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La fable dans l’Écosse des Lumières : William Wilkie et Allan Ramsay

p. 73-85


Texte intégral

1Genre littéraire tenu quelque peu à l’écart des études contemporaines, la fable est généralement associée au xviie siècle, et plus particulièrement à La Fontaine qui semble n’avoir repris la tradition des fabulistes antiques que pour clore, en quelque sorte, le débat. Aveuglé par ce phare, on en oublie souvent que l’art de l’apologue connut en fait son véritable âge d’or au siècle suivant. Dès 1715, la fable est en effet un genre en pleine floraison. En France, le siècle comptera plus d’une centaine de rééditions des Fables de La Fontaine et, Voltaire en tête, nombre d’auteurs tels que Sedaine, Piron, Ducis, Vadé ou Boufflers s’y essaieront. Cet engouement durera jusqu’à la fin du xviiie siècle et retiendra l’attention des philosophes, puisque Chamfort écrira un éloge de La Fontaine et annotera une luxueuse édition des œuvres de ce dernier, d’Esope et de Phèdre.

2Du côté anglais, Dryden et Gay sont les plus cités, notamment dès 1759, lorsque paraît en France la première traduction des fables de Gay ; mais peu de recueils sont passés à la postérité, ce qui donne à penser que la fable resta, outre-Manche, un genre mineur.1 Il n’en est pourtant rien et, là comme ailleurs, des poèmes2, de longueurs diverses et faisant intervenir des animaux, connaissent un développement notable au xviiie siècle.

3L’Écosse n’est pas en reste, bien au contraire, et maintient au siècle des Lumières une tradition déjà longue, puisqu’elle remonte au Moyen Âge. C’est en effet au milieu du xve siècle que Robert Henryson publie un recueil de treize fables intitulé Morall Fabilis of Esope the Phrygian.3

4Au xviiie siècle, l’Écosse produit, en outre, deux recueils de fables sous la plume d’Allan Ramsay, en 17224 et de William Wilkie, en 1768.5 Même si, qualitativement, la poésie de Wilkie ne peut guère se comparer à celle de Ramsay, ces deux ouvrages donnent, chacun à leur manière, une vision (parfois contrastée) de ce que le siècle des Lumières exige de ce genre littéraire particulier, et des préoccupations souvent contradictoires d’une Écosse bouleversée par l’Union et, plus tard, par les soulèvements jacobites.

5Il apparaît clairement que la fable, pourtant si fortement identifiée au siècle des moralistes, trouve dans les préoccupations des philosophes des Lumières sa pleine raison d’être, même si l’on peut s’étonner de ce goût pour ce que Voltaire décrit comme « la sublime naïveté du fabuliste ».6 La fable répond en fait doublement aux préoccupations du xviiie siècle. Tout d’abord, elle se plie fort bien aux activités philosophiques des Lumières7, c’est-à-dire, entre autres, la poursuite de la vérité par l’exploration de la nature.8 Ensuite, elle correspond au goût des écrivains des Lumières pour la « conversation ». Outre l’utilisation d’animaux (et de personnages humains), la fable des Lumières fait également parfois appel, et c’est un fait nouveau, à des abstractions.

6Mais ce qui distingue le plus radicalement la fable du Grand Siècle de la fable des Lumières, c’est le but que se fixe le fabuliste. D’un siècle à l’autre, elle reste édifiante, mais de purement moralisatrice au xviie siècle, la fable devient « éducative » au siècle suivant. Il n’est donc guère surprenant de constater que ce genre retint l’attention des poètes écossais, puisque, plus que tout autre pays d’Europe occidentale à cette époque, l’Écosse presbytérienne des philosophes et des lettrés s’attachait à la démocratisation de l’enseignement et aux progrès du savoir.

7Wilkie et Ramsay offrent donc au lecteur et au chercheur deux recueils dont la forme, les enjeux et les buts sont représentatifs des multiples facettes de la fable écossaise de l’Enlightenment.

