle n’a pas peint sa porte en rouge. Celle-ci ne s’ouvrira pas, même si les chiens de ses dents sont endormis.
111– Les Ignouks n’ont pas besoin d’attendre que les portes rougissent, dit Aïn. Nuni n’a pas de chiens de dents ; elle est prête dès qu’elle fait courir son doigt dans la raie de mes fesses, comme en ce moment. »
112L’esprit de l’ouno ne voulut pas se laisser convaincre de pénétrer le corps de Nuni, et l’esprit d’Aïn ne voulut pas manquer de politesse envers un invité. Et donc, l’esprit d’Aïn resta avec celui de son visiteur, à se blottir contre lui et à chanter tristement « nou-na-ha-ou, nou-na-ha-hou. »
113Nuni fut d’abord surprise. Elle se mit les cheveux devant les yeux et observa Aïn entre les mèches. C’est alors qu’elle se souvint de l’esprit de l’ouno qui était dans le corps de son mari. Elle n’était pas bien certaine de vouloir recevoir la visite de l’esprit d’En-maï-maï en même temps que celle de son mari. Quelle sorte de créature gigantesque grandirait alors sur ses étagères de sommeil ? Elle avait peur que son ventre ne devienne si gros qu’elle ne pourrait plus dormir dans la maison, à côté d’Aïn. Elle ne voulait pas dormir dehors avec les chiens.
114– Tu sens le pet de mouette, avec l’esprit de cet énorme balourd en toi », dit-elle à Aïn à voix haute.
115L’esprit d’En-maï-maï l’entendit.
116« Parce que tu crois peut-être que tu sens bon, dit-il. Tu sens le poisson mort qui pourrit au dégel. »
117Ces mots sortaient de la bouche d’Aïn, lui qui n’avait jamais parlé à Nuni méchamment.
118Les yeux de Nuni n’étaient plus que des fentes.
119« Qui voudrait d’un homme qui laisse un esprit stupide comme celui d’En-maï-maï lui dire ce qu’il faut faire ? Je vois que pendant toutes ces années, je te connaissais bien mal.
120– Qui voudrait d’une femme dont les mots, tels des chiens de dents, brisent l’esprit ? demanda Aïn.
121– Oui, dit En-maï-maï, qui voudrait d’une femme impolie, qui allonge son corps trop près du vôtre, et qui respire plus que la part d’air qui lui revient ?
122– Pas moi, dit l’esprit d’Aïn.
123– Pas moi », dit celui d’En-maï-maï.
124Les deux esprits de cœur s’enroulèrent une fois de plus l’un autour de l’autre, en chantant « nou-na-ha-ou ». Le corps d’Aïn tourna le dos à sa femme.
125« On en reparlera », dit Nuni.
126Elle se piqua le doigt avec une aiguille. Elle répandit du sang sur les portes de son corps. Allongée, elle resta complètement immobile dans le noir, les jambes bien écartées, tandis que son esprit, son petit esprit jaune, était assis en tailleur sur son front, et chantait :
127« La nuit a des centaines de couleurs dans la grotte de la naissance. Qui connaît leur nom ? Pas les enfants qui ne sont pas encore nés, dont les yeux sont fermés, et qui ne peuvent ouvrir le poing. Dans leur peau de nuit, sur les étagères de nuit, ils s’enroulent, le menton sur les genoux, et il fait nuit à la racine de leurs cheveux, nuit entre leurs orteils, nuit derrière leurs oreilles et sous leur langue. Qui sèmera la lumière sur leur langue ? Qui dira le nom des couleurs de la nuit et donnera la vue aux enfants ? »
128Alors, les deux esprits mâles, fiers de leur savoir, passèrent les portes du corps de Nuni. Ils déposèrent les graines sur la langue d’un enfant qui n’était pas encore né… le premier qu’ils trouvèrent. L’enfant sourit et remua les doigts et les orteils. Vingt-trois mois plus tard, Nuni donna naissance à un fils du nom d’An-muq, qui ne mourut pas quand Aïn le tira de son ventre.
129An-muq avait deux esprits de cœur, l’un bleu et l’autre jaune. Il sut sculpter, nager et parler dès sa naissance. Ses premiers mots à ses parents furent :
130« Filons sous la glace pour aller pêcher. »
131Il n’avait pas besoin de traîneau, mais glissait sur le ventre à la surface de la banquise, en remuant les pieds pour se diriger. Excellent chasseur, même à son plus jeune âge, il était désiré des femmes, malgré son corps gras et blanc, et ses longues canines semblables à des défenses. Il refusait de se marier. Cependant, il consentait à envoyer ses esprits déguisés en deux chiens blancs, l’un grand et l’autre petit, rejoindre les chiens de traîneau quand les femmes ignoukes leur donnaient à manger. Le petit chien montait alors le long d’une jambe du pantalon d’une femme. Quand elle rentrait chez elle pour retirer ses pantalons, afin de voir ce qui lui faisait une bosse sur la jambe, le gros chien suivait le petit jusque dans le ventre de la femme. De cette manière, il naquit chez les Ignouks beaucoup plus d’enfants gros, blancs, et aux canines longues, qu’Aïn aux deux esprits ne pouvait en avoir avec Nuni.