8James Beattie sera le premier, en Écosse, à analyser la fable à travers son histoire, sa fonction et son influence sur le roman moderne. La définition qu’il en donne est largement tributaire des préoccupations de son siècle et, de fait, extrêmement représentative. Pour lui, elle participe avant tout de la recherche de la vérité et se doit donc de rejeter l’illusion et tout ce qui est de nature à tromper la conscience.9 La fable est un « mal » rendu nécessaire par la faiblesse même de la nature humaine, qu’elle a pour but d’éduquer10 :

... nous devons prendre la nature humaine comme elle vient, et si le vulgaire ne peut entendre aisément une doctrine morale ou politique, dont il doit pourtant être instruit, il est sans doute aussi légitime d’illustrer cette doctrine par une fable qui lui permettra d’y prêter attention et de la comprendre, qu’il l’est pour un médecin de renforcer un estomac faible à l’aide de cordials, afin de le préparer à l’exercice de la digestion, (a)11

9Les fables de Ramsay et de Wilkie se conforment en effet à la définition de Beattie, et les deux auteurs sont suffisamment explicites quant à leur attachement à la fonction éducative (plutôt que sermoneuse) de la fable. Ainsi Ramsay écrit dans son avertissement au lecteur : « L’instruction présentée de la sorte flattera chaque palais et gravera profondément une saine morale dans chaque esprit », (b)12

10Pour Wilkie, le rôle de la fable ne saurait se borner à cela. D’une part, en effet, parce qu’elle lit dans le livre ouvert de la nature, la fable est seule véritablement à même d’offrir une éducation morale au lecteur. C’est d’ailleurs là pour Wilkie la seule et unique justification de ce genre littéraire. Cette inspiration « naturelle » est également ce qui constitue, pour l’auteur, son écrasante supériorité. Wilkie, en effet, en cette fin d’Enlightenment, se propose à travers la fable de combattre l’obscurantisme des siècles passés. C’est d’ailleurs cet obscurantisme qu’il dénonce et fustige à l’envi dans plusieurs de ses fables et notamment dans The Grasshopper and the Glow-Worm (Le Criquet et le Ver luisant), sous-titrée True Knowledge (le Savoir vrai). En guise de préambule, on peut en effet lire ce qui suit :

Quand l’ignorance gouvernait les écoles,
Et régnait par les lois D’aristote,
ERE VERULAM, comme la lumière de l’aube,
Se leva pour dissiper cette nuit gothique :
On enseignait à l’homme de fermer les yeux,
Et pour être sage, de se faire abstrait.
Le grand livre ouvert de la nature,
Où l’on peut lire tout le savoir vrai, [...]
Etait bien délaissé pour les lubies des mortels
Et leurs rêves fumeux, lui étaient préférés, (a)13

11Le message de Wilkie est clair et il n’aura de cesse de le répéter tout au long de son recueil : il n’est de vrai savoir que celui dispensé par la nature ; tout ce qui s’en écarte relève de l’obscurantisme le plus absolu. Mais l’on pourrait croire que pour Wilkie, il s’agit d’opposer plus simplement les Lumières et leur progrès à l’obscurantisme médiéval ; or, pour lui, la dichotomie n’est pas d’ordre chronologique. Ce qu’il fustige, ce ne sont pas les philosophes des temps barbares, ce sont les philosophes en général, parce que leur savoir n’est qu’un faux savoir : « Cette folie n’est pas non plus tout à fait moderne/ Elle est ancienne aussi » (b) (p. 20). Ainsi Aristote n’est pas le seul coupable, Platon est également accusé d’avoir dévoyé le message socratique, tandis que Clark et Leibniz sont les exemples modernes de la fausse philosophie14, c’est-à-dire une philosophie centrée sur l’homme et non sur la nature : « Par un étrange trait les hommes recherchent/ Le faux savoir en place du vrai/ Et construisent sur du vent des systèmes bien à eux » (c) (p. 20-21). Dépourvue d’artifice, la fable est seule capable de livrer sans distorsion cette sagesse simple qui ne doit pas venir des hommes mais être transmise « De la mousse aux champignons et jusqu’à l’homme » (From moss to mushrooms up to man) (ibid).

12L’on trouvera sans doute d’un autre temps ce plaidoyer pour une sagesse simple et cet apparent réquisitoire contre un siècle de philosophes. Il faut noter toutefois que Wilkie ne cite aucun philosophe des Lumières et se contente de montrer du doigt Clark et Leibniz, dont en 1759, Voltaire avait déjà, avec Candide, critiqué les positions philosophiques. Toutefois le « message » idéologique de Wilkie n’est guère éloigné de la philosophie de Clark et de Leibniz, puisqu’à la fin de la fable The Rake and the Hermit (L’Ermite et le débauché), le jeune athée libertin, convaincu comme il se doit par la force des arguments que le vieil ermite tire de l’observation de la nature, avouera précisément en guise de morale que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.

13Que l’on ne s’y trompe pas cependant, Wilkie est bel et bien à cheval entre une idéologie qui est le pur produit des Lumières (puisque le présupposé fondamental des Lumières est l'abandon de la traditionnelle vision anthropocentrique de l’univers pour une vision de l’homme comme partie d’un vaste ensemble qu’est la nature, fruit de la providence, de la « main invisible » des philosophes déistes et de la religion naturelle) et une idéologie « réactionnaire » qui s’oppose précisément au fait que la philosophie des Lumières se tourne vers l’humain, non plus pour en faire le centre du monde, mais le récipiendaire des bienfaits innombrables de la nature que le savoir lui aura permis de s’approprier (l’homme n’est plus le centre d’un cercle, mais le sommet d’un pyramide). Wilkie n’est pas déiste et pense que l’homme doit garder la place que Dieu lui a donnée dans l’ordre des choses.

14Aussi peut-on, d’une certaine manière, considérer The Grasshopper and the Glow-Worm comme une véritable remise en question des Lumières, puisque c’est précisément de lumière qu’il s’agit dans cette fable. Le ver luisant, avec sa faible lumière (qu’il est si fier de ne devoir qu’à lui-même) n’est que l’illusion d’un phare pour le voyageur, qu’il égare dans la nuit en lui indiquant un mauvais chemin. La fausse lumière du ver luisant est de toute évidence celle du philosophe et de son « faux savoir » ; Wilkie l’oppose à la vraie lumière, celle de la nature15, qui par le truchement de la lune éclaire, guide et protège les hommes.

15Un autre philosophe est aussi très probablement malmené par Wilkie dans The Breeze and the Tempest (La Brise et la tempête), où ce dernier répond à une autre fable célèbre (celle de Mandeville) et à sa théorie des « Vices privés, bénéfices publics ». Parlant d’un prince ambitieux, il écrit :

Lorsque la grandeur égoïste gouverne
Au lieu du bien public son cœur
Il est certain et j’en ferai la preuve
Que s’en suivront tous les maux.(a)16

16Il serait faux, cependant, de voir dans les fables de Wilkie une œuvre strictement idéologique. Certes, en homme de son temps, familier des cercles littéraires, il est au fait des enjeux philosophiques du siècle. Mais la « philosophie » de Wilkie se borne aux prises de position évoquées plus haut.

17En fait, pour lui, ce recueil de fables se devait avant tout de ne pas ternir le succès de l’Epigoniad, son long poème homérique publié en 1757, qui lui avait valu le surnom d’« Homère écossais ». Toute prise de position (surtout politique) était donc d’emblée à proscrire.