132Au fur et à mesure qu’An-muq grandissait, il passait de plus en plus de temps seul chez lui, à sculpter des images d’animaux sur les peignes aux dents saillantes qui enchevêtrent les cheveux des Ignouks mourants pour que leur maison du fin fond de la banquise ait des murs dont nul son ne puisse s’échapper. Les esprits des animaux qu’il sculptait venaient le voir pour lui dire ce qu’ils voyaient derrière leurs paupières quand ils dormaient. Ils lui parlaient du temps très lointain où les esprits des animaux morts vivaient dans des villages avec les esprits des humains morts. C’était avant que les humains n’aient goûté à la viande. Et les animaux ne se mangeaient pas non plus entre eux en ce temps-là. Chaque créature mangeait de la glace. C’est ce qu’Anmuq disait tenir des animaux. Qui sait si cela était vrai ?
133Personne d’autre que sa mère ne prêtait grande attention à An-muq qui marmonnait seul chez lui. Nuni lui touchait les orteils et lui caressait les oreilles.
134« Mon garçon, dit-elle, bien que les cheveux d’An-muq ne soient qu’un peu moins gris que les siens. Ce n’est pas nous qui avons fait le monde. »
135An-muq toucha les poignets de sa mère. Il lui demanda de tenir chaud à son corps pendant qu’il envoyait ses esprits au bout de la banquise, déguisés en deux chiens blancs. Il les envoya jusqu’au corps d’En-maï-na-lou, qui vivait et respirait toujours sur la banquise. Les chiens blancs régurgitèrent leur viande près des portes de son ventre. Les chiens de ses dents se précipitèrent pour prendre la viande. Les esprits d’An-muq firent une brève incursion dans son ventre. Ce fut la première fois qu’un enfant d’En-maï-maï apporta sa semence à sa femme.
136Vingt-trois mois plus tard, En-maï-na-lou donna naissance à douze filles et douze fils, chacun ayant deux esprits de cœur. Ils ressemblaient à des ouni, mais avaient le nez et les yeux ronds des Ignouks. En-maï-na-lou hurla quand elle les vit, mais elle les laissa boire à ses mamelles. L’esprit jaune et l’esprit bleu d’An-muq surveillèrent les enfants jusqu’à ce que la glace se brise sous leur poids et qu’ils s’enfoncent dans l’eau pour aller pêcher. Alors, les esprits revinrent à la maison d’An-muq, où Nuni n’avait cessé de lui insuffler son haleine dans les narines. Bien que son corps soit parfaitement chaud, il était affaibli et pouvait à peine manger. Il restait allongé, la tête sur les genoux de sa mère, à boire du bouillon de poisson à petites gorgées. Quand il essaya de parler, il aboya, mais ses parents avaient compris. An-muq ne voulait plus vivre, alors Aïn élargit la narine gauche de son fils. L’esprit jaune d’An-muq s’en alla dans le village des Ignouks morts. Le bleu s’en fut sur la glace banquise où les morts des ouni vivent loin les uns des autres.
137Aïn pêcha et sculpta longtemps après la mort d’Anmuq, mais enfin, son heure arriva. Il marcha jusqu’au lieu des morts, et enfonça son couteau dans sa narine gauche. Son esprit ouno retourna au corps d’En-maï-maï, qui avait dormi sur la banquise pendant tout ce temps ; cet esprit du cœur gros et bleu vécut là une autre longue vie. Puis, quand vint pour En-maï-maï l’heure de mourir, il s’appuya sur une de ses défenses jusqu’à la briser. Il se frotta le nez contre elle pour élargir sa narine gauche. Son corps fondit immédiatement en neige.
138Quand En-maï-na-lou mourut, le soleil vint la chercher. Il appela chaque chien de ses dents par son nom et poignarda son cœur d’un glaçon de lumière. Soulevant dans ses bras le corps gigantesque d’En-maï-na-lou, qui contenait encore l’esprit du cœur, il l’emporta bien au-delà de la banquise noire pour la cacher dans une grotte au plus sombre de l’obscurité. Quand le corps de sa femme la lune décroît, il se rend dans la grotte d’En-maï-na-lou. Certains disent qu’En-maï-na-lou génère des étoiles sur ses étagères de sommeil, bien qu’elle soit morte, mais comment serait-ce possible ?
139Depuis ce jour, aucun Ignouk ne fera de mal à un ouno ; aucun ouno ne blessera un Ignouk. Les ouni ont les oreilles et le nez ronds. Les Ignouks ont de longues canines. On les extrait de la bouche des morts avant d’emporter les corps au bout de la banquise. Les chasseurs sculptent des armes dans l’ivoire des dents. On en fait aussi des bagues que personne ne veut mettre au doigt, même si de nombreux Ignouks les portent dans des bourses attachées autour du cou. Ils disent que des mots sortent de l’ouverture des bourses : « la-ha-a-hou-na nishi nishi nishi » ; « nigna, nigna » et « nou-na-ha-ou ». Tel l’espoir des morts pour les vivants, ces mots s’enroulent autour d’un Ignouk, pour lui tenir chaud s’il se trouve perdu, seul, très loin, sur la banquise, la nuit.
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