18Il lui fallait également faire preuve d’un génie poétique classique, car incarner le Homère écossais était sans doute une lourde charge ne tolérant pas que l’on se réclame d’une autre tradition que celle de l’illustre prédécesseur. Wilkie, de fait, ne se réclame guère que de lui-même et n’avoue jamais tirer son inspiration d’une tradition séculaire.17 Ramsay adopte quant à lui une position diamétralement opposée, et entend s’inscrire, comme nous le verrons plus loin, dans le prolongement des voies tracées avant lui par les fabulistes antiques et ceux, français, du siècle précédent, notamment La Fontaine et Houdard de La Motte, « qu’[il] a essayé de faire parler écossais ».18

19Wilkie se devait également de ne pas mettre en péril la confiance que lui avait accordée son bienfaiteur, Lord Lauderdale, en lui donnant la charge de la paroisse de Ratho dans le comté de Midlothian. Il ne prendra donc guère de risque et se rangera (la cinglante défaite jacobite de Culloden est encore tiède) autant par conviction que par conformisme du côté d’une anglophilie de bon aloi. Aussi, le plus souvent, ses fables se gardent-elles de s’écarter des sentiers battus de la leçon de morale pour enfants sages, alignant images naïves et banales, clichés poétiques et, à longueur de pages, mises en garde contre la tentation, l’envie, l’amour forcené de la gloire et des richesses, la poursuite des plaisirs d’ici-bas, la critique facile des autres et non de soi-même, etc. À cela s’ajoutent des considérations sur les forts et les faibles, des conseils aux écrivains et des remontrances (anticipées ?) à l’adresse des critiques malveillants qui, selon lui, critiquent sans être eux-mêmes capables de rimer.

20Pour Allan Ramsay, l’enjeu est tout autre. Tout d’abord parce qu’il publie son recueil dans un contexte culturel et politique sensiblement plus délicat. En 1722, l’Acte d’Union est encore récent, plus récente encore est la rébellion de 1715. En outre, l’on ne peut guère noter chez Ramsay d’« asservissement » à un « bienfaiteur ». Il faut cependant noter la dédicace à Duncan Forbes of Culloden, avocat jugé et condamné (semble-t-il à tort) pour ses amitiés jacobites. Obéissant à ses idées plutôt qu’aux exigences de la gloire et de la gratitude, Ramsay, par ailleurs pionnier de l’édition et, de ce fait, sans doute plus indépendant que Wilkie, fera passer à travers ses fables un message politique nationaliste extrêmement clair.

21Outre le contexte politique, le contexte culturel qui préside à la publication des deux ouvrages varie sensiblement entre 1722 et 1768. Wilkie appartient déjà à sa manière à une génération littéraire plongée par Ossian dans le pré-romantisme naissant d’une Écosse « retrouvant » de pseudo-racines gaéliques (ce qui ne s’oppose en rien à l’anglophilie linguistique, politique et culturelle de l’Homère écossais). Allan Ramsay, en revanche, publie ses fables dans un tout autre contexte littéraire et linguistique, puisque immédiatement après l’Union de 1707 la poésie vernaculaire en Scots connaîtra un renouveau sans précédent avec la publication d’un certain nombre de recueils, sous l’impulsion d’auteurs tels que Hamilton of Bangour, James Watson ou Ramsay.

22Ce dernier entend de fait, dans ses fables, mettre sur un pied d’égalité le grec ancien des fables d’Ésope, le français classique du xviie siècle et la langue écossaise du xviiie19. L’utilisation du Scots lui offre également la possibilité (surtout dans les fables comportant des dialogues) d’écrire une poésie alerte, « naturelle » et pleine d’une vie, d’une fraîcheur et d’une naïveté qui correspondent parfaitement aux canons du genre.

23Wilkie s’en tient, lui, à l’anglais. Il consent toutefois à produire une seule et unique fable en dialecte écossais (tant il est vrai que, pour lui, il ne saurait s’agir d’une langue), intitulée The Hare and the Partan (Le Lièvre et le crabe). Son intention est, une fois de plus, strictement éducative, et sa fable fait véritablement office de cours de langue, dispensé avec une certaine condescendance. Il exprime d’ailleurs en ces termes les motivations qui l’ont conduit à rédiger cette fable, la seule à être accompagnée d’un lexique :

Le principal dessein de cette fable est de montrer un authentique specimen de dialecte écossais, là où il passe pour être en tous points parfait, c’est-à-dire dans le Midlothian, où siège la capitale. Le style est précisément celui de l’écossais commun, et afin que le sujet lui corresponde, j’ai choisi une petite histoire adaptée aux idées des paysans. C’est une histoire qui est fréquemment contée chez les gens des campagnes, et l’on peut y voir une de ces aniles fabellæ, par lesquelles, comme le remarque Horace, ses voisins des champs avaient coutume de colporter leur rustique philosophie. (a)20

24Il faut noter que Wilkie prend bien soin de commencer chaque note de son lexique par « les Écossais » (the Scots) ou « ils », soucieux d’écarter toute confusion et de marquer ainsi le fossé qui le sépare de cette langue et de cette culture de paysans qu’il semble observer au téléscope, à distance respectable.21

25Pour Ramsay l’auteur de l’ode au Tartan (Tartana or the Plaid, Tartana ou le manteau, 1715), l’utilisation exclusive de la langue vernaculaire est aussi un geste politique qui servira à merveille certaines des fables « engagées » du recueil. En effet, aux côtés de fables d’inspiration « classique » (dans tous les sens du terme), pour ne pas dire « sage », l’on trouve dans le recueil de Ramsay quelques fables qui ne dissimulent guère la portée de leur message.

26C’est le cas par exemple d’une fable intitulée The Man with Tm Wives (L’Homme aux deux épouses). Les deux épouses dont il est question sont l’une Tory et l’autre Whig. Partageant son cœur entre ses deux moitiés, l’homme décide un jour de confier à chacune d’entre elles une partie de sa chevelure. Chacune se met donc à couper la partie qui lui échoit. À la fin de la fable, à force d’avoir manié le ciseau, les deux femmes laissent totalement chauve le malheureux mari. La morale est on ne peut plus claire, puisque le sort du mari est comparé à celui de la Grande-Bretagne, tiraillée entre ses deux partis politiques :

Morale
De cette fable la morale est simple,
Mais je la dirai pour vous plaire.
C’est un vieux dicton ma foi bien vrai,
Qu’entre deux chaises glisse le cul.
En Grande-Bretagne la morale est ainsi bien tiraillée,
Car deux opposants se la disputent ;
Qui, toujours se querellant, savent toujours
Contredire les vérités les mieux établies ;
Bien qu’orthodoxe, ils feront une erreur,
De ce qu’avoue l’adversaire, (a)22

27Tout comme The Man with Two Wives, The Daft Bargain (Le Mauvais marché) ainsi que The Tale of the Three Bonnets (Le Conte des trois bonnets) sont des fables politiques exprimant sans ambiguïté les idées nationalistes de leur auteur. Le contenu de The Daft Bargain est pour le moins surprenant, et à cent lieues du ton convenu des fables de Wilkie. L’histoire est en effet racontée sur un mode extrêmement cru. Elle met en scène deux bergers qui ont, ensemble, fait l’achat de la même vache. Très vite, l’association est remise en question ; un compromis est recherché, tout d’abord en ces termes :

Rab à Raff dit avec frénésie,
« Si tu manges la bouse bien digérée
De cette vachette, j’abandonnerai ma part ». (a)

28L’affaire est conclue et Raff s’exécute, non sans dégoût. Rab, conscient qu’il va bel et bien perdre sa moitié de la vache, remet l’accord en question. Son copropriétaire lui fait alors la proposition suivante :

« Et bien, dit Raff, même si tu fus bien sévère,
Je m’en voudrais de te nuire, vaurien sans cervelle !
Viens donc ici travailler comme je l’ai fait,
Et manger sur le champ la seconde moitié,
Ainsi tu épargneras ta part. » — « J’accepte » dit Rab
Qui, dans sa panse, engloutit le reste, (b)

29La morale de cette fable scatologique23 est sans détour :

Ce qui fut perdu et ce qui fut gagné,
est facile à voir. C’est la fin de mon histoire :
Mais de celle-ci, les états confédérés devraient apprendre
À garder leur vache, sans en manger la bouse, (c)24

30Mais Allan Ramsay ne se contente pas de militer contre l’Union et ses conséquences. Dans l’essentiel de ses fables, il défend plus simplement les grandes causes emblématiques des Lumières : avant tout la justice, le progrès du savoir et de l’égalité. C’est le cas dans The Fable of the Condemned Ass (La Fable de l’âne condamné), dans The Caterpillar and the Ant (La Chenille et la fourmi), The Twa Cats and the Cheese (Les deux chats et le fromage), The Caméléon (Le Caméléon), où Ramsay fustige les opinions imposées par la force et, dans The Spectacles (Les Lunettes), où il démontre la fragilité du témoignage humain à l’aide de lunettes de couleurs. The Parrot (Le Perroquet), enfin, critique les mauvais juges, trop prompts à se faire une opinion sur une simple phrase (« To judge of ane by a single sentence » [p. 161]). Tandis que dans The Gods of Epypt (Les Dieux de l’Égypte), il montre du doigt les faux dévots et les religions que l’on adopte par intérêt.

31Nous sommes donc bien loin de la morale naïve, simpliste et conservatrice de Wilkie. Tout sépare les deux auteurs, même ce qui semble les rapprocher. Le style les oppose, de même que les intentions, les idées, les ambitions.

32La fable de Ramsay Mercury in Quest of Peace (Mercure cherchant la paix) montrera, en guise de conclusion, ce qui sépare ces deux auteurs, produits d’une même époque et d’un même pays. Ramsay y décrit Mercure cherchant la paix. Arrivé sur terre, il poursuit sans succès sa quête à la cour, au tribunal, à l’Église et à l’université enfin, d’où la paix s’est enfuie :

Car ici la rancœur et le mauvais naturel
Avaient du savoir envahi chaque parcelle :
Celui-ci tenait pour les règles antiques
Celui-là traitait les anciens d’hérétiques, (a)25

33Pour Ramsay, comme pour Wilkie dans The Rake and the Hermit, seuls la solitude et le contact permanent avec la nature peuvent permettre de trouver la paix : « Pour te trouver, je dois être seul » (To have ye, ane maun be alone). Mais il y a, entre Wilkie et Ramsay, toute la distance qui sépare maître Pangloss de Candide. Si la conclusion de la fable de l’ermite est pour Wilkie « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possible », pour Ramsay, la morale est qu’« il faut cultiver notre jardin ».

34Wilkie est bien un avatar (même s’il s’en défend) de Clark et de Leibniz, tandis que Ramsay apparaît plus, au travers de ses fables, comme le pendant écossais (avant la lettre, puisque Candide est publié en 1759) de Voltaire.

35Tous deux fidèles aux règles et aux buts de la fable des Lumières, Ramsay et Wilkie n’en suivent pas moins des voies séparées. ILs évoluent, d’une certaine manière, côte à côte, sans toutefois se rejoindre. Wilkie s’en tient, en quelque sorte, à la lettre de la fable, tandis que Ramsay – comme il le note lui-même dans son avertissement26 – s’attache davantage à en rendre l’esprit.

Notes de bas de page

1 Lord Woodhouselee, qui signe, dans l’édition de 1853 des œuvres de Ramsay, une préface intitulée « Sur le génie et les écrits de Ramsay » avance une autre explication au faible nombre de fabulistes passés à la postérité : « Si l’on doit en juger par le très petit nombre d’éminents fabulistes, il n’est aucune sorte de composition plus difficile que celle d’une fable parfaite » : Life and Works of Allan Ramsay, Edimbourg, Fullarton & Cie, 1853, vol. 1, p. 79.

2 Il ne sera ici question que de poèmes rimes à visée édifiante comprenant une courte histoire et une morale, même si, notamment au siècle des Lumières, on a assimilé la fable à des contes tels que Candide ou Rasselas.

3 De Henryson à Stevenson, la tradition fabuliste écossaise est riche d’exemples, avec, entre autres, Sir David Lyndsay (Testament and Complaint of Papyngo) et William Dunbar (Pétition of the Gray Horse, Auld Dunbar).

4 Allan Ramsay, Fables and Taies, Edimbourg, 1722 ; dans Life and Works of Allan Ramsay, vol 3.

5 William Wilkie, Fables, Londres, Dilly ; Édimbourg, Kincaid & Bell, 1768.

6 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV.

7 C’est Vauvenargues qui, dans Réflexions sur quelques poètes, résume ce qui, dans la fable, attire le philosophe : « Bon sens et simplicité, grâce, charme naïf, badinage... Il est bon d’opposer un tel exemple à ceux qui cherchent la grâce et le brillant hors de la raison et de la nature ».

8 Voltaire le rappelle dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, Paris, Garnier, 1963, « Des sauvages », p. 20 : « Il est donc prouvé que la nature seule nous inspire les idées utiles qui précèdent toutes nos réflexions. Il en est de même pour la morale ».

9 Cela ne veut pas dire que la fable doit être réaliste, tout au plus doit-elle être vraisemblable. Il n’y a donc pas maladresse à utiliser des animaux, voire des créatures fantastiques. Ainsi, Robert Dodsley, dans son Essay on Fable de 1761 affirme même la nécessité d’utiliser des animaux. Encore assez proches des hommes, ils ne leur manque que la parole et, surtout, ils ont conservé une sorte de simplicité naturelle que l’homme doit reconquérir. La fable a donc pour tâche délicate de concilier l’apparence de la Nature avec les effets de l’art, tout en préservant un certain degré de vraisemblance. Rien d’autre que la faculté de parler ne doit être en contradiction avec la véritable nature des choses, mais la tradition autorise l’utilisation de personnages fantastiques tels que sirènes, fées et autres sphynx.

10 On retrouve la même notion sous la plume de Wilkie (The Muse and the Sheperd, op. cit., p. 14), pour qui la naïveté et la narration simpliste de la fable constituent presque une vertu, en ce qu’elles permettent à l’auteur de s’adresser à tous : « PALE-MONMON raconta une histoire, / Que par conjecture je suppose être ancienne : / Je suis presque à demi convaincu / Que tout au mieux ce n’est qu’une fiction ; / Mais correctement lue et comprise / La morale en est bonne assurément. » (a)
La fable est, pour Wilkie, le véhicule d’une sagesse primitive, utilisant des mots simples à destination des simples : « La fable doit plaire au stupide comme au bel esprit / C’est le premier habit de la sagesse lorsqu’elle courtise l’esprit qui s’ouvre » (b) (The author to a Friend, a Dialogue, p. 135). La fable permet également de suppléer au discours de la raison, voire de prendre le relais et de se substituer à cette dernière pour une plus grande efficacité. Ainsi peut-on lire dans Phebus and the Shepherd, à propos d’un vieux et sage berger dont l’auteur rapporte l’histoire : « Ses sages conseils se cachaient sous des contes, / Qui souvent persuadent ceux que la raison n’atteint », (c) (p. 94)
À cet égard, on peut comparer la fable, dans sa dimension pédagogique, aux allégories de Socrate, ou aux paraboles du Christ.

11 J. Beattie, Dissertations Moral and Critical., Édimbourg, 1783, « On Fable and Romance », p. 505.

12 Allan Ramsay, op. cit., p. 115.

13 William Wilkie, op. rit., p. 19-20.

14 Wilkie décrit en ces termes leur coupable activité : « Par quelques étroits principes, / Par des maximes hâtives, souvent fausses, / Par des mots et des phrases mal pensés, / Evasifs, ils veulent baillonner la vérité » (d) (The Grasshopper and the Glow-Worm, p. 20).

15 Et par là-même celle de Dieu, puisque, pour Wilkie, la perfection de la nature est preuve ultime de l’existence de Dieu. Ainsi, dans The Rake and the Hermit, la nuit, qui est jugée inutile et dangereuse par le jeune athée, est, au contraire, considérée comme une preuve du caractère infini de l’univers et comme un instant de repos et de réflexion à l’instar de la peau du melon, divisée en quartiers puisque la fonction de ce fruit est d’être mangé en famille ; l’ermite en déduit la preuve de la grandeur et de l’existence de Dieu, et non pas de l’action d’une main invisible.

16 Wilkie, op. cit., p. 101-102.

17 Même s’il admet que la fable The Fishermen (Les Pêcheurs) est « imitée de Théocrite » (op. cit., p. 62).

18 Ramsay, op. cil., Avertissement au lecteur, p. 117. On peut lire également dans l’Epître à Duncan Forbes (p. 119) : « D’un français j’emprunterai une fable, / pour la parer d’un manteau de chez nous / Et bien que de La Motte elle soit l’enfant / Quand je lui aurai enseigné à parler écossais, / Je serai son second père. » (b) L’on notera à ce propos que Ramsay, revendiquant l’imitation, ne s’est pas contenté de faire parler La Fontaine et de La Motte en Ecossais, puisqu’il fit de même avec Horace (voir Michael Murphy, « Allan Ramsay as imitator of Horace », Études écossaises, no 2, 1994, p. 123-129).

19 La fable The Miser and Minos (Minos et l’avare), en est l’excellente illustration, puisque Ramsay y mêle des références universelles tirées de la mythologie classique et des éléments d’une culture écossaise et d’une mythologie locale (par exemple Arthur’s Seat, colline située aux portes de l’Athènes du Nord), qui se veut aussi universelle.

20 Wilkie, op. cit., p. 117.

21 Il est également très significatif que, dans la fable The Muse and the Shepherd (La Muse et le berger), la plus dure des punitions pour ce berger trop amoureux de la gloire soit de se voir contraint d’abandonner sa harpe antique, pour chanter en s’accompagnant à la cornemuse.

22 Ramsay, op. cit., p. 149.

23 Il n’est en fait guère surprenant de trouver chez l’auteur du Gentle Shepherd (Le Doux Berger) des œuvres d’inspiration moins légère et subtile, voire résolument leste. Cette fable scatologique est la seule du genre, mais le recueil de Ramsay comporte également une fable intitulée The Monk and the Miller's Wife (Le Moine et la femme du meunier), dans laquelle le mari cocu est tourné en ridicule, non seulement par sa femme, mais également par le très entreprenant moine. Ramsay y montre un indiscutable talent pour la satire et la plaisanterie licencieuse. C’est également le cas dans Tit for Tat [Œil pour œil], où un pécheur confesse ses crimes à l’homme d’Église qui lui pardonne, considérant qu’il n’avait fait que rendre la pareille à ceux qui lui avaient fait du tort (il confesse avoir volé un avare, avoir presque tué un de ceux qui voulaient le tuer). Mais il avoue alors un crime terrible « Ah ! Vétilles que tout cela, / En regard du sombre crime qui pèse encore / Tel le diable sur ma conscience » (d) (p. 159) : avoir embrassé la propre fille du pasteur. En guise de conclusion, celui-ci lui pardonne à nouveau et pour la même raison, puisqu’il s’est lui-même rendu coupable d’avoir embrassé la mère du jeune homme.

24 Ramsay, op. cit., p. 171.

25 Ramsay, op. cit., p. 143.

26 « aiming at the spirit », Ramsay, op. cit., p. 115.

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